La résilience Une entrevue de Michel Tousignant avec le docteur Michel Lemay
M.T. : Pour commencer à aborder le thème de la résilience, je vais vous poser directement une question sur les mécanismes de défense, tels qu’ils ont été décrits par Anna Freud. Puisque vous connaissez très bien les aspects psychanalytiques, trouvez-vous que le concept de « résilience » apporte du nouveau par rapport à la notion de « mécanismes de défense » qui prévalait auparavant, ou s’agit-il de redondances ?
M.L. : La question est importante et je vais tenter d’y répondre le mieux possible. Le concept de « résilience » s’appuie évidemment sur un ensemble de recherches antérieures, parmi lesquelles on trouve le concept de « mécanismes de défense ». Ces mécanismes font partie d’un système à la fois d’adaptation et de défense, que nous possédons tous et qui peut se retourner contre nous. Sur le plan de l’adaptation, nous possédons des moyens de nous protéger de notre énergie pulsionnelle et de l’angoisse qui en découle. Rappelons que la psychanalyse aborde les mécanismes de défense dans un sens bien particulier. Des pulsions agressives et sexuelles sont constamment en recherche d’objets libidinaux et elles se heurtent aux principes de la réalité. L’être humain se bat donc perpétuellement avec des exigences pulsionnelles qui permettent le plaisir et la survie, et avec d’autres réalités, comme les interdits. Dans cette lutte, nous mettons en jeu un ensemble de mécanismes protecteurs pour nous adapter tant bien que mal et pour trouver l’équilibre. D’ailleurs, la psychanalyse place ces mécanismes dans une hiérarchie, allant des plus primitifs (comme la régression), jusqu’aux plus organisés (comme la sublimation). Cela nous amène à l’autre aspect, celui de la défense. À un moment donné, la protection de l’appareil psychique ne suffit plus et on aboutit à des compromis que les psychanalystes considèrent comme des symptômes. Si on étudie la résilience, on doit tenir compte de ces apports, mais il y en a bien d’autres. Prenez Winnicott, par exemple. Ce psychanalyste a longtemps présenté le jeu comme un mécanisme d’adaptation à la réalité et, encore une fois, comme une manière de métaboliser une évocation pulsionnelle. Quand il parle d’« espace intermédiaire », il nous dit que l’enfant cherche à se situer dans un univers à mi-chemin entre pulsion et réalité. Par ces scénarios et ces représentations, il tente d’évacuer des sentiments pénibles, ce qui lui permet de s’intégrer peu à peu au monde de la réalité. Nous pouvons aussi parler d’un autre auteur, Hartman, qui, dans ce qu’il appelle la « psychanalyse du moi », a développé l’idée selon laquelle il existerait des zones libres et indépendantes des conflits intrapsychiques. Selon lui, ces zones permettent au sujet de s’adapter dans l’existence. La psychanalyse a donc fourni des apports essentiels pour comprendre la résilience, bien que cet apport se limite à l’univers intrapsychique. Par contre, les facteurs sociaux, génétiques, environnementaux ou interpersonnels de groupe n’ont pratiquement pas été abordés. Ce qui me paraît intéressant dans la résilience, c’est l’ouverture non seulement aux concepts psychanalytiques, mais aussi aux théories sociales, aux découvertes génétiques, aux théories de la personnalité, aux apports des recherches cognitives. C’est un carrefour pour penser à un secteur non plus d’une manière univoque, mais d’une manière globale.
M.T. : Si je comprends bien ce que vous dites, les mécanismes de défense seraient surtout élaborés pour mettre en échec les réalisations pulsionnelles, partiellement ou totalement, alors que la résilience ferait appel à des processus diversifiés pour affronter la dure réalité, les adversités de la vie quotidienne et, parfois, des défis apparemment insurmontables ?
M.L. : Oui, et j’ajouterais une autre idée : non seulement nous pouvons affronter la douleur sans être détruits par elle, mais nous pouvons aussi rebondir et en faire quelque chose. La psychanalyse l’avait déjà dit, sans doute, en parlant de « sublimation », mais elle n’avait pas intégré les facteurs sociaux et certains troubles comme les problèmes d’attachement ou les multiples stress qui jalonnent notre vie.
M.T. : Par rapport à ce que vous venez de dire, ne pourrait-on pas penser que certains traumas font partie de la vie, à condition qu’ils ne soient pas trop prononcés ? Je pense à des deuils, à des séparations, à des échecs, etc. Si ces épreuves étaient absentes de la vie d’un enfant ou d’un adolescent, ces derniers seraient peut-être moins protégés pour affronter la réalité, une fois devenus adultes ?
M.L. : Oui, et là encore, nous rejoignons une idée de Winnicott : celle du nécessaire passage de l’illusion à la désillusion. Nous avons connu un état narcissique premier, où tout nous était apporté. Nous pouvions être convaincus que la souffrance, la solitude, la mort n’existaient pas. Maman venait toujours ou presque, quand on avait besoin d’elle. Il a fallu ensuite déchanter et découvrir que la douleur, l’isolement, la mort faisaient partie intégrante de notre existence, et nous apercevoir que nos parents ne pouvaient pas toujours nous protéger, même s’ils étaient les meilleurs parents du monde. À cause de cette prise de conscience, déprimante en soi, il nous a fallu mettre en place des mécanismes adaptatifs. Sans eux, nous serions incolores, inodores, sans saveur et, en quelque sorte, sans caractère. Le conflit est donc nécessaire, car il nous mobilise. Évidemment, il ne s’agit pas de faire un panégyrique de la souffrance. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la vie sans conflits est une illusion. Pour évoluer, il nous faut sans cesse être déséquilibrés, sortir du train-train de nos façons de penser, de nos manières d’être, de nos conceptions. Quand je regarde ma vie, je vois bien que c’est après les coups durs que j’ai donné ce que j’avais de meilleur.
M.T. : Ces coups durs permettent de former le caractère et d’acquérir une plus grande résilience. Il y a eu un courant psychanalytique qui a beaucoup développé l’idée d’un « ego fort », sans faire suffisamment appel à la notion de « vulnérabilité ». Pensez-vous que la résilience modifie un peu cette vision un peu trop béatifiée ?
M.L. : À quoi faites-vous allusion en parlant de cette glorification de l’ego ?
M.T. : À cette idée qui fut répandue un certain temps qu’un ego fort pouvait mettre en échec les conflits.
M.L. : On a essayé de définir par différents termes les facteurs qui permettent de résister au stress. Il est intéressant de jeter un coup d’il sur la série d’expressions qui ont été utilisées à cet effet. L’un des premiers fut le mot « terrain » : dans l’esprit du praticien, on avait un « bon » ou un « mauvais terrain ». Quelles que soient les graines que l’on semait, si le sol n’était pas bon, rien de valable ne pouvait pousser. J’ai le souvenir d’avoir vu, vers 1952-1953, des certificats de pédopsychiatrie disant que le sujet était à rééduquer au moindre prix, car il était dégénéré. On a ensuite parlé de la « constitution » dans les livres de psychanalyse. On voit souvent ce terme chez Mélanie Klein. Lorsque le patient n’évoluait pas d’une manière satisfaisante, on mettait en cause la constitution même, plutôt que l’indication thérapeutique. Vint alors le « tempérament » : c’était un pas en avant, car le tempérament résulte de la combinaison de facteurs innés et environnementaux. On a ensuite parlé de « caractère » et, dans un dernier livre de Lebovici et Diatkine, le mot « ressource » a été proposé. Avec ce dernier terme, on soulignait qu’il fallait avoir un certain nombre de capacités en soi pour avancer, mais qu’il fallait aussi avoir une certaine fragilité pour que ces capacités puissent s’actualiser. À l’heure actuelle, on parle de « résilience ». Il y a donc une sorte de trajectoire qui indique des changements subtils dans le mode de pensée et, bien sûr, d’ici quelques années on trouvera une autre expression.
M.T. : Quand vous parlez de « terrain », vous déplacez un peu la question, puisque l’interaction entre un individu et son environnement est alors occultée, tandis que tous les autres termes jettent un regard sur la psychologie de l’individu. C’est le cas, par exemple, des mots « tempérament », « ressource », « caractère »…
M.L. : En effet, de « terrain » à « ressource », en passant par « tempérament », l’intrication du biologique et du psychosocial a progressé. On est passé de l’idée d’un être plus ou moins fort, plus ou moins capable de résister aux sollicitations de l’environnement, à l’idée d’un être essayant de s’adapter à ces sollicitations, avec ses forces et ses faiblesses. Le concept interactionnel est un concept nettement moins figé.
M.T. : De plus en plus, on découvre qu’un corps résilient est un corps qui a du vide, et ce vide a un rôle à jouer. Les physiciens nous disent la même chose : un corps solide risque plus de se briser au contact d’un coup dur. Le concept de « résilience » n’apporte-t-il pas une vision différente de ce qu’on appelait un « tempérament fort » ou un « caractère fort » ?
M.L. : Il apporte une nuance de taille par rapport au concept de James Anthony, qui parlait d’« invulnérabilité ». Cela rejoint l’idée d’un « ego fort », dont vous parliez tout à l’heure. L’intérêt du terme « résilience » consiste à montrer qu’on n’est pas toute sa vie en capacité de résistance, on n‘est pas non plus résilient dans toutes les circonstances. Cela dépend d’un certain nombre de facteurs qui ne sont pas reliés uniquement à nous-mêmes, mais qui dépendent de l’environnement. La souplesse d’un être humain, c’est de pouvoir se pencher et s’incliner, comme le roseau, et cette souplesse suppose une certaine fragilité. Je ferai ici volontiers appel à un auteur, qui a été d’ailleurs d’orientation analytique et sociale. Il s’agit d’Erickson, qui avait bien compris l’importance de ces associations. Erickson disait que le petit enfant devait avoir en lui beaucoup de confiance, mais aussi une bonne dose de méfiance. Il lui fallait être autonome, mais oser craindre. Il devait douter, tout en reconnaissant son besoin de dépendance, prendre des initiatives, mais se méfier de certaines d’entre elles. Chez Erickson, il y avait l’idée que pour s’adapter au monde, on doit associer « solidité » et « fragilité », « qualité » et ce qu’on appelle « défaut ». Bref, si on n’est pas un peu blessé, si on ne porte pas de cicatrices, on ne peut pas mobiliser nos anticorps psychiques pour se défendre.
M.T. : On parle davantage d’une certaine psychologie des paradoxes, d’une manière peut-être plus orientale, où les contraires se rassemblent et opèrent des synthèses pour mieux affronter la réalité.
M.L. : Tout cela remet aussi en cause le concept de « pronostic ». Ce mot a marqué la psychiatrie. Tel syndrome ou telle situation voulait dire, à peu près inexorablement, telle évolution. Nous connaissons à présent le danger de ces prédictions. Des événements apparemment identiques, sur le plan des stress, n’ont pas forcément la même portée et n’entraînent pas automatiquement les mêmes conséquences, négatives ou positives.
M.T. : Le concept de « résilience » défait un certain nombre d’idées préconçues. Ainsi, plusieurs études démontrent que la négligence a des effets plus néfastes sur le développement de l’enfant que la violence physique. La négligence est pourtant moins spectaculaire et, en apparence, moins intense. Ce paradoxe montre à quel point le déterminisme des adversités n’est pas nécessairement linéaire. Les problèmes de développement ne dépendent pas uniquement de l’intensité des adversités, mais de nombreux autres facteurs qui vont du sens qu’on donne à un événement aux réponses qu’on donne à des questions apparemment inextricables.
M.L. : Il est sans doute plus terrible d’avoir vécu dans un entourage qui ne manifeste aucun désir à votre égard que dans un milieu pathogène, mais où l’on veut tout de même vous apporter quelque chose. La négligence conduit au sentiment d’être un bouchon ballotté par les flots. Au gré des humeurs des personnes, on est tantôt rejeté, tantôt utilisé, tantôt brièvement protégé. Cette absence de cohérence fait que la vie devient absurde. Il n’y a plus de points de repère, il n’y a plus de moyens de s’accrocher à quelque chose. Dans une situation de violence, qu’elle soit physique ou sexuelle, on est bien sûr marqué de façon terrible par un désir pervers. C’est terrifiant. Pourtant, c’est moins grave de se sentir l’objet d’un désir pervers que d’être dans un manque absolu de désir. Cela m’emmène à une autre idée selon laquelle le plus épouvantable ne serait pas tant la peur que l’angoisse. Si je suis angoissé, je ne peux pas me défendre. Si j’ai des peurs, je peux lutter contre elles, par exemple éviter la présence d’animaux, s’il s’agit d’une phobie de ce genre. De la même façon, si je ne comprends pas pourquoi ma mère ne s’occupe pas de moi, il est difficile de donner un sens à ma vie, alors que si ma mère (ou mon père) me bat pour un motif injuste, par exemple parce que je fais encore pipi au lit, ce reproche donne du sens à ma vie et je ne suis plus dans l’absurde.
M.T. : Nous arrivons dans une période de l’histoire humaine, probablement jamais vécue dans le passé, où beaucoup d’enfants uniques se ramassent avec cinq ou six parents, alors qu’auparavant, nous avions un parent pour cinq enfants. Les pyramides se sont inversées et aboutissent à des situations paradoxales. L’enfant devient trop protégé par rapport à la violence et aux adversités, sauf peut-être quelques frustrations qui émanent du milieu scolaire. N’y a-t-il pas quelque chose de dangereux dans tout ce bonheur artificiel ? Ne risque-t-on pas d’avoir des bombes à retardement et des enfants moins résilients, car non préparés aux réalités de l’existence ?
M.L. : C’est bien possible. Cela me fait penser à une question que je pose souvent aux parents : « Acceptez-vous que votre enfant souffre un peu ? » Devant une telle interrogation, la plupart des parents me disent que l’idée même leur est insupportable. Je leur réponds : « Quel dommage ! » Je crois qu’effectivement, on ne peut pas être original, dans le sens d’avoir un certain caractère, sans traverser et sans se heurter aux parois de ce tunnel inaugural qui porte le nom d’enfance. Vouloir qu’un être passe dans une sorte de tunnel huilé, pour aboutir ensuite à la lumière de la vie adulte et pour déboucher finalement sur une consommation excessive, je ne suis pas très sûr que ce soit le meilleur moyen de faire des êtres épanouis. Je crains un peu cette forme d’éducation, assez répandue à l’heure actuelle, tout autant qu’une éducation violente. On retrouve finalement une idée, que nous avons développée tout à l’heure sur un plan individuel, à savoir qu’on ne peut se développer, sur le plan social, que s’il y a à la fois de la dureté et de la douceur, de la souffrance et des bonheurs, de l’adversité et des gratifications. C’est une vision utopique que de vouloir des enfants totalement dans le bonheur. Ce seraient des sujets hors de la réalité, car il faut toujours une certaine dose de souffrance pour se constituer.
M.T. : Je vais vous emmener maintenant dans un autre champ de réflexion, celui de la thérapie. Aux États-Unis, il existe un mouvement, qui relève de ce qu’on appelle la « psychologie positive » et qui favorise une approche mettant un peu de côté les préoccupations autour du symptôme. On se dit : « Puisque les symptômes sont réticents à la guérison, puisqu’ils ont la peau dure, pourquoi s’acharner à lutter contre eux ? » On mise plutôt sur les qualités, même chez des gens dits « malades mentaux ». On suggère de laisser de côté les délires et d’apprendre plutôt à affronter la vie. À renforcer ce qu’on appelle le « potentiel » de quelqu’un. On se dit que, dès lors, les symptômes seront peut-être oubliés ou mieux tolérés ou, à tout le moins, circonscrits. Croyez-vous qu’une certaine partie de la psychologie fait fausse route en négligeant ainsi le symptôme au profit d’un soi-disant renforcement de la résilience ?
M.L. : Les mouvements de balance sont toujours excessifs. À un moment donné, on a trop insisté sur le symptôme, et ce fut le cas des approches behaviorales. D’autres courants, surtout psychanalytiques, affirmaient ne pas vouloir s’occuper du symptôme, mais plutôt de l’aspect structural de la personnalité. Je n’ai d’ailleurs jamais bien compris ce que voulait dire ce terme qui, en fait, est beaucoup trop général. Sur le plan des visions thérapeutiques, les positions sont souvent conflictuelles. Faut-il s’attaquer au symptôme ou faut-il créer une sorte de milieu dans lequel le sujet oubliera ce symptôme en trouvant le bonheur ? Il ne faut pas oublier une chose : le symptôme rend terriblement étranger, à soi-même et à l’autre. Le négliger me paraîtrait une erreur. Je peux vouloir essayer à tout pris d’être heureux, mais si je suis schizophrène et que j’hallucine, si je vois des personnages qui veulent m’agresser, je ne peux pas être satisfait. Si j’ai des idées obsédantes, semblables à des mouches qui reviennent tout le temps sur mon front et que je n’arrive pas à chasser, on peut me proposer le meilleur lieu du monde, il n’empêche que ces obsessions seront insupportables. On ne peut donc pas échapper au désir d’attaquer le symptôme de front. C’est vrai qu’il est terriblement coriace, et cela pour un tas de raisons, d’abord neurobiologiques. Il y a aussi des réponses apprises et des compromis à faire. Un symptôme apporte également sa part d’avantages secondaires. À ce sujet, j’ai une anecdote amusante à vous raconter. Au moment de la découverte de la cortisone, j’étais en France, étudiant en médecine. Pas mal de gens étaient d’anciens gazés de la guerre de 1914, qui souffraient terriblement de bronchite chronique. Ils en tiraient un certain avantage, car ils étaient des rescapés des tranchées et cela faisait d’eux des sortes de héros, même à leurs propres yeux. Et voilà que cette cortisone effaçait en quelques jours leur bronchite chronique ! Pendant un certain temps, on a cru qu’ils étaient guéris, jusqu’à ce qu’on découvre que l’amélioration était seulement transitoire. On aurait cru que ces gens seraient reconnaissants envers des médecins qui supprimaient leurs symptômes. En fait, un certain nombre d’entre eux se sont sentis déprimés, car ils perdaient le sens de leur existence. Pendant trente ans, ils avaient été des victimes. On les avait admirés à cause de ce qu’ils avaient vécu et de la souffrance que cela leur avait occasionnée, et voilà qu’ils se remettaient à respirer librement en perdant leur identité d’anciens combattants de Verdun. Cet exemple montre à quel point on peut tirer des avantages d’un handicap. On peut aimer le symptôme tout en étant blessé par lui.
M.T. : Je pourrais conclure en disant que l’essentiel revient à la notion de sens. Elle est au cur de la résilience.
M.L. : Les aventures stressantes qui nous arrivent peuvent jouer un rôle destructeur, selon leur intensité, mais ce qui compte le plus, c’est le sens que nous donnons à ces événements pathogènes. Si je trouve une situation épouvantable et injuste, et si on me convainc que ma vie n’a pas de sens, que je suis dans l’échec en permanence, cette situation sera beaucoup plus grave que si je la ressens comme un processus passager.
M.T. : Certains événements sont terribles, ils traduisent une injustice soit personnelle soit collective. C’est le cas des génocides. Jusqu’à un certain point, il nous faudrait reconnaître l’idée de ces profondes injustices pour devenir ensuite résilients ?
M.L. : Je dis souvent qu’il n’y a pas plus antidémocratique que la condition humaine. Sur le plan génétique, on peut tirer un bon ou un mauvais numéro. On peut vivre tranquillement dans un utérus ou être atteint par un facteur hémolytique, viral, microbien ou encore métabolique. On peut naître comme une lettre à la poste ou encore coincé dans la filière pelvigénitale et souffrir d’une anoxie néonatale. Nous pouvons nous développer à merveille ou attraper une encéphalite coquelucheuse dans les quatre semaines qui suivent le début de notre existence. Nous arrivons dans une famille épanouie ou divisée. Je pourrais donner encore bien des exemples. À partir de telles constatations, deux choix s’offrent à nous : l’un étant la dérive sociale, et nous croyons alors que la vie est une affaire de chance ou de malchance, qu’on ne peut rien y faire. L’autre choix consiste à se dire que de telles conditions sont inacceptables et qu’il faut tout faire pour les modifier dans une perspective médicale, sociale, pédagogique ou familiale. On peut utiliser le terme de résilience dans un sens constructif ou dans un sens pervers. Il est constructif si on se dit que, malgré tous ces éléments d’injustice, les gens s’en tirent mieux que d’autres en utilisant les forces qu’ils découvrent en eux ou dans leur environnement. Essayons de comprendre ces forces et, après les avoir repérées, servons-nous de ces leçons, à la fois sur un plan thérapeutique individuel et sur un plan social, pour modifier les conditions premières des aberrations. Dans ce cas, le terme de résilience est formidable. Toutefois, s’il aboutit à se dire qu’il y a les bons et les mauvais, les dégénérés et les normaux, on est dans le racisme, la ségrégation et l’eugénisme.
M.T. : Nous devons donc, jusqu’à un certain point, faire le deuil de ces déterminismes qui ont handicapé notre existence afin de vivre dans les projets futurs ?
M. L. : Oui. Cependant, il faut oser les regarder en face, parce qu’on peut modifier certains de ces déterminismes. Ainsi, le déterminisme génétique n’est pas aussi inexorable qu’on le pensait autrefois. Il en va de même des déterminismes néonatals et périnatals. Nous savons maintenant que, pendant la grossesse, nous pouvons éveiller les capacités d’accueil d’une femme à l’égard de son enfant. Nous pouvons réactualiser chez l’être humain un désir de créer et un désir de vivre, un désir de se dépasser. Cela suppose des accompagnements et c’est, finalement, le grand message de la résilience.
M.T. : Revenons un peu à notre point de départ, à savoir les possibilités thérapeutiques. Le terme résilience a-t-il apporté des éléments nouveaux pour la pratique thérapeutique ?
M.L. : Cette notion a remis en cause le fait qu’un syndrome est toujours lié à un pronostic. Déjà, bien des auteurs avaient tenté de faire cela auparavant. Un syndrome est un ensemble de symptômes liés à des facteurs qui n’aboutissent pas forcément à tel ou tel résultat. La résilience nous a amenés à croire un peu plus à la fonction anticipatrice du miroir. Cette fameuse fonction anticipatrice a été développée par Winnicott et Lacan. Qu’est-ce que cela signifie ? On ne voit jamais l’enfant tel qu’il est, on voit l’enfant tel qu’on imagine qu’il sera. On le voit sourire avant qu’il ne sourie, on le voit parler avant qu’il ne parle, on le voit faire des gestes auxquels on donne un sens avant qu’ils en aient véritablement. En anticipant ses mouvements gestuels, verbaux, émotifs, on lui renvoie, comme dans un miroir, l’image non pas de ce qu’il est présentement, mais de ce qu’il sera plus tard. L’enfant capte cette image et tend à devenir l’être qu’on voulait qu’il devienne. Et il devient, effectivement, un sujet parlant, souriant et donnant un sens à sa gestuelle. La résilience est justement une vision anticipatrice et optimiste, non seulement sur le plan individuel, mais aussi sur le plan de la communauté humaine. Elle nous montre qu’il n’y a pas un facteur unique pour se construire. Un ensemble de variables forme une véritable alchimie et, à partir de ces combinaisons, quelque chose d’imprévisible se produit. Dire que tel gène, telle agression, telle situation sociale aboutissent à tel résultat, c’est une pensée finalement inacceptable. On a sans cesse à lutter contre de tels diktats. On dira, par exemple, que le parent carencé risque de créer des enfants qui, à nouveau, deviendront des parents carencés. Il y aurait donc une implacable transmission intergénérationnelle. C’est vrai que le risque est un peu plus grand, mais il n’est pas insurmontable. On dit aussi que lorsqu’on a été agressé sexuellement on risque de devenir un agresseur sexuel à son tour. Or, il est vrai que, parmi les agresseurs, il y a une proportion un peu plus grande de sujets antérieurement agressés, mais on peut modifier ces choses. Il faut donc lutter contre ce genre de condamnation mortifère de la vision de l’être humain. J’aime bien utiliser le concept de résilience dans deux orientations différentes. La première consiste à voir comment s’en sont tirées des personnes ayant vécu des traumatismes. À partir de leur témoignage, nous pouvons consolider certaines de nos théories, par exemple l’importance de l’attachement. Plus une personne a connu d’attachements-césures, plus elle peut faire face à des stress. Le danger consiste alors à déboucher sur ce que j’appelle la « récupération d’un équilibre antérieur par la résilience » en se disant : « elle nous démontre que nous avions raison ». Je préfère donc la deuxième orientation. Je vois des personnes qui s’en tirent et cela ne colle pas avec mes théories. Cet enfant, par exemple, aurait dû être dans un état d’hospitalisme et il ne l’est pas. J’essaie alors de comprendre, au-delà de mes concepts, mais sans me rattacher d’emblée à d’autres points de vue univoques. Je dois alors tenter de me déstabiliser pour entrer dans une recherche qui met en évidence des facteurs nouveaux et, surtout, des interpénétrations de variables. J’aime bien cette deuxième orientation, car elle déséquilibre notre savoir. Nos théories expliquent les choses en partie, mais elles ne rendent pas compte de tous les phénomènes, ni des zones de mystère qu’il nous faut à la fois accepter et dépasser. Si nous cherchons à repousser l’inconnu, si nous voulons aller plus loin dans nos essais thérapeutiques, nous débouchons sur des visions moins limitées et nous acceptons d’écouter ceux qui n’ont pas les mêmes points de vue que nous.
M.T. : Parfois, nous nous félicitons pour des guérisons, croyant que nous les avons provoquées, mais souvent nous comprenons très mal ce qui s’est passé. Les améliorations ne viennent pas nécessairement confirmer nos théories, et elles nous emmènent vers d’autres questions.
M.L. : Vous avez raison. Je suis psychiatre dans une clinique spécialisée sur l’autisme. On ne peut pas imaginer un état plus grave que celui-là. Chaque année, nous recevons des enfants autistes qui habitent près de la clinique et d’autres, à mille kilomètres de là. Nous prenons parfois en traitement ceux qui habitent plus près et nous constatons souvent que leur état s’améliore. Bien entendu, nous espérons que ces changements favorables sont la conséquence de notre intervention. Cependant, nous ne pouvons pas suivre les enfants qui habitent à mille kilomètres de là et pourtant, bien qu’ils vivent dans des lieux où il ne semble pas y avoir grand-chose pour les aider, ces enfants reviennent souvent, après deux ans, en montrant de nettes améliorations. Si nous les avions pris en traitement, nous aurions cru que ces transformations étaient liées à nos actions. Ces constatations montrent l’intérêt de la résilience. Demandons-nous comment ces enfants utilisent leurs forces dans un milieu extérieur qui ne se prétend pas thérapeutique, mais qui joue un rôle considérable. Devant de tels faits, nous devenons humbles, tout en nous mobilisant dans des directions auxquelles nous n’avions pas pensé. Un ami de Bruxelles, un psychanalyste, était scandalisé par le fait qu’on se précipite dans les écoles pour intervenir auprès d’enfants considérés comme traumatisés par des agressions sexuelles, tout de suite après la découverte des événements. Cet ami se demandait si la panique de l’adulte n’était pas projetée indûment sur les enfants. C’est vrai qu’il existe actuellement une phobie de la pédophilie. Jusqu’à un certain point, on a raison d’avoir peur, mais cela peut conduire à une sexophobie, où l’on s’imagine que tous les maux de l’humanité viennent des agressions sexuelles. En 1999, à la suite de certains scandales aux États-Unis, une revue très réputée, le Psychological Bulletin, a fait une synthèse de toutes les recherches qui avaient été faites auprès de collégiens victimes d’agressions sexuelles. En regroupant les données autour des agressions, mineures ou majeures, chez des gens ayant dépassé le niveau collégial et en tenant compte d’un certain nombre de variables, on se rendait compte que ces agressions n’avaient pas nécessairement eu d’effets négatifs et graves à long terme. Cela veut dire que beaucoup de gens ayant eu une expérience d’agression sexuelle durant leur jeunesse ont néanmoins un développement normal. Ces observations nous font mettre en cause les déterminismes et certains postulats concernant les traumas de l’enfance.
M.L. : Je vais vous raconter une anecdote qui concerne les agressions sexuelles, il s’agit d’un événement qui m’est arrivé personnellement. Quand j’étais enfant, je devais avoir douze ans, j’avais un copain à l’école. Un jour, un prêtre qui s’occupait de nous et qui était manifestement pédophile nous a emmenés dans sa chambre, il nous a invités à nous déshabiller pour nous expliquer la biologie du corps humain. Nous avons accepté et il ne s’est rien passé d’autre. Je me rappelle qu’une fois rhabillés, en sortant, mon copain et moi, on s’est dit : « Quel con ! On aurait vraiment pu comprendre la biologie sans avoir besoin d’enlever nos habits. » Des années plus tard, alors que j’étais étudiant en médecine, je me suis retrouvé dans une réunion d’anciens élèves du collège. Ce prêtre s’est dirigé vers moi et il m’a dit : « Je vous demande pardon ». Sur le coup, je n’ai même pas compris ce qu’il voulait dire et j’ai pensé, « oui, c’est vrai qu’il ne faisait pas bien ses cours ». Ce n’est que des années plus tard que je me suis dit que j’avais eu affaire à un pédophile. Si cet événement s’était passé aujourd’hui, j’aurais sans doute parlé, compte tenu de tout ce qui m’entourait. J’aurais déclenché un scandale, il y aurait eu la police, les interrogatoires, le journal et, mes processus de résilience de l’époque (négation et banalisation) n’auraient pas pu s’enclencher J’aurais peut-être vécu une victimisation secondaire. Voilà une première anecdote. En voici maintenant une deuxième. Je suis un enfant de la guerre, qui a connu des bombardements. Un jour, la maison à côté de chez nous s’est effondrée en partie, tandis que nous étions dans la cave. Je suis sûr qu’aujourd’hui, à la suite d’un tel choc, des psychologues viendraient me voir pour travailler ce qu’ils appelleraient un éventuel « stress post-traumatique ». Avec le recul, je vois bien les processus de résilience que nous mettions en place dans mon enfance. Nous jouions à la guerre, nous faisions nos propres bombardements, nous faisions s’effondrer des maisons en carton. Si j’ai cité ces deux événements, ce n’est pas pour dire qu’il est inutile d’aider les enfants ; ce que je veux affirmer, c’est qu’une aide psychologique immédiate, et surtout un branle-bas policier dans le premier cas et beaucoup d’émotions dans le deuxième, n’aurait peut-être pas été aussi aidante qu’on l’affirme. L’autre jour, en France, j’ai vu à la télé une histoire de pédophilie dans une maternelle. Une armée de 14 psychologues s’est abattue sur les 15 ou 16 gamins et gamines qui se trouvaient là et qui avaient cinq ans. La plupart d’entre eux n’avaient pas été victimes et je crains qu’avec la passion qu’on y a apportée, l’aide ait été plus nocive qu’autre chose.
M.T. : On peut donc accorder trop d’importance à un trauma et même handicaper, de façon rétroactive, des gens qui ont vécu ces traumas ?
M.L. : Oui. La publicité que l’on fait autour des traumatismes peut inciter des gens à douter de leur propre équilibre secondaire. Il est tout aussi dangereux de nier les faits que d’oublier les mécanismes de protection qui se mettent en place, que ce soit pour l’individu ou pour le groupe. Dans mon cas, j’étais soutenu par une famille qui était très aidante. À ce sujet, je vais prendre un troisième exemple personnel. Comme les bombardements continuaient, mes parents ont cru bien faire en m’envoyant dans une famille d’accueil, à l’extérieur de la ville. Cette attitude protectrice fut en réalité traumatisante. Du village où je me trouvais, je voyais les escadrilles d’avion se diriger vers ma ville et la bombarder. Chaque fois, je craignais que mes parents disparaissent et, pendant des années, j’en ai gardé des souvenirs de cauchemars. En fin de compte, l’événement le plus traumatisant, sur le plan psychique, ce fut la mesure de protection prise par mes parents.
M.T. : En tant que professionnels, nous avons beaucoup de difficultés à nous mettre dans la peau de la victime et à voir les véritables besoins des gens qui font face aux adversités. Je vais orienter maintenant mes questions sur l’intervention auprès des familles. Actuellement, même si on se plaint d’un manque de personnel, il y a des petites armées de travailleurs sociaux dont la charge consiste à se rendre sur place quand il y a un appel urgent, comme un enfant blessé, négligé ou agressé. À présent, beaucoup d’interventions se font dans les familles. Si on appliquait le concept de résilience d’une façon saine, n’arriverait-on pas à réduire un peu le nombre de placements ? Certes, nous nous trouvons devant des parents partiellement incompétents, qui exposent leurs enfants à certains dangers, mais le concept de résilience pourrait-il nous aider à mieux intervenir et à éviter des séparations, pour des enfants qui se retrouvent soit en famille d’accueil, soit en centre de jeunes ?
M.L. : Vous posez là une grande question, car les réponses s’appuient autant sur des arguments en faveur de maintenir le lien familial à tout prix, que sur des arguments qui vont contre cette idée. Les arguments qui sont contre soulignent le danger de laisser un enfant, au nom de la capacité de résilience de la famille, dans une situation extrêmement traumatisante d’agressions sexuelles, de violence physique ou de négligence. D’ailleurs, on voit souvent un juge donner une chance à des parents en plaçant leur enfant pendant six mois, et quand les choses s’améliorent, on renvoie l’enfant dans sa famille. Bien souvent, la situation se détériore et on retourne encore l’enfant dans une famille d’accueil. On se retrouve ainsi devant des situations de six, sept, huit ou dix placements au bout de sept, huit, neuf, dix ans. On ne peut évidemment que dire « arrêtons des choses de ce genre ». Vous avez évoqué un concept important, celui de « compétence partielle ». Souvent, la compétence parentale est trop altérée pour prendre l’enfant en charge jour et nuit, mais elle est suffisamment sauvegardée pour qu’on aménage des rencontres qui permettent au jeune de garder un lieu d’appartenance et un sentiment de filiation. Dans la mesure où une famille en difficulté accepte l’idée que son enfant vit dans une famille substitutive, de manière stable et prolongée, tout en ayant la garantie de garder un lien, cette formule (vers laquelle on tend) permet d’éviter un certain nombre de placements excessifs. Cependant, il me paraît bien dangereux d’aller vers la désinstitutionnalisation à tout prix, au nom d’une résilience utopique de la famille pathogène. On fait de l’acharnement thérapeutique pendant des années, ce qui entraîne de considérables effets pathogènes secondaires.
M.T. : En effet, nous ne devrions pas nous permettre de renvoyer des enfants sans renforcer la compétence ou la résilience de la famille, et nous avons des responsabilités en ce sens. J’imagine que dans un autre entretien, vous parlerez d’autisme, mais je me demande si je ne peux pas aborder le sujet de la résilience à partir de l’autisme. J’ai très peu d’expérience avec ce problème, mais les enfants autistes semblent avoir des handicaps de communication très sévères et je voudrais vous demander si vous avez appris des choses par rapport à la résilience chez les enfants qui naissent avec un tel handicap ?
M.L. : Oui, j’ai découvert que ces enfants étaient capables de résilience, ainsi que leur famille. En quoi y a-t-il des processus de résilience chez l’enfant, mis à part les autistes très profonds, avec déficience mentale sévère, chez qui les évolutions sont très réduites (ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse pas créer pour eux des milieux de vie adaptés qui les rendent relativement heureux) ? À part cette population, on voit des enfants qui étaient des sujets profondément atteints dans leur communication réciproque, installés dans leur répétitivité, handicapés dans leur mode d’expression symbolique à l’âge de cinq ans par exemple, et on les revoit vers neuf ou dix ans, avec des capacités d’évocation, d’élaboration et de communication auxquelles on ne s’était pas attendu, car on pensait qu’un syndrome aussi grave était fixé à jamais. On voit pourtant des évolutions se forger et certains enfants dépassent nos prévisions. Cela pose le problème du danger de faire un pronostic. Pour que le pronostic soit intéressant, il doit être vu comme un ensemble d’obstacles à vaincre. Cependant, si on le voit comme une fin inexorable liée à un syndrome, le pronostic peut alors déclencher de véritables anticipations mortifères. Il y a aussi des résiliences familiales tout à fait étonnantes. Je me suis souvent demandé comment je tiendrais le coup si j’avais un enfant autiste dans ma famille. Ces jeunes éveillent un grand désir de communiquer, de les aimer et, en même temps, ils semblent souvent indifférents aux autres. Ils sont donc, en principe, très déséquilibrants pour la famille. Il est vrai que la proportion de séparation est plus grande dans les familles où il y a un enfant autiste, il vrai aussi que dans certaines familles, les mécanismes d’adaptation sont parfois pitoyables, mais dans la majorité des cas, on trouve des parents étonnamment capables de faire face au drame. La résilience peut donc se concevoir ici dans les deux sens.
M.T. : On peut donc aider un enfant, quelle que soit sa pathologie ? Docteur Lemay, durant votre carrière, vous avez eu deux chapeaux : vous avez été thérapeute et psychanalyste, mais vous vous êtes également orienté vers la psychoéducation. Diriez-vous que votre fonction d’éducateur vous a permis d’être plus sensible et ouvert à la notion de résilience que ceux qui uvrent uniquement dans le domaine de la thérapie ?
M.L. : Je ne sais pas si ce double chapeau m’a ouvert à l’idée de résilience, mais il a sans aucun doute constitué un événement déterminant dans ma carrière professionnelle. J’ai commencé comme éducateur, pendant mes études de médecine, et c’est aussi comme éducateur que je suis allé aux États-Unis, dans un établissement qui recevait des jeunes très handicapés. Le fait d’avoir rencontré des enfants, non seulement dans un bureau, mais aussi dans le quotidien, le fait d’avoir partagé avec eux et d’avoir vu directement leurs symptômes, par exemple leur agressivité, leur opposition, tout en étant heureux de jouer, de chanter, de communiquer, d’organiser des activités avec eux, tout cela m’a amené à comprendre que ces jeunes, même s’ils ont vécu des choses terribles dans leur famille, gardaient en eux des zones non touchées. J’ai été fasciné par le mélange de difficultés et de capacités créatrices de ces jeunes qui, malgré leur lourd passé et même s’ils posaient parfois des actes révoltants, étaient capables de générosité. On ne voit cela que si l’on vit avec eux. Je bénis donc le Ciel d’avoir pu vivre une expérience d’éducateur avant celle de psychiatre. Cela m’a permis de constater l’influence déterminante du jeu dans les capacités adaptatives des enfants. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si j’ai privilégié le psychodrame comme forme de thérapie. Ainsi, je trouvais chez les jeunes non seulement une capacité de s’exprimer et d’évacuer les tensions, mais aussi la possibilité d’exprimer la joie, de jouer des rôles et d’utiliser l’imaginaire pour rendre possible l’impossible.
M.T. : L’espace réservé à la liberté et au rêve serait donc un des éléments déterminants de la résilience ?
M.L. : Il est tout à fait extraordinaire d’utiliser le jeu et l’imaginaire pour rendre possible l’impossible. Je suis d’ailleurs tout à fait convaincu que le délinquant est un grand déficitaire de la vie imaginative. Il ne parvient pas à fantasmer, comme nous le faisons dans nos rêves. Il agit, au lieu de penser et de rêver. J’essayais donc d’envoyer ces jeunes dans ce monde qu’ils n’ont pas connu ou qu’ils ont fui. C’est l’expérience éducative qui m’a permis de le faire. Ce n’est pas non plus un hasard si, dans ma carrière, je me suis occupé successivement de jeunes délinquants, puis de jeunes carencés et maintenant de jeunes autistes. Ce sont trois groupes particulièrement difficiles à fréquenter. Ce n’était pas du masochisme de ma part, mais j’étais convaincu que dans la mesure où on s’affrontait à des zones mal connues, on pouvait davantage avancer et aider ensuite des personnes moins handicapées. Ces sujets délinquants, carencés et autistes ont été mes professeurs. Par exemple, ils m’ont permis de découvrir le rôle du préverbal dans le langage, ils m’ont aidé à mieux saisir la souffrance des parents et de tous les gens qui s’occupent directement d’eux.
M.T. : Vous parlez d’un espace de rêve, et cette réflexion risque de devenir une terrible critique envers le système d’enseignement. À mesure qu’on avance dans les étapes, l’école réserve de moins en moins d’espace au jeu. Certes, il y a eu des progrès à cet égard, mais on reste tout de même très orienté vers les résultats, vers la productivité. Il y a de moins en moins de place pour le ludique, pour le rêve, pour le projet.
M.L. : Le système scolaire provoque très certainement des injustices. Il est aussi antidémocratique que le reste. Pour y réussir, il faut avoir une bonne mémoire, être intelligent, savoir abstraire, raisonner, analyser, synthétiser. Si on a des facilités dans le domaine du langage, ça peut toujours aller, mais on laisse pour compte les bricoleurs, les manuels, ceux qui passent par la manipulation pour aller à l’abstraction. Pourtant, ils ont autant de valeur que les autres ! Malgré des progrès énormes sur le plan pédagogique dans les petites classes, tout le système d’aboutissement, collégial et universitaire, exige qu’on finisse par manier l’abstraction, la réflexion, l’analyse, la mémorisation, tandis que des aspects comme le sensoriel, le moteur et la manipulation concrète sont bien peu mis en valeur. Que faire ? J’avoue que je n’en sais rien.
M.T. : En tout cas, on peut se poser des questions sur le projet éducatif par rapport ce que l’on apprend de plus en plus sur la résilience. Pour finir, je voudrais voir si vous avez des pistes de réflexion à ce sujet. On a dit beaucoup de choses, vous avez livré sans doute l’essentiel de votre expérience et de votre savoir, mais si vous aviez à orienter de jeunes chercheurs ou de jeunes éducateurs pour avancer un peu dans l’analyse de la résilience, comment les guideriez-vous ?
M.L. : Dans un premier temps, je leur dirais de chercher à observer ce qui est en décalage avec ce qu’ils ont appris, les théories intégrées. En fait, je leur soulignerais l’importance « d’apprendre à apprendre ». On a la manie de vouloir immédiatement expliquer un comportement ou une observation, en se raccrochant à une théorie, qu’elle soit psychanalytique, cognitive, interactionnelle ou sociale. Cet empressement à trouver des réponses toutes faites stérilise ces interrogations que nous fournit précisément la résilience : « Pourquoi certaines personnes échappent-elles à ce qui nous paraît une relation de cause à effet presque inexorable ? » « Pourquoi certains sujets se mettent-ils en porte-à-faux par rapport à nos théories sur l’attachement ? » « Pourquoi certains autres, qui étaient très profondément atteints dans leur délire, dans leur vision de la réalité, sortent-ils de cela, et pas uniquement grâce à nos moyens thérapeutiques actuels ? » C’est tout cela qu’il faut regarder. Ce que j’approuve, dans le processus de résilience, c’est qu’il déséquilibre notre savoir.
M.T. : Ça va un peu à l’encontre des principes de la recherche, surtout des recherches subventionnées, qui ne permettent guère aux chercheurs de courir des risques.
M.L. : Je suis d’accord avec vous. Je doute que les études de deuxième et de troisième cycles, vers lesquelles on oriente plusieurs de nos étudiants, servent à mobiliser le doute et à faire en sorte que leur esprit s’ouvre dans de nouvelles directions.
M.T. : Il faudrait avoir des étudiants délinquants ou un peu transgresseurs pour passer à côté du système. Auriez-vous une conclusion, un dernier mot à nous offrir sur la question de la résilience, quelque chose qui nous aurait échappé ?
M.L. : Je crois qu’il nous faut d’abord être persuadés qu’un tas de choses nous ont échappé. Le manque, nos imprécisions, et c’est précisément là que d’autres s’engouffreront pour approfondir le thème tout à fait fascinant de la résilience.
M.T. : Je vous remercie beaucoup.