Modèles culturels et images du corps chez les médecins acupuncteurs français.

Par Anne Marcovich, Socio ethnologue, Laboratoire d’écologie humaine, Aix en Provence, France.

SUMMARY : Images of the body and of sickness held by contemporary French acupuncture practitioners are presented based on semi structured interviews with a sample of 52 acupuncturists as well as a review of the literature on acupuncture in France since 1945. The spread of acupuncture to the West has involved notiust technical knowledge but a conception of the world with three broad themes : the body as energy materialized ; the body as a field of resonances ; and, the body as a microcosm. In this non dualistic perspective, the body is a concentration or condensation of energy. Bodily processes reflect a store of potential energy given at birth and gradually expended through life. The frec circulation of energy throughout the body and the balance of yin and yang determines the hcalthy functioning and adaptation of the body or its specific symptomatic afflictions. The skin provides a surface on which the resonances. that relaie body organs and systeras. to cach other can bc mapped and, through acupuncture treatment, stimulaied or played like a keyboard. Finally, the body reflects the ordero[the larger social system. The homologies between internal hodily rhythms and functionsand thoseof theouterworld,and the constant circulation of energy, not only within the body but between the body and the world, leave the boundaries of the individual fuzzy. Following Chinese thought, the acupuncturists emphasize that individuals cannot functionor he healthy except insofaras they arc inharmonywith theirenvironment. This last image poses some problems for French practitioners who do not live in or subscribe Io the classical Chinese hierarchical social order. Instead, the practitioners substitute their personal political ideologies and images of the ideal society for the Confucian order.

Depuis quelques années, la médecine et la maladie font l’objet d’études de plus en plus systématiques et nombreuses en ethnologie. Elles constituent en effet des postes d’observation privilégiés pour analyser une société (Benoist 1980 ; Augé 1985).

Si de nombreux travaux ont été poursuivis sur les modes de compréhension du corps et de la maladie développés par d’autres cultures que la nôtre (par exemple Frake 1961 ; Douglas 1970 ; Lock 1980 ; Comaroff 1982 ; Augé 1985) ou pour d’autres époques (par exemple Pouchelle 1976 ; Lawrence 1979 ; Schianger 1979 ; Marcovich 1982), ils restent rares pour notre culture. Ainsi peut on poser la question suivante : sur quelle vision du monde, selon quels modèles culturels, avec quelles catégories conceptuelles nos médecins appréhendent ils la réalité et plus particulièrement celle à laquelle ils sont confrontés dans leur pratique, le corps, la maladie, la mort ?

Les médecins acupuncteurs offrent au moins deux caractéristiques intéressantes pour une telle étude :

1) La médecine occidentale traverse aujourd’hui une crise dans ses valeurs (Friedson 1984 ; Renaud 1980). Elle n’ajamais été aussi performante, mais l’évolution même qui a permis que se développe cette efficacité a produit (entre autres questions) des modèles du corps morcelés et une transformation dans le statut de ses praticiens. Cette évolution semble être à l’origine du développement fulgurant des médecines dites « douces ». Le recours de plus en plus systématique du public à ces médecines autant que l’orientation de plus en plus fréquente des praticiens vers ces médecines en témoignent. Même si celles ci constituent souvent pour eux une alternative économique décisive, ils adhèrent, au moins en partie, à l’idéologie dont elles procèdent.

2) Contrairement à la plupart des autres médecines « douces », l’acupuncture s’appuie sur une conception homogène et cohérente du corps, de la société et de l’univers, celle de la pensée chinoise.

Dans ces conditions, sur quels principes, sur quels modèles du corps les médecins acupuncteurs français fonctionnent-ils ?

INTRODUCTION

Une diffusion de l’acupuncture en occident n’est pas seulement celle d’un savoir et d’une technique médicale, mais aussi celle d’une conception du monde. Telle qu’elle est pratiquée en occident aujourd’hui, l’acupuncture est le résultat d’une évolution qui a, au cours des années, adapté peu à peu les notions dont elle procède (Marcovich 1985, 1987).

Son véritable démarrage en France date de 1920 1930 lorsque G. Soulié de Morant, consul de France à Shanghaï et grand sinologue, rapporte des livres de médecine chinoise qu’il traduit en français et lorsqu’il commence à enseigner l’acupuncture à un petit cercle de médecins. Par la suite, des sociétés d’acupuncture se constituent. Elles ont généralement pour but de faire progresser la connaissance scientifique des mécanismes d’action de l’acupuncture, de traduire des textes anciens chinois et de faire diffuser l’acupuncture en France. Depuis une quinzaine d’années, elles se sont multipliées, répondant par là aux besoins d’un nombre croissant de médecins acupuncteurs et à la diversification des orientations des recherches sur l’acupuncture.

Ce que nous retiendrons ici, c’est que l’acupuncture a une histoire en France et que les représentations du corps que nous étudierons maintenant chez les médecins acupuncteurs s’inscrivent dans cette histoire. Malgré les clivages et les conflits qui se manifestent entre les différentes sociétés d’acupuncture et les différentes orientations prises par ces sociétés, s’est constituée une véritable « sous culture » (au sens d’un ensemble de concepts, d’idées, de « réflexes » pour comprendre et analyser la réalité propre à un groupe identifiable d’individus) commune aux médecins acupuncteurs français d’aujourd’hui. C’est une expression de cette « sous culture » que nous analyserons maintenant à travers leurs images du corps et de la maladie.

Les résultats que nous présentons ici sont issus d’un travail que nous avons effectué sur un échantillon de 52 médecins acupuncteurs interviewés par entretiens semi directifs sur le thème de leur image du corps et de la maladie. (Les citations non identifiées qui figurent dans les pages suivantes sont des extraits de ces entretiens).

IMAGES DU CORPS ET DE LA MALADIE

C’est d’abord sur des principes et des modèles du corps qui lui restituent une globalité que s’articulent les images du corps des médecins acupuncteurs. Trois grands thèmes se dégagent de leur discours :

- le corps masse d’énergie matière.

- le corps champ de résonances

- le corps microcosme fidèle représentation du macrocosme.

Le corps masse d’énergie matière

Le thème du corps masse d’énergie matière est très tôt apparu dans les réflexions de médecins acupuncteurs. Il souligne plusieurs notions que résume bien la citation suivante : permettez moi de comparer l’organisme humain à un immense barrage électrique, dont la nappe d’eau constituerait la masse totale de l’être ; la centrale électrique, notre cerveau psychique et notre bulbe physiologique ; les câbles, tout notre réseau nerveux de retour… Notre dessein sera d’intervenir indirectement sur cette nappe, pour en régulariser sinon le débit, du moins les vibrations … (Perret 1952)

Le potentiel d’énergie.

La vie en tant que phénomène physique, se définit d’abord en termes de quantités et de potentiel énergétique ; l’image de la pile électrique dans laquelle serait déposée une quantité d’énergie matière plus ou moins définie et programmée à la naissance, celle de la dote ou du compte en banque que l’on gère avec plus ou moins de bonheur suivant son tempérament mais aussi suivant les fluctuations du marché, reviennent souvent dans le discours des médecins. Elles mettent en évidence une représentation de la mort qui serait l’aboutissement d’un parcours linéaire dans lequel le patrimoine reçu à la naissance s’épuise peu à peu. Cette notion de quantité d’énergie est essentielle :

1 ) elle donne l’image d’une concentration d’énergie matière soumise à une tension interne, ou encore celle d’une énergie potentielle prête à se déverser dans le mouvement de la vie.

C’est cette énergie qui a permis à deux cellules, l’ovule et le spermatozoïde, de s’unir et à partir d’une cellule de donner un être vivant… Il n’y a qu’à voir un bébé, il est tout le temps en train de bouger, toute l’énergie de l’homme est contenue dans un bébé…

Ce que l’on trouve dans l’univers, on le retrouve pour les plantes, pour l’homme … Il y a l’oeuf initial, le big bang initial… chez l’homme c,est le spermatozoïde et I’ovule déclenchant un processus énergétique incommensurable, puisque çà donne des êtres humains… Donc, cette force contenue qui fait le big bang, elle suit cette loi universelle…

2) elle met l’accent sur l’absence de dualisme entre énergie et matière, entre le corps et l’esprit.

Un corps c’est un agglomérat de souffles ; l’énergie qui s’agglornère à la naissance et se défait à la mort, c’est une concrétisation de l’énergie. Mais tout n’est qu’énergie, il y aune matérialisation énergétique… et cette énergie est une et unique prenant des fonctions et des nom, selon le lieu et le temps ‘ où elle se manifeste…

Mais cet agglomérat de souffles en mouvernent qui font l’être et que l’être produit, cette masse d’énergie matière qui s’agrège et s’organise le temps d’une vie, tout ceci va évoluer, progresser, se transformer. Se structure ainsi un mode de compréhension du vivant dans lequel l’individu est compris en termes de potentiel énergétique, de. programmation et de régulation, mais aussi en termes d’adaptation à son environnement soulignant ainsi l’importance des conditions de vie de l’individu et sa capacité de réagir aux situations. Notions fondamentales qui introduisent à celle de mémoire ou de mémorisation par l’organisme des échanges qu’il a eus avec le monde extérieur et parfois aussi à l’intérieur de lui même.

Ces conceptions mettent en évidence un point important s’il n’existe pas de dualisme entre :l’esprit et le corps, entre l’énergie et la matière, il n’en existe pas non plus entre les éléments qui font la vie interne du corps et sa vie dans son environnement externe, entre la circulation de l’énergie matière dans le corps et celle de la personne dans sa propre vie.

Le corps, potentiel énergétique, s’inscrit ici dans les limites de son univers particulier qui n’est pas seulement le contenu de l’enveloppe corporelle, mais aussi l’environnement proche où il vit et circule.

Circulation, répartition et réseau d’énergie.

Les notions de circulation et de répartition donnent une dimension supplémentaire aux deux formes complémentaires du phénomène vie que sont l’énergie et la matière. C’est la dualité Yin Yang et les qualités énergétiques qu’elle définit qui vont déterminer l’équilibre ou le déséquilibre général du corps. C’est la différenciation et l’organisation des énergies dans le corps suivant les cycles de vie, qui font l’unité et l’individualité de l’être.

Dans ce système, la maladie est une perturbation dans le mouvement des énergies qui induit une accumulation en un point précis de l’une d’elles.

La formation des tumeurs bénignes est en rapport avec un ralentissement de l’énergie qui affecte les organes malades. Une tumeur au cerveau, c’est forcément un excès de matière dans le cerveau. Une maladie est un stop, un arrêt dans la sécrétion normale d’énergie.

La maladie n’est pas due à une mauvaise qualité de l’énergie ou de la matière, mais à leur mauvaise distribution dans le réseau. Quelle soit liée à une cause interne (dans la pensée chinoise, tout est affaire de relations, notamment entre l’externe et l’interne, d’adaptation ; aussi aucune maladie ne peut être considérée comme entièrement endogène … ), la maladie n’est jamais considérée comme une production de mauvaise énergie, mais comme le signe d’un mauvais fonctionnement dont l’origine peut être ancienne… C’est le mouvement qui est pathologique (ou son absence) et non ce sur quoi il s’élabore. Dans cette mesure, le système médical chinois est un système « vitaliste » au plein sens du terme, c’est à dire qu’il travaille sur le mouvement de la vie avant de s’intéresser à ses conséquences.

Sous l’action de quelle force s’organise ce mouvement ? Sous celle d’une force dont la valeur est absolue : le temps cyclique qui fait succéder les saisons aux saisons, les heures aux heures… les fonctions du corps aux fonctions du corps. Perspective qui permet de comprendre le fonctionnement du corps comme un circuit fermé sur lui même,

saisissable grâce aux rapports qui s’élaborent en lui, suivant le même schéma toujours, et comme un ensemble soumis aux mêmes forces que celles du reste de la nature avec notamment la chronobiologie.

Se dessine ainsi un modèle du corps réseau d’énergie qui organise les mouvements de l’énergie dans le corps.

Le corps est parcouru par un ensemble de qualités énergétiques et ce flux énergétique va organiser la vie à l’intérieur du corps, l’harmoniser, permettre les défenses, le restructurer, permettre la digestion, l’assimilation et le rejet, permettre la circulation du sang, le circuit nerveux, permettre la connaissance de l’extérieur par les sens… cette structure énergétique qui fait toute la différence avec notre approche économique de l’être humain est liée à la fois à un système interne et au système externe…

Ces lois fondamentales de circulation de l’énergie qui lient les différentes fonctions du corps entre elles, organisent la santé, mais aussi les maladies dans le corps.

Le cycle Ko d’attaque, c’est le coeur qui attaque le rein, on sait fort bien que les maladies de coeur entraînent des urémies. C’est le poumon qui attaque le coeur. Cà, c’est l’attaque des insuffisances pulmonaires qui se terminent souvent sur des insuffisances cardiaques.

Le cycle « normal » de circulation des énergies est le suivant : le rein (l’hiver) « engendre » le foie (printemps) qui « engendre » le coeur (été) qui « engendre » la rate (fin de l’été) qui « engendre » le poumon (automne) qui « engendre » le rein…

Le corps et son équilibre interne, de même que ses déséquilibres et ses souffrances, se construisent selon des réseaux et des circuits très précis, selon un schéma organisé qui fait que l’énergie ne peut circuler et se distribuer que dans un sens particulier.

Dans cette problématique de l’être, la notion de mouvement est fondamentale. C’est l’expression même de la vie, par opposition, la maladie et la mort sont un arrêt de ce mouvement. Elle s’exprime à travers un deuxième thème : le corps champ de résonances.

Le corps champ de résonances

Ce thème permet de comprendre en termes de mouvements incessants, de vibrations et de résonances les fluctuations de cette mas ! énergétique qu’est le corps humain. On est ici à la fois dans l’idée d’un mouvement général qui embrasse des masses d’énergie et de matière considérables (celles du cosmos dans son entier) et dans celle d’u mouvement qui est en fait celui de particules infimes. Cette perspective introduit à des questions d’ordre métaphysique sur l’être et le non être l’interne et l’externe, le soi et le non soi.

L’erreur est de raisonner avec la démarche cartésienne… Il ne faut pas considérer l’homme comme ici, mais en tant que forme de vie. C’est un état. Un chien, un arbre sont des formes de vie. Donc il ne faut pas prendre l’homme mais le fait vie…

Le corps se reconstitue continuellement, il n’a pas été créé à un moment et il se dégrade petit à petit ; il est reconstitué à chaque instant… C’est pour cela qu’on dit que la recréation incessante du corps est calquée sur celle de l’univers…

Nous reviendrons sur cette homologie entre le microcosme d corps et le macrocosme de l’univers. Ce qu’il faut souligner ici, c’est qu’à chaque instant, cette masse d’énergie matière, cet agglomérat d souffles reconstitue son existence ; comme si toute forme de vie était la fois le produit en constante recréation d’une tension de l’ensemble des forces de l’univers et la forme nécessaire que donnent ces forces la tension qu’elles provoquent sur chacune des particules de cet univers Ces conceptions déterminent des représentations de la mort comme événement transitoire qui, au même titre que le phénomène vie, est pris dans la valse incessante des mouvements de l’univers.

Le thème du corps comme champ de résonances s’organise pas ailleurs autour d’une réflexion sur ce qui fait la frontière entre l’interne et l’externe, le soi et non soi, c’est à dire sur ce qui permet qu’ait lieu cette résonance interne. Cette frontière, cette interface, c’est la peau Elle tient en acupuncture et dans les images du corps des médecins acupuncteurs une place essentielle.

La peau. On l’a vu précédemment, énergie et souffle sont souvent synonymes. Cette conception prend ici une nouvelle signification.

Qu’est ce qui communique ? qu’est ce qui doit passer ? Us physiciens modernes disent, c’est l’information, les chinois disent c’est le souffle. Mais le souffle c’est aussi l’information… L’information, c’est quelque chose d’immatériel, mais le souffle en plus, permet l’incarnation. Et c’est peut être pour cela qu’il est en relation si étroite avec le poumon (lui est pour les chinois l’organe le plus proche de l’incarnation, qui est la prise de forme. La peau c’est le reflet de la fonction du poumon … (le système médical chinois met en correspondance les différents organes avec une partie du corps, une couleur, un sentiment, … ; le poumon est lié à la peau, à la couleur blanche, à la tristesse ; le foie, aux muscles, à la couleur verte, à la vue, à la colère … ).

On voit bien se dessiner ici à la fois le mouvement de la respiration, avec ce qu’elle implique d’in formation, et la forme elle même, l’enveloppe, la peau, à l’intérieur de laquelle le souffle s’établit et peut fonctionner. Elle devient l’élément essentiel dans la « prise de forme » de lêtre et dans la relation qu’il peut ainsi établir avec son environnement.

La peau, c’est aussi notre système de contact avec le monde extérieur ; donc c’est un lieu d’échange.

La peau est d’abord considérée ici comme la surface, l’enveloppe organisatrice des échanges avec l’extérieur. Elle est alors vue comme un vaste complexe de récepteurs organisés en réseaux avec des ramifications internes profondes.

Mais qu’est ce à dire, sinon que nous disposons, sur la surface cutanée, de plages de résonances multiples vers la profondeur, comme une toile d’araignée répandue en tout sens (G. Perret 1962).

Ces récepteurs organisés, ce sont des zones d’activité énergétique particulières que sont les points d’acupuncture.

Les points d’acupuncture, ce seraient des points de concentration, des ventres, des noeuds d’énergie. ce sont des fenêtres qui sont fermées selon les saisons, suivant le rythme de l’énergie… Pour que l’énergie externe et l’énergie interne puissent communiquer, il faut des récepteurs…

Cette idée de récepteurs donne à l’image du corps champ des résonances toute sa profondeur. En même temps, elle rejoint la conception selon laquelle les points d’acupuncture seraient comparables aux chakras hindous, à des capteurs et des transformateurs l’énergie cosmique.

Ces conceptions font intervenir des réflexions sur les relation entre la peau, en constante activité d’échange avec l’extérieur, et le residu corps.

Depuis les années 1930 40, des recherches ont été menées sur les relations entre les zones cutanées sensibles que sollicite l’acupuncture et les organes ou fonctions internes du corps. Au cours de l’histoire de l’acupuncture en occident, on a souvent comparé ces zones à un clavier par lequel l’acupuncteur peut intervenir sur le corps interne. Cette image reste très prégnante dans le discours des médecins acupuncteurs d’aujourd’hui.

La peau est un clavier d’ordinateur ; j’écris un message.. L’image de l’ordinateur donne deux notions à la fois : celle de message ou d’information que l’on engramme dans le corps grâce à une action sur la peau ; celle d’une comparaison entre la dynamique interne d corps et un système cybernétique (voir Choain 1969).

Le fonctionnement du corps est compris ici dans un modèle dynamique qui, au cours de l’évolution de l’être, a construit de connexions entre les différentes zones du corps, avec pour ainsi dire un mémoire des étapes précédentes qui a un pouvoir opérationnel dans le présent.

Ce modèle d’explication du fonctionnement du corps, fondé sur les données de l’embryologie, met en lumière l’existence d’un système de connivences privilégiées entre la peau et le système nerveux. Nombre d’acupuncteurs ont rappelé l’origine commune de la peau et du système nerveux.

La théorie des over laps d’Amassian constitue un modèle d’explication privilégié du fonctionnement du corps et de sa réaction aux aiguilles d’acupuncture. Elle est issue des travaux de celui ci sur les somato topies, aires de projection cérébrale des parties du corps. Il constate que certaines circonvolutions présentent des zones de recrutement qu’il nomme over laps. En stimulant la peau par acupuncture, on peut « tomber » sur des zones du cerveau qui ont une action sur plusieurs territoires à la fois (Cantoni 1970).

La peau est ainsi l’étendue sur laquelle converge, s’organise et s’étale l’image de chacune des fonctions du corps qui dans le cerveau se chevauchent et s’imbriquent.

Les méridiens. Par delà les points d’acupuncture qui, bien que superficiels, communiquent et agissent dans les tréfonds du corps, c’est sur les relations qui existent entre eux que travaille l’acupuncteur.

Chaque fois qu’on touche un point, on touche une constellation et chaque fois qu’on fait de l’acupuncture, on touche un réseau invisible.

C’est le plus souvent sur des modèles dynamiques de l’organisation du corps et notamment sur ceux que propose ici encore l’embryologie que se construisent les théories sur cette structure particulière que sont les méridiens.

On les comprend comme des lignes de force qui organisent la croissance de l’individu depuis sa conception jusqu’à sa mort…

L’attitude foetale normale est celle du Jenn Mo (méridien antérieur ascendant) qui est donc centré sur l’ombilic et l’attitude au contraire adulte, qui est celle du Tou Mo (méridien postérieur descendant), puisqu’on sait que biologiquement tout se passe dans la déflexion de la tête… qui caractérise l’homo sapiens…

A nouveau, ici, la peau, cette surface sur laquelle courent les méridiens, devient un organisateur essentiel de la vie interne du corps et de son développement. C’est en tant qu’ils organisent la croissance de chaque être qu’on reprend les modèles de l’embryologie pour expliquer les méridiens. Ils sont dans cette perspective à la fois les moteurs et les témoins d’une évolution.

Cependant, différentes tendances s’affrontent sur leur réalité physique, perpétuant ainsi les courants de l’histoire de l’acupuncture française sur cette question (Lavier 1959 ; de la Fuye 1960 ; travaux de Cantoni 1967 ; travaux actuels de Daras et Vernejoule). Pour les uns, les méridiens ont une existence physique incontestable ils se confondent avec le réseau des nerfs sympathiques (Jarricot 1971 ; Bossy 1985). Pour d’autres, la question est moins facile à trancher. Certains qui s’appuient sur les travaux sur l’électricité (Cantoni 1967) voient dans le réseau des méridiens, des lignes de potentiel électrique différant du reste du revêtement cutané. Dans cette conception, on considère souvent que les méridiens ont une existence physiologique et non pas anatomique.

Cette question de l’existence matérielle des méridiens, un médecin la pose ainsi :

Est ce que les points sont isolés, comme çà, ou est ce qu’ils sont vraiment réunis par des passages ? des voies d’affinité ?… Il y a des trajets quand même… Comment ces trajets se forment ils dans l’individu ? C’est l’énergie qui forme ces trajets, de même que le passage dans un pré crée le sentier… A force de passer là, on va faire le sentier, puis la voie, et puis le chemin et peut être l’autoroute d’ailleurs qui servira peut être à repasser là où le premier type a mis son pied dans l’herbe… Il est plus confortable pour l’esprit qu’il y ait tout de même ce système merveilleux d’écoulement de l’énergie avec les différents passages.

D’autres médecins prennent une position plus tranchée : les méridiens sont immatériels.

Le mot méridien est bon parce qu’il désigne une ligne immatérielle. Méridiens terrestres, liaison aérienne par exemple entre Paris et NewYork, visible quelquefois parla traînée blanche qu’on aperçoit lorsqu’il fait froid, mais qui disparaît très vite.

En agissant sur la peau, on agit sur des points qui correspondent à quelque chose à l’extérieur, qui sont des projections de quelque chose de l’intérieur. Il faudrait remonter à avant la naissance, au moment où on est conçu, au moment où on part de deux moitiés de cellule et puis on en fait une… et je pense qu’au fur et à mesure que le foetus se développe… ce qui se trouve à l’extérieur était, à l’état initial, relié au plus près, à l’intérieur, et que les connexions persistent…

Malgré ces divergences, une même représentation se dégage à propos des méridiens : ce sont des trajets préférentiels où passe l’énergie. Le flou dans lequel on reste quant à leur nature est en fait intimement lié au flou dans lequel on se trouve quand il s’agit de définir l’énergie. D’une façon réciproque, on la définira comme cette forme de vie qui s’écoule dans les canaux du corps, comme un transfert d’ions entre membranes ou comme une forme d’influx nerveux qui se propage des points d’acupuncture au système nerveux central (les méridiens n’étant plus composés ici que par une succession de points préférentiellement associés entre eux), et les méridiens comme des lignes en pointillé…

Le corps et l’univers : du microcosme au macrocosme

On l’a vu, dans la pensée chinoise, ce sont les mêmes lois qui régissent le fonctionnement du corps et celui du reste de l’univers. Cette idée implique une première conséquence : le corps humain est pris comme un univers cri soi, compréhensible à travers les mêmes lois (lue celles des autres univers. Il est un élément infime dans une vaste mécanique qui le transcende totalement, comme elle transcende chacun des autres univers. »

Tout est imbriqué à tous les échelons de l’univers… Au niveau social aussi… C’est un peu comme ies poupées russes… Vous prenez l’organisation au niveau de la cellule, et vous la prenez au niveau planétaire, au niveau de l’homme, c’est pareil… Vous avez un univers dans chaque homme et il est synchrone avec le cosmos…

Cette idée d’univers qui se trouve reproduit et en synchronisation avec les autres, insiste en fait sur la notion de fonction, mais aussi sur les relations qui lient ces fonctions les unes aux autres, pour former un ensemble cohérent dont chaque élément est lui même en résonance avec un élément ou une fonction semblable dans le reste de l’univers. Avec cette conception, la fracture entre le soi et le non soi perd de sa réalité. Un autre mode de réflexion et d’images va permettre de retrouver l’unité de l’être particulier dont on parle : celles qui comparent l’organisation du corps humain à celle de la société.

Le corps n’est vu qu’en fonction. Par exemple, les viscères, foie, rate ou estomac, sont considérés comme les différents ministres d’un gouvernement… et quand on va traiter un organe on va penser que le ministre est déraillant… Un ministère c’est une fonction, une fonction c’est des mouvements, des transformations, des relations qui s’établissent… Une maladie, c’est une fonction qui se dérègle…

C’est un ministère qui ne remplit pas correctement son rôle étant donné ses caractéristiques, le moment de la journée où il doit plus particulièrement agir. L’équilibre de l’organisme se définit ici par les limites de la liberté d’action et de comportement de chaque fonction. L’organisation du corps est alors fondée sur la définition des seuils à ne pas dépasser pour chacune d’elles.

Ce qu’on fait en tant que médecin, c’est qu’on fait descendre le problème en dessous d’un certain seuil de perception. Que ce soit un problème psychologique ou un problème de douleur digestive par exemple… La marginalité ne gêne pas la société tant que le marginal ne vient pas casser les vitres…

C’est un principe de hiérarchie entre les fonctions qui permet de définir les points d’équilibre et les seuils à ne pas dépasser. Et ici, on dépasse le cadre de la simple analogie entre deux univers, le corps humain et le corps social, pour arriver à des notions d’identité et d’influence réciproque. En effet, du moment que tout est dans tout, et dans la mesure où l’on admet le principe de synchronicité selon lequel chaque mouvement d’un univers a une résonance sur ceux des autres, alors il faut admettre que, selon la place hiérarchique des individus dans le corps social, leur équilibre interne propre, leur degré de sagesse, pourront avoir des répercussions sur le corps social.

Ce qui est perturbé à l’intérieur du corps correspond à une perturbation à l’extérieur, et réciproquement. Donc si on a une perturbation à l’intérieur…. enfin çà c’est une autre histoire… Les Chinois pensaient qu’il y avait une modification si on était en ordre ou pas… Si l’empereur déconnait, il pouvait arriver des bricoles ailleurs…

Si les médecins acupuncteurs français n’adhèrent pas nécessairement à l’ensemble des principes de la tradition chinoise et notamment à ces notions de relations réciproques entre ce qui se déroule dans le corps et ce qui peut avoir lieu à l’extérieur, la plupart d’entre eux semblent considérer comme valables les analogies entre le fonctionnement du corps humain et celui du corps social.

La question se pose cependant de savoir quelle valeur peuvent contenir pour eux ces analogies. Entre les représentations du corps et celles de la société, il pouvait exister, dans la tradition chinoise ancienne, une adéquation réelle. Elles ont été construites pour ainsi dire en même temps (Granet 1953). D’une façon générale, il semble que l’on puisse dire, et les travaux d’ethnologie vont dans ce sens (Douglas 1970 ; Augé 1985, par exemple), que la cohérence de chacun des deux domaines de représentations semble s’organiser par rapport à celle de l’autre (Marcovich 1982). Mais les médecins acupuncteurs français d’aujourd’hui qui utilisent les modèles de la tradition médicale chinoise ne se trouvent pas dans un système socio culturel semblable à celui de la Chine ancienne.

Il est vrai que ce n’est pas tant au fonctionnement social que se rapportent les représentations du corps humain, mais à des éléments d’un système politique général de gouvernement. Les catégories qu’ils utilisent restent des sens et des contenus différents. Elles se fondent cependant sur une conception de l’organisation du corps et de la société qui est suffisamment marquée pour poser question. Et notamment celle de savoir à quelle organisation sociale ils font référence dans leur pratique. En ligne générale, il semble qu’ils finissent par considérer le système social et culturel dans lequel ils vivent comme un avatar des principes universels qui régissent toutes choses. Us relations sociales, les modes de fonctionnement social, les méthodes de gouvernement apparaissent comme des formes possibles de la mise en pratique de ces principes. Par ailleurs les représentations de la société qui transparaissent dans leur discours sur le corps peuvent se rattacher à leur vision personnelle de ce que pourrait être une « société idéale », marquant ainsi, à la fois leurs aspirations et leur conception générale de la société.

CONCLUSION

Les trois grands thèmes que nous avons analysés ici (le corps masse d’énergie matière, le corps champs de résonances, le corps microcosme reproduction du macrocosme) s’organisaient d’abord sur l’idée de globalité. Trois autres notions importantes interviennent qui dépassent chaque thème, mais qui en même temps les rassemblent en un système cohérent : l’équilibre, l’adaptation et la fonction.

L’idée de globalité permet d’appréhender le corps comme un tout qui interagit avec son environnement à la fois dans le temps et l’espace, celles d’équilibre et d’adaptation insistent sur les relations entre l’interne et l’externe, entre le soi et le non soi. Ces deux notions sont, dans la conception des médecins acupuncteurs, étroitement solidaires l’une de l’autre. L’équilibre, synonyme de santé pour le corps et condition de sa dynamique même, lie peut exister sans échange avec l’extérieur, sans adaptation à l’environnement d’où l’importance du thème de la peau. Réciproquement cette adaptation est le gage d’un véritable équilibre interne.

Ces notions d’adaptation, d’équilibre et d’échange ontjoué un rôle important dans les recherches scientifiques sur l’acupuncture. Elles ont en particulier servi à considérer les organismes vivants comme des systèmes cybernétiques, dont le »programme » permet dans des limites déterminées, certaines modulations (Choain 1969), et d’autre part à les étudier au niveau moléculaire, dans les échanges qu’ils sont capables d’établir avec leur environnement physique (Cantoni 1967). Mais ces notions d’adaptation et d’équilibre ont une portée plus large. Elles donnent à l’entité vie, une qualité qui la définit comme partie d’un ensemble plus vaste dans lequel elle s’insère et qui l’organise dans ses processus les plus intimes. Cette conception introduit une confusion entre l’univers particulier de la personne et celui dans lequel elle circule » et interagit. Bien que d’une certaine façon, elle redonne à l’image du corps des contours plus définis, la notion de fonction accentue encore cette confusion. Les homologies entre le fonctionnement interne, et celui des autres univers, la concordance entre leurs rythmes, et plus particulièrement entre la dynamique de chacune de leurs fonctions, tous ces éléments rendent floues les frontières qui délimitent l’être en tant qu’individu ayant une identité, un corps qui lui est propre…

Ce point est suffisamment prégnant pour caractériser les modèles culturels sur lesquels les médecins acupuncteurs fonctionnent : ils sont fortement influencés par les modèles de la pensée chinoise pour laquelle les entités individuelles ne prennent véritablement leur sens que référées à l’ensemble plus vaste dont elles font, non seulement partie, mais qui réciproquement, en sont une représentation fidèle ; autrement dit, une entité, quelle qu’elle soit (une cellule dans le corps, le corps humain, l’individu, le groupe familial dont il fait partie n’existe, ne peut fonctionner et vivre que dans l’équilibre qu’elle a trouvé, en elle même et vis à vis de son milieu de vie, et en synchronisation avec lui, c’est à dire dans l’adaptation qu’elle réalise à chaque instant avec son environnement (Granet 1934, 1953).

Mais ils sont probablement aussi déterminés par les thèmes que l’histoire de l’acupuncture en France a plus particulièrement retenus et notamment les notions d’énergie matière, d’échange ou de fonction (Marcovich 1987) ; enfin on peut faire l’hypothèse que ces modèles se structurent par rapport à leur pratique même, leur efficacité thérapeutique dont ils ont parfois du mal à mesurer la portée réelle, et à la limite, leur propre insertion dans le système médical français dont ils ne mesurent pas toujours la logique ou la situation véritable.

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