Marie Rose Moro Ethnopsychanalyse parents-enfants [1] -carnet psy
Nous menons des psychothérapies ethnopsychanalytiques des parents migrants et leurs enfants depuis plusieurs années à l’hôpital Avicenne. Ce travail nous a amené à proposer une nouvelle manière de faire et de penser ces thérapies à partir des travaux de Devereux et Nathan, d’une part, de ceux de Lebovici d’autre part.
Objet d’étude
Mon objet d’étude est ici l’interaction parents migrants-enfants et ses dysfonctionnements. Sur le plan clinique, je cherche à construire une technique de soins efficace qui permette la prise en charge des parents migrants et de leurs enfants nés en terre d’exil. Enfin, comprendre la genèse de ces souffrances en situation migratoire, permet de penser une prévention précocissisme qui diminue la gravité de ces perturbations voire évite leur apparition.
Mais cette recherche s’inscrit aussi dans des enjeux théoriques, méthodologiques et par là-même épistémologiques. Dans la situation migratoire, la psychanalyse ne peut se suffire à elle-même, elle doit nécessairement tenir compte des découvertes de l’anthropologie. Mais, la psychanalyse doit aussi tenir compte de l’éthologie, des sciences cognitives… Aucune science, aucune pensée, aucune méthode, voire aucune pratique ne peut prendre le risque d’ignorer les avancées des autres sciences, des autres pensées, des autres méthodes, des autres pratiques… Il est permis de penser que ces confrontations contiennent en germe de nouvelles inventions. Pour continuer à être un outil vivant, la psychanalyse doit « prendre le risque de participer à cette invention » (Stengers, 1989, p. 197). Notre analyse contraint à penser la nécessité d’une épistémologie prenant en compte les différents référents en jeu dans la situation ethnopsychiatrique, une épistémologie éclectique.
De la logique culturelle à la pertinence psychique :
Cette méthode ethnopsychanalytique[2] (utilisation obligatoire mais non simultanée de la psychanalyse et de l’anthropologie) a permis d’obtenir les résultats suivants. L’enfant a un berceau culturel :
1. En situation ethnopsychiatrique, on ne peut ni observer, ni évaluer, des interactions parents-enfants sans tenir compte des manières de faire propres à la famille.
2. L’analyse des actes thérapeutiques et de leurs effets montre que les propositions thérapeutiques qui génèrent du récit concernant l’enfant et le lien que les parents ont avec lui sont celles qui contextualisent l’interaction parents-enfant, c’est-à-dire celles qui l’inscrivent dans le cadre culturel d’origine des parents.
3. L’analyse des théories étiologiques inférées par les parents montre que les dysfonctionnements interactifs ne peuvent être pensés en dehors des autres représentations culturelles qui constituent l’univers de référence des parents (les Djinné, le maraboutage, les objets-sorts, la sorcellerie…).
De 1, 2 et 3, on en déduit que l’interaction parents-enfants n’existe pas hors d’un système interactif généralisé, le système culturel d’appartenance des parents. Les interactions précoces mère-enfant sont inscrites dans un contexte et ne peuvent être décrites hors de lui. Lorsque le contexte se modifie comme dans la migration, il faut alors complexifier le modèle et tenir compte de l’origine (système culturel d’appartenance) et du mouvement (acculturation). Méfions-nous des représentations statiques des systèmes culturels, ce sont des réseaux en continuelle transformation ! Ainsi, comme il y a un berceau maternel, l’enfant a un berceau culturel !
La logique des interactions parents-enfants : l’être, le sens et le faire :
L’analyse des actes thérapeutiques a montré que les trois paramètres spécifiques fonctionnels, c’est-à-dire ceux qui génèrent du discours autour de l’enfant et qui sont susceptibles de modifier les représentations que les parents ont de l’enfant, sont les éléments ontologiques, étiologiques et thérapeutiques. Ces trois niveaux contiennent des logiques et des procédures qui rendent sans doute compte de leur fonctionnalité.
Les représentations ontologiques :
Elles infiltrent l’ensemble du discours de la famille. Elles désignent les représentations que les parents ont de l’enfant, de sa nature, de son identité, de son origine, des modalités de son développement et de ses liens avec la famille. Elles sous-tendent aussi tous les actes que la mère effectue vis-à-vis de l’enfant.
Logiques :
Ces représentations culturelles préexistent à l’enfant, elles constituent une sorte d’image qu’il va venir habiter. Elles déterminent la manière dont l’enfant est perçu et donc investi. Elles influent sur la manière dont on entre en relation avec lui. Les logiques de cette théorie doivent être explorées en fonction des groupes. Cependant, on trouve des logiques récurrentes à travers le corpus étudié : logique de l’altérité de l’enfant – un bébé est chez les Mossi mi-Ancêtre, mi-Génie, en somme non-humain ; celle de la vulnérabilité liée au changement d’état – tant qu’il ne parle pas, un bébé bambara est en danger de repartir ; celle de l’inclusion de l’enfant dans l’ensemble du système culturel ; celle de l’humanisation obligatoire de l’enfant pour l’agréger à son groupe…
Procédures :
De ces logiques découlent un certain nombre de procédures qui auront pour objet de déterminer la nature exacte de l’enfant dans le contexte culturel, tels les procédures d’identification ou de dation du nom. Ces procédés, en général systématiques, doivent être refaits et souvent complexifiés dans les situations pathologiques pour identifier le caractère singulier de l’enfant malade ou de celui qui présente des difficultés relationnelles avec son entourage.
Exemple :
Logique : cet enfant appartient à un autre monde qu’à celui des humains => Procédures : mise en place des procédés d’humanisation de l’enfant (nomination, massages, protection…)
Les théories étiologiques :
Liées à ces représentations se développent des théories étiologiques qui rendent compte des dysfonctionnements biologiques, relationnels et même sociaux (les malheurs qui s’abattent sur la famille ou sur le groupe après la naissance de l’enfant…).
Logique :
Ces théories étiologiques cherchent à donner un sens culturellement acceptable au désordre concernant l’enfant, la mère, la relation parents-enfant… Elles sont contenues dans un corpus constitué et structuré qui permet de déterminer des causalités et des sens culturellement représentables.
Procédures :
Les procédures mises à l’oeuvre dans cette recherche étiologique peuvent être :
1. des actes divinatoires (lecture de cauris, de kolas, du sable, utilisation des lanières, des souris… en Afrique Noire, technique du « plomb », lecture des oeufs… au Maghreb) ;
2. des interférences liées à des indices physiques ou psychiques particuliers de l’enfant ;
3. des réunions de l’ensemble du système familial où chacun va parler des liens qu’il a avec l’enfant et ses parents[3] … La recherche d’une causalité efficiente (c’est-à-dire celle qui produit des modifications) fait donc appel à des procédures techniques d’identification dont les guérisseurs sont en général les dépositaires.
Exemples :
1. Logique : le dysfonctionnement ne se trouve pas entre la mère et l’enfant mais en un autre point du système culturel => Procédures : trouver où se situe le conflit ; par exemple le non-respect des Ancêtres par le père de l’enfant…
2. Logique : le bébé est porteur d’un message de l’Ancêtre => Procédures : recherche de ce message par des actes divinatoires, par la réunion du groupe familial agnatique…
Les actes thérapeutiques traditionnels :
À partir des représentations ontologiques, puis de la recherche étiologique, pourra être posé un acte thérapeutique par quelqu’un culturellement habilité à donner un sens.
Logiques :
Les logiques des thérapies traditionnelles consistent à poser un acte langagier ou extra-langagier qui rétablit l’ordre en agissant toujours sur le contexte c’est-à-dire qui restructure les liens que l’enfant a avec son entourage et le monde culturel dans lequel il est inscrit.
Procédures :
Cette action sur le contexte du dysfonctionnement se fait en utilisant des procédures complexes comme celle de l’inversion, de la complémentation, de la contextualisation [4].
Exemples :
1. Logique : l’enfant Nit ku bon est en danger de repartir dans le monde des Ancêtres => Procédures : il faut fixer l’enfant dans le monde des humains.
2. Logique : l’enfant serer « qui part et qui revient » peut repartir chez les Ancêtres mécontents => Procédures : identifier l’Ancêtre réincarné et la nature de sa demande.
Cette même analyse avec ses trois niveaux d’action différents (niveau ontologique, étiologique et thérapeutique) se retrouve pour tous les systèmes de représentations culturels du corpus étudié : l’enfant Ancêtre, l’enfant Nit ku bon, le bébé Esprit, pour ne donner que quelques formes concernant l’Afrique de l’Ouest. Ceci amène à considérer les représentations ontologiques, les théories étiologiques et les actes thérapeutiques comme de véritables contraintes logiques, des éléments formels constitués de logiques et de procédures à la disposition de tous les membres du groupe culturel. Les énoncer est un acte qui initie une série interactive et par là-même des modifications psychiques.
Apaiser la souffrance parents-enfants :
L’analyse des actes thérapeutiques a montré que les interventions au niveau du système culturel des parents apparaissent comme pertinentes au sens défini par Sperber et Wilson (1986) dans leur modèle cognitif de la communication, c’est-à-dire qu’elles provoquent le maximum d' »effets contextuels » pour les parents avec le moindre « coût en processus » [5].
Ainsi, (1) dans le corpus de recherche analysé les interprétations concernant le lien mère-enfant s’étayent toujours sur des éléments du système culturel. L’observation du lien parents-enfant permet de définir les éléments culturels à utiliser. Les interprétations qui modifient le plus les interactions mère-enfant observables et qui génèrent un discours associatif riche autour de l’enfant sont celles qui se situent entre le niveau psychique et le niveau culturel et celles qui relient la triade parents-enfant et le système culturel. (2) L’analyse orientée de notre corpus sur l’interaction mère-enfant a permis de montrer que certains types de propositions thérapeutiques ont des effets plus spécifiques. Elles génèrent de la part des parents un discours centré sur l’enfant et modifient les interactions observables parents-enfant. Ce sont celles qui contiennent un ou plusieurs éléments des trois ordres déjà définis ontologie, étiologique et thérapeutique. (3) Le rétablissement d’un cadre culturel efficient introduit dans la trame interactive de la cohérence et de la pertinence. On a montré que parallèlement à la mise en place du système de représentation culturel de l’enfant dans le cadre thérapeutique, on constate l’amélioration des symptômes des parents, de ceux de l’enfant et une modification des interactions parents-enfant.
D’une façon générale, ces inducteurs de liens mère-enfant en situation migratoire ont trois séries de conséquences : (1) ils modifient les interactions parents-enfant. (2) Ils tendent à inclure l’enfant dans le monde des représentations culturelles des parents. (3) Ils permettent que l’altérité de cet enfant né dans un univers culturel différent de celui des parents, soit pensable par eux. Ainsi l’enfant même différent pourra s’inscrire dans une filiation (groupe familial) et une affiliation (groupe culturel).
Ainsi l’objectif spécifique de toute thérapie mère-enfant en situation ethnopsychiatrique est-il de rétablir cette interaction en intervenant, dans un premier temps, non pas directement au niveau de la dyade ou de la triade, mais au niveau de l’interaction des parents avec leur système culturel d’appartenance. L’évaluation des interactions précoces est l’étape préliminaire du processus de soins. Elle se fait à deux niveaux : par l’observation directe décentrée et contextualisée ; par la résolution de questions cliniques : existe-t-il un système cohérent qui ordonne les différents univers des parents, est-il efficace, est-il productif ? La dernière étape est thérapeutique, elle consiste à rendre explicite le système organisateur, à le faire fonctionner pour aboutir à un sens individuel. Trois des éléments fonctionnels de ce système organisateur ont été répertoriés et définis par cette recherche. Mais seule la multiplicité d’études pluridisciplinaire de plus en plus fines pourront aboutir à un corpus structuré avec des données véritables, transmissibles et cumulatives.
Ainsi, aux trois niveaux déjà décrits dans les interactions parents-bébé (niveau comportemental, affectif et fantasmatique) peut-on y ajouter le niveau cultuel.
[1] Psychiatre, Maître de Conférences à l’Université Paris VIII ; Responsable de la consultation d’ethnopsychiatrie au CHU Avicenne, Service du Pr Mazet, Bobigny. [2] Pour la description détaillée de la methode, cf Moro (1994). [3] Dans chaque groupe, chaque situation implique des procédures différentes. Je ne donne ici que quelques exemples. [4] Pour une analyse détaillée de ces processus, cf Moro (1994). [5] Cette idée est proposée dans un sens assez proche de celui utilisé par Widlocher et Hardy (1990, p.181) pour ce qui concerne l’interprétation en psychanalyse :”(…) l’hypothèse interprétative “la plus cohérente”, à ce moment de la cure, avec le principe de pertinenece tel qu’il est défini dans le modèle de Sperber et Wilson, c’est-à-dire l’interprétation qui aura les effets contextuels les plus importants pour l’analysant, à un moindre coût de traitement (c’est-à-dire l’interprétation la plus accessible pour le patient à ce moment-là)”.
Bibliographie :
Moro, M. R. (1994) Parents en exil, Psychopathologie et migration. Paris, Puf. Moro, M. R. et Nathan, T. (1995) Ethnopsychiatrie de l’enfant. In S. Lebovici, R. Diatkine et M. Soulé (Eds.) Traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (nouvelle édition en 4 vol.). Paris, PUF (sous presse).