Nancy Thede : L’identité ethnique des Gitans de la basse Andalousie. Variations sur le thème de la frontière ethnique

Nancy Thede, Département d’anthropologie, Faculté des arts et sciences, Université de Montréal

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph.D., juin, 1998

http://www.pum.umontreal.ca/theses/pilote/thede/these_front.html

Sommaire

Un grand nombre des travaux réalisés par les ethnologues touchent à la dimension ethnique de la variation humaine. Cependant, les outils conceptuels qu’on emploie pour analyser ces phénomènes sont demeurés flous et sous-théorisés. Cette thèse a, par conséquent, un double but : celui de raffiner, sur la base d’une analyse critique, les outils conceptuels permettant de cerner le processus de construction de l’objet d’étude (l’identité ethnique), et celui de les appliquer à l’étude du processus de construction identitaire d’un groupe précis (les Gitans de la basse Andalousie). L’approche développée est non essentialiste, l’identité étant abordée ici comme un processus de construction sociale et historique. Ce n’est pas un contenu culturel ou des traditions qui déterminent les contours de cette identité mais, au contraire, le processus de construction de la frontière qui la définit. Cette thèse constitue une réflexion sur la frontière ethnique en tant que lieu d’expression de l’identité ethnique, et en tant que lieu d’étalage des produits symboliques que le groupe estime investis d’une signification différenciatrice. Le propos de cette étude était d’établir la nature des frontières de l’identité ethnique en explorant leur composition, leurs principes de construction, pour identifier les forces de leur transformation à l’oeuvre historiquement et encore aujourd’hui. La méthodologie a emprunté deux voies parallèles : celle de la constitution des outils conceptuels et analytiques dans le cadre d’une théorie du social s’inspirant de celles de Pierre Bourdieu et d’Anthony Giddens et puis, celle de leur application dans l’étude de cas. Cette dernière comprenait les démarches suivantes : un examen critique de l’utilisation du concept d’identité ethnique dans la littérature concernant les groupes tsiganes en Europe en général et les Gitans d’Espagne en particulier ; une recherche terrain de 17 mois (divisée en trois séjours) permettant la cueillette d’histoires de vie, d’une revue de presse, etc. Cette démarche permet de déceler une frontière ethnique discontinue, à intensité variable dans le temps et dans l’espace : un conglomérat de pratiques sociales et rituelles, non pas une barrière étanche, immuable et divorcée des pratiques quotidiennes et rituelles. Cette frontière s’établit autour de certaines pratiques sociales, celles qui sont perçues comme étant des enjeux pour l’identité, ce qui m’amène à proposer deux nouveaux concepts analytiques : celui de terrain d’investissement identitaire et celui d’afficheur identitaire. Ainsi, les Gitans de la basse Andalousie se constituent en tant que groupe à la fois en marge et en symbiose avec la société majoritaire, en se construisant des espaces propres au sein même des institutions de celle-ci. C’est ce qui leur a permis de rénover leurs stratégies identitaires malgré la transformation radicale du contexte socio-économique dans lequel elles évoluent. Les résultats de cette recherche ont une incidence tant au niveau théorique (en ce qui concerne l’identité ethnique et concepts afférents) et au niveau des politiques étatiques concernant les minorités ethniques qui, pour la plupart, se basent sur une conception de la frontière ethnique trop monolithique.

0. Introduction

0.1 Le problème

Cette thèse vise à analyser le processus historique et actuel de construction de l’identité ethnique dans un cas particulier, celui des Gitans de la basse Andalousie, dans le sud de l’Espagne. L’identité sera traitée comme un ensemble de pratiques différenciatrices, articulées autour d’une série de terrains de lutte identitaires. Ces terrains de lutte identitaires, ou de confrontation si l’on veut, se définissent autour d’enjeux possédant une force symbolique particulière au sein de l’habitus gitan et, le cas échéant, andalou. Le problème de recherche, tel que je l’exprime maintenant, n’est pas celui de départ : il a été construit et modifié au fur et à mesure que la recherche avançait. Au départ, il s’agissait simplement d’analyser le processus de négociation de la frontière ethnique. Le problème s’est donc raffiné avec le temps, et ce, particulièrement à deux niveaux. Au niveau théorique, d’abord, compte tenu de l’étonnant manque de rigueur et de la pauvreté des concepts concernant l’identité ethnique et, en particulier, la nature de la frontière ethnique, je me suis trouvée devant la nécessité d’inventer des outils analytiques me permettant d’aborder le processus sous étude. Dans un deuxième temps, il a fallu construire les Gitans de la basse Andalousie dans leur spécificité propre et contre la plupart des généralisations opérées par des chercheurs à partir d’études réalisées ailleurs en Espagne. Ces deux niveaux de problématisation ont donc été élaborés en grande mesure en fonction et à partir du constat de la théorisation déficiente qui caractérise la plupart des travaux dans ces deux champs. Pour ce faire, j’ai essayé de situer le problème dans un contexte théorique plus large – dont le manque me semble d’ailleurs être le problème central dans la théorisation déficiente de la plupart des approches de l’identité ethnique, que ce soit en ethnologie, en sociologie ou encore dans les dites  » études culturelles « . Une théorie de l’action sociale doit informer, à mon avis, toute tentative d’analyser les formes que peut prendre cette action, dont les processus identitaires. Je me suis donc appuyée sur les efforts de construire une théorie de l’agence, efforts particulièrement fructueux chez Pierre Bourdieu et Anthony Giddens. La méthode de construction de l’objet, ainsi que les concepts de stratégie, d’habitus et de champ, reviennent constamment dans la démarche que j’ai suivie au cours de cette recherche. Les critiques que proposent ces deux auteurs du positivisme et du fonctionnalisme m’ont constamment aidée à déceler des incohérences théoriques et analytiques dans mes propres pistes de travail et mes propres interprétations ainsi que dans la construction des données et dans les interprétations qu’en font d’autres chercheurs dans ce domaine. L’un des problèmes majeurs auquel on se bute dès que l’on aborde l’identité ethnique est celui de l’essentialisme. Eric Wolf (1994 : 6) signale, très justement, que  » there is hardly a study of an ethnic group now that does not describe how the locals use  » agency » to « construct themselves » in relation to power and interest « . Il poursuit sa réflexion en affirmant que cette évolution des recherches nous éloigne, heureusement, des anciennes perspectives essentialistes par rapport à la culture. Je crois, suite à cette recherche, qu’il crie trop vite victoire. L’essentialisme (entendu comme l’idée que les groupes sociaux ou les  » cultures  » ont en leur sein quelque chose d’ineffable, de non historique – bref, de non construit 1 ) se manifeste couramment, aussi bien dans les mouvements sociaux à propos identitaire (dans une espèce de cultural fundamentalism, pour employer le terme suggéré par Wolf) que chez des chercheurs qui se réclament d’une approche constructionniste de l’identité et de la culture. La moralité, peut-être : on ne peut jamais prendre pour acquis que son propre travail est exempt d’interprétations essentialistes. D’autant plus que cet essentialisme n’est qu’une manifestation, parmi d’autres, des approches fonctionnalistes et positivistes qui ont caractérisé la création même des  » sciences  » sociales… De ce point de vue, l’étude du cas des Gitans de la basse Andalousie s’est avérée d’une grande richesse. Quoi de plus  » essentiel « , en apparence, que l’identité gitane ? Au départ, on croit savoir qu’il s’agit d’une  » race  » distincte tant par sa culture que par sa provenance génétique. Le maintien de sa  » différence  » ethnique s’expliquerait tout seul, la non-différence des Gitans étant inconcevable. Mais comment donc rendre compte de ces Gitans de la basse Andalousie, sédentaires depuis au moins 300 ans, sans langue propre, sans religion autre que ce catholicisme dont se réclame la majorité non gitane, travailleurs journaliers ou petits commerçants, intégrés à la société et fiers de l’être ? Si l’on acceptait le genre d’approche prévalant chez la plupart des ethnologues des minorités ethniques, ils auraient dû disparaître depuis longtemps, au fur et à mesure qu’ils  » perdaient  » leurs  » traditions « . Et pourtant, ils sont bel et bien là… Non seulement ils sont là, mais ils n’ont rien dans leurs pratiques sociales ou institutions qui leur est propre, original, unique par rapport aux Andalous qui les entourent. Il n’y a que leur manière de vivre et d’habiter ces institutions et pratiques, le regard qu’ils y portent, qui leur est propre et qui leur sert pour se distinguer des non-Gitans. Il s’agit d’un problème autant sinon plus posé par le regard ethnologique et ses lunettes conceptuelles que par l’anomalie de ce cas. Au contraire, en explorant davantage la littérature ethnologique sur les Tsiganes ailleurs en Europe, nous nous rendrons compte que ces Gitans de la basse Andalousie ne sont pas uniques parmi les Tsiganes, et que les processus mis en oeuvre par eux pour se construire en tant que Gitans à leur manière ne sont pas inédits. Simplement, les Gitans nous obligent à repenser nos approches théoriques et à réinventer des outils analytiques pour aborder l’identité ethnique. L’étude du cas des Gitans de la basse Andalousie fait éclater des notions positivistes encore très courantes en ethnologie – des notions telles que  » tradition  » ou  » contenu culturel  » ou  » cultural survival « . Ce cas m’a amenée aussi à concevoir autrement la  » frontière  » ethnique elle-même. Les pratiques gitanes nous révèlent une frontière discontinue, à intensité variable dans le temps et dans l’espace : un conglomérat de pratiques sociales et rituelles, non pas une barrière étanche, immuable et divorcée des pratiques quotidiennes et rituelles. Il me semble que cette approche de la frontière ethnique, et son analyse à partir de l’identification des enjeux identitaires qui servent de base à l’articulation de terrains de lutte identitaires, que nous apportent les Gitans de la basse Andalousie, peut permettre de renouveler la problématisation pour l’étude d’autres cas de construction de l’identité ethnique. Je m’appuie fortement dans cette recherche sur des métaphores spatiales pour élaborer des outils analytiques : frontière, champ, terrain, etc. Même si plusieurs proviennent de la littérature anthropologique établie, je crois qu’il y a lieu d’examiner les effets possibles que l’utilisation d’images à connotation spatiale peut avoir sur l’objet d’étude. L’emploi de la métaphore spatiale a avant tout un effet de réification : on a tendance à opérer un glissement vers une compréhension de la frontière ethnique, par exemple, comme un lieu identifiable, observable, plutôt que de la concevoir en tout moment comme ensemble dynamique de relations sociales. Le danger est légèrement moins présent dans les cas des notions comme champ ou terrain, car elles évoquent plus facilement une dynamique de rencontre de diverses forces sociales. Bourdieu, très explicite, parle d’un ensemble de relations historiquement constituées pour expliquer le concept de champ. En fin de compte, plutôt que de ne pas utiliser de métaphore du tout, ce qui est peut-être le plus convenable est d’expliciter la nature ou le biais des métaphores, pour ainsi signaler leurs limites et essayer de les corriger lorsque nécessaire. De plus, avant de passer au contenu de cette thèse chapitre par chapitre, une autre remarque d’ordre général s’impose, qui concerne mon choix en faveur de la majuscule pour le mot  » Gitan « . Dans la littérature, il est tantôt écrit avec majuscule, tantôt sans. Ma première inclinaison était de l’écrire sans majuscule, pour éviter justement de réifier outre mesure ce qui est, après tout, une catégorie. Il me semblait – et il me semble toujours – que la variabililité même des pratiques des Gitans est un argument on ne peut plus convaincant contre tout artifice analytique qui en ferait une catégorie fixe et homogène. Ce qui m’a fait opter finalement pour l’utilisation de la majuscule est un critère plutôt politique et ethique. Si on parle d’un Andalou, d’un Cri, d’un Québécois, les Gitans ne méritent-ils pas le même geste de respect ? Aussi, au moment où Tsiganes et Gitans, à des niveaux nationaux et international, s’organisent pour obtenir des reconnaissances officielles de leur existence et de leurs droits, la question du choix de Gitans versus gitans se politise. Je n’ai pas posé la question à mes compagnons gitans, ceux et celles que j’ai fréquentés pendant toute la durée de cette recherche et qui ont si généreusement partagé leur vie avec moi, mais je sens qu’ils aimeraient mieux être Gitans que gitans. Je leur dois au moins cette reconnaissance. Cette thèse navigue à la fois dans des eaux théoriques et dans des criques d’un lieu et temps très précis. Elle est structurée comme un entonnoir, et ainsi on vogue du plus général (le théorique) vers le plus précis (le cas spécifique). Elle est écrite de cette façon-là, mais je tiens à répéter que cette manière de la structurer ne représente pas le cheminement ni de la recherche ni de ma pensée en la réalisant. Au contraire, il s’agit d’aller retour constants entre les concepts théoriques, les données concrètes, les outils analytiques… Le chapitre 1 vise à dégager les principaux concepts théoriques qui guideront la construction et l’interprétation des données de la recherche. Il constitue un examen critique des approches majeures en vigueur concernant l’identité ethnique, qui permet d’établir une définition des concepts sur lesquels la recherche s’appuiera, notamment des concepts de  » groupe ethnique  » et d' » identité ethnique « , le terme  » ethnicité  » étant définitivement écarté en raison du trop grand flou conceptuel qui l’entoure. Le concept de frontière ethnique est décortiqué, tel qu’il apparaît dans la littérature des sciences sociales. La deuxième partie du chapitre est consacrée à la conceptualisation, du point de vue théorique, de l’espace social et au problème de la construction de l’objet d’étude, pour aboutir en fin de parcours à la construction de l’objet ethnique précisément. Le chapitre 2 aborde le traitement de l’identité ethnique chez les Tsiganes et les Gitans dans la littérature produite à leur propos en Europe et en Amérique du Nord. Un rapide survol historique permet de situer les Gitans par rapport aux autres groupes tsiganes de l’Europe, et d’amorcer un récit de leur construction par les vagues successives de chercheurs qui se sont intéressés à eux, ainsi qu’une récapitulation des politiques officielles définies à leur égard et qui ont aussi contribué à les constituer. Les principales approches actuellement courantes dans le champ des études tsiganes sont identifiées. Ensuite, les études sur les Gitans espagnols dans quatre champs (histoire, sociologie et travail social, ethnologie, flamencologie) sont passées en revue critique et les lacunes identifiées. Il est notamment question de la faiblesse des assises théoriques des études sur les Gitans espagnols en général, ainsi que de la relative inexistence d’études ethnologiques sur les Gitans de la basse Andalousie. Enfin, des jalons sont posés pour la construction de l’objet précis de la recherche. Les chapitres 3 et 4 font état des résultats de la recherche terrain. Le chapitre 3 commence par une mise en situation historique des groupes gitans dans les deux villages sous étude. Les contours propres à l’élaboration de l’identité dans chacun des deux villages sont exposés. Finalement, les éléments communs de ces expériences actuelles sont dégagés et analysés en tant que terrains de lutte et d’investissement identitaires. Plusieurs de ces terrains sont analysés en profondeur, à l’aide en particulier d’extraits d’histoires de vie de Gitans et Gitanes de ces deux villages. Les terrains ici identifiés sont le flamenco, le travail, les référents symboliques, les institutions gitanes. Est abordé ensuite, le processus de construction du groupe gitan, encore une fois en s’appuyant sur des extraits de récits de vie, sous les angles suivants : les bases communes de ce processus, le genre, les jeunes. Vient ensuite une réflexion sur quelques zones floues de l’identité gitane, dont leurs liens avec les autres Gitans, comment on traverse la frontière ethnique, que veut dire  » être gitan  » et enfin, comment les Gitans en question envisagent leurs relations avec les non-Gitans pour ce qui est de l’intégration sociale, de la distinction ethnique et de la discrimination. Dans le chapitre 4, il est question du rapport – parfois complémentaire, souvent conflictuel – entre identité gitane et identité andalouse. Les éléments principaux du stéréotype dominant concernant les Gitans sont identifiés à travers une analyse du traitement qui leur est réservé dans la presse écrite. Ensuite, la confrontation symbolique en termes identitaires est analysée, telle qu’observée dans le cadre de trois événements rituels dont les Gitans sont les protagonistes. Enfin, le chapitre portant sur les conclusions fait ressortir les apports majeurs de cette démarche de recherche en ce qui concerne le caractère de l’identité ethnique, la nature de la frontière ethnique et la stratégie identitaire des Gitans de la basse Andalousie.

0.2 La méthodologie

Plusieurs techniques ont été utilisées pour nous permettre d’atteindre le propos méthodologique de fond, c’est-à-dire la construction de l’objet d’étude. Ici encore, malgré une tentative de procéder par ordre logique du plus général et du plus conceptuel vers le plus concret et le plus direct, les étapes méthodologiques n’ont pas été sans aller retour entre le concret et le conceptuel. La première étape, déjà évoquée plus haut, a consisté à constituer les outils conceptuels et analytiques qui serviraient à cerner l’objet dans son dynamisme actuel ainsi que dans sa dimension historique, ou processus de construction à travers le temps. Certains de ces outils ont été puisés directement chez des théoriciens du social, en particulier chez Pierre Bourdieu et Anthony Giddens, dont les concepts d’agence, d’habitus, de stratégie, ainsi que l’approche globale de construction de l’objet d’étude, ont beaucoup inspiré cette recherche. D’autres outils, dont en particulier les définitions de l’identité ethnique et de groupe ethnique, employées dans le cadre de cette recherche, ont été construits sur la base de travaux d’un grand nombre de sociologues et d’ethnologues, mais en les modifiant sensiblement pour les rendre cohérents avec l’approche de l’espace social épousée au départ. D’autres outils encore sont le résultat, que j’ose croire original, de cette recherche : ici je me réfère à des notions telles que frontière ethnique, terrain de lutte identitaire et afficheur ethnique. Quoique la notion de frontière ethnique existe depuis longtemps dans la littérature d’études ethniques, le traitement que j’en fais dans le cadre de cette thèse la transforme foncièrement. Les deux autres notions ont été, quant à elles, imposées par les exigences de la démarche même d’analyse des relations sociales sur le terrain. La deuxième grande étape est celle de la recherche sur le terrain, qui a consisté en un séjour de 14 mois dans un village de la basse Andalousie. Ce long séjour a été précédé d’un séjour préliminaire de 15 jours dans la région, et suivi d’un autre séjour de deux mois dans le même village. Chacun des séjours a été séparé d’un intervalle d’un an. La recherche de terrain a été menée dans le village de résidence, ainsi que dans un village de taille similaire situé à environ 40 kilomètres. Plusieurs techniques ont été déployées dans cette recherche terrain, outre l’observation au quotidien des rapports entre Gitans et non-Gitans dans les deux villages. Deux techniques furent centrales. La première consistait à recueillir une série d’histoires de vie de membres de la communauté gitane dans chacun des deux villages. Une trentaine de ces récits ont été recueillis. Sans avoir la prétention d’établir à si petite échelle un échantillon représentatif, le choix des personnes à interviewer a été établi en fonction d’une grille qui permettait d’assurer une couverture dans chaque village de l’ensemble des métiers, générations, niveaux d’éducation et genres. La plupart de ces récits ont été enrégistrés et transcrits. Ces sessions ont été non dirigées, le démarrage étant simplement  » Racontez-moi votre vie  » 2 . Ce matériel a été primordial dans la construction de ma propre compréhension des modes de vivre l’identité gitane. Des extraits de ces récits 3 illustrent l’analyse que je fais des éléments de la construction identitaire chez les Gitans de la basse Andalousie. L’autre technique principale était celle de l’observation des modes d’expression de l’identité gitane dans deux types d’événements rituels : des fêtes publiques proprement gitanes, et des fêtes communautaires auxquelles participent Gitans et non-Gitans. Dans la première catégorie se trouvent le pèlerinage au sanctuaire de la Vierge de los Remedios, la fête de la bulería à Jerez de la Frontera, les processions des fraternités gitanes dans les cérémonies de la Semaine sainte à Lebrija et à Jerez. Dans la deuxième catégorie, il y avait les ferias de Arcos, Lebrija et Jerez, tout le cycle annuel de fêtes à Arcos (Belén, los Reyes, Carnaval, Semaine sainte, Feria del Barrio Bajo, Velada de las Nieves, Feria de San Miguel…), des corridas, des festivals de flamenco (à Paterna, Morón, Arcos, Lebrija, Jerez, Vejér, Moguér), des soirées dans des peñas flamencas à Lebrija, Jerez, Arcos. Cette démarche a permis de constater l’existence d’une variété de modes de manifestation de l’identité selon les différents contextes rituels. Les autres techniques employées étaient les suivantes : un relevé systématique sur un an des articles de la presse écrite utilisant le mot  » Gitan  » ; une série d’entrevues informelles avec des non-Gitans touchant, entre autres, à la question de leurs attitudes envers les Gitans et envers le flamenco ; une série d’entrevues avec des artistes gitans semi-professionnnels du flamenco ; le visionnement d’une centaine d’entrevues vidéo avec des Gitans professionnels du flamenco (de la collection de la vidéothèque du Centro Andaluz de Flamenco à Jerez) ; le repérage de documents historiques concernant les Gitans au niveau local dans le Archivo Municipal d’Arcos ; le recueil systématique de bibliographie d’ouvrages locaux sur les deux villages ou sur les Gitans ; des discussions avec des chercheurs andalous-es et étrangers travaillant dans des domaines similaires. Au départ, en ce qui concerne plusieurs de ces techniques, j’allais un peu à la pêche, car le démarrage des contacts avec les Gitans tardait à se produire et je désespérais un peu. Mais finalement, elles m’ont toutes apporté quelque chose. La seule démarche qui aurait pu être éliminée sans trop nuire à la construction de la problématique est la recherche dans le Archivo Municipal qui a pris beaucoup de temps pour un très mince résultat. Pour vraiment en faire quelque chose – et je crois que cela est crucial pour poursuivre des études concernant les communautés gitanes en Andalousie, pour les comprendre dans leur profondeur historique – il faudrait un investissement plus dense et une chercheure outillée pour ce genre de recherches.

0.3 Les limites de cette recherche

Certaines contraintes sont inhérentes aux choix que j’ai opérés au fur et à mesure de mon travail, et il faut les expliciter ici. En premier lieu, il y a le fait que mon étude se base sur une seule étude de cas et que cette dernière représente deux petites communautés. Le pari est fait en fonction d’une qualité et d’une profondeur de compréhension, au détriment d’une large base de données et d’analyse. On est dès lors en droit de se demander si les généralisations que me m’y permets, tant au niveau des Gitans qu’en ce qui concerne la problématique identitaire plus vaste, peuvent se justifier. Il me semble qu’en effet, il faut se garder de généralisations concernant les Gitans en ce qui a trait à leurs modes concrets d’articulation avec les sociétés au sein desquelles ils vivent. Nous ne pouvons pas parler, je crois, de  » traditions gitanes  » ou tsiganes ou de pratiques culturelles qui seraient les mêmes d’un groupe tsigane à l’autre. Mais je constate que la littérature issue d’un courant en études tsiganes au moins corrobore les observations de cette étude au niveau de la stratégie d’articulation des groupes tsiganes avec leurs sociétés dominantes. À ce niveau précis, donc, je crois que la généralisation est fondée. Et en ce qui concerne la généralisation de concepts analytiques dans le champ identitaire à partir de cette étude, il reste à les employer dans d’autres cas pour pouvoir l’affirmer, malgré qu’à première vue ils semblent mieux rendre compte de la dynamique identitaire que les outils insuffisamment développés dont nous disposions jusqu’ici. Les conclusions sur la nature de la frontière ethnique feront l’objet d’un travail ultérieur pour essayer d’établir si elles jettent une lumière nouvelle sur la dynamique identitaire dans d’autres cas précis. Une deuxième limite est reliée au fait que cette recherche a été menée en isolement quasi totale par rapport aux centres de recherches en études tsiganes. Ce n’est que très tard dans le processus de recherche que j’ai commencé à repérer l’existence de divers courants d’interprétation dans ce champ, dont un courant me semble très proche de mes propres constats et interprétations. Je me suis trouvée, donc, à un stade assez avancé de ma rédaction, devant le fait d’avoir à toutes fins pratiques inventé un cadre d’interprétation qui existait déjà. L’exercice n’a pas été inutile, mais si j’avais compris l’intérêt d’investir moi-même le champ des études tsiganes plus tôt dans la recherche, j’aurais appris en quelques heures ce qui m’a pris des semaines, voire des mois, à construire à partir du cas qui m’occupait. Cette découverte, faite plus tôt, aurait sans doute permis d’aller plus loin dans le cadre de cette étude. Troisièmement, malgré mes efforts pour souligner les variations, je crains que ce qui ressorte de cette étude donne une impression d’une certaine unanimité dans le discours produit par les Gitans sur eux-mêmes. Il n’y a pas un seul discours, mais l’un des effets pervers de l’acte d’analyse est peut-être celui de limer ou de minimiser les différences dans une tentative de  » faire du sens « , un sens univoque ou du moins assez homogène pour permettre justement de faire des généralisations. Un problème relié à celui de l’effet d’unanimité, est le fait que prendre comme objet d’étude le problème de l’identité gitane tend à faire exister cette identité dans la démarche d’analyse avec plus d’intensité que dans la  » vraie  » vie. Si l’on ne trouve pas la manière de compenser cet effet pervers de l’analyse dans l’interprétation qu’on en fait, si au contraire on commence à se convaincre de la véracité de sa propre  » fiction « , on se trouve à créer un phénomène par l’intervention de recherche. Un quatrième problème est celui du rapport avec les informatrices et informateurs, comme dans toute étude ethnologique. Dans ce cas, mes deux principaux informateurs (un dans chaque village) étaient des hommes, ce qui instaurait un certain nombre de contraintes (par exemple, la perception que pouvaient en avoir les voisins en ce qui concerne cette relation étrangement intime entre un homme et une femme non mariés) et un rapport de pouvoir difficile. Ceci avait une incidence importante sur mon autonomie de chercheure, sur ma capacité et ma légitimité à entreprendre des contacts et des relations avec des gens ne faisant pas partie du réseau que mon informateur avait intérêt à me faire connaître. La tension grandissait à mesure que la recherche avançait et je m’apercevais que mes informateurs tenaient à contrôler mon agenda de rencontres. Je ne le leur reproche pas : leur stratégie est aussi légitime que la mienne. Je profitais de ma relation avec eux pour m’introduire parmi des gens qu’il m’aurait été autrementimpossible de connaître de cette manière, et pour eux j’étais un atout exclusif qui augmentait leur statut dans la communauté. Pour reprendre les termes de Bourdieu, autant je m’appuyais sur leur capital social (leurs relations dans la communauté) que je n’aurais jamais pu obtenir moi-même, autant j’étais pour eux un moyen d’augmenter et de consolider ce même capital social. Lorsque j’ai tenté une  » fuite « , la confrontation a été amère et, constatant l’impossibilité de gagner mon informateur à mon raisonnement, j’ai opté pour poursuivre sous sa gouverne, ce qui biaise évidemment mon échantillon de récits de vie. J’essaie d’en tenir compte, de corriger cet effet dans la mesure du possible, par la confrontation avec d’autres études, par l’utilisation d’entrevues (vidéo, notamment) réalisées par d’autres avec d’autres sujets et dans d’autres contextes. Le cinquième problème est en quelque sorte l’autre face de la médaille du problème que je viens d’évoquer. Il s’agit de mon intérêt, en tant que chercheure et en tant qu’individu avec une histoire et un avenir, pour cette recherche et pour cet objet d’étude. Plusieurs éléments de mon histoire personnelle me semblent avoir une incidence potentielle sur le processus et les conclusions de cette thèse. Premièrement, le moment dans ma vie où cette thèse s’insère : je ne suis pas en début de carrière et je ne suis pas dans le domaine universitaire. Cette thèse est donc de ce point de vue  » gratuite « , elle ne servira pas de véhicule d’admission vers une carrière universitaire. Les impératifs d’accumulation de capital dans ce domaine sont loin de la pratique de cette recherche : quand bien même je le voudrais, le fait d’occuper un poste à temps plein dans un domaine autre qu’universitaire m’empêche de connaître jusqu’aux règles de fonctionnement de ce processus d’accumulation. Mais, malgré cet éloignement, je me suis trouvée peu à peu avec quelque chose que je sentais vouloir prouver dans le champ des idées, quelque chose qui n’est pas organiquement lié à ma problématique. Il s’avère très difficile pour moi de résister à la polémique. Je suis alors particulièrement tentée de démolir des idées et des approches rencontrées sur mon chemin qui me semblent participer d’une mystification des Gitans, ou manquer de rigueur analytique, ou se contenter d’un cadre conceptuel manifestement déficient. Pour cette raison, je suis peut-être portée à exagérer la critique, notamment celle des études réalisées sur les Gitans en Espagne, et j’ai du mal à reconnaître leurs apports. De plus, ma condition de Canadienne (non pas forcément fédéraliste, par ailleurs) au Québec et l’aversion que j’ai développée ces dernières années à l’égard des discours figés, substantivistes, essentialistes sur l’identité ethnique me prédisposent à une grande réceptivité face à toute approche plutôt immatérielle de l’identité qui insiste sur le caractère flexible des processus identitaires. D’autre part, sur le plan de mes biais de chercheure, mon intérêt, voire ma passion, pour le flamenco a précédé de loin le choix du problème de recherche. Il a même présidé au choix du cas à étudier. Le statut du flamenco dans ma vie a sans doute un impact sur la façon dont j’ai construit ma recherche, mais je crois que cette influence est contradictoire et ne joue pas toujours dans le même sens. C’est à dire que, autant parfois mon penchant pour le flamenco peut m’amener à privilégier ce domaine par rapport à d’autres, et par conséquent peut-être à surestimer sa centralité dans le processus de construction identitaire des Gitans, autant aussi, consciente de ce danger et voulant le contrecarrer, j’ai pu refuser certaines données ayant à voir avec le flamenco. Toujours est-il que ma connaissance de base du flamenco ainsi que mon goût pour lui, m’ont permis d’apprivoiser les Gitans sur un terrain prestigieux pour eux, et donc peut-être plus facilement accessible à une Paya. Mais de loin le problème le plus grave concernant l’intérêt du chercheur est le fait que de s’intéresser aux Gitans simplement d’une certaine manière les fait peut-être exister sur un mode autre. J’ai souvent rencontré une hostilité de la part de non-Gitans face à mon enquête sur les Gitans. Et de la part des Gitans eux-mêmes, parfois de l’intérêt, parfois de la négation, parfois de l’hostilité aussi. Pourquoi donc s’entêter à faire exister ce groupe, là où il semble que personne ne veut qu’il existe ? Par vanité académique ? Parce que le choix est fait et la thèse doit se faire là-dessus ? Parfois j’avais l’impression que les gens craignaient de voir ressurgir une discrimination sauvage contre les Gitans si je persistais à vouloir les dévoiler. Certains l’ont dit en presque autant de mots. J’avoue que je ne sais pas quelles pourront être les retombées de cette recherche sur le plan des relations inter-ethniques dans ces deux villages. Je ne crois pas, cela dit, que le seul fait de cette recherche puisse déclencher un phénomène d’hostilité inter-ethnique (à l’échelle, par exemple, de ce qui s’est vu en Andalousie orientale ces dernières années). Mais cette crainte exprimée par un nombre significatif de personnes signale, à tout le moins, la présence d’un problème réglé il n’y a pas si longtemps et dont les plaies ne sont pas encore définitivement guéries. L’autre aspect problématique du  » faire exister  » est, bien sûr, que le fait de solliciter les Gitans sur la question de leur identité, stimule chez eux une réponse correspondant non pas à ce qu’ils sont  » vraiment  » mais à ce qu’ils croient qui me ferait plaisir. Je suis leur hôte, ils sont un peu responsables de moi, je m’intéresse à eux, ils veulent me donner quelque chose qui me permettra de faire ce pourquoi je suis là :  » écrire un livre  » sur les Gitans. Je ne suis pas moi-même en état de mesurer l’influence de ces rapports sur les résultats de la recherche. Je pose simplement le problème comme jalon pour quiconque sera mieux placé que moi pour le soupeser. Une sixième – et avant-dernière – limite : celle concernant le statut marginal des ethnologues par rapport à leur propre culture. Pour  » s’intéresser  » au métier d’ethnologue, il faut quelque part être mal dans sa peau identitaire. Particulièrement dans sa peau ethnique. Pour vouloir aller se mettre dans la peau identitaire des autres, il faut être marginal par rapport à l’identité – ou au mode identitaire – dominant chez soi. Cela crée peut-être en général un phénomène de survalorisation de la question de l’identité ethnique par les ethnologues et dans la problématique théorique de l’ethnologie. Cette angst identitaire propre aux ethnologues, par définition marginaux de leurs cultures d’origine, colore-t-elle tous nos outils conceptuels concernant l’identité des autres ? Enfin, je crois qu’il faut se rappeler, dans le cas des Gitans comme dans celui de n’importe quel autre peuple dont l’approche de la vie diffère radicalement de la nôtre que, tout ethnologues que nous soyons, nous ne sommes peut-être pas vraiment en mesure de  » penser  » une autre culture. C’est à ce niveau-là, peut-être, que l’ethnographie est une  » fiction « , selon les termes des adeptes des cultural studies nord-américaines : nous écrivons ce que nous imaginons être les manières de vivre des autres, mais rien ne nous permet d’affirmer que les autres se vivent de cette manière-là. Ce n’est qu’à la jonction de ce qui nous est commun que cette démarche m’aura permis de comprendre des pans de ce que c’est que d’être Gitan dans la basse Andalousie. Pour le reste, ces Gitans demeurent, malgré tout, impensables.

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