NORMAN SARTORIUS : LA PSYCHIATRIE SOCIALE EN EUROPE : SANTÉ MENTALE ET SOCIÉTÉ

Publié aux Editions ERES, Collection « Psychiatrie et Société », Actes du colloque : « Psychiatrie sociale à l’heure européenne », sous la direction de P.F. CHANOIT et J. de VERBIZIER, 1991, sous l’égide de l’Association Française de Psychiatrie

Les mouvements millénaires d’Europe au Xe siècle ont laissé une cicatrice dans la mémoire du continent. À cette époque, une frénésie sans précédent a frappé les habitants. On vit des processions de gens qui se flagellaient jusqu’à ce que leur peau tombe en lambeaux ; d’autres qui abandonnaient tout pour suivre des chefs qui leur promettaient le salut divin. De curieux messages et des lettres décrivant la fin du monde et exhortant à la prière et au repentir afin de prévenir la destruction du corps et de l’âme furent découverts dans des endroits secrets. La fin du monde était prévue pour l’an 1000. Le jour du jugement dernier était proche : tout cela était clair dans l’esprit des prêtres et des mendiants, des rois et des sages, des paysans et des guerriers.

L’an 1000 arriva et le monde ne disparut pas. La vie continua, et la folie extraordinaire du premier millénaire se perdit progressivement dans l’histoire.

À l’approche de l’an 2000, les signes d’un nouveau mouvement millénaire se sont fait jour. Cette fois, le monde ne disparaîtra pas : au contraire, on dit que l’humanité entre dans une ère nouvelle, un millénaire de prospérité, de communication, de bien-être et de santé. Les trains relieront les quatre coins de l’Europe à 400 km à l’heure ; Londres sera à trois heures de voiture de Paris ; le citoyen moyen pourra regarder au moins 60 programmes de télévision différents. En Europe, la mortalité infantile tombera au-dessous de 1% et l’espérance de vie moyenne à l’âge de 50 ans sera de 30 ans ou plus. La plupart des crises économiques que le Continent a traversées se seront résorbées. Les pays en voie de développement auront modifié leur caractère rural, et 60% de la population mondiale habitera dans les agglomérations urbaines. De nombreuses maladies qui déciment des enfants dans les pays en voie de développement auront été vaincues. La technologie moderne envahira irrésistiblement les pays non industrialisés. Les femmes abandonneront les tâches ménagères, et au moins la moitié d’entre elles travailleront hors de leur foyer.

D’autres développements se manifesteront également : nous pourrons prolonger la vie, sans toutefois être en mesure de supprimer les maladies et les handicaps. Des phénomènes massifs de déracinement psychologique se produiront à la suite des migrations et de la cassure qui interviendra dans la transmission des traditions culturelles dans les familles éclatées. Les privatisations accrues et la décentralisation réduiront la protection et les soins des moins capables et des moins influents. La capacité d’émotion s’émoussera suite à l’invasion de nos vies par l’information, à travers les médias et les systèmes scolaires et sociaux modernes.

Chacune de ces prédictions a un pendant, une prédiction contraire présentée avec tout autant de conviction et souvent basée sur les mêmes évidences. Malgré ces contradictions, il est clair que le monde de demain sera différent. Le développement révolutionnaire des communications, les perturbations économiques, les nouvelles relations politiques, et les stratégies basées sur la reconnaissance du fait que la survie des espèces dépendra de la protection accordée à un environnement de plus en plus vulnérable, changeront notre vie. De nouveaux modèles de société marqués par les changements dans les structures familiales, le rang de la femme dans la société et les modifications de l’équilibre des âges dans la population s’établiront. Divers autres facteurs bien décrits dans la littérature scientifique et dans les oeuvres de fiction récente agiront, en créant une nouvelle structure sociale meilleure ou pire, mais différente en tout cas.

Les programmes de santé mentale vont se développer en tenant compte de ces mutations, et contribueront à les modeler. Leurs grandes lignes se dessinent déjà à l’horizon, façonnées au moins par trois facteurs : les conséquences inévitables de l’évolution de la morbidité due aux troubles mentaux et somatiques, les modifications dans les services de santé et les changements sociaux en Europe en général.

CHANGEMENTS DE LA MORBIDITÉ MENTALE

Des évolutions inattendues se sont produites pour des maladies que nous croyions bien connaître. Certaines d’entre elles sont devenues moins mortelles ou ont pratiquement disparu, par exemple la scarlatine. D’autres, comme la tuberculose, ont gagné en virulence et en force ; d’autres encore, telles les collagénoses, ont changé de forme. Enfin, de nouvelles maladies comme la légionellose et le sida ont fait une apparition effrayante et dévastatrice.

Les maladies mentales changent aussi : la fréquence des troubles mentaux chez les personnes âgées, par exemple, a augmenté en termes absolus. Les seniors sont de plus en plus nombreux ; mais, fait surprenant, ils ont tendance à être de moins en moins malades. Un rapport récent émanant des États-Unis indique que le coût des soins aux personnes âgées a également diminué : il est probable que l’amélioration de la santé de cette tranche de la population n’est pas due à un contact plus étroit avec les services de santé, ni à leur intervention.

L’épilepsie est dix fois moins fréquente en Europe que dans les pays en voie de développement. On peut espérer que son incidence diminuera encore avec l’amélioration des traitements périnatals, de la nutrition, et un contrôle plus efficace de la pollution. La tendance à la baisse de l’incidence de l’arriération mentale due à l’amélioration générale des soins médicaux semble s’être arrêtée.

Certains signes indiquent que non seulement les manifestations cliniques de la schizophrénie sont devenues moins frappantes, mais que sa fréquence semble aussi diminuer. Les troubles dépressifs sont diagnostiqués toujours plus souvent : bien que ce phénomène puisse être dû au mode actuel de diagnostic, certaines indications suggèrent que l’incidence des troubles dépressifs continuera à augmenter. La consommation d’alcool semble s’être stabilisée dans certains pays d’Europe, et commence même à diminuer. La situation concernant la pharmaco-dépendance reste imprécise : on ne connaît pas avec certitude le nombre de toxicomanes dans les pays européens. Il est très probable qu’il y aura une augmentation des problèmes relatifs à l’abus des drogues dans les pays d’Europe de l’Est et centrale dans les années à venir. La faiblesse de leur monnaie et d’autres facteurs qui ont jusqu’ici freiné la progression de l’abus des drogues dans ces pays s’estompent, mais on ne peut pas prévoir exactement l’étendue du problème dans les années à venir.

La baisse de la mortalité liée à diverses maladies non transmissibles et chroniques a aussi augmenté la prevalence des troubles mentaux qui les accompagnent souvent. Les problèmes gastro-intestinaux chroniques en sont un exemple : leur prévalence augmente, et dans 20% des cas, ils sont accompagnés de troubles dépressifs. Reste à savoir si cette proportion persistera et combien de nouveaux cas de dépression seront diagnostiqués chez les patients souffrant de telles maladies chroniques.

L’espérance de vie des personnes malades et handicapées a augmenté bien plus rapidement que celle de la population générale. Ce facteur, combiné à l’augmentation de l’espérance de vie dans la population générale, expose un plus grand nombre de gens aux maladies chroniques, et peut conduire à une véritable pandémie de handicaps. Dès aujourd’hui, au moins 10% de la population du globe souffre d’un trouble suffisamment grave pour causer un handicap. Dans les pays industrialisés, parmi ces 10%, presque 40% sont invalides en raison d’une maladie mentale ou neurologique.

CHANGEMENTS DANS LES SERVICES DE SANTÉ

Le deuxième domaine important dans l’exploration des facteurs qui détermineront l’avenir des programmes de santé mentale en Europe concerne les modifications des services de santé. Leurs dimensions ont augmenté et leur financement a atteint de tels sommets que les gouvernements, dans tout le continent, expriment leur préoccupation et font de la compression des coûts un objectif prioritaire pour l’avenir. Les hôpitaux n’ont pas diminué leur capacité et les soins hospitaliers sont de plus en plus chers. Les services ambulatoires, services pour les handicapés, institutions de jour et maisons de santé, unités d’intervention de crise, services pour divers types de soins spécialisés, ont tous progressé en nombre : le personnel qui travaille dans ces services et le coût du matériel utilisé ont aussi connu une forte croissance.

Les coûts élevés sont un stimulant puissant du développement de programmes d’évaluation, et incitent à mettre l’accent sur la qualité des soins et leur rationalisation. Cette rationalisation se traduit parfois par un examen raisonnable de la situation, visant une meilleure utilisation des ressources. Souvent, cet ordre est inversé : on commence par réduire les fonds alloués, en espérant une gestion plus saine des ressources. En fait, cet effet s’observe rarement. Si l’on procède à une réduction du personnel, par exemple, ceux qui sont arrivés dans le service les derniers – les plus jeunes – partiront avant ceux qui ont de nombreuses années de service, ce qui n’améliore pas forcément la qualité des soins. Les innovations sont aussi parmi les victimes des restrictions budgétaires. La volonté de faire mieux par de nouvelles approches s’émousse. Les activités de prévention, et d’autres efforts dont les résultats ne sont visibles qu’après plusieurs années, telle la recherche, en pâtissent aussi.

La croissance explosive des coûts de santé n’a toutefois pas été accompagnée d’une augmentation de la satisfaction des consommateurs, ni des personnels de santé. La population dénonce les institutions de santé comme déshumanisées et déshumanisantes. Les malades se plaignent que personne, dans les services de soins, ne les écoute ni ne tient compte de leurs désirs. Déçus par ce que leur offrent les services de santé officiels, ils se tournent vers les praticiens de médecine alternative. Les herboristes, magnétiseurs, astrologues, guérisseurs et masseurs mystiques sont devenus populaires et recherchés. Ils semblent se préoccuper davantage de leurs patients, reconnaître certains besoins et y répondre. Ils semblent plus intéressés à soigner leurs patients qu’à les examiner et à les référer à d’autres praticiens ou laboratoires.

De plus, les personnels de santé ne semblent plus aimer leur travail autant qu’auparavant. Il était reconnu que certains types de travail étaient particulièrement stressants. Le personnel de certains services comme, par exemple, ceux traitant les brûlés, les malades terminaux et certains services gériatriques se renouvelait plus fréquemment que celui d’autres services. Ce personnel souffrait plus souvent du syndrome d’épuisement émotionnel, un sentiment d’apathie, de démotivation et de vide.

Aujourd’hui, le syndrome d’épuisement émotionnel s’est répandu : il est présent dans divers types de services de santé, ceux de santé primaire par exemple. Les docteurs, infirmières et autres personnels passent du travail clinique et sur le terrain à une médecine « administrative » lucrative, à des tâches d’enseignement, de laboratoire et à des emplois à temps partiel. Les doléances des personnels se concentrent sur la fragmentation de leur rôle par rapport au patient, et sur la démotivation qui, au moins en partie, découle de la tendance croissante à voir les soins de santé comme une profession que n’importe qui peut embrasser, plutôt que comme une vocation dans laquelle l’excellence dépend du talent et du dévouement plutôt que des connaissances techniques.

La déshumanisation des institutions de santé n’est pas le seul mal dont souffre le système de santé : la diminution significative du travail préventif est susceptible d’avoir des conséquences encore plus néfastes que la désertion des services de santé généraux et officiels. Les budgets alloués aux activités de prévention n’ont cessé de diminuer dans la plupart des pays européens. La prévention des maladies non transmissibles est possible et donne probablement de meilleurs résultats en termes de santé publique que la prévention des maladies transmissibles. Bien que le fait de fumer et d’autres styles de vie néfastes pour la santé aient considérablement retenu l’attention ces dernières années, d’autres causes de maladies pourraient faire l’objet d’actions de prévention : malgré cela, l’intérêt pour de telles actions et les ressources nécessaires font trop souvent défaut.

La décentralisation a été un autre facteur important au cours de ces dernières années. Elle s’est faite dans l’administration et dans les sciences. Les défenseurs de la décentralisation administrative font valoir l’avantage de pouvoir traiter les problèmes locaux plus rapidement et plus efficacement. Les adversaires déplorent l’impossibilité de prendre en charge des maladies peu communes parce qu’elles ne sont pas considérées comme suffisamment importantes pour y consacrer les efforts nécessaires à la recherche et au traitement, et se lamentent sur l’impossibilité d’introduire rapidement les pratiques sanitaires appropriées, ou d’interdire telles autres pratiques dangereuses en raison de négociations et de discussions interminables entre l’autorité centrale (affaiblie) et l’autorité ou l’administration périphérique. La périphérie et le centre communiquent souvent par le biais des médias : si l’autorité centrale ou le service périphérique veulent se faire entendre, ils le feront par la télévision aux heures de grande écoute, quand le ministre de la santé – ou les autorités concernées – se trouvent devant leur poste. Un bref commentaire à la télévision provoque une réaction immédiate, parfois excessive, alors qu’une lettre reste souvent sans réponse.

La décentralisation a aussi touché le domaine des sciences : l’université de la capitale qui, par le passé, régissait la recherche et décidait en dernier ressort de la « vérité » scientifique, n’est plus qu’une voix parmi les autres dans le chorus des universités et instituts de recherche. Bien que ce changement de relations soit tout à fait compréhensible et même très utile, il n’est pour autant pas facile à accepter par les titulaires de chaires dans la capitale ni par les autorités gouvernementales au niveau central, qui ont des doutes quant aux meilleures sources de conseils ; tout comme il n’est pas facile, pour les services périphériques, de transformer leur ancienne opposition au centre, en désir de collaborer.

La plupart des changements importants dans le domaine de la médecine résultent de changements subtils et inexorables, survenus dans l’idéologie des services de santé.

L’idéologie de santé publique, développée pendant plus d’un siècle avant d’être clairement formulée vers la fin du XIXe siècle, tombe en désuétude. Elle n’est plus conforme à la situation dans beaucoup de pays européens et – peut-être à cause du rayonnement technique et intellectuel du monde développé – elle est de moins en moins appréciée dans le tiers monde. Les principes de santé publique d’hier continuent cependant à être enseignés dans les écoles de santé publique et par d’autres enseignants en médecine sociale, hygiène et santé publique. Mais les étudiants ne considèrent plus que cet enseignement est en harmonie avec le monde dans lequel ils vivent et auront à travailler. Aussi écartent-ils spontanément une grande partie de ce qui leur est enseigné. Dans de nombreux pays, les écoles de santé publique traversent actuellement une crise profonde : elles n’ont pas encore formulé de nouvelles doctrines de médecine – ni même leur propre rôle – avec suffisamment de clarté pour réorienter leurs programmes et assumer à nouveau leur « leadership », en définissant, mieux que les autres, les moyens de planifier, exécuter, évaluer et améliorer les soins de santé.

Le tableau résume, de façon un peu simplifiée, certains des dogmes de santé publique d’hier et certaines des caractéristiques d’une stratégie de soins de santé d’aujourd’hui et de demain. Les dernières semblent davantage préoccupées par le bien-être individuel. En apparence seulement. Les droits de l’individu ne sont pas exclusivement conçus pour le protéger, bien qu’ils puissent avoir cet effet : ils sont l’expression de l’acceptation par une société d’un code d’éthique qui peut l’aider dans son ensemble à survivre mieux et plus efficacement.

La société estime fréquemment qu’il vaut mieux risquer une épidémie – même au prix de nombreuses vies humaines – plutôt que de restreindre la liberté de circuler à sa guise. Or, la recherche en vue d’accroître la capacité de travail ne doit pas se faire au détriment d’une meilleure qualité de vie de l’individu et de ceux qui l’entourent. Il est impossible de garantir une santé exempte de toute maladie. Les gouvernements et les médecins considèrent que les individus doivent participer eux-mêmes à l’effort visant à atteindre le niveau de santé souhaité, et faire le nécessaire pour prévenir la maladie ou pour affronter ses conséquences. La population doit se rendre à l’évidence : l’éradication de toutes les maladies et invalidités serait trop coûteuse et compromettrait la réalisation d’autres objectifs jugés essentiels. Nous devons réviser à la baisse nos aspirations et nos exigences, et nous rendre compte qu’il sera nécessaire de coexister avec un certain nombre de maladies et d’infirmités ; qu’il s’agit là d’événements inévitables qui font partie de notre existence, tout comme les tremblements de terre, les tempêtes ou les équinoxes.

CHANGEMENTS SOCIO-ÉCONOMIQUES

En envisageant l’avenir et l’évolution des programmes de santé mentale, on se heurte à la troisième grande inconnue : les changements sociaux et politiques qui peuvent se produire dans les années à venir. Nous venons d’être témoins des changements qui ont secoué le paysage politique européen, et de certaines de ses conséquences. En Allemagne, une migration des personnels de santé vers des postes mieux rémunérés prive beaucoup d’établissements du secteur oriental du pays du personnel suffisant pour fournir des soins de qualité ou pour continuer la recherche. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, certains changements dans la façon de travailler des services médicaux entraîneront un style différent de provision de soins. Ceci n’est pas seulement lié à l’existence ou à l’absence de la pratique privée : des différences plus profondes doivent être résolues avant que l’on ne puisse envisager la libre circulation des personnels de santé et le libre échange des manuels de médecine.

Beaucoup de stratégies appliquées en Europe occidentale nécessiteraient des changements avant d’être appliquées en Europe orientale. Mais tout le monde est impatient et veut utiliser au plus vite tout ce qu’il y a de meilleur. Or, certaines des stratégies de médecine sociale, qui étaient appliquées en Europe de l’Est pendant les dernières décennies, pourraient grandement bénéficier aux pays de l’Europe de l’Ouest, surtout si elles étaient associées au souci d’efficacité et de rentabilité qui caractérise la pratique privée de la médecine à l’Ouest. L’osmose paneuropéenne d’autres changements sociaux – allant des changements du rang des femmes dans la société aux modifications de la vie familiale, aux différents styles de réseaux sociaux, et au vieillissement de la population – aura également un impact sur les futurs services de santé.

PROGRAMME DE SANTÉ MENTALE : ÉBAUCHE D’UNE PERSPECTIVE

Contempler l’avenir est un passe-temps intéressant, auquel beaucoup d’administrateurs sanitaires se sont adonnés par le passé. Des plans de soins de santé avec des perspectives sur plusieurs décennies faisaient état de prévisions bien au-delà de l’an 2000. Nous étions fiers de savoir combien de personnes vivront dans telle ou telle cité d’ici 50 ans, combien de personnes mourront, quand et comment ; combien de rouleaux de papiers hygiéniques seront utilisés dans tel ou tel hôpital dans six ans… Bien entendu, il y a aussi eu des prévisions de plans de soins basées sur un examen très critique de toutes les données disponibles, et sur une expérience approfondie. Beaucoup d’autres, cependant, étaient fausses.

Conscients de ces risques, la plupart des administrations présentent leurs prévisions avec beaucoup de soin, pas nécessairement comme une image du monde à venir, mais comme des scénarios possibles. Vues sous cet angle, ces prévisions conservent leur utilité, mais une planification à long terme basée sur de telles prévisions n’est plus guère populaire.

On peut aussi tracer une ébauche des programmes de santé mentale futurs. Ils ne pourront plus jamais être limités au seul domaine de la psychiatrie, qui concerne le traitement de la maladie mentale. Elle fournit les techniques et les connaissances nécessaires pour traiter les personnes – et parfois leur famille – souffrant de maladies psychiatriques, classées ainsi par tradition ou par commodité. Les programmes de santé mentale doivent être beaucoup plus étendus. Ils concernent la façon de réduire les problèmes de santé mentale dans la population ; ils doivent permettre aux sciences de santé mentale de lutter contre d’autres maladies et de contribuer au développement harmonieux des êtres humains dans leur société en mutation rapide. Les programmes dans ce domaine doivent contenir au moins quatre éléments, à savoir : la promotion de la santé mentale, la prévention des troubles mentaux, le traitement des maladies mentales et la participation au travail d’autres services sanitaires et sociaux qui utilisent des compétences et des techniques de santé mentale dans leur travail.

On s’est rendu compte, au cours des dernières décennies, qu’il est impossible de créer un modèle de programme ou de service de santé mentale valable pour tous les pays et pour tous les temps. En revanche, on s’est progressivement mis d’accord sur les principes à appliquer dans le développement de programmes nationaux de santé mentale. Parmi ces principes figure notamment la nécessité de déléguer beaucoup de responsabilités concernant la santé aux gens eux-mêmes. Les programmes devraient être exécutés en collaboration entre différents secteurs sociaux, plutôt qu’en collaboration avec ces secteurs, dirigés par un spécialiste de la santé mentale. Ces principes exigent aussi que les programmes consacrent au moins autant d’attention à la promotion de la santé mentale, à l’échelle des valeurs des individus et des communautés et à la prévention des maladies qu’au confinement et au traitement des malades mentaux ; que les programmes de santé mentale fassent une contribution positive à d’autres programmes de santé et aux programmes de développement d’ensemble, et qu’ils se préparent à assumer ces tâches ; que la diversité des programmes et des services soit conforme aux normes culturelles et socioéconomiques ; que la flexibilité et l’adaptabilité à de nouvelles possibilités soient conservées ; que la qualité de vie comme but ait la priorité absolue et soit prise en compte lors de tous traitements ; et enfin, que l’humanisme et le bon sens prévalent sur les théories et l’application stricte de procédés dans le développement de services et de programmes de santé.

Les programmes de santé mentale peuvent apporter une contribution majeure au progrès de la société et à son humanisation. Les possibilités sont nombreuses et les programmes de santé mentale n’ont jamais eu autant que maintenant de chance d’influencer le développement et la santé. Les travailleurs de santé mentale doivent prendre conscience de leur rôle et des obligations qui découlent du potentiel extraordinaire des sciences de santé mentale ; ils doivent apprendre comment entrer dans la vie publique et réussir à faire comprendre ce que les programmes de santé mentale peuvent accomplir ; ils doivent être conscients de leurs limites, et garder les pieds sur terre afin de se prémunir contre toute perte de crédibilité à la suite d’échecs de programmes ; ils doivent gérer ou acquérir des connaissances et les traduire en techniques qui peuvent être utilisées par des travailleurs généraux de santé et par d’autres membres de services sociaux, ils doivent réexaminer la base théorique et la stratégie de leur travail ; et, avant tout, ils doivent faire naître en eux-mêmes la volonté de continuer à construire leur programme malgré les frustrations qui les attendent.

NOTES

1. Les mouvements millénaires d’Europe au Xe siècle ont laissé une cicatrice dans la mémoire du continent. À cette époque, une frénésie sans précédent a frappé les habitants. On vit des processions de gens qui se flagellaient jusqu’à ce que leur peau tombe en lambeaux ; d’autres qui abandonnaient tout pour suivre des chefs qui leur promettaient le salut divin. De curieux messages et des lettres décrivant la fin du monde et exhortant à la prière et au repentir afin de prévenir la destruction du corps et de l’âme furent découverts dans des endroits secrets. La fin du monde était prévue pour l’an 1000. Le jour du jugement dernier était proche : tout cela était clair dans l’esprit des prêtres et des mendiants, des rois et des sages, des paysans et des guerriers.

L’an 1000 arriva et le monde ne disparut pas. La vie continua, et la folie extraordinaire du premier millénaire se perdit progressivement dans l’histoire.

À l’approche de l’an 2000, les signes d’un nouveau mouvement millénaire se sont fait jour. Cette fois, le monde ne disparaîtra pas : au contraire, on dit que l’humanité entre dans une ère nouvelle, un millénaire de prospérité, de communication, de bien-être et de santé. Les trains relieront les quatre coins de l’Europe à 400 km à l’heure ; Londres sera à trois heures de voiture de Paris ; le citoyen moyen pourra regarder au moins 60 programmes de télévision différents. En Europe, la mortalité infantile tombera au-dessous de 1% et l’espérance de vie moyenne à l’âge de 50 ans sera de 30 ans ou plus. La plupart des crises économiques que le Continent a traversées se seront résorbées. Les pays en voie de développement auront modifié leur caractère rural, et 60% de la population mondiale habitera dans les agglomérations urbaines. De nombreuses maladies qui déciment des enfants dans les pays en voie de développement auront été vaincues. La technologie moderne envahira irrésistiblement les pays non industrialisés. Les femmes abandonneront les tâches ménagères, et au moins la moitié d’entre elles travailleront hors de leur foyer.

D’autres développements se manifesteront également : nous pourrons prolonger la vie, sans toutefois être en mesure de supprimer les maladies et les handicaps. Des phénomènes massifs de déracinement psychologique se produiront à la suite des migrations et de la cassure qui interviendra dans la transmission des traditions culturelles dans les familles éclatées. Les privatisations accrues et la décentralisation réduiront la protection et les soins des moins capables et des moins influents. La capacité d’émotion s’émoussera suite à l’invasion de nos vies par l’information, à travers les médias et les systèmes scolaires et sociaux modernes.

Chacune de ces prédictions a un pendant, une prédiction contraire présentée avec tout autant de conviction et souvent basée sur les mêmes évidences. Malgré ces contradictions, il est clair que le monde de demain sera différent. Le développement révolutionnaire des communications, les perturbations économiques, les nouvelles relations politiques, et les stratégies basées sur la reconnaissance du fait que la survie des espèces dépendra de la protection accordée à un environnement de plus en plus vulnérable, changeront notre vie. De nouveaux modèles de société marqués par les changements dans les structures familiales, le rang de la femme dans la société et les modifications de l’équilibre des âges dans la population s’établiront. Divers autres facteurs bien décrits dans la littérature scientifique et dans les oeuvres de fiction récente agiront, en créant une nouvelle structure sociale meilleure ou pire, mais différente en tout cas.

Les programmes de santé mentale vont se développer en tenant compte de ces mutations, et contribueront à les modeler. Leurs grandes lignes se dessinent déjà à l’horizon, façonnées au moins par trois facteurs : les conséquences inévitables de l’évolution de la morbidité due aux troubles mentaux et somatiques, les modifications dans les services de santé et les changements sociaux en Europe en général.

CHANGEMENTS DE LA MORBIDITÉ MENTALE

Des évolutions inattendues se sont produites pour des maladies que nous croyions bien connaître. Certaines d’entre elles sont devenues moins mortelles ou ont pratiquement disparu, par exemple la scarlatine. D’autres, comme la tuberculose, ont gagné en virulence et en force ; d’autres encore, telles les collagénoses, ont changé de forme. Enfin, de nouvelles maladies comme la légionellose et le sida ont fait une apparition effrayante et dévastatrice.

Les maladies mentales changent aussi : la fréquence des troubles mentaux chez les personnes âgées, par exemple, a augmenté en termes absolus. Les seniors sont de plus en plus nombreux ; mais, fait surprenant, ils ont tendance à être de moins en moins malades. Un rapport récent émanant des États-Unis indique que le coût des soins aux personnes âgées a également diminué : il est probable que l’amélioration de la santé de cette tranche de la population n’est pas due à un contact plus étroit avec les services de santé, ni à leur intervention.

L’épilepsie est dix fois moins fréquente en Europe que dans les pays en voie de développement. On peut espérer que son incidence diminuera encore avec l’amélioration des traitements périnatals, de la nutrition, et un contrôle plus efficace de la pollution. La tendance à la baisse de l’incidence de l’arriération mentale due à l’amélioration générale des soins médicaux semble s’être arrêtée.

Certains signes indiquent que non seulement les manifestations cliniques de la schizophrénie sont devenues moins frappantes, mais que sa fréquence semble aussi diminuer. Les troubles dépressifs sont diagnostiqués toujours plus souvent : bien que ce phénomène puisse être dû au mode actuel de diagnostic, certaines indications suggèrent que l’incidence des troubles dépressifs continuera à augmenter. La consommation d’alcool semble s’être stabilisée dans certains pays d’Europe, et commence même à diminuer. La situation concernant la pharmaco-dépendance reste imprécise : on ne connaît pas avec certitude le nombre de toxicomanes dans les pays européens. Il est très probable qu’il y aura une augmentation des problèmes relatifs à l’abus des drogues dans les pays d’Europe de l’Est et centrale dans les années à venir. La faiblesse de leur monnaie et d’autres facteurs qui ont jusqu’ici freiné la progression de l’abus des drogues dans ces pays s’estompent, mais on ne peut pas prévoir exactement l’étendue du problème dans les années à venir.

La baisse de la mortalité liée à diverses maladies non transmissibles et chroniques a aussi augmenté la prevalence des troubles mentaux qui les accompagnent souvent. Les problèmes gastro-intestinaux chroniques en sont un exemple : leur prévalence augmente, et dans 20% des cas, ils sont accompagnés de troubles dépressifs. Reste à savoir si cette proportion persistera et combien de nouveaux cas de dépression seront diagnostiqués chez les patients souffrant de telles maladies chroniques.

L’espérance de vie des personnes malades et handicapées a augmenté bien plus rapidement que celle de la population générale. Ce facteur, combiné à l’augmentation de l’espérance de vie dans la population générale, expose un plus grand nombre de gens aux maladies chroniques, et peut conduire à une véritable pandémie de handicaps. Dès aujourd’hui, au moins 10% de la population du globe souffre d’un trouble suffisamment grave pour causer un handicap. Dans les pays industrialisés, parmi ces 10%, presque 40% sont invalides en raison d’une maladie mentale ou neurologique.

CHANGEMENTS DANS LES SERVICES DE SANTÉ

Le deuxième domaine important dans l’exploration des facteurs qui détermineront l’avenir des programmes de santé mentale en Europe concerne les modifications des services de santé. Leurs dimensions ont augmenté et leur financement a atteint de tels sommets que les gouvernements, dans tout le continent, expriment leur préoccupation et font de la compression des coûts un objectif prioritaire pour l’avenir. Les hôpitaux n’ont pas diminué leur capacité et les soins hospitaliers sont de plus en plus chers. Les services ambulatoires, services pour les handicapés, institutions de jour et maisons de santé, unités d’intervention de crise, services pour divers types de soins spécialisés, ont tous progressé en nombre : le personnel qui travaille dans ces services et le coût du matériel utilisé ont aussi connu une forte croissance.

Les coûts élevés sont un stimulant puissant du développement de programmes d’évaluation, et incitent à mettre l’accent sur la qualité des soins et leur rationalisation. Cette rationalisation se traduit parfois par un examen raisonnable de la situation, visant une meilleure utilisation des ressources. Souvent, cet ordre est inversé : on commence par réduire les fonds alloués, en espérant une gestion plus saine des ressources. En fait, cet effet s’observe rarement. Si l’on procède à une réduction du personnel, par exemple, ceux qui sont arrivés dans le service les derniers – les plus jeunes – partiront avant ceux qui ont de nombreuses années de service, ce qui n’améliore pas forcément la qualité des soins. Les innovations sont aussi parmi les victimes des restrictions budgétaires. La volonté de faire mieux par de nouvelles approches s’émousse. Les activités de prévention, et d’autres efforts dont les résultats ne sont visibles qu’après plusieurs années, telle la recherche, en pâtissent aussi.

La croissance explosive des coûts de santé n’a toutefois pas été accompagnée d’une augmentation de la satisfaction des consommateurs, ni des personnels de santé. La population dénonce les institutions de santé comme déshumanisées et déshumanisantes. Les malades se plaignent que personne, dans les services de soins, ne les écoute ni ne tient compte de leurs désirs. Déçus par ce que leur offrent les services de santé officiels, ils se tournent vers les praticiens de médecine alternative. Les herboristes, magnétiseurs, astrologues, guérisseurs et masseurs mystiques sont devenus populaires et recherchés. Ils semblent se préoccuper davantage de leurs patients, reconnaître certains besoins et y répondre. Ils semblent plus intéressés à soigner leurs patients qu’à les examiner et à les référer à d’autres praticiens ou laboratoires.

De plus, les personnels de santé ne semblent plus aimer leur travail autant qu’auparavant. Il était reconnu que certains types de travail étaient particulièrement stressants. Le personnel de certains services comme, par exemple, ceux traitant les brûlés, les malades terminaux et certains services gériatriques se renouvelait plus fréquemment que celui d’autres services. Ce personnel souffrait plus souvent du syndrome d’épuisement émotionnel, un sentiment d’apathie, de démotivation et de vide.

Aujourd’hui, le syndrome d’épuisement émotionnel s’est répandu : il est présent dans divers types de services de santé, ceux de santé primaire par exemple. Les docteurs, infirmières et autres personnels passent du travail clinique et sur le terrain à une médecine « administrative » lucrative, à des tâches d’enseignement, de laboratoire et à des emplois à temps partiel. Les doléances des personnels se concentrent sur la fragmentation de leur rôle par rapport au patient, et sur la démotivation qui, au moins en partie, découle de la tendance croissante à voir les soins de santé comme une profession que n’importe qui peut embrasser, plutôt que comme une vocation dans laquelle l’excellence dépend du talent et du dévouement plutôt que des connaissances techniques.

La déshumanisation des institutions de santé n’est pas le seul mal dont souffre le système de santé : la diminution significative du travail préventif est susceptible d’avoir des conséquences encore plus néfastes que la désertion des services de santé généraux et officiels. Les budgets alloués aux activités de prévention n’ont cessé de diminuer dans la plupart des pays européens. La prévention des maladies non transmissibles est possible et donne probablement de meilleurs résultats en termes de santé publique que la prévention des maladies transmissibles. Bien que le fait de fumer et d’autres styles de vie néfastes pour la santé aient considérablement retenu l’attention ces dernières années, d’autres causes de maladies pourraient faire l’objet d’actions de prévention : malgré cela, l’intérêt pour de telles actions et les ressources nécessaires font trop souvent défaut.

La décentralisation a été un autre facteur important au cours de ces dernières années. Elle s’est faite dans l’administration et dans les sciences. Les défenseurs de la décentralisation administrative font valoir l’avantage de pouvoir traiter les problèmes locaux plus rapidement et plus efficacement. Les adversaires déplorent l’impossibilité de prendre en charge des maladies peu communes parce qu’elles ne sont pas considérées comme suffisamment importantes pour y consacrer les efforts nécessaires à la recherche et au traitement, et se lamentent sur l’impossibilité d’introduire rapidement les pratiques sanitaires appropriées, ou d’interdire telles autres pratiques dangereuses en raison de négociations et de discussions interminables entre l’autorité centrale (affaiblie) et l’autorité ou l’administration périphérique. La périphérie et le centre communiquent souvent par le biais des médias : si l’autorité centrale ou le service périphérique veulent se faire entendre, ils le feront par la télévision aux heures de grande écoute, quand le ministre de la santé – ou les autorités concernées – se trouvent devant leur poste. Un bref commentaire à la télévision provoque une réaction immédiate, parfois excessive, alors qu’une lettre reste souvent sans réponse.

La décentralisation a aussi touché le domaine des sciences : l’université de la capitale qui, par le passé, régissait la recherche et décidait en dernier ressort de la « vérité » scientifique, n’est plus qu’une voix parmi les autres dans le chorus des universités et instituts de recherche. Bien que ce changement de relations soit tout à fait compréhensible et même très utile, il n’est pour autant pas facile à accepter par les titulaires de chaires dans la capitale ni par les autorités gouvernementales au niveau central, qui ont des doutes quant aux meilleures sources de conseils ; tout comme il n’est pas facile, pour les services périphériques, de transformer leur ancienne opposition au centre, en désir de collaborer.

La plupart des changements importants dans le domaine de la médecine résultent de changements subtils et inexorables, survenus dans l’idéologie des services de santé.

L’idéologie de santé publique, développée pendant plus d’un siècle avant d’être clairement formulée vers la fin du XIXe siècle, tombe en désuétude. Elle n’est plus conforme à la situation dans beaucoup de pays européens et – peut-être à cause du rayonnement technique et intellectuel du monde développé – elle est de moins en moins appréciée dans le tiers monde. Les principes de santé publique d’hier continuent cependant à être enseignés dans les écoles de santé publique et par d’autres enseignants en médecine sociale, hygiène et santé publique. Mais les étudiants ne considèrent plus que cet enseignement est en harmonie avec le monde dans lequel ils vivent et auront à travailler. Aussi écartent-ils spontanément une grande partie de ce qui leur est enseigné. Dans de nombreux pays, les écoles de santé publique traversent actuellement une crise profonde : elles n’ont pas encore formulé de nouvelles doctrines de médecine – ni même leur propre rôle – avec suffisamment de clarté pour réorienter leurs programmes et assumer à nouveau leur « leadership », en définissant, mieux que les autres, les moyens de planifier, exécuter, évaluer et améliorer les soins de santé.

Le tableau résume, de façon un peu simplifiée, certains des dogmes de santé publique d’hier et certaines des caractéristiques d’une stratégie de soins de santé d’aujourd’hui et de demain. Les dernières semblent davantage préoccupées par le bien-être individuel. En apparence seulement. Les droits de l’individu ne sont pas exclusivement conçus pour le protéger, bien qu’ils puissent avoir cet effet : ils sont l’expression de l’acceptation par une société d’un code d’éthique qui peut l’aider dans son ensemble à survivre mieux et plus efficacement.

La société estime fréquemment qu’il vaut mieux risquer une épidémie – même au prix de nombreuses vies humaines – plutôt que de restreindre la liberté de circuler à sa guise. Or, la recherche en vue d’accroître la capacité de travail ne doit pas se faire au détriment d’une meilleure qualité de vie de l’individu et de ceux qui l’entourent. Il est impossible de garantir une santé exempte de toute maladie. Les gouvernements et les médecins considèrent que les individus doivent participer eux-mêmes à l’effort visant à atteindre le niveau de santé souhaité, et faire le nécessaire pour prévenir la maladie ou pour affronter ses conséquences. La population doit se rendre à l’évidence : l’éradication de toutes les maladies et invalidités serait trop coûteuse et compromettrait la réalisation d’autres objectifs jugés essentiels. Nous devons réviser à la baisse nos aspirations et nos exigences, et nous rendre compte qu’il sera nécessaire de coexister avec un certain nombre de maladies et d’infirmités ; qu’il s’agit là d’événements inévitables qui font partie de notre existence, tout comme les tremblements de terre, les tempêtes ou les équinoxes.

CHANGEMENTS SOCIO-ÉCONOMIQUES

En envisageant l’avenir et l’évolution des programmes de santé mentale, on se heurte à la troisième grande inconnue : les changements sociaux et politiques qui peuvent se produire dans les années à venir. Nous venons d’être témoins des changements qui ont secoué le paysage politique européen, et de certaines de ses conséquences. En Allemagne, une migration des personnels de santé vers des postes mieux rémunérés prive beaucoup d’établissements du secteur oriental du pays du personnel suffisant pour fournir des soins de qualité ou pour continuer la recherche. Dans les pays d’Europe centrale et orientale, certains changements dans la façon de travailler des services médicaux entraîneront un style différent de provision de soins. Ceci n’est pas seulement lié à l’existence ou à l’absence de la pratique privée : des différences plus profondes doivent être résolues avant que l’on ne puisse envisager la libre circulation des personnels de santé et le libre échange des manuels de médecine.

Beaucoup de stratégies appliquées en Europe occidentale nécessiteraient des changements avant d’être appliquées en Europe orientale. Mais tout le monde est impatient et veut utiliser au plus vite tout ce qu’il y a de meilleur. Or, certaines des stratégies de médecine sociale, qui étaient appliquées en Europe de l’Est pendant les dernières décennies, pourraient grandement bénéficier aux pays de l’Europe de l’Ouest, surtout si elles étaient associées au souci d’efficacité et de rentabilité qui caractérise la pratique privée de la médecine à l’Ouest. L’osmose paneuropéenne d’autres changements sociaux – allant des changements du rang des femmes dans la société aux modifications de la vie familiale, aux différents styles de réseaux sociaux, et au vieillissement de la population – aura également un impact sur les futurs services de santé.

PROGRAMME DE SANTÉ MENTALE : ÉBAUCHE D’UNE PERSPECTIVE

Contempler l’avenir est un passe-temps intéressant, auquel beaucoup d’administrateurs sanitaires se sont adonnés par le passé. Des plans de soins de santé avec des perspectives sur plusieurs décennies faisaient état de prévisions bien au-delà de l’an 2000. Nous étions fiers de savoir combien de personnes vivront dans telle ou telle cité d’ici 50 ans, combien de personnes mourront, quand et comment ; combien de rouleaux de papiers hygiéniques seront utilisés dans tel ou tel hôpital dans six ans… Bien entendu, il y a aussi eu des prévisions de plans de soins basées sur un examen très critique de toutes les données disponibles, et sur une expérience approfondie. Beaucoup d’autres, cependant, étaient fausses.

Conscients de ces risques, la plupart des administrations présentent leurs prévisions avec beaucoup de soin, pas nécessairement comme une image du monde à venir, mais comme des scénarios possibles. Vues sous cet angle, ces prévisions conservent leur utilité, mais une planification à long terme basée sur de telles prévisions n’est plus guère populaire.

On peut aussi tracer une ébauche des programmes de santé mentale futurs. Ils ne pourront plus jamais être limités au seul domaine de la psychiatrie, qui concerne le traitement de la maladie mentale. Elle fournit les techniques et les connaissances nécessaires pour traiter les personnes – et parfois leur famille – souffrant de maladies psychiatriques, classées ainsi par tradition ou par commodité. Les programmes de santé mentale doivent être beaucoup plus étendus. Ils concernent la façon de réduire les problèmes de santé mentale dans la population ; ils doivent permettre aux sciences de santé mentale de lutter contre d’autres maladies et de contribuer au développement harmonieux des êtres humains dans leur société en mutation rapide. Les programmes dans ce domaine doivent contenir au moins quatre éléments, à savoir : la promotion de la santé mentale, la prévention des troubles mentaux, le traitement des maladies mentales et la participation au travail d’autres services sanitaires et sociaux qui utilisent des compétences et des techniques de santé mentale dans leur travail.

On s’est rendu compte, au cours des dernières décennies, qu’il est impossible de créer un modèle de programme ou de service de santé mentale valable pour tous les pays et pour tous les temps. En revanche, on s’est progressivement mis d’accord sur les principes à appliquer dans le développement de programmes nationaux de santé mentale. Parmi ces principes figure notamment la nécessité de déléguer beaucoup de responsabilités concernant la santé aux gens eux-mêmes. Les programmes devraient être exécutés en collaboration entre différents secteurs sociaux, plutôt qu’en collaboration avec ces secteurs, dirigés par un spécialiste de la santé mentale. Ces principes exigent aussi que les programmes consacrent au moins autant d’attention à la promotion de la santé mentale, à l’échelle des valeurs des individus et des communautés et à la prévention des maladies qu’au confinement et au traitement des malades mentaux ; que les programmes de santé mentale fassent une contribution positive à d’autres programmes de santé et aux programmes de développement d’ensemble, et qu’ils se préparent à assumer ces tâches ; que la diversité des programmes et des services soit conforme aux normes culturelles et socioéconomiques ; que la flexibilité et l’adaptabilité à de nouvelles possibilités soient conservées ; que la qualité de vie comme but ait la priorité absolue et soit prise en compte lors de tous traitements ; et enfin, que l’humanisme et le bon sens prévalent sur les théories et l’application stricte de procédés dans le développement de services et de programmes de santé.

Les programmes de santé mentale peuvent apporter une contribution majeure au progrès de la société et à son humanisation. Les possibilités sont nombreuses et les programmes de santé mentale n’ont jamais eu autant que maintenant de chance d’influencer le développement et la santé. Les travailleurs de santé mentale doivent prendre conscience de leur rôle et des obligations qui découlent du potentiel extraordinaire des sciences de santé mentale ; ils doivent apprendre comment entrer dans la vie publique et réussir à faire comprendre ce que les programmes de santé mentale peuvent accomplir ; ils doivent être conscients de leurs limites, et garder les pieds sur terre afin de se prémunir contre toute perte de crédibilité à la suite d’échecs de programmes ; ils doivent gérer ou acquérir des connaissances et les traduire en techniques qui peuvent être utilisées par des travailleurs généraux de santé et par d’autres membres de services sociaux, ils doivent réexaminer la base théorique et la stratégie de leur travail ; et, avant tout, ils doivent faire naître en eux-mêmes la volonté de continuer à construire leur programme malgré les frustrations qui les attendent.

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