NOTRE CORPS NE MENT JAMAIS

Alice Miller

Psychothérapeute, est l’auteur de nombreux livres parmi lesquels Le Drame de l’enfant doué (PUF, 1983), C’est pour ton bien (Aubier, 1984), L’Enfant sous terreur (Aubier, 1986), Chemins de vie (Flammarion, 1998) et plus récemment Libres de savoir, ouvrir les yeux sur notre propre histoire (Flammarion, 2001).

Pour la plupart d’entre nous, l’enfance fut une dictature : celle que firent régner nos parents sur l’expression de notre conscience spontanée d’enfants. Et pourtant, qui ne relativise pas cette tyrannie, pour préserver l’image d’un passé idéalisé permettant de refouler l’effroyable souffrance qui en résulta ? Dans Notre corps ne ment jamais, Alice Miller revient sur le tribut que nous payons chaque jour à ce mensonge, par soumission à l’injonction destructrice d’honorer les bourreaux de notre enfance, le Quatrième Commandement du décalogue. À travers les biographies de plusieurs écrivains, elle montre d’abord comment ces artistes ont déjoué leurs souffrances d’enfants par la littérature et sacrifié leur santé, plutôt que de mettre en cause leurs éducateurs.

La correspondance d’Anton Tchekhov, par exemple, atteste de son attitude bienveillante à l’égard de son père, ancien serf et alcoolique. Mais, dans son récit Le Père, que Tchekhov a complètement dissocié de sa vie consciente, il décrit un ivrogne qui vit aux crochets de ses fils et se vante de leurs succès. Comme son frère Nikolaï, Anton mourut jeune de tuberculose, faute d’avoir pu exprimer la moindre rancœur pour les raclées que le père leur avait infligées presque quotidiennement. Marcel Proust, autre exemple, manifestait par de l’asthme l’étouffement que lui occasionnaient les exigences bourgeoises de sa mère, à laquelle il écrivit un jour : « Je préfère avoir des crises et te plaire que te déplaire et n’en point avoir. » À travers sa célèbre anecdote de la madeleine, il idéalisa l’un des rares moments de son enfance où elle le prit dans ses bras sans lui faire de reproches. Il mourut de suffocation parce qu’il ne pouvait mettre en doute la « bienveillance » parentale.

Dans la seconde partie de son livre, Alice Miller présente les récits de personnes aujourd’hui décidées à se délivrer de la dictature du Quatrième Commandement. Celles-ci font face à l’attachement inconscient que nous avons tous pour nos parents maltraitants, un mécanisme de refoulement qui nous aveugle sur la réalité de notre enfance et nous légitime de transférer sur notre entourage des exigences issues de nos souffrances. En effet, contrairement à ce que la morale commande, « l’amour » que nous ressentons pour nos parents abusifs est un mélange d’attentes, d’illusions et d’obéissance face à la terreur. « Ce type de dépendance nourrit la haine, qui, pour être refoulée, n’en demeure pas moins active, explique l’auteure, et pousse à des agressions contre des innocents. » Ainsi, la volonté non consciente de conserver une image parentale idéale conduit-elle à justifier l’utilisation dévastatrice de nos enfants dans le rejouement de nos souffrances non résolues.

Je réalise pour moi-même, au fil de mon cheminement thérapeutique, combien il est difficile de se reconnaître en tant qu’acteur adulte de cette tyrannie. Sous l’emprise du rejouement, je dicte à l’autre mes sentiments refoulés, par l’imposition d’une répression qui est celle que j’inflige à l’expression de ma propre souffrance. Dans ces circonstances, il n’y a pas de place en moi pour l’écoute et le partage d’être à être, mais seulement la reproduction du mode de refoulement que j’ai intériorisé sous la terreur parentale. J’y vois aujourd’hui l’essence même de la dictature.

M. Co.

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