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Le samedi 26 février 2005, par Ahmet KAPTAN
Dans ce séminaire, consacré cette année à “ l’Etranger ”, j’ai voulu voir ce que certains étrangers pouvaient dire des français. Il s’agit de jeunes venus de Turquie dans le cadre d’un projet familial de migration, scolarisés en France et que j’avais proposé de rencontrer et d’écouter dans leur langue maternelle.
Il y a un mot qui manque peut-être dans le titre, c’est le mot “ kurde ”. Une partie importante des jeunes dont il va être question ont des parents kurdes qui demandent qu’on les nomme de cette façon-là et qu’on ne les qualifie plus de “ turcs ”. Ce qu’on appelle communément le problème kurde, à savoir la demande de reconnaissance d’une spécificité ethnique kurde formulée face aux instances dirigeantes de la Turquie, et le refus systématique de répondre favorablement à cette demande par ces mêmes instances, conflit généré par une politique d’assimilation forcée et autoritaire est à l’origine de l’émigration de ces parents-là.
Il va être question de trois groupes de collégiens venu de Turquie, scolarisés dans des collèges de la région (Espace Alpha à Mulhouse, Collège Pfeffel à Colmar, Collège Reber à Sainte Marie aux Mines). Pour l’Education Nationale ces jeunes étaient qualifiés de “ primo-arrivants ”, ce qui leur permettait de commencer une scolarité en France d’abord dans une classe aménagée où on leur enseignait exclusivement le français. Ma rencontre avec ces jeunes a ses origines dans un travail associatif que les financeurs habituels de ce genre de projets soutenaient avec peu d’entousiasme, les problèmes de santé mentale ayant rarement été prioritaires dans l’attribution des aides.
Tout le monde voulait favoriser l’intégration de ces jeunes et j’avais émis l’idée qu’avant de les orienter dans leur vie en France vers quelque intégration que ce soit, on pourrait leur demander ce qu’ils pensaient eux-même de ce qui leur arrivait, avec ce grand bouleversement de l’émigration. J’ai pu rencontrer des oreilles attentives à tous les échelons de l’Education Nationale et c’est ainsi que j’ai été chargé de rencontrer ces jeunes afin de parler avec eux dans leur langue maternelle des difficultés qu’ils pourraient évoquer.
J’ai commencé par répertorier d’une part dans la littérature ce qu’on a appelé un turc à des époques différentes et à des lieux différents, et ce que les gouvernants de ce pays ont voulu donner aux habitants comme repères identitaires de la nationnalité au moment de l’émergence de l’Etat turc actuel ; ceci afin de montrer, ne serait-ce que partiellement, ce à quoi ces jeunes peuvent comparer les français en France.
Représentations des Turcs dans l’Histoire :
J’ai largement puisé pour ce chapitre dans “ Quel bonheur de se nommer Turc ” de Stephane Yerasinos in “ Les Turcs ”, revue “ Autrement ”, septembre 1994.
Les premières sources sont chinoises mais les premiers textes sont arabes et au milieu du 9è siècle il y a contact entre Turcs et Arabes, beaucoup de jeunes turcs se font embaucher par la Dynastie abbaside du califat de Bagdad.
Les Arabes les appellent “ visages plats ” et envoient à leur rencontre une ambassade pour faire un rapport au calife (921). Ibn rend compte de cette rencontre. Les Arabes se demandent si les Turcs n’étaient pas le peuple annoncé par le Prophète qui allait leur apporter des tas de malheur. L’historien Tabahi fait référence à un hadith du prophète qui fait remonter les Turcs à la descendance de Japhet, fils de Noé.
Les Byzantins ensuite s’y interessent, les Turcs étant à leurs frontières, et quand ils voient la menace qu’ils représentent, il les décrivent comme menaçants et les prennent pour un peuple arabe. Au moment des Croisades, Guillaume de Tyr décrit les Turcs comme des éleveurs, non commerçants et non agriculteurs, mais ayant acquis une grande puissance en 40 ans.
Le doge Andrea Dandalo émet l’idée que les Turcs descendent des Troyens réfugiés dans les monts caspiens avant de pouvoir récupérer leurs terres en des jours meilleurs. On rapproche le mot “ Turc ” de “ Troyes ” et on prétend que les Turcs ont cette appartenance. Ainsi Mehmet II, après la reconquête de Byzance se serait rendu devant les murs de Troie pour s’y adresser à ses ancêtres et leur dire qu’ils sont vengés. (Il va sans dire qu’à cette époque, c’est-à-dire le milieu du 15è siècle, rien ne laissait supposer l’existence de la ville de Troie ailleurs que dans le récit d’Homère, et il a fallu attendre le 19è siècle pour qu’on la localisât. Mehmet II, passant devant le détroit des Dardanelles ne pouvait rien voir).
A la disparition de Byzance, la papauté tente de convertir les Turcs au catholicisme. La papauté n’est pas mécontente de la destruction de l’Eglise orthodoxe. Le Pape Pie II écrit au Sultan une lettre qui ne lui est probablement jamais parvenue dans le but de le convertir au catholicisme. Le Sultan meurt subitement et son fils, qui était proche des partisants d’une plus grande islamisation accentue l’islamisation des institutions.
Les Français ont tentés une alliance avec les Turcs (François et Soliman I) pour contrer les Habsbourgs. On donne des Turcs une image flatteuse, à l’inverse des Allemands.
Epoque des Lumières : l’Orient Turc devient l’archétype du despotisme, l’image repoussoir (fin XVIIè) cf. Diderot, Montesquieu, Voltaire. Voltaire tente même en écrivant à divers souverains d’Europe de monter une sorte de fédération d’opposition à ces “ ennemis de la Grèce ”. On peut aussi citer V. Hugo, Chateaubriand etc… au XIXè.
Après la première guerre mondiale, les alliés se partagent les dépouilles de l’Empire Ottoman en reproche aux Turcs d’avoir opprimé les autres peuples et on met en avant leurs défauts (passivité, indolance). On va même jusqu’à parler de la “ race spéciale ” des Turcs (cf. Victor Malac “ La question de la Turquie ”) la critiquer (archaïsme, anti-civilisation etc…). Ils sont coupables d’attaques contre la famille et la vie conjugale, l’éducation et l’enseignement. Dans certains textes, les Bulgares, eux aussi alliés des Allemands, sont traités de la même façon.
La République Turque et la constitution officielle d’une Identité Nationale Turque :
La distinction entre “ Turcs ” et “ Turkomans ” se développe au XIXè siècle, seul les paysans du centre, sont appelés Turcs. A l’émergence de la nation turque, ce nom revient en faveur. Des études de turcologie sont en plein essor : les Hongrois découvrent leur ascendence turque pour se démarquer des Autrichiens, etc… Se pose la question “ qui sont les Turcs ? ”. La turcologie tente d’y répondre. Par ailleurs la civilisaton hittite est découverte au XIXè siècle. Les nationalistes revendiquent les Hittites comme leurs ancêtres. Mais assez vite cette hypothèse doit être abandonnée devant les faits. L’l’antériorité de la présence grecque et arménienne est avérée. Dans l’hypothèse officielle les Turcs sont toujours considérés comme les descendants d’ancêtres venus d’Asie Centrale, au détriment de toute autre culture et civilisation ayant vécu sur ce territoire antérieurement. Cette hypothèse facilite aussi les efforts de laïcisation, l’Islam étant considéré désormais comme un élément culturel “ étranger ”.
Dans les années 30, l’enseignement en Turquie défend l’idée de la suprématie de la “ race ” turque et de la civilisation. A l’époque contemporaine les manuels d’histoire sont presque de la même veine.
Citons enfin Freud, dans “ L’introduction de la psycho-pathologie de la vie quotidienne ”, qui parle des Turcs (en fait les habitants de la Bosnie) aussi de façon peu flatteuse.
Ce que disent les Jeunes :
Ces jeunes ont entendu ce discours officiel sur les origines qu’on leur attribuait, souvent très éloignées de leurs origines familiales ou personelles, et sont venus ici avec en tête la respectabilité, la grandeur et la supériorité de leur sang ou de leur race. Ils constatent d’emblée que lorsqu’on est enfants d’immigrés, la supériorité ne se situe pas du côté des arrivants mais du côté des accueillants.
Voici quelques réponses données à la question : “ Qu’avez-vous pensé de la France quand vous êtes arrivés ici, que pouvez-vous dire de la France et des Français ? ”. “ Ici c’est beau. Mais la langue turque qu’on entend ici n’est pas belle. ”, une fille de 18 ans. “ On vivait en cultivateurs, on doit vivre dans des villes ”, un garçon de 16 ans. “ J’ai trouvé ici ce que j’attendais, mais il est difficile de s’habituer aux nouvelles règles ”, un garçon de 15 ans. “ Ici, il y a beaucoup de forêts ”, une fille de 11 ans. “ Ici c’est mieux ”, une fille de 12 ans. “ La vie là-bas est plus difficile. Ici il suffit d’apprendre la langue, après tout est facile ”, un garçon de 14 ans. “ Ici c’est beau mais pas autant que le village. La langue est difficile, elle ne s’écrit pas comme elle se parle ”, un garçon de 14 ans. “ Là-bas, il y a beaucoup de devoirs. Si on ne les fait pas, on est battu ”, une fille de 14 ans. “ Ici c’est la même chose que la Turquie, sauf que ça s’appelle la France ”, une fille de 14 ans. “ Ici ça ne me plait pas. Làs-bas il y a du travail, ici pas ”, une fille de 16 ans. “ En Turquie l’air est propre. Les gens d’ici sont mal polis vis-à-vis des Turcs ”, une fille de 15 ans. “ La différence doit venir de l’air. En Turquie l’air est plus propre. Les gens sont différents aussi, mais il faut considérer tout le monde comme égaux ”, une fille de 14 ans. “ La Turquie est très bien si on a de l’argent ”, un garçon de 15 ans. “ J’ignorais la passion des français pour les chiens. L’école m’a parue bizarre, il n’y a pas de dirigeant. Il y a très peu de récréations ”, une fille de 13 ans. “ Là-bas les enseignants étaient sévères mais ils expliquaient bien. Ici ils n’expliquent pas bien ”, un garçon de 15 ans. “ Ici il y a beaucoup de gitans et d’arabes. En Turquie on n’a pas ce genre de saleté ”, un garçon de 17 ans. “ Ici on est ennemi des étrangers ”, un garçon de 16 ans. “ Ce qui est mauvais ici, c’est qu’on reçoit plein de papiers. La boîte aux lettres est toujours pleine de papiers ”, un garçon de 17 ans. “ Ma vie là-bas était meilleure car je suis né et j’ai grandi là-bas ”, un garçon de 18 ans. “ Ici on a tout en abondance. C’est tout. Avant de venir ici, tu penses que ce sera merveilleux. Quand tu arrives tu es déçus. Leur écriture est absurde, tu écris 3 lettres, tu en prononces une seule ”, une fille de 17 ans. “ En Turquie, ma mère était ouverte, elle pouvait rencontrer les hommes. Ici elle a dû se couvrir la tête ”, un garçon de 16 ans. “ Je n’arrive pas à aimer ce pays. Dans le village on ne se gênait pour rien, on n’avait pas honte des autres. Ici je dois mettre des jupes tous les jours, là-bas tout le monde se promenait avec des pantalons bouffants et on n’avait pas honte de ses habits. Je n’arrive pas à m’habituer à mettre un foulard sur ma tête ”, une fille de 17 ans.
Dans des réponses à d’autres questions, certains autres points se dégagent : Les primo-arrivants restés longtemps séparés de leurs pères n’apprécient que modérément sa présence constante : soit il est d’écrit comme protecteur, soit comme gêneur. Il est décrit comme un “ étranger ” auquel il faut s’habituer. L’obligation d’apprendre le français est parfois perçu comme une sanction, la langue qu’ils parlent semble injustement dépréciée. Les Kurdes évoquent avec satisfaction la possibilité de revendiquer en France librement leur identité. Regret des conditions de vie plus simple en Turquie, alors qu’ici le fait d’être Turc est déjà un problème avec lequel il faut vivre.