Pascale HASSOUN : Que gagne-t-on à être contre ?

Texte tirée de l’ouvrage Résistance et transferts,

Edition Eres

Pascale Hassoun psychanalyste à Paris

A première vue, le terme de contre-transfert peut évoquer ce que l’analyste produit comme défenses contre le transfert du patient sur lui. Dans un premier temps, j’ai pensé que le contre-transfert n’était pas seulement un processus de défense mais aussi un outil de lecture des défenses du psychanalyste et que celui-ci, à partir du moment où il pouvait les lire, mesurait ainsi limpact des paroles du patient sur lui. Ce qui en soi est déjà intéressant car tout outil de lecture est précieux. Mais je n’étais pas satisfaite car cela ne rendait pas compte de l’origine des « réponses » du psychanalyste. Ces « réponses », d’après mon expérience, ne sont pas réductibles à la lecture des défenses mobilisées par les dires du patient. Ses « réponses » ne proviennent pas seulement de la lecture de son contre-transfert, mais de ses options, positions et engagements personnels. On pourrait alors définir la réponse du psychanalyste comme ce qui, en lui, n’a pas besoin de se défendre car cela viendrait de son expérience personnelle. Cela aurait été construit dans sa propre cure, dans sa vie, et, dans la cure en train de se dérouler pendant qu’il parle et fait des propositions au patient.

Contre-transfert et réponse du psychanalyste sont en lien direct avec la notion de résistance du psychanalyste – Lacan met la résistance du côté du psychanalyste. Aussi je voudrais faire jouer la notion de résistance en regard des défenses et des réponses du psychanalyste comme un terme positif, le négatif étant de se défendre pour se protéger. La résistance serait un troisième terme (le premier étant contre-transfert/ défenses, le second étant réponses/ engagement de l’analyste). En effet, il existe une résistance du psychanalyste à la dépression dans laquelle se complaît le plus souvent le patient, à sa jouissance mortifère. Mais il s’agit dune résistance non pas de l’ordre d’un blindage, mais de la réceptivité : comme s’il recevait le matraquage, toutes les petites balles porteuses de mort, et comme s »il s’y prêtait sans en être endommagé, sans que cela crée des défenses en lui. La question est : que crée le psychanalyste pour ne pas être endommagé, sans mettre un pare-balles pour autant ?

Mon cheminement repose sur les remarques suivantes : le psychanalyste a à traiter la jouissance, pour cela il a à se laisser traverser, abîmer, atteindre par la jouissance (souvent mortifère) du patient et proposer en réponse ce que la vie qui est en lui, le psychanalyste, avance comme contre-propositions, ou plutôt comme autres propositions. Le terme de contre fait duel. Quelquefois, la phase duelle est nécessaire pour localiser (donner un lieu) le patient et son discours hic et nunc, afin de ne pas le laisser filer vers les mécanismes pervers (au sens large). Ce terme de contre servira de pivot à ma réflexion, d’autant plus que l’objet des rencontres de ce colloque est la résistance ainsi que le transfert, c’est-à-dire la place des formations psychiques dans le psychanalyste.

En effet, à cheminer dans la controverse autour de la notion de contretransfert, je suis amenée à remarquer que cette controverse se déroule autour de deux grands axes fondamentaux :

- premièrement : le sujet ne peut se développer si certains « besoins du moi » rencontrent trop d’obstacles. Il n’y a pas d’individu sans que n’aient été au préalable pris en compte un certain nombre de « besoins du moi » ;
- deuxièmement : le premier objet est toujours perdu. Le sujet humain, le parlêtre, se structure à partir de cette première perte constituante de la dialectique de son désir.

Or ces deux notions fondamentales ne se sont quasiment développées que sous forme de querelle, de disputation, de controverse, voire d’anathème jeté sur ladversaire. Elles ne se sont déployées que dans des champs où un adversaire était posé en face comme privilégiant l’un des deux points et sacrifiant le second ; chaque notion devant être comme arrachée à l’adversaire-entrain-de-l’enfouir-ou-de-le-nier. Si celui-ci n’est pas dans cette position, eh bien, on le mettra dans cette position, quitte à édulcorer une partie de ses avancées 2. Pourquoi faut-il problématiser ces deux axes en querelle, l’un contre l’autre ? Est-ce quil y aurait en chacun d’eux quelque chose qui ne pourrait se tenir qu’en opposition, quen négativant l’autre pôle ? Ainsi, qu’est-ce que Lacan cherche à poser en discréditant les « besoins du moi » ?

Regardons d’un peu plus près la polémique engagée par Lacan à l’égard de Winnicott quant à la constitution de la réalité.

Winnicott, qui se fait l’avocat des « besoins du moi », affirme que face aux besoins du moi la réponse n’est pas la satisfaction ou l’insatisfaction mais le fait qu’on soit allé ou pas à leur rencontre. Mais il précise aussi qu’il faut une certaine insatisfaction de ces besoins pour que la réalité se constitue. Dans ce cas, le terme d’insatisfaction n’a pas le sens de frustration mais le sens d’une épreuve de destructibilité de l’objet parallèlement à une non destructibilité du sujet. Winnicott tient et pour la réponse aux besoins fondamentaux et pour la constitution de la réalité, à partir du moment où l’enfant fait l’expérience de la destructibilité de lobjet de sa satisfaction, sans que lui-même ne soit détruit. Lacan, de son côté, s’oppose à la notion de besoins du moi pour mettre l’accent sur le rapport au manque au coeur même du rapport du moi à l’objet de satisfaction : c’est lobjet lui-même qui n’apporte pas tout et qui en lui-même provoque et frustation et aliénation de sa jouissance : « C’est le moi lui-même qui est frustration dans son essence. Il est frustration non d’un désir du sujet, mais d’un objet où son désir est aliéné et qui, tant plus il s’élabore, tant plus s’approfondit pour le sujet laliénation de sa jouissance. » Ce faisant, Lacan pose donc une notion supplémentaire, celle de la jouissance aliénante à l’objet en tant quil déçoit. À partir de là, il introduit un au-delà de l’objet : sa valeur signifiante. Chez Lacan, l’objet en tant que frustrant, que non-satisfaisant, introduit un rapport de jouissance aliénante. Lacan maintient dans une ligne continue le premier objet et le rapport au monde qui l’un et lautre entretiennent une aliénation au sein de laquelle le signifiant va jouer sa partie, car « le principal truchement de son expérience de la réalité, c’est tout de même la Voix 4 ». Par contre, chez Winnicott, l’objet existe en tant que le sujet survit à sa destruction. Winnicott envisage une nonaliénation possible à l’objet à partir du moment où celui-ci aura été et suffisamment satisfaisant et suffisamment destructible. Dans la dialectique du sujet à l’objet, la voix (et donc le signifiant) n’entre pas en jeu.

Il y a donc des proximités et des nuances dans les positions de Winnicott et de Lacan. Pour autant, en quoi être « contre » Winnicott, mais surtout d’une certaine partie de l’école anglaise, est nécessaire à Lacan pour lui permettre d’introduire la notion de « signifiant » ?

Tout en se posant « contre » l’autre, Lacan va aussi mettre en question la notion de contre-transfert – trop interrelationnelle – pour dégager les butées structurales auxquelles tout sujet est confronté. L’idée de Lacan est la suivante : les interlocuteurs du sujet ne sont pas interpellés en tant que tels, mais ils sont interpellés comme supports au passage structurel. Quand le sujet s’adresse à eux, fait référence à eux, transfère sentiments, émotions, ce n’est pas seulement leur personne qui est visée, mais un rapport à autre chose (au langage, au désir, à l’objet perdu, etc.). Il remet en question la thèse selon laquelle la frustration (par un parent) suscite l’agressivité, qui, à son tour, donne lieu à la régression. Lacan veut dire par là que, par exemple, lorsqu’un patient se plaint de se sentir abandonné au moment où il est en train de soutenir son propre désir – que ce soit la rencontre d’un partenaire, ou un voyage, ou un travail, etc. -, cette plainte adressée au psychanalyste véhicule autre chose : d’une part qu’à soutenir son désir le sujet s’aliène à l’objet de son désir (la femme, le voyage, le travail) ; qu’à aller vers l’objet du désir, plutôt que de libérer le sujet, dans un premier temps l’enchaîne. D’autre part, que le sujet ne peut pas aller vers son désir sans en même temps modifier subjectivement son rapport à son psychanalyste, mis dans ce moment-là en position parentale. Il y a une « frustration » a ne pas pouvoir tout garder. C’est le rapprochement du sujet avec l’objet de son désir qui suscite cette insatisfaction. Donc, conclut Lacan, « si vous verbalisez «  »les sentiments, » en croyant ainsi être psychanalyste, vous vous trompez et vous passez à côté de ce qui se passe vraiment ».

Mais cette critique de Lacan ne prend-elle pas les moyens pour la fin et ne réduit-elle pas ainsi les paroles du psychanalyste ? Cependant ne doit-on pas reconnaître à Lacan le mérite d’avoir distingué l’autre et lAutre ? Le reproche qu’il ferait à l’école anglaise ne serait-il pas de n’avoir pas conceptualisé suffisamment ces deux dimensions qui existent de manière concomitante chez l’analyste, la place laissée au contre-transfert ne privilégiant alors que la dimension de l’autre. Mais pour soutenir cette fonction Autre tenue par l’analyste n’a-t-il pas de son côté réduit la fonction autre de l’analyste ? (fonction visée par la notion de con tre- transfert) Pour dégager ces niveaux, faut-il forcément entrer en guerre ? Finalement, qu’est-ce qui est en question dans cette guerre ? Qu’est-ce qui fait question au-delà des territoires et appartenances que cette guerre organiserait ?

La question ne me semble pas être celle des nécessaires résonances chez le psychanalyste de ce que dit l’analysant – sans résonance, il n’y a pas de psychanalyse. Elle ne me paraît pas non plus être celle de l’implication personnelle du psychanalyste. Mais elle me semble être celle de ce que l’analyste peut en faire, de comment il fait. Que fait-il de son « travail » d’élaboration et de transmission au sein même de son écoute ? Qu’est-ce qui fait limite chez l’analyste pour que ça ne fasse pas fusion ?

Si l’analyste est l’autre du patient, comment cependant répondre au patient de manière à ce qu’il sente non seulement l’autre mais aussi lAutre derrière la parole du psychanalyste ? C’est-à-dire comment faire passer l’effet du signifiant sur le psychanalyste en tant qu’Autre, c’est-à-dire la castration comme telle et dans le même temps « penser » l’adresse à l’autre nécessaire à toute formation psychique ? En plus, se pose la question de savoir comment le psychanalyste peut rendre compte de son acte. Comment rendre compte de ce double mouvement dans lequel est mis le psychanalyste : de concentration et de dispersion, de direction de la cure (donc de choix) et de réceptivité (de non-choix) ? Comment rendre compte de ce processus de recherche répétitive qui trame un tissu ?

Ces deux niveaux en disputatio dans la notion de contre-transfert renvoient aussi à deux différenciations supplémentaires : celle du traitement des éléments psychotiques et celle du traitement du trauma. La première est posée par Winnicott en 1959 dans son article intitulé « Le contre-transfert » (Winnicott, 1993, p. 350-357). Winnicott justifie dans un premier temps l’attitude professionnelle qui vise à ne pas tenir compte des éléments névrotiques révélés par le contre-transfert. Mais il écrit quelques lignes plus loin : « Deux types de cas me semblent devoir modifier complètement l’attitude professionnelle du thérapeute. L’un est celui du patient qui a une attitude antisociale, l’autre celui du patient qui a besoin d’une régression. » Apres avoir critiqué le point de vue du docteur Fordham, psychanalyste jungien, qui disait : « Jung compare la relation analytique à l’interaction chimique » et qui ajoutait que le traitement ne peut « en aucune façon [ … 1 être autre chose que le produit d’une influence réciproque dans laquelle toute la personnalité du thérapeute aussi bien que celle du patient jouent un rôle », Winnicott rejoint cette position. Cependant, il reste insatisfait que le terme de contre-transfert puisse nommer la richesse de tout ce qui peut se passer chez l’analyste. Aussi préfère-t-il ne pas étendre lutilisation du concept de contre-transfert pour parler « de l’usage que l’analyste peut faire de ses réactions conscientes et inconscientes à limpact du psychotique, ou de la partie psychotique du patient, sur sa personnalité à lui, analyste, et les répercussions de cet impact sur son attitude professionnelle ». La deuxième position est celle introduite par la question du traumatisme : en quoi le trauma amène-t-il le psychanalyste à sortir de son « attitude professionnelle » classique ? Si le trauma amène le psychanalyste à sortir aussi de son « attitude professionnelle », c’est parce que la notion a évolué depuis Freud. Ce dernier lavait volontairement tirée du côté de « l’interne » pour, à l’extrême, le lire du côté de la production phantasmatique. Depuis Freud, de nombreux psychanalystes sont allés plus loin pour mettre en évidence la double force de destruction du trauma : l’ le choc lui-même, 2′ la « trahison des siens 6 ». Le choc renvoie à une situation individuelle mais aussi, très souvent, à une situation collective. La « trahison des siens » se réfère, quant à elle, à la non-reconnaissance du trauma. Face au trauma, le psychanalyste est quasiment interpellé à titre personnel. Comment y être au présent si ce n’est avec ses propres failles ? C’est donc « lattitude professionnelle » qui, à la base, est remise en question. La notion de contre-transfert, pour reprendre ce que dit Winnicott, est loin de pouvoir nommer la richesse de ce qui se produit dans ces rencontres.

Franchissons une étape supplémentaire grâce à Michel Warschawski et son livre Sur la frontière, que je suis en train de lire au cours de l’écriture de ce texte. Ce titre étonnant retrace comment un Juif européen, puis israélien, a pu se retrouver d’abord porte-parole des Palestiniens pour, ensuite, militer pour la création de deux états, c’est-à-dire pour une frontière. Sur la frontière est un livre de « résistant » ; de résistant aux idées du milieu ambiant homogénéisant ; de résistant contre la pensée « duelle », (les bons d’un côté, les mauvais de l’autre) ; de résistant à toute compréhension de l’autre trop rapide ; de résistant à sa formation première quand elle amène à ne voir l’autre que sous un seul angle, le sien ; de résistant et de questionnant. Ce « résistant » se retrouve donc sur la frontière, mais en fait contre toute frontière quand celle-ci crée une ligne de démarcation. Il se retrouve pour une notion de diaspora, c’est-à-dire pour une non-réduction de lidentité au territoire. l’aimerais reprendre lidée que la résistance ouvre sur le refus du tribal et que pourrait naître une nouvelle idée des frontières : des frontières qui permettent la rencontre, qui soient conçues à cette seule fin.

Le psychanalyste ne serait-il pas alors le résistant passeur de frontières ? La résistance du psychanalyste ne serait-elle pas, elle aussi, un refus du consensus visant à constituer du même ? Est-ce qu’on ne pourrait pas proposer que le psychanalyste cherche à déplacer les frontières acquises pour en poser d’autres plus mobiles ? Cette frontière ne se situerait-elle pas en son propre sein ?

Traces non reconnues et déposées chez le psychanalyste, à reconnaître plus tard.

Comment le psychanalyse se débrouille-t-il pour mettre en dynamique le vécu clivé dont il est le dépositaire ? Le psychanalyse ne serait-il pas le support d’inscriptions qui jusque-là n’avaient pas trouvé d’ancrage, qui seraient des inscriptions à même le corps et non-fixées ? Traces informes qui se superposeraient et dont le psychanalyste se ferait et le dépositaire et le traducteur. Traces qui, même déchiffrées, n’auraient pas le même statut que les traces refoulées et qui ne cesseraient pas de ne pas s’écrire. Sur la frontière ? Au-delà de la frontière ? Une frontière, certes, des bords, un lieu, des affrontements, à condition que la vérité reste plurielle.

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