Patrick CHEMLA : Résistances de la psychanalyse : psychose, transfert et institution

Titre de l’ouvrage : Résistances et transferts

Edition Eres

Patrick CHEMLA psychiatre hospitalier, psychanalyste (Reims) et président de l’association La Criée

Ce texte va tenter d’explorer une clinique polarisée par le centre Artaud, mais cette réflexion s’élabore dans une circulation entre plusieurs espaces : celui du mouvement de psychothérapie institutionnelle, l’espace analytique où je m’inscris par le biais du Cercle freudien et la pratique de l’analyse en solitaire. Dans ce mouvement incessant où il faudrait aussi évoquer l’espace littéraire et celui de la création, il s’agirait de reconnaître les enjeux du transfert dans un registre analytique, mais aussi institutionnel et politique. Pour ouvrir cette perspective, je voudrais m’appuyer sur cette citation extraite du livre de H. Searles (1982). Le contre transfert : « Si le mouvement psychanalytique lui même se réfugie dans la phénothiazine et dans la génétique, ce qui, pour moi, est une fuite devant le problème, alors une longue nuit commencera pour tous ces schizophrènes pour les malades actuels qui sont déjà perdus et pour la foule des malades à venir et pour les quelques psychanalystes qui s’intéressent particulièrement à ce domaine. Ce sera aussi le début d’une longue nuit pour la profession psychanalytique en général et pour les patients, borderlines, névrosés, etc., que traitent les psychanalystes. Car une fois que nous aurons commencé à renoncer à notre effort d’observation, inlassable et sans préjugés, pour discerner dans le patient, grâce à une exploration empathique de ce qu’on appelle nos réactions transférentielles au patient, le fond d’humanité en lutte contre la psychopathologie qui l’assaille, notre fuite sera sans fin. » Si le style de cet avertissement paraît quelque peu catastrophiste, je le considère, pour ma part, comme un appel toujours actuel à la résistance, pour une politique de la psychanalyse, à partir de ce que l’on pourrait considérer comme un enjeu restreint, celui de la psychothérapie des psychoses. Et ce d’autant plus que le lieu, Chesnut Lodge, qui a permis cette énonciation, a depuis été fermé suite à un processus d’auto évaluation ! Autrement dit, la prédiction s’avère cruellement : un des lieux essentiels de l’invention et de la transmission de la psychanalyse des psychoses aux États Unis a donc disparu au nom de la logique de « l’efficacité thérapeutique ». Voilà qui insiste sur l’actuel, le point de fondation de La Criée, et qui nous invite à penser le contexte dans lequel nous vivons et inscrivons nos pratiques. De nombreux sociologues ont avancé le terme de postmodernité a propos de cette emprise de lefficacité gestionnaire. La modernité aurait été l’époque de la croyance dans la raison, et c’est sur ce fond d’utopies de la raison que se seraient fondées la psychiatrie mais aussi la psychanalyse. Comment serionsnous passés d’une époque à une autre ? Est ce la Première ou la Seconde Guerre mondiale qui aurait fait basculer notre époque ? Ne seraient ce pas plutôt la Shoah, et l’effondrement général et traumatique de toutes les utopies révolutionnaires, comme l’avançait J. Hassoun dans Actualité d’un malaise (1999) ? Cet exposé se contentera d’énoncer ces quelques hypothèses auxquelles j’ajouterai celle du phénomène de traumatisme cumulatif dans la Culture. Si Freud avait saisi la modification du rapport à la mort après la première guerre mondiale, il nous reviendrait la tâche de penser l’actuel avec la psychanalyse sans méconnaître le registre de l’aliénation politique d’autant plus prégnante qu’elle se trouve déniée. Cette réduction de la pensée critique, qui nous laisse en proie à la fragmentation, pourrait se lire aussi dans des symptômes de la communauté analytique notamment lorsque l’on entend privilégier une sorte « d’entre nous » protecteur, renforcé par une idéalisation de la « psychanalyse pure »… Au contraire, il s’agit de résister à cette prégnance silencieuse de l’efficacité gestionnaire… Silencieuse jusqu’au jour où Ben Laden fait exploser ses bombes humaines et où nous sommes saisis par l’événement. Nous aurions alors à prendre acte d’un effondrement dans la Culture dont aucune raison économique ne pourra jamais rendre compte. Ce qui vient massivement, c’est cette montée du racisme, ces accès de déliaison du Collectif, cette poussée irrésistible des communautarismes et des divers intégrismes religieux. Tout cela se greffe sur un fond chaotique où l’archaïsme et la sauvagerie se mêlent intimement au triomphe de la technique la plus moderne : pensons entre autres à limage mythique (mystifiante ?) d’Internet au fond des grottes de Bora Bora. C’est sur ce fond actuel du « Malaise dans la Culture » que s’inscrivent nos pratiques, même si, fort heureusement, elles témoignent aussi d’un désir mis en acte, de la foi dans un objet, inévaluable et inestimable, que nous aurions envie de préserver et de transmettre. Ces pratiques, qui se passent aujourd’hui de tout paradis alternatif où on en finirait une fois pour toutes avec le Malaise , nous aurions à en témoigner comme autant de lieux de résistance., plus précisément comme des lieux où peuvent se mettre en scène, et quelquefois en acte, les enjeux complexes et paradoxaux des résistances. Il ne s’agit pas de résoudre ces paradoxes, mais de les soutenir en tant que tels, à la manière de Winnicott lorsqu’il évoque les phénomènes transitionnels.

À CE POINT UN FRAGMENT CLINIQUE

Hugo (1) réagit très vivement au lendemain du premier tour des élections : le fameux 21 avril 2002 Il est au premier rang des manifestations spontanées et quotidiennes des jeunes contre Le Pen. Il vient me voir au bout de quelques jours pour me faire part de son épuisement et me demander une autorisation de s’arrêter, un peu comme un arrêt de travail. je suis intrigué : Hugo est encore très dissocié malgré plusieurs années de prise en charge et il a fortement tendance à adhérer, à se coller à toutes les images qui traînent. Ne serait il pas en train d’adhérer à mes idéaux supposés ? je le questionne et suscite son étonnement : il ne me supposait pas du tout une telle orientation politique puisque je suis médecin !… Non, s’il manifeste jusqu’à lépuisement, c’est parce qu’il ressent « les os de [ses] ancêtres se retourner dans leurs tombes ». Et de repartir dans une nouvelle reconstruction délirante de son histoire… Ce qui fait événement pour le sujet potentiel, et qui lui permet au passage un semblant d’inscription dans l’imaginaire politique de la jeunesse, nous départage radicalement alors qu’une connivence des bons sentiments aurait pu constituer une résistance dans le « contre transfert » ! En même temps, le délire et le transfert délirant ne se situent pas dans une extraterritorialité du politique alors qu’ils s’inscrivent dans l’imaginaire de notre époque. Même si des invariants structuraux peuvent être assurément trouvés, c’est toujours à partir de l’enveloppe formelle du symptôme que nous avons à travailler. La résistance de l’analyste aurait pu en effet méconnaître cet imaginaire, celui des fictions qui trament létoffe de notre quotidien et que j’essaie de penser avec Octave Mannoni (1969) du côté de la croyance et de l’acte de foi en tant qu’il ouvre sur le mythe. Ce n’est pas parce que des mythes ont pu être mystifiants, ni même parce qu’il s’agit de viser dans l’analyse un au delà du mythe, qu’il faudrait pour autant négliger ce registre fictionnel. C’est tout de même au travers de ce registre imaginaire que nous nous engageons dans l’analyse tant comme analysants que comme analystes. F. Perrier (1998) ajoutait dans son séminaire sur « LAmour » que chacun s’engageait dans la cure comme analysant, l’un pour faire son analyse, l’autre pour devenir analyste. Encore une belle formule, une belle fiction qui dit le vrai de la dissymétrie du transfert mais aussi du devenir analyste comme tâche infinie, que chaque cure remet en mouvement. L’analyste n’y arrive pas « les mains vides », on peut tout au moins l’espérer, mais le travail de chaque analyse va, non seulement, raviver ses questions mais aussi l’envahir d’enjeux inexplorés, inexplorables dans sa propre cure. Même si on peut avoir éprouvé des moments de désêtre, voire des « moments psychotiques » (au sens winnicottien), il y a un monde, un irréductible, par rapport à la dissociation schizophrénique. La proposition freudienne (dans « Analyse finie et infinie ») de reprendre une « tranche » tous les cinq ans ne saurait répondre de cet irréductible. G. Pommier reprend à sa manière 2 cette proposition freudienne en soutenant qu’il n’y a pas de fin absolue à l’analyse mais seulement des fins relatives à chaque période de la vie. Il s’agirait, en poursuivant sans cesse la cure, de viser à l’idéal d’un « analyste asymptomatique »… Mon propos, on l’aura compris, s’écarte fortement de cette visée irréelle : où trouve t on cette espèce rare « d’analystes asymptomatiques » ? je soutiendrai plutôt une hypothèse plus réaliste, mais aussi plus près du Réel, à savoir que l’analyste peut, quelquefois, à son corps défendant, constater le surgissement de son symptôme dans la cure. Lenjeu d’une formation consiste donc à pouvoir le reconnaître, voire à en apprendre un certain usage bien tempéré. M. Little avance une autre formule que je ferai mienne : arriver à un rapport moins phobique, moins paranoïde avec l’inconscient. Car il semble bien quon ne soit heureusement jamais « guéri » de son inconscient, d’où probablement la passion de l’analyse tant qu’elle nous tient quand elle nous tient et qui nous pousse, nous contraint à poursuivre. Sans doute « une passion intraitable », pour reprendre l’expression de J. Hassoun (1989), dont l’objet ne serait pas le patient, mais l’analyse elle même. Cette hypothèse n’implique aucunement lidéalisation de la Psychanalyse, mais bien plutôt, au delà de l’analyse de l’analyste, « l’analyse de l’analyse » (formule que j’emprunte à J. Oury). Il faudrait aussi évoquer une strate que nous apporte H. Searles, mais aussi bien Winnicott et M. Little : d’une certaine manière, le patient soigne le thérapeute, même si celui ci veut l’ignorer. Le schizophrène serait même contraint à répéter cette tâche de soigner non seulement la dépression ou la folie parentale, mais aussi de traiter les générations précédentes ; tâche infinie où il épuise sa propre créativité mais où il peut aussi « s’abîmer », s’abolir totalement comme sujet. Ces patients peuvent ainsi se vouer totalement à l’autre et il serait dangereux de méconnaître cette potentialité qui risque de s’exacerber jusqu’à en devenir ravageante. On voit que chaque analyste traite cela de façon très particulière, sans doute avec sa personnalité, son symptôme, sans doute aussi avec la particularité des personnes quil accueille. On peut trouver que Winnicott aura un peu trop tendance à occuper la position de « mère suffisamment bonne », tandis que Searles travaillera de façon plus insistante avec sa haine. Une lecture plus attentive montrerait que Winnicott (1992) insiste lui aussi sur cet enjeu de la haine objective dans le contre transfert. Il faut relire cet article étonnant où Winnicott accueille chez lui, pendant la guerre, un enfant psychotique, et que, débordé par la destructivité de cet enfant, il doit, de façon répétée, lui dire « toute sa haine » en l’expulsant de chez lui pour « éviter de le battre ou de le tuer ». Là où Searles va déployer cet enjeu de la haine dans le contre transfert dont il fait le premier noyau de réalité extérieure pour le psychotique, Winnicott va essayer, me semble t il, de dépasser ce registre de « l’hainamoration » pour « aller à la rencontre des besoins du patient 3 ». Cette formulation peut choquer tous ceux qui lentendraient dans le registre lacanien du besoin mais je la rapprocherais plutôt de cette fiction théorique que Jean Oury a appelée fabrique du pré dans Création et schizophrénie (1989). Il me paraît absolument nécessaire de supposer cet espace mythique, en rapport avec le narcissisme originaire, et surtout de tenter d’y avoir accès, au moins par moments, si l’on veut entrer réellement au contact avec le psychotique pour le soutenir dans sa reconstruction. Une des idées fortes que je retire de ma relecture récente de Winnicott, c’est que cette zone de contact ne se situe pas du tout au niveau de la réalité, ni de la partie saine du moi, mais au niveau des zones de défaillance de l’analyste. Ce serait en quelque sorte lintégrale de ces zones de défaillance qui permettrait de faire revenir le passé dans le présent, et que ce qui avait été de l’ordre du trauma pour le patient puisse ainsi se répéter et s’éprouver dans la cure. La rencontre se ferait ainsi au niveau du trauma ou plutôt sur une ligne de moindre trauma : du traumatisme malin au traumatisme bénin. Cela aurait lieu sur fond du « transfert délirant », concept que Winnicott nous dit avoir emprunté à M. Little, son analysante, « presque comme un enfant qui chipe dans le sac à main de sa mère ». Qui soigne qui ? Soulignons ainsi qu’un savoir, du signifiant peut surgir dans l’aprèscoup d’un éprouvé sensible. Linterprétation n’aurait même aucun effet si elle ne s’appuyait pas sur cet « éprouve bénin » dans le transfert. Une telle manière de s’engager dans la question devrait nous écarter de toute technique reproductible comme de toute maîtrise moïque. S’il y a un « vrai self » à découvrir, ce n’est certes pas en imitant les trouvailles les plus géniales des cliniciens qui nous ont précédés, mais en se fabriquant sa propre métapsychologie et surtout en adoptant la posture la plus authentique possible. Car il s’agit de pouvoir accueillir tout ce qui vient dans la cure et qui n’est pas encore du signifiant, mais aussi tous les éléments les plus hétérogènes et triviaux de l’institution.

AUTRE FRAGMENT CLINIQUE

Loïc après pas mal de péripéties où il a mis sa vie en danger, a engagé une psychothérapie avec moi depuis plusieurs années, tout en s’entourant d’une « constellation institutionnelle ». C. Charpentier et B. Wallian4 ont évoqué, l’année dernière, au colloque de Saint Alban, un moment tournant de cette prise en charge où ce patient voulait convaincre son infirmière de l’inéluctabilité du suicide. Au moment de cette confrontation violente, B. Wallian, s’appuyant d’ailleurs sur sa collègue, mais aussi sur le dispositif institutionnel élargi au séminaire de La Criée, a dû traverser un fantasme qu’elle a mis au travail. « S’il se suicide, je le tue », avait elle pensé, sans le communiquer à son patient ; mais la perlaboration de ce fantasme et toute l’activation psychique du collectif auront permis de passer un cap dangereux. Quelques semaines plus tard, le même patient, se disant guéri, décide de prendre du champ, de faire l’expérience de se passer de nous, et après bon nombre d’hésitations, nous nous risquons à le laisser faire ses premiers pas. Il va en fait rester à proximité, nous donnant de ses nouvelles par patients interposés, puis reviendra au bout de quelques mois après avoir vérifié qu’il n’aurait pas « à subir de représailles de nous avoir abandonnés ». Au delà de la projection, ce qui compte c’est cette capacité nouvelle du sujet à expérimenter la séparation et la retrouvaille, le fortIda sans qu’il y ait de représailles. Nous aurions ainsi à supporter d’être utilises, uses jusquà l’extrême de nos possibilités la limite de la résistance du matériau psychique abandonnés, repris, etc. Le psychotique et son, ou ses thérapeutes, n’ont pas d’autre choix que d’en faire lexpérience réelle, l’épreuve, dans le transfert. D’où la pertinence de la formule lacano ferenczienne : « il n’y a de résistance que de l’analyste ». En même temps, nous butons nécessairement sur une limite particulière à chacun(e), et tributaire du dispositif. Pour accueillir un schizophrène très dissocié, il n’est guère pensable d’être seul et le collectif devient une nécessité si on refuse de se résigner à la panoplie : « neuroleptiques et réhabilitation psychosociale ». Ce collectif aura pour mission de travailler à la perlaboration des résistances pour accroître la souplesse, la disponibilité et la capacité d’accueil du transfert délirant. Chacun sait la tendance spontanée de toute institution à produire exactement linverse, mais lexpérience montre aussi, pour peu que l’on s’en donne la peine, que la mise en acte d’un désir travaillé et la création de praticables sont autant d’occasions de déploiement du transfert, de mise en récit de ce qui jusqu’alors ne faisait pas histoire pour le sujet potentiel. Ce processus de remaniement permanent peut ainsi remettre au travail les limites, à condition de penser le Collectif en y intégrant d’une certaine manière les patients. Certes, il y a dissymétrie et Ferenczi a eprouvé avant nous les impasses de « lanalyse mutuelle » , mais il existe aussi des zones de partage et d’échange. Ainsi Loïc, depuis son retour, occupait ses séances à me rendre compte, comme en supervision, du travail psychothérapique qu’il assurait auprès de plusieurs patients, avec beaucoup de pertinence dans l’écoute. Il adressa par exemple Hugo à l’atelier lecture, animé au Palais du Tau’, en prenant comme argument que l’un et l’autre souffrant de « délire mystique, ils feraient bien de se brancher sur la mythologie ». Au delà de cette collaboration, Loïc va pouvoir avancer des formulations qui m’ont quelque peu étonné. D’abord il m’expliqua, geste à l’appui, comment il luttait chaque jour contre l’effondrement en s’agrippant à une sorte de filet constitué par les soignants du centre de jour mais qui seraient comme autant « d’hameçons s’accrochant dans sa chair ». Où l’on entend que le filet institutionnel contient aussi ce registre du théâtre de la Cruauté que formulait A. Artaud. Plus tard, il arrivera aussi à analyser finement la place qu’il est contraint de tenir, telle une proie offerte à l’autre. Cette contrainte cruelle à soigner l’Autre, je la rapprocherai des hypothèses de H. Searles, à ceci près que pour ce patient, comme pour bien d’autres, le trauma, le crime informulable a eu lieu dans les générations précédentes. C’est pour répondre de tels crimes impunis que le psychotique peut se vouer sans limite à l’autre, jusqu’à l’anéantissement. Loïc en vient donc par moments à occuper la « fonction analyste » mais à condition que le thérapeute, plus largement la constellation l’aident à tracer une limite encore bien incertaine. Ainsi, il se soigne en soignant les autres, qui soigne qui ? et la précision de ses énoncés devrait nous inviter à reconnaître la parenté de sa tentative avec ce que j’appelle le « désir d’analyse » (à la différence du « désir de l’analyste »). On entend que ce désir, comme d’ailleurs le transfert, peuvent circuler de l’un à l’autre, c’est même leur caractéristique : le désir ne s’enferme pas dans une case, ni le transfert dans un statut ! Par contre, l’enjeu de la limite, c’est à dire pour le thérapeute de l’inscription symbolique dans une transmission analytique, se découvre comme un enjeu essentiel, celui sans doute de la résistance de l’inconscient lui même. Il faut bien ligaturer « la fuite du vide », pour le dire comme Harriet, la patiente dont G. Michaud nous avait parlé ici même il y a deux anS6 , et à laquelle elle vient de consacrer un nouvel article en tous points remarquable dans Figures de la psychanalyse. Dans cet article, où il est justement question, entre autres, du sans limite du transfert psychotique. Pas d’autre limite donc que celle du corps psychique, de sa capacité à apprendre, se remanier, garder aussi la mémoire cicatricielle de l’Autre. Alors, au terme provisoire de ce parcours où j’espère vous avoir fait entendre mon point de résistance à lirrésistible, il faut du corps, du « corps à plusieurs », pour tenir bon et accueillir réellement la destructivité dans le transfert. Pas d’autre possibilité que cette mise à l’épreuve pour permettre à chacun (psychotique et thérapeute) de retrouver de la créativité au plus près de cette destructivité dangereuse : recréation d’un monde pour le psychotique, mais tâche primordiale de survivre psychiquement (Winnicott) pour le thérapeute, confronté alors à son point de trauma. Nous atteignons là les limites de l’analysable sans doute, mais en tant que ces limites devraient, me semble t il, être prises en compte pour toute analyse. Au delà des distinctions indispensables, voire des oppositions et permutations de places, il me paraît essentiel de récusår la notion de domaines bien étanches. Au contraire, c’est même un enjeu éthique et politique que de maintenir une circulation entre ces différents registres, pour soutenir à notre manière la profonde unité de la psyché, l’universel au delà des particularismes et des singularités. Autant dire que l’espace de pensée ouvert par Freud devrait se maintenir comme un ouvert, ouvert sur ses marges, ouvert aussi sur la multiplicité des formes et des fictions théoriques. Toutes ces fictions ne sont certes pas à mettre au même niveau, mais cette pluralité des langues est essentielle pour résister à tout ce qui aurait tendance toujours à se refermer. Surtout, il s’agirait de retrouver de temps en temps de linspiration, du souffle au sens où Granoff évoque le « souffle latéral de Ferenczi dans la psychanalyse ». Par les temps qui courent, nous avons, je crois, besoin de tenir bon sur cette marge, même si elle est étroite, même s’il s’agit d’un travail de funambule. Bien sûr, nous prenons le risque de trébucher, de perdre l’équilibre, mais après tout, comme disait Freud : « Ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant… Boiter, dit l’Écriture, n’est pas un péché »

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