In : Abstract Psychiatrie, n° 35, mai-juin 2008 : 11-13
Propos recueillis par Frédéric Advenier.
Pierre-Henri CASTEL est psychanalyste, Docteur en philosophie et en psychologie.
Pierre-Henri Castel est chercheur au CNRS et membre de l’IHPST. Ses recherches portent sur l’épistémologie et l’histoire de la médecine mentale. Son dernier ouvrage, À quoi résiste la psychanalyse ? (Paris, PUF, 2006), aborde les critiques portées sur la psychanalyse et les raisons d’entreprendre aujourd’hui une cure psychanalytique, ou de devenir psychanalyste.
Dans la première partie de votre ouvrage, vous dressez un constat factuel et historique minutieux de la « crise majeure », ce sont vos mots, que traverse la psychanalyse depuis un quart de siècle. Cette crise serait largement liée à la volonté de créer une « psychologie psychanalytique » au sein-même de certains courants psychanalytiques. Cette thèse est assez étonnante car la crise serait interne à la discipline ?
On peut répondre à votre question en déclinant des réponses dans les trois registres qui structurent mon livre, c’est-à-dire épistémologique, historique et sociologique… ainsi, j’en profite ! De fait, j’essaie de populariser en-dehors du milieu analytique une première idée un peu surprenante… Les « réfutations » épistémologiques ou historiques de la psychanalyse sont infiniment moins contraignantes qu’on le raconte. C’est plus la faiblesse des réponses techniques des psychanalystes qui pose problème que le force de ce qu’on leur oppose. En lien étroit à la faiblesse de ces réponses, il y a l’illusion à mon avis décisive qu’on peut faire fonctionner un corpus de concepts et les pratiques spécifiques de la psychanalyse comme une psychologie, ou même une anthropologie générale. C’est là le principal facteur de la marginalisation de la psychanalyse en un vague freudisme idéologique ! Je crois que cette illusion repose sur la croyance que la psychanalyse fournit des explications causales, d’un genre particulier, mais qui se généralisent peu ou prou comme les inductions standard dans les sciences. Cette confusion sur l’idée de causalité est la seconde chose qui me tient à cur… Ainsi, le recours au « symbolique », ou au « refoulement », c’est trop souvent l’idée qu’il y a des lois secrètes auxquelles les gens obéissent sans le savoir, un peu comme s’ils ne savaient pas que quand ils tombent, ils obéissent à la loi de la chute des corps. La psychologie psychanalytique, c’est cela : la production pseudo-savante de lois psychiques qui ne conserve de la scientificité qu’un fantasme de maîtrise de l’objet et de vérité en dernière instance. Évidemment, comme les explications causales sont devenues, dans les sciences, de plus en plus coûteuses et rares, les psychanalystes ne peuvent pas suivre. Ils accélèrent donc leur ghettoïsation intellectuelle en revendiquant une épistémologie « psychanalytique » qui n’est pas celle des épistémologues banals, puis une histoire « psychanalytique » de la psychanalyse, puis une « éthique » psychanalytique de l’éthique, etc., le tout à leur main. C’est mon troisième point. À l’université, cela devient parfaitement vide et formel. Bien sûr, le prestige social et culturel de la psychanalyse, en France, ou en Amérique latine, reste inentamé. Mais je conjecture que c’est davantage l’effet de la solidité de la coquille protectrice secrétée autour d’un noyau de croyances inertes, que parce que la psychanalyse aurait en soi raison contre l’époque. On s’agite énormément sous la bulle, cela ne prouve pas qu’on est vivant. Et même s’il on a raison, ce que je crois, car tout ce que je raconte procède de l’idée que la psychanalyse n’a justement pas été réfutée, à quoi sert d’avoir d’avoir raison quand on est socialement et intellectuellement coupé du monde ?
La crise c’est donc le contexte de votre livre. Le cur de votre travail est de montrer que la psychanalyse « résiste à elle-même » et « à l’exaltation de valeurs dont la civilisation a fait des idéaux fondateurs de la vie commune ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
Je suis loin d’avoir pensé le premier à cette idée de résistance de la psychanalyse à elle-même. C’est un locus classicus chez Freud (la « résistance inconsciente ») et Derrida en avait déjà tiré plein de choses. Disons qu’il y a un double mouvement de critique et de recul en cause ici. Oui, la psychanalyse se résiste à elle-même en se prenant pour un corpus de connaissances. C’est pourquoi je suis féroce à l’égard de la psychanalyse à l’université. En essayant soit d’exister comme une sorte de contre-science ou de contre-morale, mais qui n’en est pas moins une, soit encore, et c’est promis à un inquiétant avenir, en se refondant pour devenir plus conforme aux idéaux des sciences de la nature. On n’a pas encore fini d’entendre parler de la neuropsychanalyse, et des fameux « rapports » entre neurosciences et inconscient freudien. Je défends plutôt une attitude négative, ironique : celle du contre-pied, qui consiste à soutenir rien, rien que le droit de ce qui cloche à clocher. Une bonne raison de ne rien croire du tout reste une bonne raison, et je ne vois pas pourquoi on devrait se croire redevable de plus par exemple, d’une « cause » tellement meilleure et tellement plus scientifique des phénomènes de l’esprit ou des effets de l’inconscient. C’est ce que j’appelle psychanalyse « mineure », plutôt avec Deleuze que contre lui, et sans doute parce qu’une telle expression lui aurait fait froncer le sourcil. Soyons plus rares et plus aigus, en tout cas.
Me hérisse en somme l’annexion de la psychanalyse, cet anti-humanisme qui désidéalise si profondément l’autonomie, le soi, la liberté, à un hyper-humanisme d’un nouveau genre, où la psychanalyse serait du côté de la vraie science contre le « scientisme », ou une caution d’éthique supérieure dans un monde qui se « déshumanise ». Annexion logique : les concepts freudiens passés à la moulinette des dogmatismes universitaires ou sectaires se dégradent de toutes façons en généralités psychologiques. Ils ne suscitent même plus d’intérêt intellectuel. Il ne reste plus alors qu’à en faire des généralités normatives et à crier « le sujet ! le sujet ! » sur tous les tons, surtout d’ailleurs le ton de la réaction. Hélas, l’ironie de la psychanalyse, c’est évidemment qu’elle est du côté de la révélation de l’hétéronomie, et qu’elle n’en dise justement pas plus sur ce qu’il faudrait être, même un « sujet ». Ce que vous faites de la révélation de cette hétéronomie, et donc le genre de destin qui vous chante, ce n’est plus son affaire. Faites donc du dit « sujet » un idéal, ou de l’ordre symbolique un remake en plus rai de la « loi naturelle », etc., c’est une falsification odieuse. Qu’on s’étonne si, du coup, il devient impossible de remettre ces notions en jeu théoriquement comme pratiquement, et si elle deviennent au contraire des shibboleths ! Soit vous êtes réduit à les commenter ad nauseam, soit vous n’avez rien compris et vous n’êtes pas un vrai psychanalyste, mais un pervers, ou son complice. Mais évidemment, il y aura toujours des gens pour prendre leur attitude tétanisée pour une preuve de fermeté morale, leur stérilité comme une fidélité à la lettre de l’enseignement dont ils ont hérité, tous ces « fils » de Freud, de Lacan, etc., qui ne connaissent de transmission que par deuil et identification ! Le plus pénible, à mon sens, c’est qu’ils confondent leur radotage avec la « petite voix de la raison », qui, selon le mot fameux de Freud, dit toujours la même chose.
On peut dire que vous ne recyclez pas des shibboleths… Vous proposez de penser le dispositif analytique avec les notions d’« asymétrie » et de « tiers-terme ». pourriez-vous nous les expliquer et nous dire aussi pourquoi vous ne les décrivez pas avec les mots « empathie » ou « intersubjectivité » ?
Question vache, parce que je trouve ce passage le plus faible du livre ! C’est précisément au moment où il me semblait échapper un peu à la production en série de généralités que je me suis retrouvé produire des « critères » de ce qui est ou n’est pas psychanalytique.
En même temps, il est important de montrer avec quoi on se débat : les concepts analytiques, je pense, n’ont de sens que dans les questions ouvertes (toujours circonstancielles, déterminées cliniquement) qu’ils permettent de poser. Jamais dans des énoncés affirmatifs, déclaratifs, universels ou particuliers, qui soient des réponses. L’dipe de quelqu’un n’est pas une instance particulière de sa définition générale. Il s’avère, il éclate, à l’occasion de la bonne question, posée au bon moment : « Et votre père, dans tout ça ? », avec la surprise qu’elle cause (y compris chez l’analyste, surpris au même titre que l’dipe, ce soit ça, en l’espèce). C’est amusant : la psychanalyse, c’est toujours encore plus vrai qu’on ne croyait, on en reste sidéré. D’où aussi mon aversion pour les vignettes cliniques, exemple miraculeusement probant de la dernière généralité psychologique à la mode : le cas confirme la théorie, la belle affaire ! Car la psychanalyse ne s’est développée qu’en fabriquant, si j’ose dire, des théories qui confirmaient le cas : en offrant, autrement dit, des moyens de ne pas en croire ses oreilles, et devant quoi, en somme, sinon devant un excès de la vérité du cas sur tout savoir ? Voyez les mots exemplaires de Freud à la fin de son étude du président Schreber. Un bon critère, c’est donc au moins celui qui n’empêche pas de poser la question au moment juste, mais rien qui dise pourquoi ce critère serait en soi toujours légitime. Si c’est un critère psychanalytique, il est au service de la contingence et de l’inouï. Le reste, il y a des psychologues pour ça.
Mes critères, donc, dans la critique acharnée que je fais des usages « intersubjectivistes » de l’empathie dans la psychanalyse américaine récente (chez Renik, surtout), ou bien des prétendues refondations de la psychanalyse grâce aux neurosciences, n’ont pas d’autre portée que négative et ironique : ils sont des moyens de nommer ce qui va radicalement pas dans ces approches. Mais évidemment, on peut en faire le moyen d’un dogmatisme au second degré. C’est pourquoi je reste flou. Ces critères, on peut les trouver lacaniens, ou bioniens, ou freudiens, ou greeniens, peu importe. Mais Renik ce n’est plus la psychanalyse, c’est sa déchéance. Et je prends par-là position sur la question des « psychothérapies » d’inspiration psychanalytique. Elles ne peuvent que servir de déversoir à l’idéologisation du freudisme, comme théorie sociale néo-humaniste. Plus grave, encore que je doive vous renvoyer au livre pour le montrer, ces théories humanistes ne sont pas du tout incompatibles avec la naturalisation cognitive pure et dure des rapports sociaux sous le chef, encore une fois, de l’empathie. Elles en sont l’envers. Dans l’affaire, c’est le fil du transfert qui est perdu, et de ce en quoi la psychanalyse dérange nos idéaux individualistes d’autonomie.