PLURIEL la lettre de la mission nationale d’appui en santé mentale
Mai-Juin 2002, n°31-32
Il y a 6 millions d’étrangers en France et cette population croît. Le principe fondateur du modèle français d’intégration repose sur la volonté d’obtenir la participation active des individus issus des immigrations à la vie dans notre pays. Le propos de ce numéro double 31-32 de PLURIELS est de comprendre comment le système français de santé tente de répondre aux troubles et aux souffrances mentales qu’entraîne la transplantation dans un milieu étranger d’individus de cultures, de religions et de statuts identitaires différents.
Le Maghreb, l’Afrique Subsaharienne, l’Asie du Sud-Est, la Turquie, le Portugal et, plus récemment, L’Europe de l’Est, tels sont les lieux d’origine des principaux groupes d’émigrés sur le sol français. La réponse des individus de ces collectivités aux traumatismes créés par leur situation oscille entre deux pôles : la crispation identitaire, dont l’identité musulmane est aujourd’hui le meilleur exemple, et la double appartenance, dont la communauté portugaise présente la meilleure réussite.
Comment, donc, le système français prend-il en charge des mal-être et des troubles, qui pour être ceux d’immigrés de cultures différentes, n’échappent pas pour autant à l’universalité des maladies mentales ? Comment, en refusant que la différence culturelle devienne le déterminant décisif des formes prises par leurs troubles tout en en tenant compte, des équipes de santé mentale tentent-elles des actions cliniques éloignées de celles de l’idéologie communautariste nord-américaine ? Voilà ce que relatent les diverses « expériences de terrain » de ce numéro, qui a pour seule ambition d’introduire une discussion élargie sur les conditions de mise en uvre d’une clinique psychiatrique des altérités reconnues.
R. LEPOUTRE *
I] Etendue du problème
Intégration à la française et santé mentale
Le comité de rédaction de la Lettre de la mission nationale d’appui en santé mentale a décidé de consacrer ce numéro double de Pluriels à la question des sensibilités culturelles et ethniques en santé mentale en me demandant de rédiger une introduction présentant un état des lieux du contexte social et politique dans lequel vient s’inscrire une possible clinique psychiatrique « différente ». Estimant d’instinct, en fonction des informations dont je peux disposer, que cette démarche est pertinente, j’ai accepté bien volontiers de répondre positivement à cette demande mais, au moment de prendre la plume, je m’interroge sérieusement sur ce que je vais pouvoir dire sur le sujet sans trop prendre de risques. En effet, sur toutes les questions liées à l’immigration et à l’intégration, il règne, en France, une certaine forme de consensus, dit républicain, qui interdit, ou tout du moins qui limite, les possibilités d’explorer certaines thématiques.
Cette situation résulte de notre histoire et du mode de construction de notre identité nationale basée sur une adhésion à des valeurs, indépendamment de toute appartenance raciale ou religieuse. Il est donc a priori suspect dans notre pays de vouloir prendre en considération une variable ethnique et il est d’ailleurs formellement interdit de constituer tout fichier que ce soit sur une telle base. Pendant de nombreuses années, la France, qui est un vieux pays d’immigration depuis le 19ème siècle, a essentiellement accueilli des flux migratoires d’origine européenne, Belges, Italiens, Espagnols, Polonais, etc, dont l’insertion dans notre société n’a pas toujours été facile mais dont, au final, les enfants ont été complètement assimilés, ces derniers n’ayant généralement conservé que peu de références culturelles en provenance de leur famille et n’ayant évidemment pas eu souffrir d’une quelconque visibilité ethnique au sein de la société d’accueil.
C’est à cette époque et dans ce contexte que se sont forgées les racines d’une certaine conception de » l’intégration à la française » dont beaucoup de nos concitoyens ont conservé la nostalgie : sinon l’immigré lui-même du moins ses enfants devaient devenir des Français comme les autres avec un béret sur la tête et une baguette de pain sous le bras, voire un litre de vin rouge dans la poche.
Évidemment les flux migratoires de l’après-guerre, avec une forte composante maghrébine, sont venus chambouler ce beau schéma quand est venu le temps d’une sédentarisation qui n’était pas souhaitée au départ ni par les intéressés, ni par la société d’accueil. A l’automne 1989, l’affaire dite des foulards de Creil, évènement en apparence totalement anodin, a fait l’effet d’une bombe menaçant la République, en venant confirmer pour certains la menace d’une islamisation prochaine de notre pays, qui avait été amorcée quelques années auparavant par un hebdomadaire qui avait publié une Marianne voilée en couverture.
Le Haut Conseil à l’Intégration, créé dans les semaines qui ont suivi cette affaire sous forme d’un comité de sages appelé à réfléchir aux nouveaux problèmes ainsi posés, s’est alors efforcé de définir les bases doctrinales d’un « modèle français d’intégration » autour de quelques grands principes :
réaffirmation de la pensée républicaine et laïque récusant toute logique de « minorités » : on intègre des individus et non pas des communautés ;
recherche d’une participation active à la société des personnes issues de l’immigration en acceptant que celles-ci conservent des spécificités liées à leur origine ;
refus des déterminismes ethniques, sociaux et religieux.
Ces grands principes font encore référence aujourd’hui, tout au moins dans les discours officiels, et la dénonciation d’une menace « communautariste » continue rituellement de ponctuer les propos les plus républicains avec, d’ailleurs, un risque non négligeable que ce refus phobique du communautaire et de l’ethnique ne favorise l’émergence de communautarismes pathologiques. Que peut-on en effet observer aujourd’hui, en France, au niveau des principaux groupes d’origine étrangère ?
Manifestement une situation extrêmement contrastée au sein de laquelle on peut très schématiquement distinguer en ce qui concerne les jeunes générations :
des originaires du Maghreb culturellement assimilés mais en grande difficulté d’intégration sociale et professionnelle avec des problèmes identitaires importants ;
des originaires de l’Afrique subsaharienne également assimilés culturellement mais avec des difficultés d’intégration sociale et professionnelle au moins aussi importantes que les précédents ;
des originaires de Turquie et d’Asie du sud, non assimilés culturellement mais mieux intégrés socialement et professionnellement ;
des originaires du Portugal ayant réalisé, avec succès semble-t-il, une forme d’intégration de type communautaire leur permettant, sans conflit, de vivre sereinement une double appartenance.
Il est évidemment très délicat au niveau de cette introduction de tenter d’émettre des hypothèses au regard de la thématique de ce numéro mais un certain nombre d’observations concernant les « jeunes de banlieue » pourraient conduire un non-spécialiste des questions de santé mentale à penser que les deux premières catégories citées ci-dessus sont peut-être celles connaissant les plus grandes difficultés.
On pourrait même se demander, en voyant de nombreux jeunes d’origine maghrébine se construire une identité « musulmane » en rupture avec celle de leurs parents et de nombreux jeunes d’origine africaine une identité « black », à l’américaine, si notre capacité assimilatrice n’a pas trop bien fonctionné pour eux alors qu’elle peine à agir sur d’autres groupes. De plus, sur un plan culturel, ces deux groupes ont aussi à gérer une mémoire coloniale encore mal assumée par la société d’accueil comme par les sociétés d’origine.
Bref, en conclusion, je crois qu’il était judicieux pour ce numéro spécial de la lettre Pluriels, de s’intéresser aux sensibilités culturelles et ethniques en santé mentale et je forme le vu qu’il puisse contribuer à mieux comprendre et traiter certaines situations relativement inquiétantes.
JEAN-CLAUDE SOMMAIRE*
*Secrétaire général du Haut Conseil à l’Intégration.
Editorial
Des pratiques originales
En ces temps plus marqués par les échéances politiques, aborder certaines questions sous l’angle du culturel ou de « l’ethnique » peut paraître rompre un tabou, ou un « politiquement correct ». Il faut dire que la tradition républicaine laïque et universaliste, aussi bien que notre déontologie professionnelle, nous imposent de ne pas faire de différence, dans la délivrance des soins, en fonction du groupe d’appartenance, ou des revenus, pour ne citer que ces critères. Pour autant, le travail pratique en santé mentale rencontre toujours une représentation importante d’usagers qui n’appartiennent pas à la culture dominante métropolitaine, si tant est qu’elle existe, et expose les professionnels à différents dilemmes : le premier consiste, au nom de l’universalité du couple normalité/maladie, et de la structure psychique, à méconnaître l’importance de la culture dans les représentations des pathologies et des traitements. On en perçoit les effets dans certaines pratiques qui limitent le travail avec la famille, groupe contact principal avec les soignants, support de ces représentations, et interface entre l’individu et le groupe d’appartenance. L’alliance thérapeutique peut alors être obérée, et parfois la violence extrême survenir dans les institutions, non pas en raison seulement des conflits de personnes, mais de représentations. À l’opposé, dans les pratiques anglo-saxonnes, particulièrement nord-américaines, la dimension ethnique et culturelle est beaucoup plus reconnue et prescrite dans les formations, les pratiques et les organisations. Mais cette reconnaissance est parfois telle qu’elle pourrait finir par conduire à l’idée que l’appartenance est « le » déterminant unique. Dans cet excès, l’altérité ne serait accessible que par l’autre, ou s’il est le même que l’autre, ce qui est contradictoire : seuls les juifs pourraient comprendre les juifs, les noirs les noirs, les arabes les arabes, mais aussi seules les femmes pourraient comprendre les femmes, les divorcés les divorcés, les victimes les victimes, etc. Sans nous montrer normands, ou suisses, il nous semble qu’une pratique plus ouverte de santé mentale, liant le patient et sa famille, par exemple, pourrait davantage concilier ces contraintes contradictoires d’universalité(1) et de respect de l’altérité, de règles générales et de singularités. Il nous semble également, et nous espérons que les textes présentés en sont une illustration bariolée, que ce ne sont pas tant les « grandes théories » seulement qui vont nous guider, mais des pratiques originales, se confrontant directement à ces questions, ouvertes au dialogue et à la pluralité des approches techniques acceptables.
S. KANNAS *
(1) Sauf à considérer, ce qui est dit parfois, que certaines valeurs dites « universelles » ne sont pas séparables d’une épistémologie « coloniale ».
Les jeunes de banlieue d’origine étrangère : approche sociologique
En France, dans certains quartiers, plus de 80 % des jeunes sont d’origine étrangère c’est-à-dire étrangers, français nés à l’étranger ou nés en France de parents nés à l’étranger. Cette situation produit chez eux un vécu ambivalent. D’une part un sentiment de sécurité, d’être chez soi dans son quartier, d’y être comme les autres, à l’abri du racisme, des regards soupçonneux(1). Sortir du quartier, c’est se voir renvoyer au quartier dont on vient. L’identité attribuée est conforme à l’image, négative, du quartier. D’autre part un sentiment de relégation, de vie entre soi, à l’écart du reste de la société, celle des « riches », des « bourgeois ». Rester dans le quartier c’est rester entre soi et la sociabilité communautaire sécurisante lorsque la société d’accueil est hostile, produit la différence et le sentiment de cette différence.
Lorsqu’ils se présentent comme arabes – l’immigration reste très majoritairement maghrébine – ces jeunes revendiquent d’abord une identité. « Toute identité ethnique minoritaire (… ) est en grande partie assignée par le groupe majoritaire dont le regard est, d’une certaine manière, constituant du groupe minoritaire (…).
Dans l’étude de l’immigration, l’hypothèse de départ est que l’attitude des français joue un rôle premier dans la production des identités ethniques, les communautés ethniques se situant et se définissant en grande partie par rapport à l’attitude de la société d’accueil »(2). L’intégration au pays d’accueil étant un processus dynamique, comme tel, il peut s’inverser. Confrontés à ce qu’ils vivent comme des injustices, des jeunes peuvent ainsi se tourner vers des symboles de l’arabité, réaffirmer leur attachement à la culture du pays d’origine, leurs différences d’avec les « français », jouer ce qu’ils pensent être le rôle du « grand frère », du bon fils, du bon musulman…
Il n’y a pas seulement une revendication d’arabité, c’est-à-dire une affirmation identitaire pour (et contre l’autre). Il y a un véritable attachement à une histoire, des racines. Quelque chose donc de positif qui se manifeste par le fait qu’on se dit et montre tunisien, marocain, algérien. On porte des maillots de foot, on soutient ses couleurs, on se distingue des autres en disant : toi le marocain, toi l’algérien, nous les tunisiens… C’est l’éthnicité pour soi. On parle arabe entre soi, preuve de la réalité de cette appartenance, de son caractère vivant. On ne peut pas dire que l’arabe soit une langue ignorée par ces jeunes, ou un archaïsme, une langue parlée uniquement à la maison parce que les parents ne sauraient pas autre chose. Les jeunes le parlent et pas seulement avec un objectif cryptique puisqu’ils le parlent entre eux.
Pour de nombreux chercheurs en sciences sociales, l’ethnicité est une construction sociale et politique résultant de l’interaction entre groupes sociaux et non pas fondée sur des différences culturelles ou biologiques objectives. La définition de soi comme « arabe » correspond à la fois à une revendication et à une quête identitaire et à la réalité d’une histoire débutée ailleurs, qui se poursuit ici. Les rapports que les familles entretiennent avec la culture du pays d’origine sont pourtant très hétérogènes. Lorsqu’elle tend à l’assimilation, une famille lègue toutefois quelque chose de cette culture, de cette histoire. A l’autre extrême, certaines familles, volontairement ou non, restent entièrement tournées vers le pays d’origine. Le fonctionnement familial, la langue, les manières de faire, d’éduquer… sont conservés. Entre les deux, et dans la majorité des cas, les jeunes grandissent entre deux cultures à partir desquelles ils vont individuellement, avec plus ou moins de succès, construire leur identité.
Dans son rapport à la santé mentale et aux troubles psychiques, la culture n’est pas un invariant mais un élément composant l’ethnicité, c’est-à-dire qu’elle intervient comme culture vécue dans le contexte du quartier de relégation.
Aujourd’hui en France, l’interprétation délinquancielle de la déviance de ces jeunes est largement privilégiée. Or leurs comportements pourraient tout aussi bien faire l’objet d’interprétations politiques – les dégradations sont des actions collectives qui ont du sens – ou sanitaires. Ainsi la violence est-elle aussi un symptôme. On ne manque pas d’indices qui attestent de la pertinence d’une problématique sanitaire et particulièrement en santé mentale. On sait l’importance des conduites à risques – toxicomanies, pratiques automobiles. L’enquête de M. Choquet sur les adolescents de la PJJ(3)- c’est-à-dire une population qui recoupe très largement celle qui nous intéresse ici – décrit l’importance de la souffrance psychologique, les tentatives de suicide. « Les troubles du sommeil, de l’alimentation, les plaintes fonctionnelles et la symptomatologie dépressive sont particulièrement élevés ». Les commissions de l’Education Nationale chargées de l’enseignement adapté ou des orientations vers la Commission Départementale de l’Education Spéciale (CDES) étudient considérablement plus de dossiers en ZEP (Zone d’Education Prioritaire) qu’ailleurs. Les demandes d’orientation vers les classes de l’enseignement adapté, vers les Instituts de rééducation, les Instituts Médico-Educatifs, sont plus importantes pour ces jeunes. Les Réseaux d’Aides Spécialisées aux Elèves en Difficulté (RASED) qui fonctionnent en ZEP rencontrent notablement plus d’enfants en souffrance, en retard scolaire, qui « ne rentrent pas dans les apprentissages ». Les professionneIs des CMP situés en ZEP témoignent du grand nombre d’enfants de ces quartiers souffrant de troubles de la personnalité et autres difficultés de structuration psychique.
On manque évidemment d’enquête épidémiologique de population, enquêtes de santé mentale ou de morbidité qui permettraient de depasser les problèmes liés aux données de clientèles (médicalisation de la différence culturelle, rejet des insitutions connotées « psy » par cette population…). On manque de travaux qui nous permettraient de comprendre par exemple ce que signifie être orienté en établissement spécialisé pour des « troubles du langage » lorsqu’on est arrivé depuis peu en France. Pour nous en tenir au concept le plus indéterminé, on pourrait dire que ces jeunes sont confrontés à six grandes causes de souffrance psychologique qui, d’ailleurs, peuvent se cumuler.
Le traumatisme du vécu migratoire. Il concerne au premier chef les jeunes qui ont connu la migration mais tous les jeunes d’origine étrangère l’éprouvent au moins indirectement par leurs parents. La migration, même lorsqu’elle est choisie, entraîne une perte des repères affectifs, culturels, la nécessité d’un réaménagement du cadre de pensée, une rupture avec la parenté élargie, les soutiens sociaux qui sont on le sait, un support de santé. Certains parents ont du ressentiment, d’autres un véritable contentieux vis-à-vis de la France. C’est le cas, en particulier, des algériens et l’on peut dire, de ce point de vue, que la colonisation française est en train de produire des effets sans doute inattendus. Au traumatisme migratoire peut s’ajouter l’incertitude de parents qui ne sont pas sûrs de vouloir, ni même de pouvoir – l’évolution de l’opinion française sur les immigrés les inquiète – rester en France. Il investissent donc matériellement et envisagent un retour possible au pays. Les enfants ont alors du mal à se projeter ici. Le vécu des parents s’exprime d’une manière ou d’une autre devant les enfants, il transparaît dans des bribes de conversations perçues par les enfants, dans des attitudes.
Dans les familles populaires, les recompositions familiales se négocient souvent avec plus de difficultés qu’ailleurs, par manque de ressources sociales, économiques, culturelles. S’y ajoute, pour les familles d’origine étrangère, la difficulté supplémentaire de l’éclatement géographique. Des parents séparés peuvent rentrer au pays, avec ou sans les enfants, définitivement ou non, s’y remarier, y avoir d’autres enfants qui ne seront pas de la même nationalité… Les repères dans la filiation sont d’autant plus troublés.
Ambivalence du rapport aux parents. Certains de ces jeunes manifestent à la fois leur respect pour leur parents, leur histoire, leur parcours, ce qu’ils ont enduré mais également, dans le même temps, un mépris pour ce qu’ils ont accepté. Ils sont perçus par les enfants comme s’étant trop soumis aux impératifs des travaux sous-qualifiés, aux conditions de vie dans l’exil ; avoir trop, par là même, accepté leur situation dégradante. Ils sont disqualifiés parce que déclarés incompétents pour cette société. Les fils disent de leurs pères qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe aujourd’hui, qu’ils sont dépassés. Les pères eux-mêmes avouent l’être.
« On estime à plus de 40 % le nombre de jeunes migrants de la « deuxième génération » qui sortent de l’école à seize ans sans avoir acquis la lecture et l’écriture » (4). Il faudrait ajouter toutes les situations d’échec scolaire de ceux qui ne sont pas nés en France. Or ces échecs rendent la projection dans l’avenir difficile, s’accompagnent de souffrances, de frustrations, parfois d’humiliations. Exemple parmi d’autres (5), décrit par une rééducatrice de l’Education nationale : « Déjà il devait être pris en charge à l’extérieur, ça n’a pas été le cas. C’est un gamin qui est en très grande souffrance là, il est très très mal. Il finit l’année très mal. Il est en souffrance parce qu’il n’arrive pas à apprendre, il a conscience du décalage avec les autres, par moments ses relations avec les autres sont limites, dans la mesure où il est toujours en échec… ».
Confrontés à leur impuissance à répondre aux exigences scolaires, les jeunes se dévalorisent, ils croient vraiment qu’ils sont intellectuellement et socialement incapables.
Le vécu de la rélégation, de la concentration sur des quartiers stigmatisés, éloignés du centre ville, le sentiment d’enfermement sont également très présents, Il sont vécus comme une injustice, comme une situation qui obère l’avenir.
Certaines des familles qui émigrent sont des familles qui étaient déjà fragilisées sur Ie plan psychique dans le pays d’origine (vécus de traumatismes, ruptures familiales, marginalité…).
Face à ces difficultés, les réponses en terme de dispositif sanitaire ne semblent pas toujours adaptées. Essentiellement par méconnaissance de l’autre ou refus de prendre en compte cette altérité culturelle et le vécu de relégation qui l’accompagne. En cette matière comme en d’autres, on est souvent confronté à des mots d’ordre du type : l’universalisme républicain ne reconnaît pas les minorités. La France est un pays d’intégration (6), ces jeunes veulent être français et participer à notre société de consommation… En ce domaine comme en d’autres, la différence culturelle est souvent rabattue sur la situation sociale. Origine étrangère et situation économique et sociale précaire se cumulant souvent, on fait des difficultés de ces populations la résultante de la seule précarité.
Du côté des parents, on relèvera rapidement deux types d’attitudes qui génèrent une réticence ou un rejet des prises en charge. Il y a souvent une ignorance de ce qui se fait dans les consultations de CMP ou de secteur et, chose étonnante, parfois même après plusieurs mois de consultation. Il y a la peur du placement en établissement spécialisé de l’enfant confisqué.
FRANÇOIS SICOT*
*Sociologue, Université Toulouse II. Auteur de Maladie mentale et pauvreté, L’Harmattan, 2001. Travaille depuis trois ans sur la déviance des jeunes des quartiers du Mirail.
(1) Fatima, mère de quatre enfants : « Quand je suis arrivée sur le quartier, j’avais l’impression d’être en Algérie. C’est ma première impression, je me suis sentie rassurée. C’est vrai que vivre avec des gens qui vous regardent de travers à longueur de journée (elle se réfère à l’extérieur du quartier) ça a quelque chose d’effrayant, c’est un combat de tous les jours ».
(2) Taboada-Léonetti I., Stratégies identitaires et minorités, in Camilleri C. et al., Stratégie identitaires, PUF, 1990, p. 59.
(3) Choquet M. et al., Adolescents de la Protection Judiciaire de la Jeunesse et santé, DPJJ, MILDT, 1998.
(4) Moro M.R., Psychothérapie de l’enfant et de l’adolescent, Dunod, 1998. On ne répètera jamais assez que cette expression de « migrants de la deuxième génération » n’a aucun sens. Il s’agit ici d’enfants dont les parents sont nés à l’étranger.
(5) Exemples encore, parmi d’autres : « Là il y a un petit gamin, le premier jour qu’il est arrivé, c’est un petit algérien, il y avait piscine. Il est arrivé à la piscine il criait en arabe, c’est les autres qui l’ont traduit au maître, au secours ! Au secours ! Au secours ! Il était terrorisé par l’activité piscine. Il y a des enfants qui ont des réactions très fortes. Il y avait un petit srilankais aussi qui pleurait sans arrêt, alors on le mettait dans la salle à côté de nous on lui donnait du papier pour faire des dessins. C’est trop quoi. Et il a aussi tous les enfants qui sont coupés de leur famille, qui arrivent et qui atterrissent… C’est des histoires de fous. On a une gamine qui est arrivée chez des gens qui parlent même pas sa langue… ».
(6) Le mythe unitaire de la nation française fait peser un tabou sur les origines ethniques. Le moins grave est sans doute que cela rend toute recherche prenant en compte la dimension ethnique très difficile.
Entre la psychiatrie d’aujourd’hui et la culture ancestrale : place des médiations culturelles
La rencontre d’un groupe familial imprégné des représentations culturelles de son pays d’origine et d’un système de soins supposé omniscient, peut être un choc frontal où les oppositions sont explicites. C’est plus souvent un rendez-vous manqué où chacun reste sur ses convictions implicites, laissant la place au non-dit, compromettant la circulation de la parole et, au-delà, l’efficience des soins. Dans les deux cas, l’apport d’un dispositif de médiation nous paraît essentiel.
Qu’est-ce qu’une médiation culturelle ?
La médiation culturelle est une intervention ponctuelle, en cinq à six séances espacées de 4 à 8 semaines, d’un médiateur ethno-clinicien qui rencontre les équipes soignantes et le patient et sa famille. Outre sa formation clinique d’une part et sa formation spécifique de médiateur, d’autre part, il est issu du même groupe culturel que le patient. Il en connaît la 1angue, la culture, mais, comme le patient, il a également l’expérience du voyage et de l’exil. S’il parle la langue du patient, ce n’est pas seulement un traducteur. Il ne traduit pas seulement mot à mot mais concept à concept. Ainsi, entre les différentes compréhensions, s’établissent des passerelles qui visent à transformer l’implicite en explicite.
Dans notre expérience, une fois recueilli l’accord du patient, nous avons sollicité l’intervention d’un médiateur chaque fois que la dimension culturelle était particulièrement prégnante dans la problématique de ce patient et de ses proches, mais surtout lorsque les multiples attachements à la langue, aux coutumes, aux habitudes de soins traditionnels fonctionnaient dans la prise en charge comme autant de freins, voire comme des « empêcheurs de travailler ensemble ». Exemple le plus habituel, mais aussi le plus critique : l’arrêt intempestif de tout traitement psychotrope sur les recommandations d’un guérisseur traditionnel consulté à l’initiative de la famille, en secret des soignants. Dans ces circonstances, la rencontre avec le patient doit se situer à la frontière entre différentes logiques : logique psychiatrique mais aussi parfois logique judiciaire ou médico-légale, logique familiale, logique culturelle…
Comment se déroule la médiation ?
La première intervention est toujours une rencontre du médiateur avec l’équipe soignante. Elle va permettre aux référents médicaux, infirmiers ou psychologues d’exposer la situation du patient dans ses perspectives cliniques mais aussi dans sa trajectoire biographique et dans ce qu’ils ont perçu de la dynamique familiale.
De son côté, le médiateur propose son éclairage quant aux premières représentations culturelles que lui évoque la situation exposée. Dès cet instant, il s’agit de faire émerger les représentations traditionnelles de la maladie et des soins, sans qu’elles viennent s’inscrire dans une opposition avec l’approche psychiatrique classique. Il importe de s’extraire des débats idéologiques et de tenter d’établir des passerelles entre différents modes de représentation. Pour les séances suivantes, le médiateur va rassembler autour du patient les différents acteurs de la prise en charge et les membres de la famille. Le groupe familial étant ici entendu au sens large : conjoint, enfant, parents mais aussi frères et surs, oncles et cousins, amis proches… Le médiateur donne la possibilité au patient et à sa famille de parler dans leur langue maternelle à chaque fois qu’ils le souhaitent. Le plus souvent, on assiste à de fréquents passages d’une langue à l’autre, mais, de façon constante, c’est la langue maternelle qui revient de façon privilégiée chaque fois qu’il s’agit d’exprimer tout ce qui comporte une forte charge d’affects et d’émotion.
Au fil de la séance, vont se dégager progressivement les différentes manières de penser la situation du patient. A tour de rôle, chacun s’exprime, précisant au mieux la logique dont il se réclame. Les modes de représentation traditionnels à chaque culture sont exposés, explicités, qu’il s’agisse de la pensée magique et de l’importance des jeteurs de sort telles qu’on les rencontre dans la culture antillaise ; qu’il s’agisse des thèmes de possession ou du fatalisme qui imprègnent certaines familles originaires du Maghreb et dont seule la pratique religieuse pourrait délivrer le patient ; qu’il s’agisse des traditions propres au monde africain. Au fur et à mesure, le médiateur s’efforce de mettre en perspective ces représentations. De leur côté, les membres de l’équipe de soins expliquent les différentes orientations de leur prise en charge, sur le plan médicamenteux ou psychothérapique mais aussi sur le plan social ou judiciaire. On discute des effets secondaires des neuroleptiques ; du bien-fondé ou non d’une demande d’AAH ou de l’orientation ultérieure vers une autre structure de soins du secteur. La situation du patient est donc successivement abordée selon différents angles de vue, institutionnel, familial, culturel, religieux, voire social ou judiciaire…
Durant la dernière partie de la séance, le médiateur établit les ponts qu’il a pu repérer entre les différentes logiques qui ont été exposées.
Quels sont les objectifs poursuivis ?
Ces objectifs ne sont pas univoques. Pour l’équipe soignante, il s’agit d’acquérir une meilleure compréhension d’une situation complexe au travers d’un éclairage culturel. L’objectif reste néanmoins d’optimiser la prise en charge du patient dans le domaine de compétence de l’équipe. Ainsi, il ne s’agit pas de travailler en association avec un éventuel guérisseur, ni de prescrire (ou d’interdire) ce type de soins traditionnels, mais de prendre en compte leur parole et leur logique telles qu’elles sont rapportées par le groupe familial et, surtout, de respecter le cheminement du patient entre ces différents lieux d’intervention spécifiques. Dans la dynamique de la relation thérapeutique, entre l’équipe soignante et son patient, les passerelles établies par le médiateur doivent permettre de sortir des impasses en puisant dans les différents modes de représentation ce qu’elles peuvent avoir de complémentaire. Pour échapper aux blocages conflictuels ou aux oppositions latentes, l’efficience soignante se construit sur une compréhension mutuelle.
Du côté du groupe familial, la médiation permet une meilleure information de la part de l’équipe soignante. Les symptômes, le potentiel évolutif de la maladie, peuvent être expliqués. Les traitements médicamenteux, souvent investis d’une toute puissance bénéfique ou maléfique font toujours l’objet de discussions passionnées. Il importe de déjouer les ruptures intempestives ou les observances fluctuantes en refusant d’entrer dans un système de rivalité avec les soins traditionnels, dans lequel une approche donnée serait forcément exclusive de tout autre. Au-delà, l’importance du système de représentations propres aux soignants ne doit pas être méconnue. Nos représentations culturelles nous paraissent implicitement naturelles. Selon sa culture, chacun aura une représentation propre de la famille, du lien intra-familial, du lien social, du lien sacré… Ainsi ces différences implicites, non reconnues, entraînent des malentendus au cours de la rencontre. Exemple : une équipe soignante encourage un jeune patient, Malien Bambara, à ne pas donner à son père l’argent de sa première paye. Elle y voit le signe d’une première manifestation d’autonomie qu’elle souhaite fondatrice pour ce jeune homme. Pourtant ce geste ne réussit qu’à isoler le patient de sa famille. En effet, pour la famille, le devoir de redistribution des biens exprime la reconnaissance par le sujet des protections fournies par le groupe familial. Ces protections sont indispensables pour la construction future du sujet. Ainsi la médiation permet aux référents soignants de se décentrer par rapport à leur propre culture, ou, tout du moins, par rapport à leur système de représentation. En acceptant d’entrer dans le système d’élaboration du patient, aussi déconcertant soit-il, c’est à l’altérité que la médiation donne une place.
Progressivement, au fil des séances de la médiation, un sens individuel vient s’élaborer à partir de l’éclairage culturel. La dimension culturelle qu’a introduite la médiation peut alors agir comme un levier thérapeutique dans la prise en charge du patient.
La médiation, en pratique…
Une brève vignette clinique permettra d’illustrer notre propos. Monsieur E. est hospitalisé d’office à la suite d’un homicide volontaire pour lequel il a été déclaré pénalement irresponsable par les experts psychiatres qui l’ont examiné. On retrouve chez lui, évoluant depuis plusieurs années, un vécu persécutif fait d’intuitions et d’interprétations diffuses qui, au fil du temps, sont venues alimenter une dépressivité responsable de sa marginalisation professionnelle progressive et, à terme, de son repli social. C’est ainsi qu’il vit dans sa bulle familiale, persuadé qu’on lui en veut et que quelqu’un cherche à attenter à sa vie et à celle de sa famille.
Au moment du drame, c’est une convergence d’interprétations et d’intuitions délirantes qui l’amènent à la certitude qu’il se trouve en danger. C’est donc pour se défendre qu’il poignarde un voisin croisé au bas de son immeuble et que, dans sa lutte contre les complices ou autres agresseurs qui ne devaient pas manquer de venir en renfort, il administre à sa victime une cinquantaine de coups de couteau. Pour toute explication, il relate qu’il a croisé, un an auparavant, cet homme dans le hall de son immeuble, devant sa propre boîte aux lettres. L’homme lui aurait demandé s’il avait de l’aspirine. L’air entendu, Monsieur E. souligne qu’il avait bien compris qu’il s’agissait là d’un prétexte… Dans le service, il a de bons contacts avec l’équipe soignante et avec les autres patients. Son discours ne reflète pas d’incohérence idéo-verbale ni de distorsion majeure dans sa perception de la réalité quotidienne. Il est calme, sans aucune agressivité comportementale et sans irritation caractérielle. Durant son séjour en prison, il n’a reçu aucun traitement neuroleptique. Les premiers temps d’observation n’objectivent aucune particularité relationnelle qui puisse être mise en perspective avec l’acte fou qu’il a commis. Il a une cinquantaine d’années. Il est Berbère, originaire du sud du Maroc. Il avait vingt ans dans les années 70 lorsqu’il est venu en France avec d’autres hommes de son village, tous recrutés sur place par une grande entreprise française d’automobiles.
Lorsqu’on l’interroge dans sa subjectivité, il répond continuellement que les réponses ne sont pas en lui. A l’entendre, le sens de son mal serait situé hors de lui, dans un lieu non ordinaire : « c’est écrit », « c’est le destin », « c’est chitan* », « je suis une victime »… Ces courtes phrases répétées en boucle signifient clairement aux soignants que son acte est pour lui proprement impensable. Il ne peut le penser subjectivement et, par là-même, il fige les soignants à cette même place de l’impensable. C’est sa passivité teintée de fatalisme qui nous a convaincu qu’une médiation culturelle était nécessaire. Pour cette médiation, nous avons fait appel au centre Georges Devereux (Université Paris 8 / Saint-Denis). Le médiateur, psychologue de formation, est originaire comme le patient du sud du Maroc. Il parle précisément la langue de ce groupe ethnique. Lors des premières séances, la rencontre avec l’épouse et 4 des 5 enfants met en évidence un système familial très défensif. Les frères de l’épouse se sont joints au groupe familial. Tous crient à l’injustice. Toute la famille prend la défense du patient en tentant de présenter la victime comme seule responsable de son propre meurtre. Au-delà de ces mécanismes projectifs, tous clament leur incompréhension de voir leur parent transféré de la prison vers un service de psychiatrie. Les premières interventions du médiateur seront destinées, avec notre aide, à expliquer les logiques judiciaires et psychiatriques qui ont présidé à la décision d’hospitalisation d’office. À cette occasion, le médiateur fait un véritable travail pour nommer, en termes culturels, l’acte qui a été commis et, plus tard, la souffrance du patient et celle de sa famille.
Au cours des médiations suivantes, la famille et le patient, moins réticents, évoquent progressivement les rituels traditionnels et les tentatives de soins par des guérisseurs auxquels ils se sont déjà adressés depuis plusieurs années pour le patient. Le dispositif de médiation ayant permis l’émergence de ces confidences sans aucun risque de disqualification de notre part, la famille décide, conjointement aux soins psychiatriques, d’aller consulter un Imam. Au retour, lors de la séance suivante, ils se disent très soulagés par les propos de ce dernier. Ainsi, l’Iman a exclu l’hypothèse selon laquelle Monsieur E. serait possédé par « un djinn** » ou par « un chitan ». Il évoque plutôt « une frayeur » dont le patient aurait été victime et qui n’aurait pas été soignée. « Trop ancienne, aurait-il dit, on ne peut la guérir complètement ». Pour sa part, après sa propre prescription, l’Imam a préconisé la poursuite des soins psychiatriques et des traitements médicamenteux. Il a également conseillé au groupe familial « de continuer à parler et à s’extérioriser avec les psychiatres et les psychologues ».
Lors de la séance de médiation suivante, il est désormais possible de reprendre l’ancienneté et la chronologie des troubles. Il apparaît alors clairement pour tous que le passage à l’acte meurtrier s’était inscrit dans un processus enclenché depuis plusieurs années. Cette fois, la nécessité des soins est unanimement admise.
Au terme de nos rencontres, on constate que les divers lieux d’intervention spécifique (ici thérapeutique et religieuse) ont su non seulement se respecter l’un et l’autre, mais encore s’enrichir mutuellement de leurs complémentarités. Sur l’histoire familiale et sur l’histoire de la migration, nous avons pu reconstituer un récit. Progressivement le sens individuel est venu s’étayer puis s’élaborer sur le sens culturel. L’évolution clinique est venue conforter notre approche en permettant au patient de s’inscrire dans une dynamique thérapeutique et une responsabilisation progressive. La médiation a donc permis de ne pas laisser ce patient plonger dans un repli et un isolement progressif, tout en prenant en charge globalement sa famille qui, depuis le drame, se trouvait dans une situation de détresse affective et d’exclusion sociale (opprobre du voisinage, gène financière, nécessité de déménager). C’est cette prise en charge globale qui a permis plus tard à la famille d’accueillir le patient dès lors que les premières sorties d’essai ont autorisé son retour ponctuel à la maison.
(* Le diable
** Esprit maléfique)
En guise de conclusion
Cette construction conjointe, « à mi-chemin entre l’expression d’une souffrance singulière et le déroulement d’un rituel culturel construit selon une structure de récit extérieure au sujet » (pour citer Tobie Nathan, en 1994), a permis de trouver un sens commun, acceptable pour tous, de ce que vivent ce patient et sa famille.
Créer un espace de parole qui soit à la fois un lieu d’éclairage réciproque et un cadre de prise en charge familiale globale, voilà déjà un projet ambitieux. Construire un récit individuel qui ait du sens pour tous, quelque soit la logique de départ et les spécificités culturelles sur lesquelles il s’établit. Voilà qui ne fait pas baisser le niveau d’ambition.
Mais seule l’alliance thérapeutique permet d’apporter aux soins psychiatriques l’humanisme qui fait sa richesse et la continuité qui fait son efficience. Sans ces pré-requis, la prise en charge, pour ces malades complexes, risque d’osciller entre l’illusion d’une compliance superficielle, la crainte d’une réticence masquée, et le constat d’une rupture consommée. ANNA VALENTINE* GÉRARD DUBRET**
*Psychologue clinicienne, C. H. René Dubos, Pontoise.
** Psychiatre des Hôpitaux, C. H. René Dubos, Pontoise.
Aspects de l’approche transculturelle en psychiatrie au sein de l’ASM 13
Culture et santé mentale une mission de service public
La prise en compte de la culture dans la prise en charge psychiatrique de patients non-francophones originaires de sociétés non-occidentales est progressivement devenue une nécessité reconnue par l’ensemble des acteurs du champ de la santé mentale. Le développement de courants théoriques variés, d’enseignements et de formations spécifiques, l’intérêt croissant des cliniciens à l’égard de l’anthropologie et même les récentes polémiques témoignent de cet engouement et démontrent que désormais la culture fait partie intégrante du paysage de la psychiatrie contemporaine. Pourtant, au-delà des querelles d’écoles, cette reconnaissance de l’influence de la culture en psychiatrie soulève encore des questions cruciales pour la santé mentale. En effet, l’enjeu ne se réduit plus à la seule alternative entre une clinique différentielle, centrée sur la culture, et une clinique plus classique, abrasant les différences au nom d’une posture universalisante, mais dépasse de loin le statut de cette seule différence pour venir interroger le contexte dans son ensemble. Dans le cas de la migration, ce contexte ne se résume pas, loin s’en faut, à la seule barrière culturelle, mais s’étend sur au moins quatre dimensions collectives qui ne se recouvrent pas nécessairement – la culture d’origine, l’exil, l’acculturation et les conditions socio-économiques de la réinstallation – auxquelles il faut ajouter le contexte individuel, familial et professionnel de chaque patient. La contextualisation de la psychiatrie prônée par les récentes politiques de santé mentale nous invite donc à prendre en considération l’ensemble de ces facteurs, sans a priori en privilégier un par rapport aux autres, qu’il s’agisse de la culture d’origine, de l’éventuel trauma de l’exil ou de la précarité des conditions sociales. Tous interviennent et se conjuguent pour parfois donner l’illusion d’un destin commun attaché à la trajectoire de chaque réfugié ou migrant. Le premier risque serait donc de privilégier la seule culture d’origine au détriment du phénomène migratoire et de ses conséquences socio-économiques. Même si l’approche culturelle en psychiatrie représente un incontestable progrès par rapport à la classique psychiatrie de la migration, laquelle, négligeant l’origine et les contextes spécifiques, accordait à la seule migration une dimension quasi pathologique(1), elle présente cependant l’écueil de rabattre le questionnement clinique sur la seule altérité culturelle. Car ce tournant décisif, qui marque à l’évidence une volonté de rupture avec certaines dérives néo-colonialistes de la « psychiatrie des migrants », traduit également un glissement culturaliste, non moins significatif, de la clinique dont la psychiatrie officielle s’exonère souvent à bon compte en déléguant la charge à d’autres praticiens, techniciens, ou institutions – jugés plus compétents précisément parce que supposés détenteurs d’un « savoir de la culture ». Or, si aujourd’hui les politiques contemporaines de santé mentale insistent justement sur la nécessité de contextualiser la pratique psychiatrique pour mieux répondre aux attentes des usagers et aux besoins de santé de la population, c’est aussi, peut-être, parce que l’hétérogénéité de la population est désormais constitutive de notre modernité. En ce sens, la prise en charge de patients originaires d’autres univers culturels fait intégralement partie des missions publiques de la psychiatrie.
(1) Les pathologies mentales des migrants étaient généralement expliquées par la migration elle-même, selon deux angles radicalement opposés, tantôt la migration était considérée comme pathogène, tantôt c’était le fait de migrer qui était considéré comme traduisant un choix préalablement pathologique.
Du contexte social à la singularité clinique
Mais s’il faut se réjouir d’une telle avancée et se féliciter que les pouvoirs publics, à l’instar des professionnels de la santé mentale, reconnaissent enfin que la prise en compte des différents contextes dans lesquels vivent les « usagers » de la santé mentale conditionnent l’aménagement des réponses thérapeutiques et des structures de soins, il demeure qu’une telle logique menace, au moins sous certains aspects, l’exercice même de la clinique psychiatrique. En effet, le risque serait de passer d’une logique univoque prétendument applicable à tous, c’est-à-dire un système de droit commun insensible aux différences des populations, mais au sein duquel prévaut toujours la recherche de la singularité du cas, à un système plus souple, plus adapté aux différents contextes, mais dans lequel la singularité du cas pourrait disparaître au seul profit de celle du groupe d’appartenance. Dans le cas de la migration, par exemple, le poids du contexte collectif de l’exil avec ses drames, ses pertes, ses désillusions, renforce souvent l’impression d’une superposition des niveaux anthropologiques – le collectif – et psychologiques – la singularité individuelle – qui risque parfois d’évacuer, dans une sorte de hors champ, l’objet propre de la clinique, à savoir le sujet, son histoire singulière et la façon qui lui est propre d’être, au moins pour une part, en décalage avec les logiques qui prévalent dans son groupe d’appartenance.
En ce sens, la prise en charge de patients migrants ou réfugiés illustre de façon paradigmatique une question essentielle pour la psychiatrie. Comment est-il aujourd’hui possible d’assurer une mission généraliste de soins psychiatriques, d’en faciliter l’accessibilité, et d’ouvrir l’ensemble des structures aux différentes populations dans le respect des différences, sans pour autant reproduire dans la pratique clinique les catégories et les frontières qui, dans le champ social, permettent de définir ces populations. Le risque serait, bien sûr, de démultiplier les lieux en fonction non plus d’un profil pathologique, finalement seul à même de légitimer une pratique soignante, mais en fonction d’un profil ethnique et/ou socio-économique qui, lui, ne relève pourtant pas de l’exercice psychiatrique. Aux Etats-Unis, par exemple, ces lieux ne cessent de se multiplier, et l’on ne compte plus les centres de traitements spécifiques qui se créent pour chaque minorité, pour chaque sous-groupe minoritaire, par exemple africain-américains, hispano-américains, homosexuels africain-américains, homeless, africain-américains homeless etc. On le voit, ce qui ici est à l’uvre repose sur le regroupement des catégories agissantes dans l’espace politique au sein du système de santé. Il est vrai que ce dispositif américain est également déterminé par un système de couverture sociale dont nous sommes, en France, très éloignés. Mais la tendance qui consiste à regrouper les populations au sein du dispositif de soins en fonction des appartenances qui leur sont assignées dans l’espace politique (qu’elles soient culturelles, par exemple les migrants, ou socio-économiques, comme les SDF, les RMIstes, les détenus), gagne du terrain en France. Elle repose sur une confusion entre la nécessité légitime d’améliorer l’accessibilité aux soins grâce à la prise en compte des spécificités sociales de chaque groupe et la réduction des singularités individuelles aux seules particularités sociales de leur groupe.
En guise de perspective
Pour éviter cet écueil, il convient sans doute d’opérer une distinction entre les critères qui permettent d’améliorer la prise en charge de la santé mentale à un niveau collectif et les aménagements techniques susceptibles d’apporter à chaque patient des conditions équivalentes de soin en évitant toute assignation préalable qui risquerait, du point de vue clinique, d’être trompeuse. D’un côté les missions publiques : accroître l’accessibilité, définir les besoins de la population, faciliter l’accès à l’ensemble des structures, créer des interfaces entre la société hôte et les relais associatifs, adapter les structures et les pratiques aux besoins et aux particularités de la population ciblée. Cette ambition justifie le développement d’études épidémiologiques spécifiques mais aussi d’études anthropologiques de terrain qui permettront de mieux rapporter le besoin de santé aux particularités de chaque groupe. De l’autre, les missions cliniques : idéalement, elles devraient être identiques quels que soient le contexte social et l’origine culturelle des patients. Ce qui ne veut pas dire qu’il faudrait offrir les mêmes prestations pour garantir l’idéal égalitaire, mais à l’inverse qu’il convient de trouver d’autres modalités, d’autres techniques, d’autres aménagements qui permettront d’atteindre les mêmes buts, d’offrir la même diversité de soins et de structures que pour la population autochtone.
L’exemple du dispositif pour les patients asiatiques du 13ème arrondissement de Paris
C’est dans ce souci que l’Association de Santé Mentale dans le 13ème (ASM 13) a engagé, dès 1990, un programme spécifique à destination des réfugiés originaires d’Asie du Sud-Est, afin de répondre aux particularités sociales, historiques et culturelles de la communauté, ainsi qu’aux besoins des patients. En fait, il s’agissait de prendre acte de la présence d’une forte communauté asiatique (plus de 15000 membres), vis-à-vis de laquelle la mission du service public se devait d’être au moins équivalente en qualité et en moyens à celle destinée à la population « tout venant », en assurant notamment la prévention, le traitement et la réinsertion.
L’objectif principal de ce programme consistait donc à permettre à la population asiatique du quartier de bénéficier d’une psychiatrie de secteur adaptée à ses caractéristiques sociodémographiques, culturelles et épidémiologiques, conformément aux obligations légales du service public – rien de plus, mais surtout rien de moins. Il s’agissait donc : d’accroître l’accessibilité aux soins, d’assurer des consultations psychiatriques et psychothérapiques régulières pour des patients non-francophones, d’intégrer durablement des interprètes dans une équipe de psychiatrie, d’adapter les pratiques aux particularités linguistiques, familiales, culturelles et épidémiologiques de cette population, de développer une interface entre le secteur psychiatrique et la communauté asiatique du quartier afin de promouvoir une politique de prévention et de réinsertion dans le tissu communautaire, de rendre compréhensibles et acceptables nos pratiques en tenant compte des attentes et des représentations que les asiatiques pouvaient se faire des services français.
RICHARD RECHTMAN*
*Psychiatre et anthropologue, Centre Philippe Paumelle, 11 rue Albert Bayet, 75013 Paris et Médecin chef de l’Institut Marcel Rivière, 78321 le Mesnil Saint Denis Cedex
Identité personnelle et identité collective Le phénomène « retour à l’Islam »
Dans plusieurs villes de France, les éducateurs ne savent que penser en voyant certains jeunes, suivis sans résultats satisfaisants par des services sociaux pluridisciplinaires, rompre avec la délinquance, la toxicomanie et la violence en devenant musulmans au sein d’associations religieuses de quartier. Bien que ce phénomène ne revête pas forcément une importance quantitative, sa signification sociale interpelle, d’autant qu’il investit les espaces d’intervention des travailleurs sociaux, interférant avec leurs actions : 50 000 jeunes – dont une majorité de filles – fréquenteraient les permanences sociales des associations musulmanes(1). Mais les jeunes n’écoutent pas n’importe quels prédicateurs(2). Deux d’entre eux, Hassein Iquioussein et Tariq Ramadan, recueillent un franc succès. En analysant leurs discours, on s’aperçoit que – loin de constituer un « retour aux sources » – l’Islam prôné est un moyen pour les jeunes de vivre pleinement le lien double qu’ils entretiennent avec leurs parents d’une part et avec la société occidentale d’autre part. L’étude de ce processus est l’occasion, pour les professionnels du social, de s’interroger sur leurs pratiques et sur leurs représentations. Sont-ils bien préparés à la dimension plurielle de la nouvelle identité française ?(3)
Islam et construction identitaire
Ecartelés face à la crispation identitaire de leur environnement immédiat, les jeunes en difficulté trouvent auprès de ces prédicateurs musulmans des éléments d’apaisement ou, pour le dire autrement, de sortie de crise.
Crispation parentale
Les familles en difficulté d’insertion économique que les éducateurs rencontrent ont souvent effectué une sorte de repli sur elles-mêmes. La mise en avant de leur culture constitue alors leur réponse à une intégration difficile. On assiste à une revendication des spécificités, à une sorte d’accentuation identitaire, symptôme d’une insécurité ressentie. Bien que l’installation en France soit souvent devenue définitive, elle est généralement présentée comme provisoire : la nostalgie empêche de s’inscrire dans la réalité. Parfois, cet état de double vie se caractérise par un désinvestissement du pays d’accueil qui peut se traduire par un refus de compréhension du système de repères et de codes du milieu environnant, par la précarité de la vie quotidienne, contre un investissement massif dans le pays d’origine. Face à quelqu’un de l’extérieur, plus ces parents sentent leurs valeurs menacées, plus ils veulent les défendre. Leur sentiment d’échec, les statuts réciproques de leur culture et de celle du pays d’accueil les amènent à vivre toute prise de distance de l’un des membres du groupe comme une trahison du groupe. La fidélité au pays d’origine devient le principe premier sur lequel toutes les décisions s’appuient. Une confusion se produit entre ce qui vient de la religion et ce qui vient de la tradition. Tout est prétexte pour enfermer moralement le jeune : des vêtements aux fréquentations, en passant par l’alimentation, et même la façon de parler.
S’imaginant se heurter aux valeurs de la civilisation arabo-musulmane, les travailleurs sociaux ne se sentent pas habilités à discuter du fondement de ces positions. Ils font le simple constat de l’inadaptation de ces familles au monde actuel, sans prendre en compte les interactions avec la France qui sont à la base de cette rigidité. Face à une situation répertoriée dans un registre « culturel », apparaissant par conséquent peu ouverte au processus de changement, les professionnels opposent le droit français pour protéger le jeune victime d’autoritarisme le cas échéant. Ce positionnement renforce le mécanisme de défense des parents qui se sont rigidifiés parce qu’ils avaient l’impression de ne plus rien maîtriser, notamment l’éducation de leur enfant dont il est justement question.
Les retentissements sont graves, puisque le jeune, qui va vite prendre conscience que chacun des protagonistes parents-institutions a une représentation arrêtée de l’autre, fait alliance avec le système de représentation de chacun à tour de rôle, qu’il alimente d’images toutes faites. « Mon père me bat parce qu’il ne veut pas que je fume ». « Mon éduc ne me trouve rien parce qu’il est raciste ». Il l’utilisera pour échapper aux injonctions des deux parties, se créant ainsi un espace hors la loi. Cette négation réciproque entrave la progression du jeune, puisqu’il a le sentiment de devoir effectuer un choix entre la modernité française et l’obscurantisme de la culture de ses parents.
La religion telle que la présentent les « deux prédicateurs à succès » va dans ce contexte non pas, comme on a pu le croire, rapprocher les jeunes de leurs parents, mais leur permettre d’agir sur eux. Car le retour aux sources religieuses est présenté comme un moyen de combattre l’ignorance : pour les prédicateurs dont il est question, la majorité des familles musulmanes immigrées s’est efforcée d’abord de conserver leurs traditions, faites de « mélange indistinct de diverses sortes d’éléments, tels que les traditions locales et familiales, importées du pays d’origine avec leurs règles et leurs principes (…) Beaucoup de traditions qui sont présentées comme des traditions islamiques n’en sont pas. Beaucoup d’habitudes qui ont été prises n’ont rien à voir avec la source et la référence, c’est pour cela que l’on doit revenir à la source (4) ». Les connaissances islamiques acquises avec les prédicateurs vont servir d’outils aux jeunes pour établir les bases d’un dialogue familial. Leur objectif va être d’insuffler le changement au sein même de leur famille, en démontrant à leurs parents que la plupart de leurs croyances relèvent des traditions et non de la religion. Les prédicateurs se placent ainsi dans une position de médiateurs familiaux, rappelant à coup de versets les droits et les obligations de chacun. Ils s’adressent aux parents en pointant directement leur dysfonctionnement, désamorçant immédiatement les arguments culturels et/ou religieux qu’ils avancent eux-mêmes pour résister au changement. Ils rendent possibles des discussions entre générations, dans lesquelles les protagonistes sont sur un pied d’égalité, même si leurs arguments et leurs valeurs s’entrechoquent.
Cela explique que 70% du public des nouvelles conférences musulmanes soit féminin. Notre étude montre que ces jeunes filles viennent chercher la reconnaissance de leurs droits auprès des associations religieuses dans la mesure où elles font souvent les frais d’une interprétation pervertie du code traditionnel de la part des hommes, accumulant à leurs seuls profits les avantages acquis dans le code moderne qui laisse plus d’autonomie à l’individu. Les jeunes filles vont trouver, auprès des associations musulmanes qui s’alignent sur cette approche, un soutien pour l’élaboration de leur projet individuel (marital, universitaire et/ou professionnel), sans rompre ni avec leur famille ni avec leurs références musulmanes.
Crispation sociétale
La pression envers les jeunes de confession musulmane pour qu’ils adhèrent aux fondements de la société française est telle qu’il est impossible d’en débattre. Par exemple, la pratique de la religion dans l’espace privé est présentée comme allant de soi. Aucune explication n’est donnée, comme si parler de ce sujet revenait à le mettre en cause. Cette psychologue nous donne son sentiment :
Dans plusieurs services dans lesquels j’ai exercé, pendant les synthèses autour d’un jeune, tous les aspects de sa vie étaient pris en compte à l’exception de ce qui pourrait exister de particulier relatif à sa situation d’enfant de migrant. L’aspect religieux est le plus difficile à aborder, au sens large du terme. Le refus de circoncision par un jeune garçon – acte de filiation par excellence dans la culture musulmane – sera mentionné sans qu’il soit possible de l’analyser. C’est comme si ce domaine déclenchait un mécanisme de défense chez les intervenants professionnels, propre à la dénégation. Sur le plan psychologique, la dénégation renvoie à un double mouvement : « Je sais que ça existe » et en même temps « Je ne veux pas le savoir ». La personne perçoit la situation mais refuse de l’analyser, elle entend bien qu’il pourrait y avoir des discussions mais en même temps, elle les rejette, comme si ça la renvoyait à quelque chose d’intolérable. Le religieux provoque aussi des mouvements de projection, du type : « Puisque pour moi on ne tient pas compte de ma religion, pourquoi est-ce que je tiendrais compte de celle de l’autre ? » C’est un mécanisme général dans les métiers de l’éducation, qui touche tous les domaines des valeurs éducatives : « Moi, en tant qu’enfant, je faisais ça. Pourquoi cet enfant-là, il ne pourrait pas le faire ? Moi en tant que parent, je fais ça à mes enfants. Pourquoi ce parent-là, il ne le ferait pas à son enfant ? » Mais c’est exacerbé dans le domaine des croyances : « On ne tient pas compte de mes croyances, en tant que professionnel, pourquoi irais-je m’intéresser à celles de l’autre ? » Les choses doivent être tues, contrôlées, sous peine d’être catalogué. Ce qui, d’ailleurs, pose la question de savoir si nous avons vraiment assumé nous-mêmes, en France, la question du renvoi de nos croyances dans le domaine privé… Et en plus, le côté irrationnel du sujet est un obstacle de plus pour accepter de l’aborder dans une profession où l’on est à la recherche de repères objectifs.
C’est paradoxalement dans les rassemblements musulmans que les jeunes vont analyser la relation de la France à la religion. Ils vont relire l’histoire qu’ils n’ont pas écoutée en classe à la lumière des explications des évènements actuels et comprendre à quel point la lutte contre le despotisme du clergé a laissé des traces dans la conception de la laïcité, et que ce n’est qu’en se dégageant de la religion que la société française s’est développée scientifiquement, moralement, socialement et politiquement : « En France, l’expression du religieux par le dogme a étouffé la raison. (…) Cette donnée de l’histoire reste gravée dans les mémoires : aujourd’hui encore, on se rappelle les luttes violentes qu’il a fallu mener contre les tenants de la religion pour acquérir cet espace de liberté fondamentale (5) ». Les jeunes découvrent alors avec soulagement que la crainte de l’islam s’inscrit dans une méfiance générale des religions. C’est ainsi que dans de nombreux ouvrages, Tariq Ramadan rappelle que pour le musulman, c’est un devoir de comprendre à la fois ses sources (le Coran et la Sunna) et le contexte dans lequel il vit. Chaque verset étant lié à une circonstance historique, c’est le principe qui en découle qu’il va falloir ensuite appliquer à d’autres contextes. La pratique de la religion exige donc une analyse continue du changement de contexte historique à travers les temps : « On ne peut pas prendre un verset comme une solution hors de tout contexte et de toute réflexion du principe. ( .. ) Le plus important, ce n’est pas de savoir le verset mais de savoir comment nous l’interprétons dans notre histoire. ( .. ) Le Coran ne peut être sans l’intelligence humaine qui se vit dans l’histoire et le temps. La foi et la raison ne s’opposent pas (6) ».
Les explications des prédicateurs permettent aux jeunes de mieux comprendre la réaction des non-musulmans en la reliant à leur propre histoire, ainsi que celle des musulmans, en la reliant également à leur propre histoire. Elles aident les jeunes à se repérer et à prendre conscience de la complexité de leur place, dans laquelle les relations entre les individus sont influencées par des rapports sociaux beaucoup plus larges. Ce discours – qui facilite la lecture du monde dans lequel ils vivent – est novateur par rapport à de nombreuses écoles coraniques qui n’enseignent que les dogmes de façon répétitive et n’ont que peu de succès auprès des jeunes.
L’Islam, mode de conciliation
Deux tendances générales émergent des pratiques des travailleurs sociaux avec les familles de migrants. La première traduit leur souci de ne pas appliquer des schémas d’explications inadaptés et de bien saisir toutes les dimensions des familles inscrites dans une culture et dans une souffrance propre. Ils tentent donc d’adapter leurs « stratégies d’intervention » aux familles émigrées par une connaissance de la culture d’origine, qui leur permette de ne pas percevoir les familles uniquement à partir du modèle occidental et d’améliorer la communication avec elles. Mais cette démarche conduit souvent à enfermer la personne dans un espace prédéfini, posé comme une hérédité, à travers lequel tout va dorénavant se comprendre. Cette approche ne tient pas compte de l’évolution continue et complexe de toute culture, que l’on ne peut jamais complètement cerner, et fait fi des habituelles hypothèses de travail sur le rôle des interactions entre les membres de la famille, la place de chacun, les histoires particulières de la petite enfance (7). Alors que l’épanouissement du jeune est recherché, ce dernier va souvent être caractérisé à partir de la suppression de sa « pré-supposée » appartenance culturelle, au risque de voir sa personnalité dissoute dans l’identité collective, et lui-même réduit à un être culturel. À l’opposé, une seconde tendance consiste à nier toute spécificité culturelle à ces jeunes, et à réduire leurs difficultés à celles de leurs camarades issus de milieux défavorisés. La part des facteurs socio-économiques paraît alors si importante qu’ils expliquent à eux seuls la déviance des jeunes en question. Dans ce cas, les jeunes issus de familles immigrées nés en France sont perçus comme complètement acculturés.
Ces pratiques opposées découlent de la prise en compte d’un aspect unique et statique de leur situation, sous l’influence des recherches successives développées sur ce sujet. Réalisées par des chercheurs proches du travail social et entreprises dans le but de cerner la contribution à la montée délinquante de la présence nouvelle des enfants sur le sol français, celles-ci ont, en effet, dans un premier temps, pointé la dualité culturelle comme principale cause de déviance. C’est ainsi que le premier rapport rendu au Ministère de la Justice insistait sur la notion de « distance culturelle » : le degré de délinquance de chaque groupe immigré était fonction du « »degré de distanciation socio-culturelle entre les sociétés d’origine et d’accueil (8) ». Plus tard, les notions de « distance culturelle » et de » handicap culturel » ont été remplacées par celle de « conflit culturel (9) ». Puis les émeutes dans les banlieues et l’action des beurs ont conduit de nombreux chercheurs à se centrer sur la condition sociale et la discrimination dont cette population était victime, récusant l’approche culturelle, qui devenait presque de ce fait un sujet tabou. Il en résulte que l’évolution des jeunes nés en France est souvent perçue par les professionnels sur le registre du « tout ou rien » : si les jeunes ne respectent pas en totalité ce que l’on pense être les valeurs de leurs parents, on décide qu’ils sont complètement acculturés et n’ont plus rien à voir avec ces derniers. Le regard sur la pratique de l’Islam est du même ordre. Alors que le jeune qui suit tous les préceptes de l’Islam est suspecté de ne pas vouloir s’intégrer à la société française, celui qui ne respecte pas la totalité de sa religion n’est pas considéré comme musulman : « Vu ce qu’il boit, cela m’étonnerait bien qu’il soit musulman ! » Les repères théoriques dont les travailleurs sociaux disposent – au niveau professionnel comme au niveau personnel – ne tiennent pas compte de la complexité des situations pluri-culturelles. Ils exigent un positionnement de la part de jeunes qui ne veulent ni ne peuvent faire de choix, car ils sont en cours d’appropriation d’une formule multi-culturelle (10), alliant plusieurs cultures, elles-mêmes en constante évolution. Les membres d’une même fratrie d’une famille de migrants peuvent effectuer des choix radicalement différents dans leur construction identitaire par rapport à leur appartenance religieuse, nationale et culturelle.
Cette capacité à faire le lien entre les deux mondes auxquels ils appartiennent constitue l’une des raisons principales de l’engouement des jeunes envers les prédicateurs dont il est question. Face à un pays d’accueil et à des parents qui exercent une pression sur le jeune en lui demandant, une fois pour toutes, de « choisir » son appartenance, l’Islam ici prôné permet de concilier origine et appartenance française. L’allégeance à l’Islam ne renvoie pas à un autre pays, mais à un principe transnational. Le musulman appartient dorénavant à l’Umma, la communauté des croyants du monde entier au-delà des frontières, qui le lie symboliquement à tous les autres musulmans de toutes origines et de toutes couleurs. Cette façon de « délocaliser » l’Islam, en le rendant « universel » sur le plan géographique, est un grand soulagement pour les jeunes. Dorénavant, le monde des parents n’est plus symbolisé par leur pays d’origine.
Un certain nombre de jeunes ayant grandi dans la double culture hésitaient à demander la nationalité française, évoquant pour motif la fidélité aux origines (11), à leurs yeux rattachées au pays d’origine. Le traitement différentiel dont leurs parents ont fait l’objet les conduisaient à un sentiment de culpabilité envers ces derniers et le groupe large tout entier. Prendre la nationalité du pays d’accueil équivalait à une trahison, puisque c’était choisir entre les deux pays. L’Islam leur apparaît aujourd’hui comme un nouveau lien avec l’identité de leurs parents. Son aspect non ethnique, « transnational », leur permet de garder une composante commune tout en assumant pleinement leur propre vie dans le pays où ils sont nés. En se déterminant « français musulman », l’appartenance nationale ne s’oppose plus à ce qui symbolise l’attachement et la fidélité aux parents.
Retour à l’Islam et appartenance collective
C’est parce qu’ils souffrent du « chacun pour soi » qui règne au sein de la société, qu’après s’être regroupés au pied des escaliers de leurs immeubles, ils recherchent un groupe mieux organisé et plus solidaire. Toutes les associations musulmanes françaises en témoignent : la conversion à l’Islam des Français dits « de souche » n’est pas l’aboutissement d’une recherche mystique mais celui d’une réaction contre un système social dans lequel ils ne trouvent pas leur place. Les témoignages des jeunes convertis confirment l’analyse selon laquelle l’identité collective se constitue en France, non par l’appartenance ethnique, mais par l’expérience de l’exclusion et du racisme (12). L’Islam est recherché avant tout pour le mode de civilisation qu’il propose.
Devant le phénomène de recherche d’appartenance collective, les travailleurs sociaux sont souvent déstabilisés, puisque la primauté de l’individu sur le groupe apparaît non seulement sur le plan social comme une conséquence historique, mais est également prônée dans l’espace familial par les théories psychologiques occidentales.
Ainsi, le système d’intégration qui soustend leurs pratiques repose sur l’individu. Leur mission de travailleur social est fondée sur une conception de la socialisation centrée sur la réalisation personnelle. Tout est ramené à des interactions individuelles. L’objectif final est l’autonomie du jeune, à laquelle il ne peut accéder qu’en acquérant une compétence professionnelle, en gagnant sa vie, en trouvant en lui des ressources pour satisfaire ses besoins, préserver son intimité, développer son libre choix… L’aide éducative et psychologique part de la façon dont il vit les choses, de ses problèmes, de ses manques, de ses désirs et de ses ambitions. Un projet personnel lui est demandé. On est là à l’opposé des valeurs des sociétés de type traditionnel, dans lesquelles il n’y a jamais de véritable coupure du milieu familial, et où la notion d’adulte est d’abord caractérisée par les droits et devoirs vis-à-vis du groupe large. La notion d’autonomie peut même être alors connotée négativement, car perçue comme un danger pour l’individu qui, sans l’appui du groupe, risque de s’effondrer (13).
Cette différence de conception va influencer l’intervention des professionnels de l’aide à tous les niveaux : celui de leur communication avec les familles, mais aussi celui de la compréhension et de l’analyse des situations. Ainsi, ils interprètent toute dépendance à un groupe comme une entrave à l’épanouissement et à l’évolution du jeune. Ils traduisent certaines paroles ou attitudes comme dénotant une trop grande dépendance affective, alors qu’il s’agit d’une illustration de l’ensemble des droits et obligations qui lient les membres de la famille les uns aux autres.
Peu de réflexions aident les jeunes à s’épanouir et à s’intégrer individuellement tout en respectant leurs appartenances communautaires. Le Haut Conseil à l’Intégration précise pourtant que « L’intégration n’est pas à concevoir comme une voie moyenne entre l’assimilation et l’insertion mais comme un processus spécifique » et qu’il « n’est pas possible d’opposer intégration et existence de spécificités culturelles. L’enjeu consiste a arriver a une combinaison des deux facteurs (14) ». Néanmoins, l’individu et sa communauté sont systématiquement mis dos à dos, imposant au jeune de faire un choix. Lors de la création d’un groupe – artistique, associatif -, on évoque le risque de « repli communautaire » à la perception de la moindre ressemblance entre les membres qui le composent. Il semble qu’ils n’aient pas d’alternative autre que la rupture avec leur communauté ou l’enfermement. Même les associations se fixant comme objectif la valorisation ou la transmission d’un savoir-faire traditionnel sont accusées d’uvrer contre l’intégration, alors même que tous les psychologues connaissent le rôle fondateur de la mémoire dans les quêtes d’identité et de dignité. Les situations les plus difficiles sont celles où les liens sont rompus avec le passé et les allégeances premières, avec l’histoire et la mémoire individuelle et collective. Et pourtant, concernant les populations immigrées maghrébines, rien n’est jamais mis en place dans ce sens. La simple évocation du passé fait présumer un refus d’intégration.
Cette conception de l’individu – reflet des repères personnels et professionnels des travailleurs sociaux- les amène parfois à créer dans les familles un facteur supplémentaire d’insécurité. Leur intervention centrée sur l’autonomie du jeune provoque alors, de façon paradoxale, l’inverse du but recherché. En effet, la famille peut vivre leur approche comme une imposition culturelle, survivance du colonialisme, signifiant que l’objectif de socialisation de leur enfant ne s’obtiendra que par l’acquisition de valeurs individuelles occidentales. Par ailleurs, elle peut interpréter leur position comme une ingérence destinée à « diviser pour mieux régner » puisque celle-ci remet en question le fonctionnement « clanique ». La famille va alors se souder. Le repli sur soi devient le symptôme d’une crainte ressentie et renforce sa capacité de résistance. Toute prise de distance de l’un des membres est alors vécue – encore plus intensivement qu’auparavant- comme une trahison par rapport au groupe, alors que l’objectif était au contraire de permettre au jeune de trouver son équilibre au sein de son histoire de vie.
Conclusion
Comment le jeune pourrait-il dépasser ces déterminations sans les reconnaître, les connaître et les analyser ? L’histoire individuelle du jeune s’inscrit dans l’histoire collective du pays d’accueil et du pays d’origine. C’est entre son histoire et celle des autres qu’il peut s’inscrire dans la société. Aider les jeunes à prendre conscience de tout ce qui les constitue (la situation d’exilés de leurs parents sur les terres de l’ancien colonisateur, la relation complexe qu’entretient leur pays d’accueil avec leur pays d’origine, l’exclusion et la discrimination économiques dont ils ont fait l’objet, l’appartenance à une religion nouvelle sur le territoire français et leur métissage culturel), puis à le comprendre, demande aux interlocuteurs sociaux d’effectuer le même cheminement, en acceptant donc de remettre en cause leurs propres représentations, de se questionner sur leurs propres concepts familiaux et sociaux, mais aussi professionnels et institutionnels, qui définissent et orientent leurs rapports avec le monde. Assumer sa propre histoire est un préalable pour pouvoir aider les jeunes à se réapproprier la leur.
DOUNIA BOUZAR
(1) Chiffre avancé par le Président de l’UOIF (Union des Organisations Islamiques de France).
(2) En les appelant « prédicateurs », bien que la prédication -au sens de prosélytisme – soit interdite en islam puisque le musulman ne peut que « porter témoignage » de sa foi, nous les situons dans une ligne « authentique » de prédication dont tout endoctrinement est exclu.
(3) Cette étude, pour laquelle de nombreux entretiens ont été effectués auprès de professionnels, de religieux et de jeunes des banlieues de villes comme Paris, Lille, Tourcoing, Roubaix, Lyon, Nantes, Marseille, Bordeaux et Strasbourg est présentée dans D. Bouzar, L’Islam des Banlieues, les prédicateurs musulmans, nouveaux travailleurs sociaux, Paris, Syros-La Découverte, 2001.
(4) Tariq Ramadan, La femme musulmane, Editions Tawid.
(5) Tariq Ramadan, Les musulmans dans la laïcité, Lyon, Tawhid, 1998, p.68.
(6) Tariq Ramadan, Islam, modernité et modernisme. (Cassette)
(7) Ce danger a été soulevé par Denise Causse, chargée de mission au FAS, lors de l’atelier « Les risques d’ethnicisation de la question sociale » aux Assises de la Protection Judiciaire de la Jeunesse de Novembre 2000.
(8) Robert P, La criminalité des migrants en France, Ministère de la Justice, Direction des affaires juridictionnelles et des grâces, 1970.
(9) Malewska-Peyre H (1984).
(10) Cf Camilleri (1988) et Malewska-Peyre (1984).
(11) Malewska-Peyre H (1984).
(12) D. Lapeyronnie, (1987).
(13) CE M. Cohen-Emerique, (1987).
(14) Rapport du Haut Conseil à l’Intégration, Liens culturels et intégration, avril 1995.
II] Des réponses spécifiques Présentation et missions du Centre Françoise Minkowska
Missions
Le Centre Françoise Minkowska(1), géré par l’Association Françoise et Eugène Minkowski pour la Santé Mentale des Migrants, est une structure non sectorisée qui assure des consultations psychiatriques et psychologiques ainsi qu’une prise en charge sociale des patients migrants et réfugiés de la région Ile-de-France. Le financement du Centre provient de la DASS de Paris, et les consultations sont gratuites. Le Centre dispose de 8 équipes qui se répartissent de la manière suivante :
Afrique Noire,
Asie du Sud et du Sud-Est,
Maghreb,
Portugal et pays lusophones,
Espagne et pays hispanophones,
Europe Centrale et de l’Est,
Turquie,
Antenne intersectorielle de langue portugaise basée en Essonne (CMP d’Arpajon – 91). Le Centre joue un rôle essentiel en matière :
d’accessibilité aux soins en favorisant l’insertion des migrants les plus démunis,
de prise en charge spécifique par des équipes pluridisciplinaires, dans une dimension culturelle et linguistique, de patients migrants présentant des troubles psychiatriques et psychologiques,
de prévention et d’insertion des patients dans le système public de soins et le système social,
d’orientation et de diagnostic à la demande des professionnels de la santé, mais aussi des secteurs scolaire, de l’éducation, de la justice, etc.
A ce titre, cette structure représente un pôle de promotion de la santé mentale des populations migrantes et est susceptible de favoriser la diminution des durées de séjour des patients migrants hospitalisés, voire dans certains cas, d’éviter une hospitalisation. Elle représente aussi un pôle de promotion de l’insertion dans le système social, et d’insertion dans le pays d’accueil.
Le Centre assure également des actions de formation et d’information auprès de professionnels de la santé, médicaux et non médicaux (sessions de formation, journées d’étude, colloques, formation de stagiaires…) et met à la disposition des étudiants et des professionnels un fonds documentaire articulé autour de la psychiatrie, de la psychanalyse, de la psychologie, de l’anthropologie, de l’ethnopsychiatrie et des données socio-historiques des mouvements migratoires.
Récemment, le site internet minkowska.com a été développé afin de fournir des informations, notamment sur le Centre et l’Association, mais aussi sur les champs cités précédemment, en direction des professionnels, des étudiants et des particuliers.
Spécificités
Ce qui fait la particularité et l’efficacité du Centre Françoise Minkowska, c’est de continuer à offrir un lieu d’accueil et de parole intersectoriel pour le migrant, le réfugié ou leurs familles. Des partenaires de toute la région d’Ile-de-France, tels que des Etablissements Publics de Santé, des établissements privés, des médecins libéraux, les secteurs de la Justice et de l’éducation, etc., sollicitent régulièrement le Centre pour :
des demandes d’expertises ou d’évaluations permettant un éclairage clinique de l’influence des représentations culturelles sur la symptomatologie de certains patients ,
assurer une prise en charge clinique et/ou un suivi psychothérapeutique,
effectuer des consultations spécifiques dans le but d’orienter efficacement les patients dans le système de soins général.
Fonctionnement
Les équipes du Centre sont pluri-linguistiques et pluri-culturelles, elles se composent :
d’un ou plusieurs psychiatres,
d’un ou plusieurs psychologues,
d’un(e) assistant(e) social(e),
d’une secrétaire médicale. La pluridisciplinarité de ces équipes permet une prise en charge médico-psychosociale du patient. Chaque année, le Centre accueille près de 2 000 patients, et assure auprès d’eux près de 15 000 actes médicaux et non médicaux. L’accueil du patient se fait dans une dimension culturelle et linguistique, c’est la raison pour laquelle le Centre fait intervenir, si nécessaire, des interprètes vacataires en langues étrangères (chaque année, les équipes du Centre reçoivent des patients de plus de 90 nationalités et ethnies différentes).
Types de prises en charge Accueil, évaluation médicale, consultations d’orientation, thérapies individuelles, thérapies familiales, social.
CHRISTOPHE PARIS*
*Directeur
(1)12 rue Jacquemont, 75017 Paris. Tél. : 01 53 06 84 84. Fax : 01 53 06 84 85. www.minkowska.com
Ce qui se joue dans la relation interculturelle
Le Centre Françoise Minkowska est un centre Médico Psychologique pour Migrants et Réfugiés non francophones, qui est géré par une association, l’association Françoise et Eugène Minkowski, qui existe depuis plus de trente ans, à l’initiative de deux grands psychiatres et humanistes, Françoise Minkowska et Eugène Minkowski. Très simplement, et dans un bon sens qui a posteriori montre la vision concrète de ces deux grandes figures, ils ont trouvé logique de créer une structure qui, à l’époque, puisse recevoir la plainte des réfugiés de l’après-guerre, nécessitait des thérapeutes formés au métier de l’écoute et possédant également des compétences linguistiques adéquates à celles des patients qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue française pour exprimer avec justesse leurs difficultés existentielles d’adaptation, soit au système de soins, soit à la société elle même. Cette nécessité de compléter l’offre de soins était à l’époque très originale car elle ouvrait une dimension anthropologique très méconnue ou en tout cas non acceptée par le système de soins qui fonctionnait et fonctionne toujours dans le cadre du Droit Commun. Lentement et sûrement, au fur et à mesure et en adéquation aux vagues migratoires (chacune avec ses particularités sociologiques, linguistiques et culturelles) vont se mettre en place d’autres équipes de thérapeutes et d’assistants sociaux dont l’objectif est le même que l’idée fondatrice du centre, c’est-à-dire compléter l’offre de soins à des migrants ou des réfugiés souffrant d’une pathologie mentale (qu’elle soit antérieure, contemporaine et conséquence du fait migratoire ou de l’exil) et rencontrant manifestement des difficultés dans la communication, qu’elles soient linguistiques, culturelles ou les deux. Les équipes sont actuellement formées de psychothérapeutes (psychiatres et psychologues), d’assistants sociaux et de secrétaires médicales particulièrement sensibilisées à l’accueil des patients sur, essentiellement, le registre de la communication interculturelle (notion de gestion de l’espace, du temps et des représentations de l’équation Normal/Anormal). Dans le système de soins actuel, avec l’offre variée de la psychiatrie publique et privée, il y a des possibilités très larges et très diverses dans les réponses à la souffrance mentale du sujet migrant ou de la personne exilée. Les secteurs de psychiatrie et les intersecteurs de psychiatrie infanto-juvénile ont, depuis quelques décennies, bien repéré les principaux écueils dans la prise en charge de certains patients migrants (adultes, enfants, adolescents, familles). Lorsque la demande trouve une réponse où il n’y a pas de décalages linguistiques et culturels importants dans l’établissement d’une relation psychothérapeutique, il n’y a pas matière à débattre de la nécessité ou pas d’une intervention qui viendrait polluer l’espace thérapeutique de considérations culturelles qui, très rapidement par la stigmatisation, le rejet ou la surenchère, peuvent disqualifier les acteurs du projet thérapeutique. Mais quand il y a des obstacles réels à la mise en place d’un cadre thérapeutique il est bon de disposer d’une structure qui, non seulement appartient au système de soins, mais fonctionne en cohérence avec le Droit Commun, c’est-à-dire, permet au patient migrant ou réfugié de bénéficier de la même qualité d’accueil, de prise en charge que n’importe quel autre patient, les ajustements linguistiques et culturels étant considérés comme un facteur favorisant la pertinence de la prestation offerte par la structure de Santé Mentale que représente le Centre Françoise Minkowska. Bien entendu, comme nous recevons des patients appartenant à peu près à toutes les populations migrantes ou en exil en France, il y a des nuances clans les prises en charge : quelques exemples simples, qui situent la cohérence du travail entrepris par le Centre depuis plusieurs décennies :
La problématique linguistique couvre plusieurs cas de figures :
a) Le patient ne maîtrise pas vraiment la langue française alors, le fait que le thérapeute maîtrise la langue du patient permet de transcender le problème et d’engager un travail thérapeutique qui sera beaucoup plus caractérisé par l’orientation thérapeutique du thérapeute, et la question qui se posera rejoindra la question qui se pose dans toute relation thérapeutique, quelle sera la qualité de cette relation en terme de transfert/contre transfert ? b) Il va de soi que lorsque ni le patient ni le thérapeute ne partagent une langue en commun, l’appel à un interprétariat est incontournable avec quelques précautions d’usage dans la formation de l’interprète, mais cet aspect est très bien connu et souvent bien maîtrisé.
* Le patient expose plutôt des problèmes de représentation culturelle de la santé et de la maladie et cela peut, dans certains cas (jamais de façon systématique, la pratique de nos confrères le confirme régulièrement), rendre les choses inintelligibles soit :
a) Au niveau diagnostique (cela est parfois un élément incontournable dans les réponses apportées à un contrôle médical de la sécurité sociale, un examen psychiatrique dans le cadre de la COTOREP, une expertise dans un cadre médico-légal, etc..). Dans ce cas, il n’est pas rare que nous soyons sollicités uniquement pour cela, jouant le rôle de référent culturel apportant un éclairage, une précision, une modification ou une confirmation du regard posé par nos collègues sur les pathologies qui sont, parfois, déroutantes pour celui qui n’a pas encore l’expérience du recadrage culturel dans le contexte des classifications actuelles de la pathologie mentale.
b) Pour ce qui concerne les prises en charge, les références théoriques au Centre sont très variées, allant du registre psychanalytique au systémique en passant par les approches cognitives, la psychiatrie biologique, les approches ethnopsychiatriques trouvant également leur place dans certaines prises en charge. Le travail essentiel fourni par les thérapeutes du Centre continue à répondre à une demande de la façon la plus adéquate en y intégrant tous les éléments qui peuvent contribuer à la compréhension de la pathologie et en mettant en place les outils langagiers et les références culturelles qui favorisent l’écoute et autorisent le thérapeute et le patient à s’affranchir des écrans classiques, largement repérés et décrits par une abondante littérature française et internationale. Pour n’en citer que quelques uns, au hasard des pièges de l’interculturel, j’insisterai à peine sur :
le déni imprudent de la nécessité des compétences linguistiques,
la focalisation sur des stéréotypes culturels comme fondateurs de la pathologie mentale,
la stigmatisation faite par l’usage de cadres thérapeutiques désuets,
le repli sur une crête purement technique pour s’affranchir des difficultés relatives à la remise en cause des propres valeurs et représentations du thérapeute,
la méconnaissance de la place du sujet dans son groupe familial, social et des aspects socio-économiques.
La liste n’est pas exhaustive, tout ce qui se joue dans la relation interculturelle est riche, complexe et sujet à de grandes mobilisations psychiques. A côté de toute cette stratégie autour du soin et de l’accueil, le Centre contribue également à la formation des professionnels de la santé et du monde socio-éducatif, des enseignants, des responsables associatifs pour transmettre ce savoir-faire, pour favoriser au maximum la connaissance de la place de l’anthropologique dans le thérapeutique, pour continuer à jouer ce rôle de médiateur, de partenaire, des autres structures d’accueil et de soins en santé mentale, quelles que soient leurs approches.
DOCTEUR R. BENNEGADI*
*Psychiatre, Anthropologue attaché au Centre Françoise Minkowska.
Soigner en situation transculturelle : l’expérience de l’hôpital Avicenne
Quelles que soient les formes de la souffrance, quelques principes guident notre travail de clinique transculturelle basé sur le complémentarisme, c’est-à-dire l’utilisation obligatoire mais non simultanée de l’anthropologie, pour décoder les sens culturels des dires de patients n’appartenant pas à la même culture que le thérapeute, et la psychanalyse pour comprendre les mouvements intrapsychiques. En France, elle est parfois appelée ethnopsychanalyse, partout ailleurs, on la nomme plus souvent psychiatrie ou psychothérapie transculturelle.
Un dispositif métissé et cosmopolite
Décrivons le dispositif de l’hôpital Avicenne à Bobigny dans la banlieue nord de Paris. A la consultation, je travaille avec une équipe de co-thérapeutes (médecins et psychologues mais aussi infirmières, travailleurs sociaux…), d’origines culturelles et linguistiques multiples, formés à la clinique et pour la majorité d’entre eux à la psychanalyse et initiés à l’anthropologie. Nous consultons toute la semaine en individuel et en groupe de thérapeutes. Etre soi-même migrant n’est une condition ni nécessaire ni suffisante pour faire de l’ethnopsychanalyse. Ce qui importe, c’est d’avoir fait l’expérience du décentrage et de se familiariser avec d’autres systèmes culturels que le sien. Le groupe permet que les expériences des uns et des autres se potentialisent et que nous puissions accueillir toutes les familles d’où qu’elles viennent. C’est l’apprentissage, et la pratique intime de l’altérité et du métissage qui est recherchée et pas celle du même : un patient kabyle ne sera pas reçu par un thérapeute kabyle… Le dispositif proposé est par nature métissé, et centré par les notions clés d’universalité psychique, de singularité et d’altérité. Nous recevons des patients de partout. Certains viennent d’Afrique Noire, d’autres du Maghreb, d’autres encore d’Asie du Sud-Est, des Antilles, de la Réunion, de Turquie, du Sri Lanka, d’Europe centrale…
Soigner de manière plurielle
Nous recevons la plupart des enfants et de leurs familles en individuel avec l’aide d’un traducteur si nécessaire et dans certains cas, nous nous faisons aider d’un groupe de co-thérapeutes. Même si ce dispositif groupal n’est utilisé que dans une minorité de situations, c’est lui que nous allons décrire en détail car c’est le plus spécifique ; c’est aussi celui qui nous a permis d’expérimenter des approches nouvelles ; C’est enfin celui qui soulève le plus d’interrogations car c’est le plus éloigné de la pratique habituelle. Ce dispositif est constitué par un groupe de thérapeutes qui reçoit le patient et sa famille (en général, une dizaine de co-thérapeutes). Dans les sociétés traditionnelles, l’individu est pensé en interaction constante avec son groupe d’appartenance. D’où l’importance d’un groupe dans les situations de soins. De plus, la maladie est considérée comme un événement ne concernant pas seulement l’individu malade mais aussi la famille et le groupe. Par conséquent, elle est soignée sur un mode groupal : soit par le groupe social, soit par une communauté thérapeutique. Le traitement collectif de la maladie permet un compromis entre une étiologie collective et familiale du mal et une étiologie individuelle. Les soignants qui nous ont adressé la famille participent en général à cette consultation, au moins la première fois, dans la mesure où ils sont porteurs d’un « morceau de l’histoire de la famille ». Cette présence active évite que la prise en charge transculturelle soit une nouvelle rupture dans le chemin long et souvent chaotique de ces familles qui ont, le plus souvent, un long parcours thérapeutique antérieur. En plus de ces fonctions – modalité culturelle de l’échange et du soins, co-construction d’un sens culturel, étayage du patient -, le groupe permet aussi une matérialisation de l’altérité (chacun des thérapeutes étant d’origine culturelle différente) et une transformation de cette altérité en levier thérapeutique, au sens de Devereux (1972) c’est-à-dire de support de l’élaboration psychique. Le métissage des hommes et des femmes, des théories, des manières de faire est un facteur implicite du dispositif. De même, quel que soit le symptôme pour lequel on nous consulte, quel que soit l’âge du patient, bébé, enfant, adolescent, adulte, la famille est conviée à venir avec le patient, l’entourage étant souvent porteur d’une partie du sens.
Le voyage des langues
Pour explorer les processus avec précision, dans leur complexité et leur richesse, la langue maternelle du patient est nécessairement présente dans la consultation s’il le souhaite. Le patient a la possibilité de parler sa ou ses langues maternelles et, dans ce cas, un co-thérapeute connaissant sa langue ou un interprète traduisent. A noter que le processus qui semble efficient c’est la possibilité de passer d’une langue à l’autre et non pas le renvoi, parfois artificiel, à une langue maternelle « fossilisée ». Selon ses envies, ses possibilités, et la nature du récit qu’il construit, il utilise cette possibilité de repasser ou pas par sa langue maternelle. Ici encore c’est le lien entre les langues qui est recherché. La traduction n’est donc pas un simple truchement mais elle participe au processus interactif de la psychothérapie en situation transculturelle.
Le thérapeute est aussi un être culturel : le contre-transfert-culturel
Dans un tel dispositif, il est nécessaire d’instaurer, en plus des mécanismes d’.analyse du transfert et du contre-transfert « affectif », une modalité spécifique d’analyse du contretransfert lié à la dimension culturelle. Concrètement, à la fin de chaque entretien, le groupe s’efforce d’expliciter le contre-transfert de chacun des thérapeutes par une discussion des affects éprouvés par chacun, des implicites, des théories… qui les ont conduits à penser telle chose (inférences), à formuler tel acte (interventions). Le contretransfert culturel concerne la manière dont le thérapeute se positionne par rapport à l’altérité du patient, par rapport à ses manières de faire, de penser la maladie, par rapport à tout ce qui fait l’être culturel du patient… Tel patient soninké a des insomnies, lorsqu’il s’endort enfin, il fait des rêves funestes. Il a consulté un guérisseur soninké à Paris qui lui a dit qu’il a été attaqué par un esprit, un génie, un ancêtre mécontent… Le guérisseur, le sage, celui qui sait interpréter les rêves a alors demandé qu’il fasse un sacrifice. Quelle est ma position intérieure face à un tel récit ? De cette position contre-transférentielle découlera ma réponse au patient. Elle conditionnera ma capacité à entrer en relation thérapeutique avec lui. Il s’agit donc de définir le statut épistémologique que j’attribue à ce type de matériel. Il s’agit donc, avant tout, de ma position intérieure par rapport à tous ces dires et ces faire codés par la culture du patient. Le transfert et le contre-transfert culturel empruntent aussi à l’histoire, à la politique, à la géographie… Le patient, comme le thérapeute, ont des appartenances et sont inscrits dans des histoires collectives qui imprègnent leurs réactions et dont ils doivent être conscients. Sans l’analyse de ce contre-transfert culturel, on risque des passages à l’acte agressifs, affectifs, racistes… Ainsi, telle femme thérapeute qui n’arrive pas à entrer en interaction avec tel homme maghrébin avec qui elle est en conflit immédiatement – c’est l’image de la femme qui est d’abord enjeu dans cette relation et la place culturelle qui lui revient ; ou encore telle jeune fille maghrébine qui arrive à convaincre l’assistance sociale de son lycée de la placer en urgence dans un foyer car son père l’empêche de se maquiller. Et l’assistance sociale interrogée sur cette précipitation dira en toute bonne foi « Ils commencent comme cela, et on ne sait pas où cela s’arrête. Si elle est renvoyée en Algérie, alors, il sera trop tard ! » Décentrage et analyse du contretransfert culturel sont sans doute les deux mécanismes les plus difficiles à acquérir dans cette pratique culturelle, mais les plus précieux aussi.
Modifier le temps
Un autre facteur est modifié dans ce dispositif, la temporalité : les consultations durent environ deux heures, temps qui semble nécessaire pour qu’un récit se déroule à la première personne étant donnée la représentation traditionnelle du temps, de la rencontre et du parcours thérapeutique. De même, en général, les suivis en groupe se font sous forme de consultations thérapeutiques ou de thérapies brèves, inférieures à six mois, à raison d’une séance par mois ou tous les deux mois. Beaucoup plus rarement, dans ce cadre groupal, sont menées des thérapies longues. Mais des thérapies plus longues peuvent avoir lieu en individuel avec un des co-thérapeutes si c’est nécessaire après quelques consultations en groupe qui permettent de donner un cadre culturel à la souffrance de la famille et d’initier le processus. Parfois elles sont menées par un membre de l’équipe qui accompagne la famille en même temps que les thérapies en groupe.
Ni magique, ni exotique, une pratique du lien pour tous
Ni magique, ni « démoniaque », l’ethnopsychanalyse, comme toute technique psychothérapique, reconnaît des indications et des limites qu’il faut préciser, loin des passions idéologiques obscurcissantes. La clinique transculturelle n’est pas une clinique réservée aux experts ou aux voyageurs. Elle appartient à tous ceux qui se donnent la peine d’une formation rigoureuse et multiple. Tous ces apprentissages, nous les faisons collectivement à Avicenne, nous les faisons grâce à ce formidable lieu de rencontres qu’est devenue cette consultation transculturelle. C’est une entreprise véritablement collective et cosmopolite. Mes collaborateurs sont maintenant très nombreux, une vingtaine de thérapeutes en permanence et puis tous ceux qui passent, travaillent un temps, repartent dans un terrain, retournent dans leur pays d’origine ou vont travailler ailleurs. Il y a aussi beaucoup de stagiaires ou d’invités qui apportent leur regard neuf sur ce lieu thérapeutique ouvert sur la cité et sur le monde. Tous apportent quelque chose de plus, de différent, au travail entrepris, à Avicenne l’andalouse.
MARIE ROSE MORO*
*Professeur de psychiatrie de J’enfant et de l’adolescent, Université Paris Nord. Chef de service de pédopsychiatrie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, 93009 Bobigny (AP-HP). E-mail : L.AUTRE@wanadoo.fr
Pour en savoir plus
DEVEREUX G, Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1985 (uvre originale, 1972). MORO MR, Enfants d’ici venus d’ailleurs. Naître et grandir en France, Paris, Syros/La Découverte, 2002. Revue L’autre « Cliniques, Cultures et Sociétés », n°6 « Penser, Classer, soigner Pensée Sauvage Editeur, Grenoble. E-mail : L.AUTRE@wanadoo.fr. Site : http://monsite.wanadoo.fr/l.autre/
Médiation à domicile Je suis médiatrice ethnoclinicienne au Centre Georges Devereux, je travaille avec Tobie Nathan, Professeur en psychologie à l’Université de Paris 8. Je suis originaire du sud du Congo Brazzaville. Je suis celle qui fait le pont entre le monde d’ici et de là-bas. J’ai suivi une formation de médiateur ethnoclinicien à l’Université de Paris 8 et j’ai obtenu un Certificat de médiateur, ce qui m’a permis, entre autres, d’apprendre les codes d’ici.
La médiation ethnoclinique
La médiation au Centre Georges Devereux est pensée comme un moyen d’éclairage du fonctionnement familial des familles migrantes. Elle engage un processus d’ouverture et rend explicite des implicites. Elle permet à l’Institution qui a demandé la médiation, et à la famille, de comprendre un système de pensée différent, surtout à l’Institution, une connaissance des systèmes de filiation, du statut de la femme, ou du mode traditionnel de résolution des conflits. Le médiateur ou médiatrice est de la même origine culturelle et parle la même langue que la famille. De ce fait, son rôle est fondamental. Il n’est pas impersonnel ; il a sa culture et exerce une influence sur le passage du message ; il ne traduit pas seulement, mais donne un sens. Il est capable de rentrer en relation avec différents univers de sa culture (le monde visible et le monde invisible) et sait manier l’implicite. Sa façon détournée de parler, l’utilisation de proverbes lui permettent d’atteindre l’intimité de la personne. Le médiateur ethnoclinicien, même au sein d’une même culture, peut faire des liens avec ses sensations personnelles. Le médiateur ethnoclinicien comprend les deux mondes et les intentionnnalités des deux côtés. Il doit être attentif aux manières de dire et de faire qui sont nécessaires dans la médiation pour se présenter et se positionner en s’adressant aux différents membres de la famille. Il existe trois catégories de médiation :
médiation en audience auprès des Juges des Enfants,
médiation des Institutions telles que : Aide Sociale à l’Enfance, Service Social Educatif (SSE), PMI, etc…,
médiation à domicile.
Parlons de médiation à domicile
La médiation est une des activités importantes du Centre Georges Devereux. Elle s’effectue principalement sur décision du Juge des Enfants (qui rédige alors une ordonnance) ou de l’inspecteur de l’aide sociale à l’enfance (sous forme d’un accord de prise en charge). Elle est le plus souvent sollicitée par l’intermédiaire des travailleurs sociaux référents de la famille et qui se retrouvent en difficulté pour exercer leur mesure (AEMO : Action Educative en Milieu Ouvert au bénéfice des enfants de la famille), car la relation avec la famille est compliquée. Dans l’ordonnnance du Juge des Enfants ou l’accord de prise eu charge de l’inspecteur figure alors fréquemment le service ou l’institution qui intervient déjà auprès de la famille, la plupart du temps au titre de la protection de l’enfance en danger. II y est également spécifié le nom, 1’ethnie et la langue parlée de la famille. Lorsqu’il s’agit de familles issues de l’Afrique Centrale (Centrafrique, Congo Brazza ou Congo Démocratique, l’Angola) la médiation m’est attribuée. Je parle effectivement le sango, langue parlée par toute la population en Centrafrique ; le Lingala et le Kutuba, parlés unanimement par de nombreux groupes de part et d’autre du Congo. Pour débuter la médiation, je prends alors un premier contact par téléphone avec le travailleur social référent de la famille et plus spécialement le (ou les) enfant(s), pour décider d’un premier rendez-vous au sein de l’institution dont dépend ce travailleur social. Ce premier rendez-vous est important à plusieurs niveaux, il doit permettre de fixer le cadre de mon intervention (demande institutionnelle ou judiciaire), de faire les présentations et d’avoir 1’espace de la pluralité des perceptions (institutionnelles, prfessionnelles, culturelles, etc 😉 en restituant à chacun de ces univers l’existence mais aussi le sens de celui qu’il côtoie (ou avec qui il peut se penser en opposition, voire en conflit). Ainsi Iors de ce premier rendez-vous sont présents : l’institution (lieu qui accueille), mais aussi des humains : la famille, le travailleur social référent et moi-même, à qui se joignent le psychologue, le psychiatre deó lieux, bien souvent à titre d’observateur. Il peut arriver que la famille ne vienne pas à ce premier rendez-vous. Nous ne parlerons alors pas de sa problématique personnelle, car le risque serait de travailler à partir de ce que le travailleur social a perçu des propos ou du comportement familial en utilisant ses propres outils de compréhension, ce qui provoque alors l’impossibilité de faire la médiation. Nous profiterons au contraire de cet espace pour faire apparaître les grandes lignes du fonctionnement de la structure familiale de l’ethnie à laquelle appartient la famille, tout en nous intéressant au fonctionnement et à la logique institutionnelle. Ce travail nous permettra ainsi d’aborder la pluralité des mondes et des logiques qui les construisent. Toujours est-il qu’une fois le cadre posé et les présentions faites, il devient important de pouvoir rencontrer la famille à son domicile. Car dans l’institution la famille reste crispée, méfiante. Effectivement, « au pays », l’institution n’apparaît que dans des situations vraiment très graves, en France elle est aussi inquiétante, mais il peut s’agire de toute autre raison. Exemple : les parents sont sans papiers, donc en danger par rapport à la justice. N’y aurait-il pas dans cette institution des caméras ou bien des magnétophones pour enregistrer ce qui se passe ? La position de la famille est alors la prudence, et la parole ne peut circuler librement. Au domicile son comportement change, la famille se sent plus à l’aise, et c’est un honneur pour elle que de recevoir des étrangers. On peut noter là encore une différence de perception : quel travailleur social n’a jamais pensé qu’aller au domicile était, au contraire, intrusif ? Les problèmes auxquels sont souvent confrontées ces familles seraient normalement (au pays) traités dans le groupe familial (et non par une institution). Aller au domicile c’est donc aussi faire un compromis entre les coutumes de la France et les pratiques du pays. Du fait de la migration, les parents pensent que ce que font leurs enfants en France (fugues, délits, insolence,…) s’explique par l’environnement. Ils sont cependant amenés à constater que les différentes interventions médicales, sociales ou judiciaires, n’arrangent rien et, parfois même, aggravent les choses. Il s’avère que les difficultés rencontrées ne prendront sens qu’au travers des modes traditionnels de pensée, pourtant le plus souvent décriés. Pour les familles congolaises et angolaises en France, les problèmes commencent, de fait, par des « miniongos », sortes de lamentations ou de plaintes venant des parents restés au pays et qui vont attaquer les enfants. Alors que le système français vise à protéger l’individu en se fondant sur les droits de l’homme et du citoyen, chez nous le sens d’un comportement ne pourra venir que d’une grande palabre ou d’une réunion de la lignée familiale, car c’est le groupe tout entier qui est concerné par l’acte d’un seul. Les systèmes d’explications sont de l’ordre du mauvais sort, de la malédiction, de la sorcellerie, du « nkoussa » (la poisse). Ici en France, en cas de conflit, de divorce par exemple, les enfants petits seront confiés le plus souvent à leur mère accompagnés d’une pension alimentaire obligatoire. Si le père se dérobe de la loi, son salaire sera saisi à la source. Ce n’est pas le cas dans la plupart des pays d’Afrique Centrale où la justice pense que le père qui a les moyens financiers doit prendre en charge l’enfant. Il faudra concilier ce point avec les règles de la tradition matrilinéaire qui veut qu’en cas de déficience de la mère, l’enfant soit confié à quelqu’un de sa famille.
Le placement d’un enfant
Le placement d’un enfant dans une institution en France est perçu par les congolais ou d’autres familles migrantes comme une insulte faite aux parents et demeure toujours incompréhensible. Dans une telle situation une mère pensera, par exemple, qu’il lui suffit d’être hébergée pour remplir les conditions requises par le juge pour prendre son enfant. Sans attendre quelque autorisation que ce soit, elle peut le reprendre, alimentant ainsi la source des malentendus. Grâce à ces quelques considérations, on peut imaginer le champ offert à la médiation dans les situations où la mise en évidence des implicites culturels, non partagés par les parties, est indispensable à la compréhension des enjeux et à l’élaboration de stratégies de résolution.
GENEVIEVE NKOUSSOU*
*Médiatrice ethno-clinicienne
De la violence subie à la demande d’asile
Les demandeurs d’asile, en tout cas ceux d’entre eux dont la demande est fondée, ont fui les persécutions, la violence de leur Etat ou celle de particuliers. Leur vie ou leur liberté menacée, ils cherchent protection et sécurité auprès d’un pays tiers. En France, la demande d’asile est instruite par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (O.F.P.R.A.), sur la base d’un récit des violences subies, et en application de la Convention de Genève du 28 juillet 1951. L’étude de la demande d’asile peut varier de quelques semaines à plusieurs années, y compris un éventuel recours devant la C.R.R. (Commission de recours des Réfugiés). Le délai le plus courant est d’environ 18 mois. En 2001, 18% des personnes ont reçu une réponse positive à leur demande. Forum réfugiés, association créée en 1982, poursuit le double objectif de défendre le droit d’asile, constamment menacé par les politiques nationale ou européenne, et d’accueillir les demandeurs d’asile en région lyonnaise, avec ou sans hébergement. L’association a fait le choix de recruter des psychologues qui interviennent dans les six centres d’hébergement, ou dans des lieux de consultation extérieurs pour les demandeurs d’asile et réfugiés hors centres (ayant fait le choix de ne pas entrer en centre, ou, le plus souvent hélas, ne pouvant être admis dans un contexte de grande pénurie de places au niveau national).
Jean-Jacques MASSARD
Psychologue clinicienne au sein de Forum Réfugiés, association de défense du droit d’asile et d’accueil des réfugiés, je rencontre les demandeurs d’asile en cours de procédure. La violence d’état, l’exil, le temps de la demande d’asile, sont autant de moments traumatiques qui se cumulent. Le soutien aux demandeurs d’asile, d’un point de vue psychologique, exige de tenir compte à la fois de la réalité psychique du trauma mais aussi du contexte social et de la dimension culturelle. Qui dit demandeur d’asile, dit personne en situation de rupture sociale. Rupture imposée par la violence subie dans le pays d’origine, qui ne laisse pas d’autre choix que l’exil pour survivre. De plus, le demandeur d’asile a été persécuté, maltraité du fait même de ses appartenances ethnique, politique, religieuse… Il y a une attaque, une volonté de destruction des fondements identitaires de la personne, qui se répète dans l’exil. L’exilé ne vit plus dans son contexte socioculturel et a perdu ses étayages externes. Il vit dans un pays d’accueil dont il ne comprend pas toujours les codes et modalités de relations aux autres. Je vous invite à donc à suivre le parcours du demandeur d’asile, de la terre-mère à la terre d’accueil.
La violence d’Etat
Les conflits armés, les persécutions de toute nature, la torture, sont des situations traumatiques, qui bouleversent à jamais la vision que tout un chacun peut avoir du monde, ainsi que le sens donné à la vie. D’une part, le sujet s’est trouvé confronté à une situation où il n’a pas pu se défendre, où il a été en danger de mort, d’anéantissement tout en étant impuissant à se protéger entièrement. D’autre part, dans cette expérience de vie, est remise en cause l’image de l’humain, ce que Racamier appelle l’idée du moi, représentation de l’espèce humaine qui nous permet d’appréhender tout autre sans haine, ni terreur, comme « étant fait de la même pâte que nous ». La violence d’Etat attaque la confiance en soi et en l’autre. Plus généralement, on peut dire que la « mère environnante » (Winnicott), représentation intériorisée de la société comme cadre de vie signifiant, contenant et sécurisant, n’est plus efficiente. Le danger peut être partout ; rien n’est sûr. De nombreux témoignages rapportent ce climat où la méfiance prévaut, où un voisin, un ami, un membre de la famille, peut devenir un ennemi. Le trauma advient dans l’insensé, dans la perte de droits, normalement garantis par l’état – droits qui ont une fonction sociale de pare-excitation – dans l’impossibilité pour la personne de se protéger de l’effraction commise sur son corps, dans sa pensée. Tout est sens dessus, dessous : le bon/le mauvais, l’humain/l’inhumain.Il n’est pas rare queles demandeurs d’asileprésentent des épisodes que l’on pourrait qualifier rapidement de déréalisation ou paranoïdes et qu’il est important de ne pas prendre pour des symptômes psychotiques. Une fois arrivé en France, le danger est écarté mais l’impression d’être poursuivi persiste, les cauchemars se répètent. L’esprit a besoin de temps pour ne plus être aux aguets. Les angoisses de mort, les pulsions auto-ou hétéro-destructrices peuvent se réveiller à l’occasion des réponses négatives de I’OFPRA.
L’exil
Le réfugié, pour survivre, est contraint à l’exil. Départ qui ne se fait pas sans culpabilité de laisser derrière soi ses combats, les siens et un groupe social qui n’est plus protecteur. Les vécus de mort imminente, les séparations se rejouent dans le noyau familial. Chez les enfants, nous rencontrons des problèmes d’alimentation, de scolarisation du dernier-né, souvent en lien avec des angoisses de séparation de la mère. Mais aussi des problèmes d’énurésie nocturne, secondaire à « une peur bleue », et des troubles de l’endormissement. Les enfants sont parfois à même de verbaliser les angoisses des parents et leur crainte mutuelle de se perdre. Certains parents surinvestissent l’avenir de leurs enfants, dans un destin réparateur, tourné vers le pays d’origine. Ces parents, pris dans leurs renoncements et des conflits de loyauté, projettent un « plus tard, mes enfants sauveront le pays ». Par ailleurs, cet exil s’accompagne de pertes de repères culturels et remet en crise ce qui fonde l’identité dans le rapport que l’on a aux autres. Comment être soi-même dans un environnement qui n’est pas le sien ? Se sentir étranger n’est-ce pas avant tout ne pas se sentir reconnu dans ce que l’on est ? Et être face à des énoncés, des comportements qui, de prime abord, n’ont pas de sens immédiatement compréhensible ? Toute une période de connaissance, de reconnaissance va débuter ; période pendant laquelle le demandeur d’asile va réinterroger ses appartenances, ses positions identificatoires.
La demande d’asile
La demande d’asile, en soi, est vécue comme un moment traumatique. Elle confronte à nouveau la personne exilée à un état d’impuissance car I’OFPRA a tout pouvoir de décision sur sa vie future, soit reconstruction d’une nouvelle vie ici, soit retour risqué au pays ou poursuite de l’exil ailleurs. Le demandeur d’asile n’est pas maître de sa vie qui est entre les mains d’un autre. Il y a régression à une position infantile qui n’est pas sans rappeler celle vécue pendant la torture. L’OFPRA peut être tout bon ou tout mauvais et l’aléatoire s’installe dans le temps car à tout moment la réponse peut arriver.
Le temps est suspendu à la réponse de I’OFPRA. La sécurité acquise est partielle car dépendante de la réponse. La position de survie persiste. Pris dans un entre-deux incertain, les pensées tournent en rond sans trouver de butée dans la réalité. Les maux de tête, les insomnies, le manque de concentration, signent l’effet de sidération produit. Le deuil de ce qui ne sera plus est gelé, faute de certitude. Pour conclure, j’aimerais faire un point sur le soutien psychologique aux demandeurs d’asile. Notre pratique nous a conduits à prendre un temps pour rencontrer les familles, échanger sur la fonction du psychologue, ici, en France, trouver des équivalents de « guérisseur de l’âme » dans le pays d’origine. Rencontrer les familles permet aussi d’être attentif à l’impact du cumul de traumas sur le fonctionnement familial. Cela a une fonction de prévention. Dans les entretiens, pour créer l’alliance thérapeutique et éviter les fantasmes d’empiètement d’une culture sur une autre, l’intérêt porté aux coutumes, à la langue et donc la création d’une culture commune sont importants. La plupart du temps, en premier lieu, les réfugiés sont dans une demande de comprendre ce qui leur arrive. Ils ont l’impression de devenir fous. Nous avons donc une fonction de réassurance en expliquant le sens des symptômes comme des réactions normales aux situations extrêmes que sont les persécutions, l’exil. Pour certains, un travail thérapeutique au CMP s’engage, après un premier temps de mise en mots, qui permet souvent de sortir d’une position de retrait, de sidération. Dire à un autre, équivaut alors à prendre la mesure du caractère incroyable de la réalité vécue. Nous sommes dans un travail préliminaire de dépôt et dans une fonction miroir.
SANDRINE DENIS*
*Psychologue clinicienne
Jeunes maghrébins et soins psychiatriques
Dans une pratique de psychiatrie publique généraliste, de secteur, il est sans doute difficile de repérer des pathologies spécifiques selon l’origine des différentes populations traitées, comme peut le faire une démarche plus typiquement ethnopsychiatrique. En revanche, on peut sans doute identifier des modalités de fonctionnement mental, des attitudes face à soi-même et à ses difficultés qui sont propres à certaines cultures et dont la méconnaissance peut conduire à des contre-attitudes thérapeutiques qui s’avèrent nuisibles aux soins. Les populations masculines d’Afrique du Nord présentent ainsi certaines attitudes caractéristiques face à leur souffrance et, plus encore, face à la nature du soin qui leur est proposé et leur observance de ce soin. On sait que, outre ses aspects propres, une pathologie s’associe régulièrement à un sentiment d’impuissance. Ce sentiment est évidemment le propre de toute affection : une maladie représente toujours une diminution de puissance, de capacité. Mais cette diminution de puissance s’accompagne chez ces patients d’un sentiment de blessure particulièrement intense, souvent non perçu dans sa spécificité, tant et si bien que c’est fréquemment l’atteinte narcissique qui domine la clinique exprimée, indépendamment de la catégorie nosographique. Cette particularité, et sa méconnaissance, entraînent deux situations différentes, apparemment contradictoires, mais qui peuvent alterner chez le même patient. La première est celle d’une résistance parfois très vive contre le traitement et ce qu’il implique : cadre, hospitalisation, acceptation d’une ordonnance. Tout se passe comme si le sentiment d’abaissement propre à la maladie était majoré de façon considérable par la relative passivité qu’implique la position de malade et par la nécessité de se conformer à des prescriptions, que celles-ci soient médicamenteuses ou comportementales : sortie de la chambre ou pas, prise des repas, respect des règles de vie commune. Il n’est pas sans intérêt de constater ici que la féminisation générale des professions médicales et paramédicales semble jouer comme un facteur explosif dans ces situations cliniques : les attaques verbales à caractère « machiste » ne sont pas rares et témoignent de cette atteinte narcissique, en l’occurrence dans sa forme la plus commune, celle du sentiment d’une virilité bafouée. Il est parfois difficile, dans ces conditions, d’évaluer si un petit dépassement du cadre thérapeutique fixé (par exemple, retour en chambre fermée à 14h15 et non pas à 14h00 comme prévu par le programme établi et discuté avec le patient) revêt une signification de transgression du cadre ou réalise le minimum de jeu nécessaire pour que le jeune patient n’ait pas le sentiment de perdre totaIement la face en se conformant strictement à ce qui lui est imposé. Ce qui entraîne à son tour des moments de violence, d’autant plus difficiles à vivre pour les soignants, que ces derniers ont le sentiment que la pathologie mentale (les idées délirantes, les hallucinations) n’est pas seule en cause dans leur déclenchement. Sentiment justifié, mais qui nécessite une étape d’élaboration en équipe, pour que la véritable cause soit identifiée dans toute son importance : celle d’un enjeu narcissique majeur, dont la non prise en considération, ou son étouffement plus ou moins « répressif », peut faciliter, à terme, l’installation de la deuxième attitude que nous allons maintenant examiner. La deuxième situation, souvent d’apparition plus tardive, se présente de prime abord comme l’inverse de la précédente. Le patient a parfaitement intégré le cadre et les exigences du soin. Mais si cette intégration donne l’apparence d’un engagement aux soins, le clinicien constate surtout l’installation d’une grande passivité, témoignant d’une véritable mutilation psychique. Plusieurs attitudes face à soi-même et à autrui en témoignent : une certaine propension à l’utilisation de substances toxiques, généralement parmi celles dites « douces », une exacerbation des somatisations de tout genre lors de toute tentative de mobilisation (entrée en CAT, démarches professionnelles, etc.) ; une difficulté à « composer » avec la maladie, c’est-à-dire une difficulté à concevoir qu’il est possible de continuer à vivre, à espérer travailler, se marier, etc., malgré sa présence ; une survalorisation du traitement, et notamment de sa composante la plus sédative ; une façon de concevoir l’aide matérielle (AAH, APL, gratuité des transports) comme un dédommagement, parfois d’ailleurs jugé comme minime (ce qui laisse soupçonner l’étendue de ce qu’ils vivent comme perte). On réalise alors que ce que l’on croyait avoir gagné à grande peine, à savoir une acceptation des soins, impliquait en fait pour ces patients non pas une acceptation d’une invalidité, avec tout ce que ce terme implique comme incapacité ou impuissance assumées, définitives et irréversibles. Et que la question de l’identité, notamment de l’identité masculine, étant désormais chez eux gravement malmenée, c’est une autre identité, asexuée mais socialement acceptable, qui prend désormais silencieusement la relève, si elle n’est pas ouvertement revendiquée : celle de l’invalide.
SOPHIE KECSKEMETI*
VASSILIS KAPSAMBELIS**
*Praticien hospitalier, Chef de service, Rueil-Malmaison
**Praticien hospitalier, Association Santé Mentale, 13ème ard. de Paris
NOTE DE LA REDACTION
L’article de S. Kecskemeti et de V. Kapsambelis a le grand mérite d’illustrer, de manière concrète, le dilemme des soignants qui tentent de prendre en charge « les autres », ici des jeunes maghrébins. Mais ce texte n’échappe pas au piège tendu par l’autre quand il conduit à ériger en type, ici maghrébin, culturellement fixé, une conduite identitaire qui serait insoluble dans l’universalité humaine.
Le phénomène prostitutionnel et la santé mentale à propos de l’immigration des femmes Ukrainiennes en France L’établissement du Rhône de l’Association nationale a mis en place, depuis bientôt deux ans, une action de médiation interculturelle auprès des femmes prostituées venant des pays de l’Est (plus de 100 à ce jour à Lyon). Nous avons embauché une médiatrice ukrainienne (de formation universitaire) qui rencontre ces femmes régulièrement avec un autre travailleur social. En avril 2002 elle a pu aller en Ukraine pour rencontrer les ONG, de nombreuses associations, des journalistes, des médecins, des personnes relais.
Nous avons commencé à analyser les conséquences psychiques de la TRAITE internationale sur ces jeunes femmes ; en particulier pour celles que nous hébergeons, celles qui décident d’arrêter la prostitution, et/ou qui portent plainte contre la Mafia. Nous aidons au retour au pays et/ou à l’intégration en France. Elles peuvent travailler dans notre Atelier où elles sont rétribuées au titre de l’aide sociale.
Nous savons, de source sûre, que 100 000 jeunes ukrainiennes sont venues en Europe de l’Ouest, fascinées par le « miroir aux alouettes » que nos pays représentent pour elles. La majorité a été très vite « victime » de proxénètes cherchant à se faire beaucoup d’argent sur elles par tous les moyens.
Voici quelques réflexions sur leur souffrance psychique
C’est, avant tout, le choc de se retrouver prostituée « sans le vouloir », sans le savoir et dans des conditions de vie infernales (pression sur enfant, famille, viols, tortures, pression morale, chantage à « l’amour »…). Elles se retrouvent dans nos pays, complètement déracinées, dans un climat insécurisant, sans connaître notre langue ni notre culture. Tout est compliqué pour elles : le logement, l’administration, la Préfecture, les contrôles policiers, les clients, les services sociaux. Elles restent en permanence sur le qui-vive. Nous les estimons en « survie ». Quand elles arrêtent de se prostituer elles disent être des « survivantes de la prostitution ». Quand la médiatrice a pu lier avec ces femmes (grâce à la langue en particulier) tous les problèmes occultés jusqu’ici remontent à la surface : problèmes de santé physique (gynécos en particulier) et psychique (angoisses, alcool, compensations…).
Mais en même temps nous notons bien qu’elles ne sont pas dépressives. Par contre, elles manquent de repères : elles ont été obligées de se taire, elles renferment tout. En fait, elles ont besoin d’un soutien, d’un « souteneur », de quelqu’un de tout puissant qui les sorte de ce cycle infernal. Et le plus grand danger pour l’intervenant social serait d’être à son tour « souteneur », tellement elles investissent dans celle ou celui qui les accepte comme elles sont, qui pourrait les « sauver », qui pourrait les protéger et faire à leur place.
Notre travail consiste donc à les aider à se réapproprier, à prendre conscience qu’elles ne sont pas seulement des victimes et qu’elles ont les capacités de faire cesser les pressions permanentes qu’elles subissent de la part du proxénète ou « ami », des clients, des policiers, des habitants des quartiers où elles se prostituent, de certains élus ou même des médias.
Nous avons mis en place un accompagnement social et un accès à la parole qui prendront certainement beaucoup de temps avant l’accès à une autonomie réelle et un nouvel équilibre. Nous en sommes au B à BA avec celles que nous rencontrons régulièrement ou que nous hébergeons. La barrière de la langue est plus facilement dépassée que tout le poids d’une culture néo-communiste où les pouvoirs politiques sont souvent corrompus, où la Mafia règne en maître, où chacun se débrouille pour survivre (déjà !) et où effectuer un travail thérapeutique est réservé aux très riches.
Venues en France avec l’appât de notre société de consommation et une soif énorme de « liberté », elles tombent de haut, s’endurcissent, se ferment et se cloîtrent entre elles.
Nos équipes bénéficient toutes les semaines d’une analyse clinique de la pratique avec un intervenant extérieur (psychiatre ou psychanalyste). Avec ces derniers, nous apprenons à être très prudents avec ces femmes, à rappeler la loi, à permettre l’accès à une parole vraie, à respecter les hésitations, à rassurer les peurs, à redonner confiance, à aider à passer de victime à actrice de leur vie.
Ces femmes ne connaissent pas les « psys », dans leur pays elles n’ont jamais « consulté ». La majorité a été victime de violences, viols, pressions terribles, mais pour l’instant, elles ne peuvent parler qu’avec la médiatrice inter-culturelle, rôle incontournable qui, d’après nous, est déjà clinique, à condition d’en parler dans les équipes et avec nos intervenants « psys ». On pourrait imaginer pour ces femmes des cellules d’urgence, comme celles qui se mettent en place lors d’attentats, de guerres, ou d’accidents graves.
Si des « psys » ont des propositions et des idées, nous serions très intéressés afin de mettre en place un lieu d’écoute où le rôle et les points de vue des acteurs de la clinique psychosociale seraient à définir pour aider ces « survivantes » à vivre.
JEAN CLAUDE JOLLY*
*Directeur de l’Amicale du Nid – Rhône