Paru dans Psychopathologie Africaine, 1981, XVII, 1/2/3, 96 112.
Gilles BIBEAU : Ecole Sciences infirmières, Pavillon Comtois # 4106 Université Laval. P. Q. (Canada).
RESUME :
Cet article propose un renouvellement des études épidémiologiques de la dépression à partir de l’anthropologie. La première partie enivsage la dépression en tant que problème sémantique : les limites du concept occidental y sont soulignées et l’ethnoscience est proposée pour rendre compte des variations interculturelles de la dépression. Dans la seconde partie, l’auteur propose une méthode pour l’étude intraculturelle des affects associés à la dépression ; divers états émotionnels sont discutés par rapport à leur psychologisation et somatisation. La troisième partie examine les notions de culpabilité et de responsabilité individuelle : celles ci sont présentées comme présentes dans la conception traditionnelle de la personne en Afrique. Dans la conclusion, quelques voies méthodologiques permettant de passer de l’intraculturel au transculturel sont esquissées.
Mots clés : Epidémiologie anthropologique recherche intra/et transculturelles dépression sémantique psychologisation somatisation culpabilité responsabilité individu.
SUMMARY :
TOWARDS AN ANTHROPOLOGICAL EPIDEMIOLOGY OF DEPRESSION
This paper proposes a renewal of the depression epidemiological studies on the basis of anthropological inputs. The first section considers depression as a semantic problem : limitations of the Western concept are acknowledged and the ethnoscientific method is put forward as a way to catch the variability in the cultural idiom of depression. In the second section, the author proposes a method for the intracultural study of affects associated with depression ; few emotional states are discussed in relation to psychologization and somatization. The third section examines the notions of individual responsability and the feelings of guilt which are presented as existing in the traditional conception of the person in Africa. In the conclusion, methods permetting to pass from intracultural indigenous concepts to transcultural notions are summarized.
Keywords : Anthropological epidemiology intra/and transcultural studies depression semantics psychologization somatization guilt responsability indiviê al.
Les études transculturelles et épidémiologiques dans le domaine de la dépression souffrent présentement de plusieurs graves défauts méthodologiques. Mon intention n’est pas de reprendre chacun des manques qui auraient été identifiés sur la base d’une revue extensive de la littérature et de proposer des alternatives. Mon objectif est à la fois plus limité et plus fondamental. Je parlerai en tant qu’anthropologue spécialisé dans les systèmes médicaux traditionnels et possédant une connaissance de première main des systèmes médicaux culturels de plusieurs peuples. Je ne possède pas d’expérience clinique acquise auprès de patients venus demander de l’aide dans des institutions psychiatriques de type occidental ; j’ai cependant vécu pendant plusieurs années dans l’intimité de centaines de guérisseurs dont plusieurs recevaient une clientèle presque exclusive de « malades mentaux ». Voilà situé le point de vue à partir duquel je réfléchirai le problème des préalables à une épidémiologie anthropologique de la dépression.
Le projet anthropologique fondamental vise à rendre compte de la variation culturelle en sorte que la perspective comparative s’inscrit au coeur même de tout travail anthropologique. Une telle approche conteste le réalisme naïf qui considère que Famour, la pluie, le mariage, le culte, les arbres, la mort, la nourriture, et des milliers ; d’autres réalités possèdent essentiellement le même contenu pour tous les êtres humains. Les « réalistes naïfs » admettent que les langues diffèrent d’un peuple à un autre, mais derrière cette diversité des mots, tous parleraient des mêmes choses et leur assigneraient un sens analogue. Aucun parmi nous n’admet évidemment un tel ethnocentrisme (on réalité, l’universalisme dont je viens de parler se transforme toujours en ethnocentrisme par un processus bien connu), mais en réalité une telle approche influence encore à leur insu les méthodes courantes de recherche et de travail de nombreux spécialistes de la psychiatrie transculturelle.
Le projet comparatif transculturel n’est possible que si l’on restitue en un premier temps le sens original que chaque culture assigne à l’amour, à la dépression et à chaque élément de la vie. Si nous ne sommes pas autorisés à imposer du dehors nos propres catégories, valeurs et idées, il ne nous reste plus comme solution que d’entrer de plein pied dans une culture spécifique et de rendre compte du point de vue original que se fait cette culture des phénomènes que je viens de nommer. L’entreprise transculturelle ne peut reposer en définitive que sur la base de nombreux travaux intraculturels systématiques et complets. Dans l’absence de telles monographies culturelles, les études transculturelles risquent immanquablement d’être teintées de réalisme naïf et d’impérialisme culturel. Plus précisément, qu’est ce que la culture d’un peuple pour un anthropologue ? Par culture, l’anthropologue comprend l’ensemble des connaissances acquises que les membres d’un groupe utilisent pour traduire leur expérience des choses et pour générer des comportements sociaux. Une telle définition nous situe au delà de la simple description des phénomènes pour en saisir le sens : bien sûr, l’anthropologue est intéressé par les comportements, les coutumes ou les émotions, mais son travail va plus loin et consiste à découvrir le sens que la culture attache à ces réalités. L’ethnologue observe et note, par exemple, les états émotionnels, mais il s’intéresse aussi à découvrir le sens de la peur, de l’anxiété, de la colère et des autres affects.
La culture est donc considérée comme un système de symboles significatifs qui fonde la communication entre les individus d’un même groupe, comme une carte cognitive qui permet à chacun de situer son expérience, ou encore comme un code de sens qui permet aux membres d’un groupe de comprendre les autres et d’être compris d’eux. Cette définition de la culture s’inspire de l’interactionnisme symbolique qui cherche à comprendre le comportement humain en terme de sens ; plus près de nous, elle s’inspire des travaux sur la phénoménologie et la sémiologie. Je pense justement que le renouvellement des études épidémiologiques qui stagnent depuis un bon nombre d’années ne pourra se faire que dans le dialogue avec la sémiologie.
Mais quelles sont les voies méthodologiques à suivre lorsque le chercheur veut atteindre ces systèmes culturels de significations qui sont propres à chaque peuple ? La culture n’est pas une réalité qui peut être observée directement mais elle affleure néanmoins en différents lieux à partir desquels il est possible au chercheur de faire des inférences. Ces inférences culturelles peuvent être faites, il me semble, à partir de trois lieux principaux, tout d’abord, à partir de la manière dont les gens parlent, c’est à dire sur la base des mots qu’ils utilisent pour nommer et classer les objets, les événements et les réalités de leur vie quotidienne ; ensuite, à partir de la façon dont ils agissent et se comportent puisque les comportements constituent une véritable vitrine ouverte sur les connaissances qui ont été intériorisées ; et enfin, à partir des systèmes de causalité qui forment la partie la plus aisément accessible du domaine cognitif. J’ai bien dit qu’il s’agit d’inférences qui devraient nous permettre d’émettre des hypothèses sur le système particulier de signification partagé par un groupe ; si l’on fait converger vers un même carrefour les informations provenant du discours, des comportements et du système cognitif auquel se réfère un peuple dans l’explication de l’origine des phénomènes, le chercheur devrait normalement pouvoir fournir une description culturelle adéquate. Quelques uns des sens sont directement exprimés dans la langue ; d’autres sont communiqués indirectement à travers les mots et les comportements ; d’autres enfin sont explicités par une analyse réflexe faite par les gens eux mêmes du pourquoi du surgissement d’un événement dans leur vie.
C’est à l’intérieur de ce cadre conceptuel et méthodologique que je vais maintenant situer la dépression. Chaque culture humaine assigne évidemment des noms spécifiques aux affects et comportements que les langues indo européennes font entrer dans la catégorie nosographique générale de dépression ; il n’est d’ailleurs pas sûr que toutes les langues découpent dans l’ensemble du registre de la pathologie un domaine autonome qui correspondrait à ce que nous appelons la dépression en Occident. Dans une première partie, je vais examiner ce problème sémantique du point de vue des outils méthodologiques qui peuvent être employés pour mener des recherches de type ethnolinguistique.
La culture affecte également la perception, l’expérience et la forme des symptômes dépressifs. La seconde partie sera consacrée à un examen des états émotionnels tels qu’ils sont identifiés et nommés par une culture africaine particulière. Je proposerai une méthode pour l’étude intraculturelle des affects associés à la dépression, puis je discuterai le problème de la somatisation des états émotionnels qui encombre les recherches de psychiatrie transculturelle et qui me semble constituer une traduction psychologique du vieux problème des rapports entre pensée concrète et pensée abstraite dans les sociétés traditionnelles.
Enfin, dans une troisième partie, je montrerai comment la culturc met en forme un système particulier d’explication des phénomènes de pathologie mentale. Dans ce contexte, j’interrogerai la pertinence de la dichotomie qui est encore trop souvent faite sans nuance entre les cultures de la honte et celle ide la culpabilité : pour la plupart des auteurs, la dépression ne peut se développer que sur l’arrière fond ide la culpabilité et de la conception individuelle de la responsabilité.
Le matériel ethnographique que j’apporterai dans chacune des trois parties provient généralement de la société Ngbandi dans laquelle j’ai vécu quelques années. Les Angbandi forment un peuple d’environ 150 000 personnes qui vivent à la limite septentrionale de la forêt équatoriale Zaïroise, le long de la rivière Ubangi. La langue parlée par ce peuple est classée par Greenberg dans le groupe Niger Congo, famille Adamawa orientale : il s’agit d’une langue monosyllabique tonale. Ce que je vais dire des Angbandi peut être étendu à plusieurs autres groupes de langue soudanaise et bantoue, mais je ne ferai aucune généralisation dans nia communication et me limiterai :à présenter le point de vue original des Angbandi.
Il est bien évident qu’une telle entreprise de reconstitution de (la culture Ngbandi porte en elle le risque d’un emprisonnement dans l’intraculturel et l’impossibilité concomittante d’établir des comparaisons transculturelles. En fait, il existe des moyens qui permettent de s’échapper de l’emprisonnement dans une culture et de mettre en évidence la variation interculturelle : c’est précisément à cette tâche que je m’attellerai dans ma conclusion.
Avant d’en venir aux trois problèmes que je désire examiner, j’aimerais faire noter que ceux ci ne sont pas indépendants des problèmes généralement signalés par les auteurs dans la littérature épidémiologique traitant de la dépression. Dans les revues de littérature les plus récentes sur la dépression et sur les phénomènes qui lui sont associés comme le suicide (CoRiN et MURPHY 1979 ; ToUSIGNANT 1980 ; TAN 1978 ; BEBBINGTON 1978) les auteurs notent que les études actuellement disponibles parlent d’un faible taux de prévalence de la dépression en Afrique. Tous signalent les limites de ces statistiques qui sont généralement calculées sur la base des admissions ou consultations dans les institutions de type occidental et qui passent sous silence les cas qui consultent ailleurs, chez les guérisseurs spécialistes de la folie par exemple. Bien sûr, les auteurs signalent l’existence d’enquêtes extensives qui sont faites dans les communautés par technique d’entrevue. Cependant, que ce soit pour les cas traités ou pour les enquêtes sur des échantillons de population, nous sommes toujours affrontés au même problème, celui de la définition de la dépression et des symptômes caractéristiques permettant d’induire des diagnostics ide dépression dans une population particulière. Les études qui partent des concepts utilisés par la population locale pour se référer à la dépression sont pour ainsi dire inexistantes et la pathologie est dans la plupart des cas mesurée à l’aune de la nosographie occidentale. C’est précisément de ce problème dont je vais parler dans la première partie.
Bien que les données actuelles ne permettent pas de dire de manière définitive s’il y a moins de dépression en Afrique que dans les pays occidentaux, les auteurs des revues de la littérature notent que les chercheurs ont généralement adopté l’idée d’une faible prévalence qu’ils ont cherché à expliquer soit par le fait que la dépression tendrait à être masquée par une somatisation marquée ou soit par une tendance moins prononcée à s’auto accuser. C’est justement dans ce contexte que je vais discuter le problème de la psychologisation des états émotionnels dans la culture Ngbandi.
Enfin, on signale dans les revues critiques de la littérature que certains auteurs expliquent la montée des cas de dépression durant les dernières années par le développement d’un plus grand individualisme. Ce problème du rapport entre groupe et individu servira de toile de fond à la discussion des systèmes étiologiques dans la troisième partie.
1. La dépression en tant que problème sémantique
Tous les chercheurs connaissent les difficultés rencontrées par l’équipe du Dr A. Leighton (1963) lorsqu’il a fallu traduire en Yoruba les différentes questions du Cornel1 Medical Index. Il ne fut pas possible de trouver un équivalent linguistique pour traduire l’idée de dépression et il a fallu rejeter l’utilisation des catégories linguistiques au profit de la description des cas typiques, à partir desquels furent récoltées les données épidémiologiques. Le même problème a été rencontré par d’autres chercheurs lorsqu’il leur a fallu traduire les notions de dépression, d’anxiété et d’irritabilité, tirées de l’interview standardisé Present State Examination, dans le cadre de l’Enquête Pilote Internationale sur la Schizophrénie (OMS 1974 ; SARTORIUS et JABLENSKY 1977). Cette traduction de l’anglais au yoruba avec rétrotraduction du yoruba à l’anglais a conduit à des expressions très approximatives du genre « le coeur est faible » pour dépression et « le coeur n’est pas en repos » pour anxiété. Ces tentatives linguistiques avortées en ont amené plusieurs à douter de l’existence !de concepts nosographiques psychiatriques dans les langues africaines. En réalité, il y a quelque chose de méthodologiquement irréalisable dans l’assomption faite par ces chercheurs quant à l’existence d’une équivalence sinon des symptômes, du moins de leur nomination lorsque l’on passe d’une culture à une autre. La véritable épidémiologie anthropologique situe ce problème dans un autre contexte dans la mesure où les chercheurs emploient dès le point de départ les concepts indigènes de maladie et dans celle où ils s’appuient sur les critères culturels locaux pour identifier les individus perturbés psychiquement. Une telle procédure méthodologique ne fait apparemment que déplacer les difficultés en remettant son examen à une étape ultérieure, car le chercheur devra bien à un moment donné comparer les données épidémiologiques recueillies dans une population à celles de ses collègues travaillant ailleurs. En réalité, la nouvelle procédure n’introduit pas qu’un simple déplacement chronologique de l’examen du problème de la comparabilité des résultats, elle place l’épidémiologie transculturelle sur de nouveaux rails qui sont susceptibles de conduire à une véritable prise en considération à la fois de l’originalité de chaque culture et de ce qui est commun à certaines cultures.
L’épidémiologie anthopologique fait en pratique subir un véritable tête à queue à la méthode couramment employée, laquelle consiste à traduire dans des langues non occidentales les index de santé mentale qui servent à dresser les statistiques dans les pays occidentaux dans une perspective comparative qui considère, à tort, il me semble, que tous ces pays industriels avancés participant à une même culture fondamentale. L’épidémiologie de type anthropologique que plusieurs spécialistes de la psychiatrie transculturelle souhaitent voir se développer, se fonde sur une méthode qui commence par identifier les perturbations psychiques caractéristiques dans le groupe culturel concerné par l’étude et qui note ensuite les noms qui sont localement assignés à ces troubles. C.O. Frake, un promoteur du courant de l’ethnoscience, courant qui vise justement à restituer le savoir original à l’oeuvre dans chaque culture, a écrit il y a près de 20 ans : « l’anthropologue doit s’efforcer de définir les objets tels qu’ils prennent place à l’intérieur du système conceptuel du peuple qu’il étudie. Il doit envisager le travail de cueillette des noms assignés aux choses non comme un simple exercice linguistique, mais comme un moyen de découvrir ce que sont en réalité ces choses dans l’environnement du peuple avec lequel il travaille… » (FRAKE 1962 : 74 75 ; trad. de l’auteur).
Pour récolter les termes de nomination des maladies, il faut nécessairement partir des situations concrètes de maladie et interroger sur les noms qui sont employés pour se référer à ces perturbations. Le milieu clinique peut donc se transformer aisément en un lieu privilégié pour ce genre de travail. L’expérience nous a appris l’inutilité ides questions générales et théoriques dans ce domaine, et la nécessité de toujours se référer à des épisodes pathologiques actuels.
Lorsque la collecte des termes de maladie est terminée, il faut pouvoir situer les différents noms les uns par rapport aux autres et les insérer éventuellement dans une classification. Pour ce faire, nous disposons actuellement de plusieurs méthodes et je me limite ici à nommer l’analyse componentielle, la sémantique différentielle et le test de la triade. La technique de l’analyse componentielle aide à découvrir les dimensions de signification qui différencient les termes dans un domaine sémantique et à mettre en évidence les relations de contraste et de hiérarchisation entre ces termes ; la sémantique différentielle cherche à délimiter le contenu d’un terme en situant ce terme par rapport à des qualificatifs bipolaires sur lesquels on demande à un échantillon de la population de se prononcer ; enfin, le test de la triade présente trois mots relativement voisins (par exemple, les termes français de dépression, d’anxiété et d’irritabilité) à un sujet en lui demandant de mettre ensemble les deux mots qui sontles plus proches quant au sens et d’éliminer celui qui est le plus distant. D’autres méthodes qui exigent un traitement informatique plus poussé pour l’analyse des résultats deviennent de plus en plus populaires : c’est le cas par exemple de l’association de mots.
Plusieurs chercheurs spécialiés en psychiatrie transculturelle ont déjà commencé à travailler dans la direction méthodologique proposée mais la plupart des études se limitent actuellement à fournir des listes de noms sans principe d’organisation. C’est le cas, entre autres, de Beiser (1971) qui a dressé un glossaire de sept désordres psychiatriques qui sont distingués par les Serer en référence soit aux symptômes soit à la cause ; Prince (1974) a fourni 17 termes utilisés par les Yoruba, précisément dans cette langue où plusieurs avaient signalé l’inexistence de nosologie ; Monfouga Nicolas (1972) a présenté une liste de noms employés par les Haoussa du Niger ; Orley,(1970) a proposé de classifier les termes nosographiques Ganda qui se réfèrent principalement à la symptomatologie par rapport à trois principes. Pour plus de détails sur les études actuellement disponibles sur ce point, je renvoie à Corin et Bibeau (1980).
Un auteur mérite un examen plus attentif parce qu’il s’est détaché nettement de la majorité qui insistait sur le fait que les termes psychiatriques dans les langues africaines se limitent à nommer les symptômes. Cet auteur, Andràs Zem pléni, écrit :
» Le système wolof lébou ne connaît pas le signe purement nosographique, admet la prévalence du nosographique sur l’étiologique dans deux cas (épilepsie et arriération mentale),, et privilégie, à sa manière, l’étiologie dans l’écrasante majorité des troubles mentaux… La représentation étiologique n’est pas seulement le principe d’explication des troubles mentaux. Elle est le critère de leur classement, l’instrument de leur interprétation et l’opérateur de leur thérapie « (ZEMPLÉNI 1968 90 92 passim).
Zempléni a insisté avec raison sur le fait que plusieurs désordres psychiques sont nommés en référence à la cause et a ainsi apporté un complément aux études qui avaient insisté sur la nomination du symptôme.
On peut conclure à partir des travaux que je viens de citer qu’il n’est pas illusoire pour un chercheur de récolter les termes indigènes de pathologie mentale et de proposer des axes classificatoires pour les organiser. Ces termes existent mais ils ne sont généralement pas repris par les dictionnaires actuellement disponibles pour la majorité des langues africaines et il faut récolter personnellement les noms de maladie en utilisant les méthodes ethnosémantiques. Warren (1974), par exemple a recueilli 1266 noms de maladie,chez les Bono du Ghana ; parmi ces noms, plus de 50 servent à se référer à des désordres psychiques. Il ne faut pas oublier que les Bono sont de langue Akan et qu’il s’agit là de la langue dans laquelle avait travaillé Field (1960), cette ethnopsychiatre qui avait signalé que toutes les maladies étaient nommées et expliquées par les Akan à partir de réalités surnaturelles. Grâce aux travaux de Warren, nous savons maintenant que la réalité est autre : les Akan nomment leurs désordres psychiques soit par référence aux symptômes empiriques soit par référence aux causes non naturelles.
Les travaux de linguistique que j’ai moi même menés chez les Angbandi du Zaïre m’ont permis de récolter plus de 1000 noms de maladies dont une bonne cinquantaine servent à nommer la pathologie mentale. J’ai expliqué ailleurs (1978), comment procèdent les Angbandi pour nommer les maladies : ils se réfèrent en fait à cinq principes (localisation, ressemblance, représentation, étiologie et thérapie) à partir desquels ils construisent leur vocabulaire de pathologie. Un même désordre psychique peut recevoir deux, trois, quatre ou même cinq noms selon qu’il est envisagé du point de vue du symptôme dominant, d’un des symptômes secondaires, de la ou des causes, du siège de la pathologie ou de la ressemblance du comportement de la personne avec celui d’un animal, le fait de lancer des cris d’animaux, par exemple. Ces noms peuvent aussi varier selon les circonstances et lieux : dans les conversations de la rue, on emploiera des termes plus génériques alors que le guérisseur ritualiste nommera la maladie à partir de la cause non naturelle et l’herboriste à partir de la cause empirique. Il faut donc être bien conscient du fait que les noms changent avec les contextes d’utilisation. Enfin, les noms changent selon le degré de familiarité que le locuteur entretient avec les phénomènes morbides. Personne n’aurait l’idée par exemple de dire que la véritable nosographie de la culture occidentale est celle qui est possédée par la population en général ; il s’agit là d’une nosographie populaire et pour dresser la nosographie scientifique, c’est évidemment aux manuels de psychiatrie et aux psychiatres que les chercheurs s’adressent. Il en va de même dans les cultures africaines : les classificateurs attitrés officiellement sont les guérisseurs spécialistes des troubles psychiques et c’est évidemment auprès d’eux qu’il faut se rendre pour obtenir à la fois les termes culturels et la définition des divers désordres mentaux.
Je termine cette première section en signalant que le désordre mental apparaît comme un noeud de noms il se situe à un carrefour auquel on accède de divers côtés à la fois. La compréhension d’un trouble est assurée par la circularité qui relie un ensemble de noms, chacun de ces noms tendant à particulariser un aspect spécifique de la maladie. Le véritable visage d’une maladie se dessine dans la collection ordonnée des noms qui lui sont attribués.
Dans ce contexte, nous comprenons mieux pourquoi est vouée à un échec certain l’entreprise des traducteurs qui cherchent à rendre dans les langues non occidentales les concepts centraux de notre psychologie : il est déjà tellement difficile d’exprimer en français ce que les britanniques mettent par exemple sous un mot de la vie quotidienne tel que « anger ». Le problème est encore davantage exaspéré lorsqu’il s’agit d’une réalité aussi complexe que la dépression : les chercheurs ne pourront prétendre à une véritable transculturalité que s’ils restituent en un premier temps l’espace sémantique occupé par la dépression dans chaque culture, espace qui s’organise en chaque lieu de manière originale.
2. Somatisation et/ou psychologisation des états émotionnels
J’ai déjà signalé le fait qu’il a fallu traduire les termes de dépression, d’anxiété et d’irritabilité chez les Yoruba en utilisant les accompagnants somatiques de l’émotion. Je rappelle que Prince a pourtant noté l’usage d’au moins 17 termes Yoruba pour se référer à des problèmes psychiques très voisins de ceux que les équipes psychiatriques citées précédemment avaient cherché à traduire. Marsella a tiré de cet exemple Yoruba et de quelques autres un principe général avec lequel je suis totalement en désaccord parce qu’il ne rend nullement compte de la réalité des cultures africaines sur le plan de l’existence ou non d’une psychologie qui leur serait particulière. Cet auteur écrit :
» Il se peut que la dépression soit un désordre du monde occidental et qu’elle ne soit pas universelle. Ou, peut être, est il plus juste de dire que la dépression est un désordre associé aux cultures qui sont caractérisées par certaines orientations épistémologiques particulières. Spécifiquement, les cultures qui tendent à « psychologiser » l’expérience. Dans ces cas, les états expérientiels sont nommés et interprétés psychologiquement, et ceci fonde l’existence de l’humeur dépressive, de la culpabilité, de l’auto dépréciation et de l’idée de suicide. L’expérience de la dépression revêt, dans ce contexte, une signification qui est nettement différente de celle associée à une expérience purement somatique du problème » (MARSELM 1980 : 245 ; traduction de l’auteur).
Il y aurait donc d’un côté des cultures qui psychologisent les états émotionnels et qui les nomment en utilisant des termes abstraits à contenu psychique et de l’autre des cultures qui somatisent les émotions et qui les nomment à partir de leurs accompagnants somatiques. Dans son étude transculturelle des émotions, Leff ne se contente pas d’affirmer qu’il y aurait somatisation des émotions dans les cultures traditionnelles : « les mots traduisant l’expérience cognitive de l’émotion… sont absents des lexiques de plusieurs langues non Indoeuropéennes » (1977 : 323), écrit il, mais il va jusqu’à postuler l’existence d’un processus évolutif qui affecterait le développement du vocabulaire de l’émotion : « Dans les débuts, un mot suffisait à exprimer le registre entier des expériences corporelles parce qu’elles n’étaient pas différentiées. Plus tard, le mot a traduit l’expérience cognitive plutôt que les expériences somatiques qui acquirent une importance secondaire avec le déplacement du foyer de signification. Par la suite, la racine linguistique s’est décomposée en plusieurs variants phonétiquement ‘reliés lorsque l’expérience cognitive globale de déplaisir s’est différentiée en plusieurs catégories distinctes » (p. 324). De telles conceptions faussement évolutionnistes parcourent hélas encore trop les manuels de psychopathologie transculturelle. Dans la pensée de ces auteurs, les cultures africaines en seraient encore à la phase de la somatisation et ne seraient pas encore entrées dans celle de la phychologisation. Les langues posséderaient parfois plusieurs mots mais ceux ci se réfèreraient exclusivement au corps porteur des émotions.
Si l’on pense généralement de cette façon, n’est ce pas tout simplement parce que nous manquons d’études systématiques sur les états émotionnels dans les cultures africaines et que nous nous con tentons de brides d’informations recueillies le plus souvent par un anthropologue ou un psychologue dont le gros du travail portait sur tout autre chose. Des recherches systématiques nous montreraient sans doute que plusieurs cultures traditionnelles somatisent et psychologisent à la fois. Sans avoir la prétention d’apporter une solution à ce difficile problème, je vais esquisser les grandes lignes de la psychologie de la dépression telle que celle ci est exprimée par les Angbandi du Zaïre.
Contrairement à Marsella et à Leff, j ai d’abord été frappé par la richesse et l’étendue du vocabulaire émotionnel chez les Angbandi ; ce vocabulaire est précis, varié et permet d’exprimer des nuances dans plusieurs registres d’émotions. Je suis d’accord avec ces auteurs pour maintenir que les émotions sont mises en rapport avec certains organes mais cette somatisation est probablement beaucoup plus complexe qu’on ne l’a pensé jusqu’à maintenant ; de plus, il s’agit d’une somatisation seconde qui se construit sur la psychologisation. Je n’ai pas l’intention de présenter une anthropologie complète de la conception ngbandi de l’homme mais il me faut au moins rappeler que les rapports entre le somatique et le psychologique se posent dans des termes tout à fait particuliers dans cette société. Les Angbandi distinguent en effet cinq parties dans l’homme dont quatre ont une connotation intellectuelle, affective et Spirituelle : globalement, disons que le terme renvoie au corps, le nyz’ngo à l’ombre, le térj à une dimension spirituelle, le bé à la vie affective et le kodé à la dimension intellectuelle. Le teré ou corps est en relation continue avec les quatre autres dimensions qu’il supporte.
En travaillant avec les guérisseurs ritualistes, j’ai été amené à rencontrer’ des patients qui se présentaient chez eux dans des états psychologiques très variés, avec, plus précisément, les sentiments de culpabilité, ide colère, d’envie, de révolte, de jalousie, d’anxiété ou de peur extrême. Tous ces états ainsi que plusieurs autres sont nettement distingués par les Angbandi que les nomment d’ailleurs de manière différentielle. Le terme fondamental de la psychopathologie Ngbandi est celui de ngbundu : c’est l’état psychologique de la personne dont le bé (le coeur, les poumons et le foie sont rendus par ce mot) est tiraillé par une vieille rancune ou par une situation inconfortable dans laquelle la personne s’est mise en allant par exemple contre certaines règles sociales. Dans cet état psychologique, la personne est très vulnérable et elle peut aisément tomber malade. Le ngbundu est voisin de notre sentiment de culpabilité dans le sens qu’il implique une fragilisation de la personne mais il a également d’autres connotations sur lesquelles je n’insiste pas ici. Plusieurs socio et psycho thérapies accomplies par le guérisseur ritualiste ont précisément pour but essentielde détruire dans le patient ce sentiment de ngbundu.
Pour donner une idée un peu plus précise, bien qu’elle soit encore fort sommaire, de la complexité des états psychologiques chez les Angbandi, je vais me référer à un registre émotionnel particulier, celui de la colère et à la jalousie. Les Angbandi appellent sobérè la colère et la jalousie qui se développent en relation à des problèmes d’infidélité conjugale mais ils emploient plus précisément kémbè lorsqu’il s’agit de la colèredu mari suscitée par les relations sexuelles de sa femme avec un autre homme de mbanda s’fl s’agit de la jalousie d’une femme qui a pourcause d’infidélité du Tüari. De manière plus générale, la colère est nommée mQ4 La complexité ne s’arrête pas là : les Angbandi considèrent que le sobérè a son siège dans le bé (sobérè bé Io si : il a une grande colère dans le ooeur) alors que le mQ a le sien dans le yd (MiÏ ya Io si : il a une grande colère dans le ventre) ; les sentiments de colère kémbe et mbanda qui prennent leur source dans l’adultère ont leur siège quant à eux ; dans le teré.
Il sagit là d’une petite esquisse de la psychologie ngbandi mais c’est suffisant pour nous permettre de conclure sans l’ombre d’un doute qu’il y a à la fois psychologisation et somatisation des états émotionnels. Une telle conclusion nous met en contradiction avec l’affirmation de Leff concernant les « vocabulaires limités pour l’expérience cognitive des émotions » dans les cultures traditionnelles.
Je me permets encore de signaler que ce débat sur la somatisation exclusive des affects m’apparaît constituer une retransposition indue dans le champ psychologique du débat plus fondamental sur la capacité ou non pour les sociétés traditionnelles d’accéder à la pensée abstraite. On pense actuellement qu’il existe en parallèle une pensée concrète et abstraite dans ces sociétés et il est regrettable que la psychologie manifeste sur ce point un retard considérable. J’impute ce retard à l’absence d’études empiriques sérieuses sur le sujet des états psychologiques et émotionnels. Ce n’est certainement pas en montrant des photos de psysionomie exprimant différents sentiments, comme on le fait encore généralement dans ce genre d’études,que l’on pourra construire de véritables psychologies transculturelles.
J’ai pris comme point de départ dans cette seconde section le fait que chaque culture modèle de façon originale la perception, l’expérience subjective et l’expression des différents affects et l’examen sommaire d’un registre de sentiments chez les Angbandi me permet de conclure que les symptômes dépressifs se présentent dans cette culture sous un visage particulier et que,tout effort pour en dessiner les contours à partir de ce que nous appelons la dépression en Occident ne peut conduire qu’à une grossière esquisse. J’ai justement fourni dans cette section une voie méthodologique qui permet de reconstituer les caractéristiques fondamentales de la dépression dans chaque culture.
3. La responsabilité individuelle dans les systèmes étiologiques africains
Il ressort nettement ide la section précédente que les affects individuels existent chez les Angbandi et que la culpabilité y est présente sous la forme du ngbundu. Cette conclusion en apparence banale va en fait à contre courant de deux constatations qui sont généralement tenues par les spécialistes en psychologie africaine : la première est liée à la thématique de l’agression qui a été mise de l’avant par l’Ecole Dakaroise de psychiatrie et qui a conduit certains psychiatres peu nuancés à affirmer que l’auto accusation, la culpabilité et la responsabilité étaient inexistantes et que la personne malade se vivait essentiellement comme victime d’une agres sion ; la seconde est liée au caractère clanique et communautaire de la personnalité africaine sur lequel les auteurs ont tellement insisté qu’ils ont fini par évacuer la dimension idiosyncrasique.
Je vais succinctement examiner ces deux problèmes en discutant les modalités concrètes de l’implication d’un individu dans la production d’une maladie. Il ne fait pas de doute que la thématique persécutive s’impose d’emblée lorsque l’on étudie de manière abstraite ‘les systèmes étiologiques dans les sociétés africaines. De ce point de vue, les chercheurs de l’Ecole de Dakar ont raison. Mais lorsque l’on examine plus concrètement les situations individuelles de maladie et que l’on analyse le verbatim des diagnostics posés, on S’aperçoit que l’action de cette cause culturelle persécutive est toujours mise en branle par une action de l’individu. Corin et moi même (1975) avons proposé d’appeler cette cause « déclenchante » puisque c’est elle qui détermine l’activité de la cause culturelle. Il nous est apparu essentiel de distinguer nettement, dans l’analyse de tout système étiologique, d’une part, la cause initiale et, d’autre part, les agents étiologiques qui ne sont pas eux mêmes le véritable moteur de la causalité et ne peuvent, à ce titre, être considérés comme la cause véritable.
Construisant sur cette intuition de base, Corin (1980) a récemment montré dans un article qui remet, il me semble, la psychologie africaine sur ses deux pieds la place importante qu’y occupe la dimension individuelle à côté de la dimension communautaire. « C’est au niveau de la cause initiale, écrit elle, que le sujet est souvent réintroduit dans le dynamisme étiologique à l’oeuvre dans sa maladie. Par exemple, si on analyse de plus près les cas de maladies liés à la sorcellerie, on peut voir que c’est souvent la victime elle même qui a déclenché, directement ou indirectement, ‘le mécanisme de la sorcellerie : en défiant, par exemple, son oncle maternel, en ayant pris la femme d’un autre ou encore, plus simplement, en s’enorgueillissant trop de ses réussites. Cela ne veut pas dire que les causes culturelles ne puissent parfois agir par elles mêmes, mais cela montre la nécessité de s’interroger dans chaque cas sur les dynamismes concrets impliqués dans la genèse de la maladie, dynamismes que la notion de persécution risque d’occulter » (CORIN 1980 : 148).
Dans mon effort pour démontrer le mécanisme d’activation individuelle des causes culturelles chez les Angbandi du Zaïre, j’ai été conduit à découvrir l’existence d’une association constante entre certains types de causes culturelles et certaines catégories de problèmes individuels et de groupe. Par exemple, les esprits de l’eau et de la forêt sont reliés à des problèmes d’anxiété, les esprits des ancêtres à des problèmes de culpabilité et de responsabilité, la sorcellerie sorcery à la jalousie et à l’envie, la sorcellerie witchcraft à une agressivité gratuite, et la magie à la promotion de l’individu (BIBEAU 1979, chap. V : passim). Ces corrélations entre deux ordres de phénomènes permettent à la fois de nuancer le caractère persécutif dse systèmes étiologiques africains et de réintro duire la notion d’individualité dans l’interprétation de la personnalité africaine.
« La thèse défendue ici, écrit Corin, est que, en Afrique comme en Occident, la personne se vit dans une tension dialectique entre deux lignes de forces, et que celle qui apparaît comme la plus directement manifeste s’articule de façon fondamentale sur l’autre dimension plus cachée et dont il faut s’attacher à saisir les points d’émergence » (1980 : 156). Les travaux ethnapsychologiques d’Ellen Corin ont justement permis d’inscrire au coeur même de la conception africainede la personne les dimensions d’individualité et de responsabilité personnelle, dimensions qui avaient été occultées par de nombreux travaux antérieurs.
Un des grands spécialistes de la psychiatrie transculturelle, le docteur H.B.M. Murphy (1978), a récemment démontré, sur la base d’une comparaison entre l’Afrique du XX* siècle et lAngleterre du XVII, siècle, que la montée des sentiments d’auto accusation et de culpabilité doit être comprise par rapport au développement plus important dans l’Afrique d’aujourd’hui de la dimension individuelle de la personne. Les sentiments individuels de culpabilité se seraient développés en Afrique au cours du dernier siècle à cause des changements drastiques intervenus dans la sphère religieuse, dans le système économique et les méthodes d’éducation des enfants. Ces transformations socio culturelles seraient à l’origine, selon Murphy, de modifications de certains processus intrapsychiques au nombre desquels il faut compter en premier lieu l’apparition et le développement des sentiments de culpabilité, sentiments qui justement fondent la possibilité d’existence de la dépression dans une culture.
Dans une lumineuse étude sur le sens des thérapies effectuées par les guérisseurs prophètes dans lAfrique d’aujourd’hui, Andràs Zempléni (1975) s’interroge lui aussi, d’une part, sur les rapports entre persécution et culpabilité, et d’autre part, entre le collectif et l’individuation. Il conclut son étude de la façon suivante :
» De mon point de vue, je le rappelle, le prophétisme apporte une réponse transitionnelle à ce mouvement général d’individualisation. Je résume. En substituant l’idéologie de la faute diabolique à l’ancien schéma persécutif, il sanctionne pour les uns (les confessants) et nie pour les autres (leur famille) le déclin d’un mécanisme sociopsychologique qui s’est retourné déjà, de toute façon, contre l’individu. En instaurant une structure intersubjective caractérisée (encore) par la division externe, énoncée, de l’individu en un sujet qui parle et son double mauvais, projeté, dont il parle [ … 1, il ménage le processus d’intériorisation de la culpabilité. En faisant du prophète non seulement un voyant du double maléfique de la personne mais aussi un maître charismatique qui polarise les souhaits hostiles ainsi projetés, il met en place une structure de protection qui médiatise les effets de la prise en charge individuelle de l’agressivité » (ZEMPUNI 1975 : 215 216)
Que l’on tienne avec Corin pour l’enracinement culturel profond de la double responsabilité individuelle et de groupe en Afrique ou que l’on partage l’avis de Murphy et de Zempléni qui insistent davantage sur le développement récent de la responsabilité individuelle, il ne fait aucun doute que la structure psychique susceptible de produire la dépression existe M et bien en Afrique.
Conclusion
La méthodologie que j’ai proposée permet de dégager les lignes de force qui structurent chacune des psychiatries culturelles, mais comment, eut on passer des recherches intraculturelles limitées aux comparaisons transculturelles. Le danger de l’approche anthropologique que j’ai développée est d’aboutir à la rédaction de monographies qui insistent sur le relativisme culturel en négligeant ce qui est commun et universel.
Plusieurs méthodes ont justement été proposées pour réaliser les recherches transculturelles mais ce n’est pas le lieu de les examinertoutes ici. Je me limite en terminant à signaler l’intérêt que représente l’approche de Berry (1968) qui distingue entre l’étique imposé, l’émique et l’étique dérivé. En commençant une recherche dans une culture autre que la sienne propre, le chercheur arrive avec un problème précis (la dépression, par exemple) qui est déjà structuré par la culture à laquelle il appartient, c’est l’étique imposé. Cet étique de la culture du chercheur permet de faire un premier cadrage et d’entreprendre une investigation totalement émique en utilisant des instruments du genre de ceux que j’ai proposés. Ensuite, le chercheur établit des comparaisons entre son étique à lui et l’émique de la culture qu’il étudie et il en dérive un étique qui a une valeur pour les deux cultures. Voilà un premier pas dans le dépassement de Fintraculturel.
Plus concrètement, il y a deux voies qui mériteraient d’être explorées dans le développement de recherches épidémiologiques qui soient à la fois valides intra et transculturellement. La première est celle qui attache une importance primordiale aux études régionales dans lesquelles l’amplitude des variations est plus facile à apprécier : il est en effet possible de mieux mesurer les similitudes et différences lorsque la recherche procède de proche en proche dans des sociétés relativement voisines. De telles études régionales permettraient de caractériser globalement un ensemble de sociétés qui partagent en commun certaines caractéristiques de base. Nous manquons actuellement d’études de ce genre car les chercheurs ont préféré comparer des sociétés fort distantes les unes des autres comme cela a été le cas, entre autres, dans les enquêtes sur la schizophrénie et la dépression pâtronnées par l’OMS. Si l’on veut des résultats valides dans ces enquêtes internationales, il faudra d’abord multiplier les recherches au niveau des micro et macro régions culturelles du monde.
La seconde voie méthodologique s’inscrit dans une perspective essentiellement théorique. Un accord minimal devrait chercher à se faire dans le domaine du vocabulaire transculturel de base, vocabulaire qui inclue, entre autres, les termes de maladie, de système médical, d’efficacité, de diagnostic. La confusion terminologique actuelle voit ses conséquences amplifiées par le fait que les chercheurs manquent de plus de cadres théoriques communs auxquels ils puissent se référer en annonçant leur couleur dès le point de départ. A défaut de terminologie et de théorie communes aux chercheurs, il serait peut être intéressant de procéder aux comparaisons transculturelles en se limitant à examiner dans chaque tradition un sujet (topic) particulier : l’histoire naturelle de la maladie, les processus de recherche de thérapie, la décision médicale, la définition de la maladie, etc. C’est dans ces directions qu’allaient les suggestions faites par les participants de la conférence organisée par C. Leslie sur les « Fondements théoriques pour l’étude comparative des systèmes médicaux » (Leslie 1978), suggestions qui n’ont pas été entendues par les spécialistes de la psychiatrie transculturelle.
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