Précarité de l’emploi et santé mentale des enfants de travailleurs immigrés sans qualification.

Chronogenèse et topogenèse des sujets par Michel Giraud. Groupe de recherche sur la socialisation (GRS / CNRS)

Note de synthèse – Paru dans MIRE INFO n°23 – juin 1991

L’objectif de la recherche est de dégager et d’analyser les articulations entre les éléments fondamentaux de la socialisation d’un échantillon composé d’enfants de travailleurs immigrés dénués de qualification professionnelle et en situation de précarité chronique, d’origine essentiellement maghrébine, domiciliés dans (ou originaires de) deux grands ensembles de la banlieue est de Lyon, Bron – Parilly et Vénissieux – Minguettes, et la constitution de leur « équilibre psychologique », de leur « santé mentale ».

Le faible niveau de scolarisation, la non- qualification professionnelle conduisent à l’instabilité. à la précarité de la vie quotidienne, tant du fait de la faible durée des périodes de travail (intérim. stages d’insertion… ) que de leur fragmentation (longues phases d’inactivité, de chômage. voire d’activités illicites destinées à compenser la faiblesse des ressources).

Les interrogations qui sont à l’origine de cette recherche, et qui paraissent actuellement poser problème à un nombre croissant de « professionnels de l’insertion », éducateurs de prévention. responsables d’« entreprises d’insertion »…, sont les suivantes :

a) Comment concevoir les relations entre le mode de vie précaire des sujets d’origine migrante et leurs comportements leurs attitudes quotidiens ?

b) Quel rôle joue la précarité dans la constitution de leur identité, de leur personnalité, de leur culture ?

c) Quels sont les analyseurs les plus pertinents permettant d’interpréter les conditions socio-économiques et socioculturelles de socialisation des sujets, et l’incorporation « mentale » du sens de leur « être là » identitaire ?

L’articulation entre la précarité socioprofessionnelle et la non- qualification des enfants de travailleurs immigrés, et le statut « provisoire » (SAYAD) de leurs parents est au principe de l’hypothèse centrale. Dans les deux cas (les deux générations), il semble que s’intériorise « mentalement » un sens du provisoire, une position instable à tout moment révocable.

Apparemment, les enfants semblent « hériter » du caractère « migratoire » de leurs parents (lors même qu’ils sont nés en France et sont de nationalité française) au prorata de leur propre disqualification et précarité professionnelles.

La recherche tente de mettre au jour ce « sens du provisoire ». La problématique est fondée sur l’analyse du mode d’incorporation « mentale » du sens du temps et du sens de l’espace, sens produit au cours de l’histoire, au quotidien : temps de l’école, de la formation professionnelle, du travail, de la vie familiale, espace de la vie locale, de « quartier », de la vie « en dehors du quartier », expérience de la vie « au pays » d’origine.

La méthodologie mise en oeuvre est qualitative, selon la terminologie d’usage. Une centaine de sujets ont été interviewés, ont été invités à relater leurs histoires de vie depuis la prime enfance. L’échantillon est constitué de sujets pris en charge par les services de prévention, soit en situation de rupture familiale, et hébergés temporairement en institution. de jeunes encadrés par des animateurs et des éducateurs préparant des activités de loisir. enfin de sujets employés comme stagiaires dans des entreprises d’insertion.

Les propos recueillis ont été soumis à une analyse socio-linguistique dont l’objet est de dégager les éléments significatifs des conditions d’incorporation du sens du temps et du sens de l’espace. Les histoires de vie permettent, selon ce principe d’analyse de recomposer la chronogenèse (les conditions historiques d’incorporation du sens du temps) et la topogenèse (l’incorporation du sens de l’espace), fondements de la « charpente historique et spatiale », la « chronosphère » et la « toposphère » ( 1 ).

BESOIN D’HISTOIRE, BESOIN D’ESPACE

Les résultats de l’analyse permettent d’apprécier le degré de fragilité et d’inde la personnalité des sujets. Leur « conscience d’être ici et maintenant » paraît particulièrement problématique. Des indices ont été dégagés qui permettent d’évaluer cette « fragilité psychologique » : la difficulté à appréhender le temps selon une perspective chronologique « cumulative ». la propension à « casser les liens » entre les éléments constitutifs de « son » histoire par la dénégation. l’amnésie, l’incompréhension.

Ces indices semblent signifier un « mal-être temporel », la difficulté à s’approprier « son » histoire. Le temps paraît stagnant. achronique. Corollaire, est sous-jacent dans le propos de certains sujets un besoin d’histoire. Et l’alternance des indices de « perte » et de « besoin » (d’histoire) caractérise de nombreuses histoires de vie.

L’incorporation du sens de l’espace est également singulière. Les propos expriment fréquemment la difficulté à imaginer un espace légitime « pour soi », un – territoire propre ». Les indices les plus significatifs sont ici la rétraction de l’espace attestant l’intériorisation « mentale » de limites (de frontières) obérant l’appropriation des espaces de la vie quotidienne « ici » (c’est-à-dire dans le pays d’immigration des parents, où sont nés la plupart des sujets) et « là bas », le pays d’émigration.

Ces indices de « désappropriation de l’espace » alternent avec une quête permnente. un besoin d’espace. L’expression latente est celle des difficultés éprouvées à se constituer son espace de vie.

Besoin d’histoire et besoin d’espace, incorporation « mentale » du sens de ces besoins et du sens de leur inassouvissement contribuent à pérenniser un déséquilibre durable de la personnalité, une fragilité psychologique perceptible par des attitudes des comportements singuliers, interprétés parfois comme des symptômes de « maladie mentale ».

Une sensibilité extrême à tout signe interprété comme « désappropriateur » (de temps, d’espace) paraît fonder nombre de ces attitudes, de ces comportements. L’ubiquité présumée de ces « signes » fonde parfois une rétraction de soi-même sur soi même on remarque également chez certain, une propension à « sortir » du sens du temps et de l’espace quotidiens, comme si ceux-ci contraignaient à une tension psychologique trop forte, à une trop lourde charge émotionnelle.

Des indices de rétraction de soi sur soi ont pu être dégagés : consommation fréquente de produits « calmants » licites ou non permettant « le voyage en utopie et en uchronie » c’est-à-dire d’aller « au delà » du temps et de l’espace », besoin et difficultés simultanés de « bouger », difficulté d’assumer les tâches les plus simples de la vie quotidienne. Bien souvent. la disproportion entre la banalité de l’acte à assumer et l’importance du « coût émotionnel » ou « mental » nécessaire pour le mener à bien fonde une sorte d’ankylose chronique qui contribue à obérer les tâches élémentaires nécessaires lors de la recherche d’emploi ou de la constitution de « projets d’insertion ».

Un des résultats les plus significatifs de cette recherche est d’avoir tenté de montrer que, pour certains sujets, « l’insertion » nécessite la mobilisation d’une « force mentale » extrême mais invisible permettant de rompre la prégnance des « obstacles mentaux » progressivement incorporés au cours de la socialisation, figés ou coagulés au plus profond de la personnalité et constitutifs de l’identité.

Note : 1. Ces termes sont empruntés à R. LAFONT, le Travail et la Langue, Flammarion, 1978.

Aller au contenu principal