Psychiatrie transculturelle par René Collignon

Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative, Paris X (Nanterre). Le présent article est une version révisée d’une communication présentée au Ille Congrès international de l’Association de recherche interculturelle (AIC), tenu à l’Université de Sherbrooke (Québec) du 16 au 18 août 1989. Une autre version paraîtra dans les Actes de ce congrès.

SUMMARY

This essay begins by discussing conceptions of normality and pathology and then goes on to describe sortie forms of cultural syndromes and the different ways in which they have been classified. Ibe predominant position in psychiatry is to consider cultural factors as having more of a pathoplastic than a pathogenic effect. Another version of this position is to say that cultural syndromes are behavior variants stemming from a well identified physiological basis. The relativist position, on the contrary, maintains that phenomena that make up cultural syndromes carmot be related to universal syndromes. According to several authors, these phenomena represent a kind of scenario or of learned behavior legitimated by the culture. Furthermore, there is a diachronic dimension to this debate. The very variations in these cultural syndromes through history show that they reflect changes in the social structure. Conceptions of syndromes vary in relation to the cultural positions of the authors who define them. One must therefore show caution towards xenocentric interpretations. The conclusion indîcates that attempts to set up excessively objectivizing classifications are not able to grasp all the aspects of culture bound syndromes.

On s’accorde généralement à reconnaître dans le grand maître allemand de la nosographie psychiatrique moderne que fui Er Kraepelin un des pionniers de la psychiatrie comparée. Il introduisit effet l’expression Vergleichende Psychiatrie en 1904 comme titre ai réflexions que lui inspirèrent les observations sur les manifestations d désordres mentaux qu’il put effectuer sur des patients des populations locales lors d’un voyage d’étude à Java.

CONCEPTS ET SYNDROMES

Un même accord se fait également pour reconnaître à Pow Mer Yap autre pionnier de la psychiatrie transculturelle ayant longuement travaillé à Hong Kong la paternité du concept de culture boum syndromes . Auteur en 1951 d’un aperçu de psychiatrie comparée ( portant sur les désordres mentaux particuliers à certaines cultures, suggère dans un texte de 1962, où il revient sur ces « psychoses exotiques », l’expression atypical culture bound psychogenic psychoses (psychoses psychogènes atypiques liées à la culture) pour désigner ( des phénomènes tels que latah , amok et koro qu’il considère comme atypiques au regard des catégories nosographiques psychiatriques en raison de l’influence primordiale de traits culturels spécifiques dans la formation de ces états. Plus tard, en 1969, il substitue « réactif » à « psychogène » et « syndrome » à « psychose » (culture bound reactivi syndromes) et propose une classification de ces syndromes basée su le symptôme clinique apparemment prédominant dans leur formation Plusieurs concepts, qui relèvent souvent d’une logique dichotomique, ont été tour à tour sollicités pour penser ces défis à la démarche nosographique psychiatrique classique que constituaient l’apparente unicité et l’ajustement apparemment exclusif de ces « syndromes exotiques » (ou « psychoses ethniques », folk illnessess…) à des conditions culturelles locales. Nous allons brièvement évoquer l’usage qu’il a été fait de certaines de ces notions (normal/anormal, pathogénie/pathoplastie, endogène/psychogèné, Gemeinschaftl Gesellschaft, émique/étique, diseaselillness…) relevant de champs de réflexions divers la psychiatrie, la sociologie, la sémiotique, l’anthropologie médicale appliquées à l’étude des culture bound syndromes.

Dans sa première revue de la littérature sur ces « affections mentales particulières à certaines cultures », Yap (1951) pose la question de la validité universelle des concepts et principes d’action de la psychiatrie et de la possibilité de développer une psychiatrie comparée. S’interrogeant sur la distinction normal/anormal en général, en médecine, en psychiatrie, en anthropologie sociale, en psychanalyse, il va adopter pour classifier les syndromes culturels une distinction introduite par Ackernecht (1943) entre comportements auto et hétéropathologiques ou auto et hétéro normaux. Le terme « autopathologique » qualifie ces états anormaux dans la culture où ils surgissent, mais normaux dans les autres cultures ; le terme « autonormal » renvoie à ces formes normales de comportement dans leur propre milieu culturel, mais qui, apparaissant dans d’autres cultures, seraient considérées comme anormales, donc « hétéropathologiques ». Dans la classe des comportements également auto et hétéro pathologiques (la classe la plus importante comprenant la majorité des affections mentales universellement reconnues), Yap place les phénomènes de contagion psychique, koro , latah , amok, windingo, etc. Dans les formes de comportements autonormales mais hétéropathologiques, Yap relève l’homosexualité, la possession, le Potlatch des Indiens de Colombie Britannique, les tabous du toucher chez les habitants de Dobu, la thanatomanie ou mort vaudou et le yogisme. Signalons que, dans son étude publiée en 1956, normal et anormal, Devereux (1970:1 83) a déjà montré l’insuffisance de la distinction introduite par Ackernecht.

Mais peut être n’est il pas inutile de rappeler très brièvement comment sont généralement décrits ces syndromes culturels en psychiatrie. Le koro , qui se rencontre dans l’archipel malais ainsi que dans le sud de la Chine (su yang), correspond à une crise d’angoisse paroxistique, un état de panique, accompagné de deux idées délirantes : d’une part, celle d’une rétraction des organes sexuels externes dans l’abdomen, pénis chez l’homme, lèvres et seins chez la femme (ce derniers cas sont plus rares), d’autre part l’idée qu’il en résultera 1 mort. Le latah, une affection essentiellement féminine, décrite égal( ment en Malaisie et en Indonésie, correspond à une réaction d’anxiété qui surgit à l’occasion de stimulations provoquant la surprise, l’effroi Elle se caractérise par une répétition incoercible et quasi automatique par la personne atteinte de tout ce qu’elle entend (écholalie), par un imitation stéréotypée des gestes (échopraxie), par la coprolalie et pas une suggestibilité qui lui fait adopter dans certains cas une attitud d’obéissance automatique aux injonctions de l’entourage. Des corr portements analogues ont étés décrits ailleurs : l’imu des Ain d’Hokkaïdo, le mali mali des philippins, le miriychit en Sibérie, etc. L course d’amok correspond à un modèle de comportement guerrier e Asie du Sud Est ; il caractérise une explosion aiguë de violence déchaînée où le sujet se lance dans une course éperdue massacrant su son passage tout vivant qu’il rencontre ; cet état est précédé par un période de rumination, et s’achève par l’épuisement total et l’amnésie quand le sujet n’a pas été mis à mort avant. Le windigo renvoie à un figure mythique chez les Indiens Algonquin du Canada, un monstre cannibale au coeur de glace. La victime possédée par l’esprit d Windigo est sujet à des impulsions cannibales irrépressibles et fa l’objet d’une mise à mort défensive par son groupe. On a décrit bien d’autres syndromes tels que le susto en Amérique latine, le piblokto ou hystérie arctique, etc.

POSITIONS UNIVERSALISTES ET RELATIVISTES

Dans des tentatives ultérieures de classification, Yap (196 1974) a regroupé ces mêmes troubles atypiques, selon le symptôme clinique apparemment prédominant dans leur formation. Cette traduction de termes indigènes en des catégories générales ignore toutefois 1 fait que les symptômes qu’il choisit pour critères de cette catégorisatio symptôme paranoïde, symptôme émotionnel, état de conscience troublée se retrouvent souvent côte à côte dans la plupart de ce syndromes culturels. Yap (1974) souligne que ces syndromes n constituent pas des entités morbides indépendantes ; il les conçoit plutôt comme des variations culturellement liées de prototypes clinique universels, variations résultant de l’effet de facteurs socioculturel spécifiques opérant dans telle culture singulière.

Ces mêmes questions n’ont cessé de préoccuper chercheurs et praticiens. Elles ont alimenté une littérature considérable qui, récemment, a fait l’objet d’une réinterrogation globale dont témoignent notamment : un gros ouvrage collectif confrontant les points de vue divers de cliniciens et d’anthropologues de terrain sous la direction de deux ethnopsychiatres et anthropologues médicaux, Ronald C. Simons et Charles C. Hughes (1985), et une série d’articles critiques reprenant l’ensemble du débat dans les plus importantes revues spécialisées (Social Science & Medicine , Culture, Medicine and Psychiatry, Fanscultural Psychiatric Research Review). Rappelons également à cet égard les travaux de Jilek (1982), Jilek et Jilek Aal (1985), Karp (1985) et Hahn (1985).

Si l’on s’accorde généralement à reconnaître que, dans la grande majorité des désordres psychiatriques, les facteurs socioculturels jouent un rôle, on remarquera avec Wolfgang Jilek (1982) que le point de vue prévalant en psychiatrie comparée a toujours été que les facteurs culturels ont des effets pathoplastiques plutôt que pathogéniques (encore qu’on puisse faire état, poursuit il aussitôt, de quelques exemples non équivoques d’influence pathogénique de la culturel). On a vu déjà que telle était la position de Yap.

D’autres auteurs ont adopté une position qu’on qualifie de relativiste ou parfois encore d’exclusiviste (voir Hahn 1985) position déjà suggérée dans l’expression même de culture bound syndromes qui voit dans ces configurations singulières des entités cliniques distinctes irréductibles aux classes nosographiques habituelles. Cette division entre syndromes liés à la culture ou indépendants de la culture recoupe souvent les distinctions disciplinaires des chercheurs et des observateurs lorsque ces dernières sont pensées comme exclusives : les approches biomédicale, neurophysiologique, matérialiste, psychologique, socio anthropologique.

Michael Kenny (1983), un socio anthropologue, fournit une illustration de la position relativiste dans son analyse du latah malais (voir sa discussion polémique avec Simons in Simons & Hughes 1985). Kenny distingue les états clairement liés à la culture d’autres états clairement universels, fussent ils interprétés différemment à travers l’espace dans diverses situations : la rougeole et la variole, par exemple, sont sans équivoque des entités morbides universelles. Par contre son interpétation quasi dramaturgique du latah (en terme de théâtre social) lui fait récuser avec force la position partagée par Simons (1980) notamment, qui consiste à analyser le latah en dehors de son strii contexte malais en démembrant ce comportement pour l’analyser, l’instar d’une série de troubles qui y ressemblent ailleurs dans le monde sur le modèle neurophysiologique des réflexes ou des réactions d’effroi ( (startle reaction) . Bien que sa position ne soit pas toujours aussi radicalement affirmée, Kenny (1983) semble avoir une représentation de la division du travail et des compétences entre disciplines qui lui fa accorder une légitimité supérieure (voire exclusive) à certaines d’entre elles pour s’approprier certaines phénomènes humains et pas à d’autre.

Il existe d’autres versions distinctes d’une position relativist( par exemple, l’interprétation ethno comportementaliste que fait Joh Carr (1978) de l’amok un autre syndrome malais. Il y voit une conduit apprise, une réaction à une situation hautement ambiguë, contradictoire. Carr dissocie explicitement l’amok des processus morbide universels à l’oeuvre dans la formation des maladies selon l’approch biomédicale. Il reprend ce faisant une distinction bien utile introduit par l’anthropologie médicale de langue anglaise pour problématiser 1 ; notion de maladie, à savoir son éclatement conceptuel en disease illness et sickness . Cette distinction introduite par Fabrega (1972,1 reprise et élaborée par d’autres auteurs, notamment par Eisenberj (1977), met en lumière des registres que le seul mot français de maladie e permet guère d’entrevoir : le registre de l’altération biophysique (disease), celui de l’expérience subjectivement vécue d’un changemen (illness), et celui du rôle social légitimé (sickness). Carr conclut : « Une reformulation du concept de « culture bound syndrome » doit focaliser non sur l’universalité du processus morbide sous jacent (disease) , mais plutôt sur l’universalité des processus d’acquisition et d’attribution par lesquels le comportement en question est étiqueté distinctement comme maladie (illness). Je voudrais définir l’expression « culture bound syndrome » comme un répertoire distinct de comportements qui

1) se sont élaborés comme le résultat de processus d’apprentissage social dans lequel les systèmes conceptuels, les systèmes de valeurs et les formes sociales structurelles qui médiatisent leurs effets. ont servi à définir les conditions dans lesquelles un tel comportement constitue une réponse appropriée, et

2) qui ont été légitimés au sein du système indigène comme maladie (illness) essentiellement en terme de déviation extrême par rapport à la norme comportementale telle qu’elle est définie par les dimensions conceptuelles culturellement prévalentes qui régissent le comportement social » (Carr 1978 219 220).

Tournons nous maintenant vers la position des universalistes que Hahn (1985) qualifie d’inclusioniste, du continuum nature culture. Ici on soutiendra que tous les événements humains, y compris ceux qui sont apparemment liés à la culture, ont des aspects à la fois culturels, naturels, cognitifs, psychodynamiques, bien que certains d’entre eux puissent paraître plus particulièrement marqués par l’un de ces aspects que par les autres. La recommandation selon laquelle l’importance relative de l’hérédité, de la biologie et de la psychologie ne saurait être théoriquement déterminée a priori, mais doit être empiriquement évaluée, suggère que ces facteurs ont plus ou moins de poids dans différents contextes. Selon une telle perspective, la rougeole ou la variole, se trouverait au pôle naturel, bio physique du continuum, alors que les culture bound syndromes se situeraient au pôle culturel, avec des positions intermédiaires (occupées peut être par la dépression, l’alcoolisme). Yap (1974) qui rejetait l’usage du terme psychoses exotiques, bien que faisant une différence radicale entre affections organiques et troubles fonctionnels, reconnaissait dans les deux cas l’action du biologique et du culturel. Il semble avoir toujours soutenu une position universaliste selon laquelle les culture bound reactive syndromes relèvent d’une lecture dans les termes de la nosographie psychiatrique tout en adoptant une configuration inhabituelle en raison des conditions socio culturelles locales singulières.

Uînterprétation que Sirnon (1985) propose du latah fournit un autre exemple de la position universaliste. Il considère d’un même mouvement le Latah malais (avec « E’ majuscule) et l’ensemble des manifestations rencontrées ailleurs que dans l’aire culturelle malaise présentant une similitude apparente avec le symptôme de base ; configurations qu’il désigne du même terme de latah (gratifié cette fois d’une minuscule initiale). Il opère ce faisant un coup de force inadmissible aux yeux des relativistes. Une telle perspective explique le latah comme une élaboration culturelle d’un comportement universel correspondant à un complexe physiologique bien étudié en neurophysiologie : la réaction d’effroi (startle reaction). Cette réaction, si elle s’avère universelle, ne fait cependant pas partout l’objet de la même élaboration que dans la péninsule indochinoise et dans l’archipel malais où elle est gratifiée d’une distinction terminologique et d’une réponse sociale élaborée. Simons distingue trois types de latah en fonction du degré de réactivité immédiate et involontaire de la réponse aux événements qui provoquent la réaction d’effroi ou de sa plus grande élaboration sociale allant dans le sens d’un détachement plus grand par rapport aux événements déclenchants. Le premier type simple Immediate Response Latah correspond en somme au modèle réflexe ; le second Attention Capture Latah correspond à cette captation hypnotique, cette suggestibilité du sujet qui lui fait adopter, outre les comportements écholaliques et échopraxiques, une disponibilité obéissant aux injonctions malicieuses ou malveillantes de l’entourage ; le troisième Role Latah correspond à l’adoption du rôle qui n’est pas loin de rappeler l’interprétation dramaturgique de Kenny (1983) et qui a un lien moins automatique avec des événements déclenchants.

Signalons que Hahn (1985) distingue une seconde figure de la position inclusioniste qui accorde un poids égal à la nature et à la culture ; il l’appelle « inclusioniste égalitaire ». S’il fallait la représenter en terme spatial, elle occuperait la position médiane entre les deux pôles du continuum nature culture. Ce point de vue fait perdre au concept même de culture bound syndrome toute utilité.

LA PERSPECTIVE TEMPORELLE

Le relativisme culturel dont il a été question jusqu’à présent renvoyait surtout à une différence repérée dans l’espace : les différentes sociétés à travers le monde. A cet aspect spatial du relativisme s’ajoute une perspective temporelle qui peut être abordée selon deux niveaux : celui de l’histoire même du concept et celui de l’évolution interne de chaque société’.

Si l’on prend en compte une dimension diachronique dans l’abord de cette question controversée, une première réserve s’impose face à la validité même du concept de culture bound syndrome. En effet on s’aperçoit qu’il constitue en quelque sorte moins une définition positive qu’une catégorie résiduelle rassemblant une série d’observations recueillies dans des sociétés étrangères à celles des observateur (sociétés extra occidentales, dans un contexte souvent colonial ou dc rapports de domination) et qui s’intègrent mal dans les cadres d’analyse de ces derniers. Un des mérites de la critique relativiste par rapport à cette définition en quelque sorte par la négative est d’avoir proposé un( définition positive, purement émique mais qui s’interdit dès lors toute généralisation et toute démarche comparatiste3.

J’ai signalé déjà que Yap récusait le terme de syndromes exotiques ; il observait qu’une série d’états atypiques (il évoque la dépression, l’anorexie mentale, certaines surexcitations collectives) pouvaient également être observés dans les sociétés occidentales. Ces remarques semblent n’avoir connu un écho au niveau de la recherche que récemment, sous l’effet peut être du développement d’une réflexion critique renouvelée par les acquis récents dans les domaines de l’ethnoscience, de l’ethnomédecine et de l’anthropologie médicale. Ainsi, les travaux de Prince et Tcheng Laroche (1985) et de Littlewood et Lipsedge (1986) rééquilibrent en quelque sorte les perspectives en analysant l’anorexie mentale, la boulimie, entre autres, comme les syndromes culturels de l’Occident. Cassidy (1982) renverse plus radicalement les perspectives dans sa discussion de la malnutrition protéino énergétique en faisant de cette affection grave, si fréquente dans l’enfance dans les pays du tiers monde, un syndrome culturel, non pas en fonction de son contexte culturel d’apparition mais en fonction de son contexte culturel, ou sous culturel, de définition : c’est à dire le corpus institué du savoir biomédical du vingtième siècle. S’opère là une radicale subversion de la division usuelle entre culture bound syndromes et syndromes non culture bound.

La seconde manière d’interroger la valeur du concept de culturebound syndrome , en prenant en compte la dimension historique des choses, consiste à être particulièrement attentif au changement social qui caractérise toutes les sociétés et chacune en particulier (fut elle qualifiée de « froide »). Uétude des diverses sources disponibles les témoignages de voyageurs dont certains fort anciens, les observations d’administrateurs, de psychiatres, d’anthropologues et d’épidémiologistes à travers le temps a révélé des différences significatives dans l’émergence, les métamorphoses, la prédominance épidémiologique, ou encore le déclin de certains culture bound syndromes sous l’effet des changements sociaux et culturels qui affectent les sociétés. On a ainsi réussi à découvrir, dans certains cas, une évolution historique des syndromes. De même, dans un autre champ de la recherche historiographique, on a pris récemment conscience que les maladies aussi ont une histoire. Signalons à ce sujet les travaux de : J. 1. Iboh (1972) sur l’amok, d’Edwards (1984) sur le koro et de H.B.M. Murphy (1973) sur l’amok et le latah (Murphy conclut qu’il est plus correct de penser ces syndromes « non comme des rejetons de la tradition culturelle malaise, mais comme les produits transitionnels d’une interaction entre tradition et certaines influences modernisantes »). Signalons enfin les observations sur l’épidémie de koro observée en 1976 au sein de la population Tbaï, en dehors d’une aire culturelle traditionnelle du syndrome, dans un contexte politique troublé de rumeurs et de tensions interethniques (Jilek 1982, Jilek & Jilek Aall 1977, 1985).

CONCLUSION

Si on reprend maintenant la question d’un point de vue épistémologique plus général, ainsi que le fait Hahn (1985), on constate que le partage des positions entre explication causaliste et explication interprétative se retrouve également dans d’autres champs de la recherche et de la réflexion : dans les études littéraires, dans la recherche historiographique aussi bien que dans les disciplines des sciences sociales. Ceci renvoie à des paradigmes différents : ceux qui régissent la démarche des sciences dites exactes et expérimentales et ceux qui régissent la démarche des sciences sociales qui, moins à la recherche de lois (explications en termes causalistes), s’engagent dans une quête du sens, dans une recherche de la signification (explication en termes d’interprétation). La position interprétative, qualifiée aussi d’herméneutique ou de phénoménologique, a contribué à corrriger l’ethnocentrisme impérialiste des observateurs occidentaux ; mais elle a consisté dans certains cas, par un retour de balancier excessif, à adopter une position que Hahn qualifie de xénocentrique qui postule que la théorie indigène, ou émique, du phénomène rend compte entièrement du phénomène et est la seule à pouvoir le faire. Attitude qui évidemment n’est pas sans soulever de nombreuses difficultés : quel est le critère de choix qui fait sens lorsque, et c’est souvent le cas, les pratiques et les croyances autochtones entourant ou accompagnant ces phénomènes sont contradictoires ? les intentions ne conduisent pas toujours à l’action, ou a l’action souhaitée ; les croyances nå sont pas des explications suffisantes aux conduites qu’elles sont déclarées expliquer. En somme ces observateurs mélangent les niveaux sociaux de l’action avec ceux des représentations, ne laissant aucune place à la contradiction entre comportement et norme. A soutenir de façon radicale une telle position, on risque de s’empêtrer finalement dans des tissus de signification qui conduisent logiquement au solipsisme.

Georges Devereux (1970, 1972) avait fait un sort déjà à tous ces obstacles méthodologiques en développant sans doute une des théories

les plus conséquentes et les plus élaborées en matière d’ethnopsychiatrie générale qui se fonde sur une démarche d’observation clinique appuyée sur la conceptualisation psychanalytique et sur une réflexion approfondie sur la culture.

Le principal intérêt de la question des culture bound syndromes consiste sans doute à avoir manifesté clairement que nos propres modalités d’affliction ou de réaction aux événements ne constituent pas l’ensemble des modalités humainement possibles de réactivité et de morbidité. Je voudrais simplement signaler pour terminer, sans pouvoir y insister suffisamment, que certains s’emploient depuis un certain temps à repenser l’entièreté du champ de la psychiatrie dans une perspective dite patho analytique . Je fais référence ici à la réflexion poursuivie par un de mes premiers maîtres : Jacques Schotte (1989) de l’Université de Louvain en Belgique. Cette pathoanalyse, cette psychiatrie repensée, rompt avec la perspective, que l’on pourrait qualifier métaphoriquement de botanisante et qui a prévalu depuis Kraepelin en psychiatrie, conformément au paradigme moderne de la médecine depuis Sydenham (au X Vlle siècle) fondé sur la notion centrale des espèces morbides (Species morbosa) conçues comme des classes mutuellement exclusives.

Cette psychiatrie en reconstruction se veut l’héritière conséquente de la révolution freudienne et s’appuie sur les développements des courants de réflexion phénoménologique et existentiel en psychopathologie, ainsi que sur l’oeuvre méconnue du psychiatre d’origine hongroise Léopold Szondi. Cette manière renouvelée de penser le champ de la psychiatrie dans son ensemble remplace le point de vue classificatoire dont on a vu les problèmes qu’il posait pour tout ce qui était qualifié d’atypique par une perspective où il s’agit de s’interroger sur le poids respectif, dans chaque cas, des différentes dimensions de l’existence qui peuvent être électivement perturbées. On raisonne en termes de catégories qui correspondent à autant de dimensions de l’existence de tout un chacun, qu’il soit sain, génialement productif, ou encore perturbé ; les véritables distinctions nosographiques doivent être en ce sens anthropologiques, ou anthropophénoménologiques, nous dit encore Jacques Schotte ; elles doivent quitter la perspective d’une espèce de botanique extérieure, objectivante, pour éclairer notre condition à tous, également sous des aspects productifs, réactifs à travers une forme particulière de morbidité parmi l’ensemble des formes morbides potentielles. On est loin ici de la perspective peu convainquante à ce jour des DSM (Diagnostic an6 Statistical Manual of Mental Disorders) qui en est à sa troisièmE version révisée et dont certains se plairaient à considérer comme unc panacée, comme la solution aux études comparatives dans le monde

NOTES

1. Jilek évoque notamment : des modèles socialement prescrits de mariage pouvant accroître le risque d’occurence de troubles neuropsychiatriques par une distribution génétique désavantageuse ; des pratiques obstétricales pouvant engendrer des séquelles neuropsychiatriques ; des habitudes alimentaires induisant des déficiences minérales ou vitaminiques ; des usages et des abus culturellement sanctionnés de substances toxiques. On remarquera que pathogénique/pathoplastique recoupe cette autre distinction classique en psychiatrie entre endogène et exogène réactif.

2.Rappelons que, relativement à l’évolution interne des sociétés, on a pris l’habitude, à la suite de Tonnies (1926), de contraster deux modes d’organisation sociale : les communautés à solidarité organique (Gemeinschaft) caractéristiques des sociétés traditionnelles et les sociétés à solidarité mécanique (Gesellschaft) caractériques de la modernité.

3. « Emique » renvoie à une autre dichotomie qui a connu dans la littérature anglo saxonne récente en anthropologie sociale et médicale une grande faveur. Cette dichotomie provient d’une distinction introduite par le linguiste K.L. Pike entre deux attitudes possibles pour décrire un événement humain. Uune dite étique, consiste à s’interdire toute hypothèse sur la fonction des événements relatés, à les caractériser seulement à l’aide de critères spatio temporels. La perspective émique, au contraire, consiste à interpréter les événements d’après leur fonction particulière dans le monde culturel particulier dont ils font partie. En d’autres mots, l’approche émique adopte les concepts et le point de vue indigènes pour interpréter un phénomène, un comportement, alors que l’approche étique ramène ses interprétations à des concepts universels. Les adjectifs étique et émique ont été créés sur les suffixes des adjectifs phonétique et phonémique (phonemic en anglais = phonologique).

RÉFÉRENCES

Ackerknecht, H.

1943 Psychopathology, Primitive Medicine and Primitive Culture. Bulletin of the History of Medicine, 1 : 30 67.

Carr John E.

1978 « Ethno Behaviourism and the Culture Bound Syndromes : the Case of Amok » Medicine and Psychiatry, 2 : 269 293 (réédité in Simmons Ronald C. & HUGUES Charles C. (eds) 1985 : 199 223)

Cassidy, C.M.

1982 Protein Energy Malnutrition as a Culture Bound Syndrome. Culture, Medicine and Psychiatry , 6 : 325.

Devereux, G.

1970 Essais d’ethnopsychiatrie générale (traduit de l’anglais par Tina Jolas et Henry Gobard). Paris : Gallimard. (Bibliothèque des sciences humaines).

1972 Ethnopsychanalyse complémentariste (traduit de l’anglais par Tina Jolas et Henry Gobard). Paris, Flammarion. (Nouvelle bibliothèque scientifique).

Fabrega, H. Jr.

1972 Concept of Disease : Logical Features and Social Implications. Perspectives in Biology and Medicine, 15 : 583 616.

Hahn, A.

1985 Culture Bound Syndromes Unbound. Social Science & Medicine, 21,2 : 165 171.

Jilek, G.

1982 Culture « Pathoplastic » or « Pathogenic » ? A key Question of Comparative Psychiatry. Curare (Journal for Ethnomedicine and Uans cultural Psychiatry Heidelberg, 5 : 57 68.

Jilek, G. & L. Jilek Aall

1985 Ibe Metamorphosis of « Culture Bound » Syndromes. Social Science & Medicine, 21 2 : 205 210.

Karp, 1.

1985 Deconstructing Culture Bound Syndromes. Social Science & Medicine, 21 2 : 221 228.

Kenny, G.

1983 Paradox Lost : the Latah Problem Revisited. Journal of Nervous an Mental Diseases , 171, 3 : 159 167. (réédité in R.C. Simons et C.C. Hughes (eds) 1985 : 63 76).

Kraepelin, E.

1904 Vergleichende Psychiatrie. Centralbiatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, 15 (Jg 27) : 433 437.

Littlewood, R et M. Lipsedge

1986 île « Culture Bound Syndromes » of the Dominant Culture : Culture Psychopathology and Biomedicine (253 273) in John L. Cox (ed.) Transcultural Psychiatry . London, Croom Helm.

Murphy, H. B.M.

1976 History and the Evolution of Syndromes lhe Striking Case of Lata) and Amok in M. Hammer, K. Salzinger et S. Sutton (eds) Psychopathology. New York, WiIey.

Pfeiffer, WM.

1980 Kulturgebunde Syndrome (150 170) in WM. Pfeiffer et W Schoene (eds), Psychopathologie im KuIturvergleich. Stuttgart , Ferdinand Enke.

Prince, R. et E Tcheng Laroche

1985 Culture Bound Syndromes and International Disease Classifications Culture, Medicine and Psychiatry , 11 : 3 9.

Schotte, J.

1989 Dépression et mélancolie. Exposé au Séminaire du groupe d’études phénoménologiques de l’ Ecole Normale Supérieure, Paris, 28 j anviel 1989. (non publié)

1989 Freud et Szondi sur la voie d’une pathoanalyse. Conférence au Cenin de Formation et de Recherches Psychanalytiques, Paris, 9 mars 1989. (non publié).

Simons, R.C.

1980 Ile Resolution of the Latah Paradox. Journal of Nervous and Mental Diseases, 168 : 195 206. (réédité in Simons Ronald C. et C.C. Hughes (eds) 1985. 43 62).

1985 Sorting the Culture Bound Syndromes in Simons R.C. et C.C.Hughes (eds) 1985 : 25 38.Simons, R.C. et C.C. Hughes (eds)

1985 The Culture Bound Syndromes. Folk Illnesses of Psychiatric and Anthropological Interest. Dordrecht. D. Reidel.

Téoh, J.I.

1972 Tne Changing Psychopathology of Amok. Psychiatry Journal for the Study of Interpersonal Processes, 35 : 345 351.

Tonnies, F. 1926 Gemeinschaft und Gesellschaft. Berlin.

Yap, P.M.

1951 Mental Diseases Peculiar to Certain Cultures : A Survey of Comparative Psychiatry. Journal of Mental Science, 97 : 313 327.

1962 Words and Things in Comparative Psychiatry, With Special Reference to the Exotic Psychoses. Acta Psychiatrica Scandinavica,38 : 163 169.

1969 The Culture Bound Reactive Syndromes (33 53) in W Caudill et

TY. Lin (eds), Mental Health Research in Asia and the Pacific.Honolulu : East West Center Press.

1974 Comparative Psychiatry A Ibeoretical Framework. Toronto,University of Toronto Press.

Aller au contenu principal