Par A. Plagnol.
La psychologie cognitive étudie le psychisme selon la perspective cognitiviste, c’est-à-dire en l’envisageant comme un système de traitement de l’information. La psychopathologie cognitive aborde donc les troubles mentaux sous l’angle du traitement de l’information. Des troubles concernant les différents champs de la cognition (perception, mémoire, langage …) ont toujours été décrits par la clinique. En fait, considérer un état mental comme pathologique présuppose la notion de perturbations cognitives. Cependant la clinique montre à l’évidence que l’affectivité est essentielle dans la genèse de telles perturbations. La psychopathologie cognitive englobe donc un abord des émotions, même si cet abord s’inscrit par définition dans la perspective cognitiviste. Son objectif est de décrire les processus élémentaires de désorganisation cognitive, ce qui est compatible avec d’autres approches, psychodynamiques ou neurobiologiques.
I. Le cadre de la psychologie cognitive :
Bien que d’abord développée en réaction au behaviorisme, la psychologie cognitive est marquée par l’empirisme et conserve une démarche hypothéco-déductive imitée des sciences de la matière. La méthode reste donc expérimentale, mais ceci inclut l’analyse qualitative de protocoles individuels ou le recours à des simulations informatiques.
Notion de représentation mentale :
L’acquisition, l’organisation et l’utilisation de l’information reposent sur les représentations mentales et sur les processus opérant sur ces représentations. Dans le cadre cognitiviste, les représentations mentales sont des traces organisées et manipulables de l’expérience externe ou interne. On distingue les représentations analogiques et les représentations symboliques. Une représentation analogique est le déploiement d’un ensemble d’éléments dont la structure est partiellement identique à celle de la situation représentée, ce qui permet de modéliser cette situation dans l’espace.
Par exemple, les percepts (visuels, tactiles, auditifs …) sont des représentations analogiques, de même que les images mentales, activables à partir de la mémoire et permettant la simulation de situations virtuelles. Les représentations symboliques (dites aussi propositionnelles, ou encore digitales) sont des codages abstraits systématisés qui permettent d’analyser et de coder des situations (comme une position d’échiquier peut être codée alphanumériquement). Certaines sont projetées dans le système symbolique du langage, permettant la communication.
Mémoire :
L’information sensorielle est analysée et identifiée, puis interprétée en fonction du contexte, et évaluée avant de susciter une prise de décision. Dès le niveau perceptif et la détection de formes, l’expérience antérieure du sujet détermine la signification attribuée aux stimuli. Le rôle de la mémoire est donc central à tous les niveaux du traitement de l’information. La mémoire est constituée par l’ensemble des représentations. On oppose les représentations transitoires (mémoire à court terme) et les représentations stables (mémoire à long terme). Dans la mémoire à court terme on distingue une composante permettant de stocker brièvement l’information sensorielle (mémoire iconique pour les stimuli visuels).
La notion d’activation permet de décrire l’état fonctionnel de la mémoire. La mémoire de travail peut être définie comme l’ensemble des représentations activées à un instant donné, ce qui inclut la mémoire à court terme. L’attention sélective permet de focaliser et de maintenir l’activation sur un fragment de la mémoire de travail, en inhibant les éléments non pertinents. La mémoire de travail et le champ attentionnel ont une capacité limitée, et certaines conditions facilitent des surcharges (par exemple, lorsque des tâches concurrentes nécessitent un partage des ressources).
Seule une faible part du traitement de l’information relève d’une expérience consciente : les processus sont généralement automatiques, c’est-à-dire non-conscients, y compris l’attention non intentionnelle. La mémoire explicite concerne les représentations auxquelles le sujet accède intentionnellement de façon contrôlée ; la mémoire implicite concerne les représentations activées automatiquement.
La mémoire est bien sûr organisée : les représentations sont associées entre elles, en fonction des expériences antérieures du sujet, ce qui est modélisable par le cadre formel des réseaux d’activation. Dans un tel réseau, les noeuds représentent des concepts ou des propositions et sont connectés par des liens de force variable. L’enchaînement associatif des représentations est décrit par le flux d’activation dans le réseau, qui dépend des stimulations de l’expérience et de la force des liens. Les représentations stables de la mémoire à long terme peuvent définir des croyances ou des connaissances. La mémoire épisodique concerne les données temporo-spatiales, dont les évènements personnels. La mémoire sémantique concerne les connaissances conceptuelles. La représentation des concepts semble organisée autour de prototypes, c’est-à-dire de représentants typiques des concepts. Les relations entre concepts peuvent définir des schémas, c’est-à-dire des fragments organisés de la mémoire facilitant l’encodage ou la récupération d’informations, notamment d’informations implicites. (Une capacité d’expertise dans un domaine repose sur de tels schémas.) Les phénomènes d’oubli relèvent de multiples facteurs : déclin de la trace en mémoire, interférence des apprentissages antérieurs ou ultérieurs, changement de contexte.
Langage :
L’utilisation de représentations symboliques augmente considérablement la capacité de traitement de l’information. Or ces représentations se constituent à travers le développement du langage (et réciproquement). L’étude des opérations mentales sous-jacentes au langage est donc un domaine central de la psychologie cognitive. Le langage comporte de nombreux aspects qui font tous l’objet d’intense recherches : compréhension ou production, écrit ou oral, contenu descriptif ou fictionnel, usage direct ou métaphorique … On distingue de multiples stades dans le traitement d’une information langagière : perception de la parole ou de l’écriture, identification des phonèmes, reconnaissance des mots, accès lexical, analyse syntaxique, analyse sémantique, prise en compte des contraintes pragmatiques, planification du discours, communication et contrôle de ses résultats … Les représentations induites par un discours sont le produit du stimulus verbal et des connaissances en mémoire, dont certaines, activées par association, sont nécessaires à la compréhension. Généralement, plusieurs niveaux de représentation du discours se superposent :
(a) une représentation verbale du contenu « mot-à-mot »,
(b) des contenus propositionnels reflétant le sens directement exprimé,
(c) des modèles des situations décrites, intégrant des connaissances stockées en mémoire (réactivées par le stimulus verbal et nécessaires à sa compréhension),
(d) un univers dans lequel l’auditeur ou le vecteur « navigue ». Raisonnement et résolution de problème.
Dans tous les types de raisonnement, l’expérimentation démontre le poids des facteurs psychologiques : connaissances et expertise du sujet, contexte de la tâche, capacité de la mémoire de travail … Les premiers travaux sur la résolution de problème avaient insisté sur la notion de cheminement dans un espace de recherche avec définition de sous-buts lorsqu’il n’existe pas de solution immédiate. Les contraintes liées aux limites de la mémoire de travail sont décisives, d’où l’importance de la construction de représentations adéquates au problème posé. Les travaux récents soulignent le rôle des mécanismes de restructuration qui facilitent une représentation adéquate du problème, notamment par transfert analogique à partir de solutions de problèmes similaires. Ces mécanismes de restructuration, essentiels dans la créativité, sont largement inconscients.
Evoquons deux axes de développement récent de la psychologie cognitive :
Dans la perspective connexionniste, les représentations sont des champs d’activation distribués sur des réseaux de « neurones formels », ce qui éclaire certains aspects de l’apprentissage et permet des rapprochements avec les neurosciences.
D’abord des émotions met en évidence leurs interactions avec les processus cognitifs, notamment l’influence sur les tâches cognitives du niveau d’excitation (arousal), de la motivation, de l’anxiété, du stress, … ainsi que le rôle de mécanismes d’adaptation aux situations stressantes (coping).
II. Applications à la pathologie
Des perturbations cognitives sont repérables dans certains syndromes cliniques. Les schizophrénies ont été le plus étudiées jusqu’ici.
Schizophrénies :
Des dysfonctionnements variés ont été décrits, concernant tous les aspects du traitement de l’information. Evoquons-en quelques-uns bien documentés :
*Troubles perceptifs et attentionnels.
Des difficultés à détecter une cible parmi des distracteurs ont été mises en évidence dans des tâches viselles ou auditives. Les tâches d’attention sélective montrent aussi chez les schizophrènes des difficultés à discriminer l’information pertinente et à inhiber des items interférents. Une sensibilité élevée à la surcharge cognitive altère le maintien de l’attention sélective. Ce sont surtout les traitements contrôlés qui semblent perturbés : les traitements automatiques seraient mieux conservés.
*Troubles mnésiques.
Les schizophrènes montrent un déficit plus marqué dans les tâches de rappel que dans les tâches de reconnaissance. Les performances sont améliorées par l’induction de stratégies d’encodage renforçant l’utilisation de la structure du matériel à mémoriser. Là encore, les processus intentionnels de la mémoire explicite sont électivement perturbés : la mémoire implicite est souvent conservée. Ceci peut être rapporté à une perturbation de la représentation du contexte en mémoire de travail.
*Langage.
Les compétences linguistigues semblent intactes chez les schizophrènes, mais leurs performances montrent certaines anomalies fonctionnelles indicatrices d’un trouble central de planification. La production du discours montre ainsi une diminution de la cohésion : manque de connexions entre les mots ou entre les phrases, indétermination des référents des pronoms, ruptures énonciatives, non-prise en compte du contexte de communication (notamment des connaissances de l’auditeur), interférences, … La compréhension du langage écrit ou parlé manifeste aussi des difficultés de planification : non-prise en compte du contexte (interprétation d’un homonyme en fonction de son acception dominante, indépendamment du contexte sémantique), difficultés à attribuer des intentions à autrui ou à soi.
*Troubles du raisonnement.
Les capacités élémentaires de raisonnement paraissent conservées chez les schizophrènes, mais on observe chez eux une sensibilité excessive au matériel et des difficultés à filtrer l’information non pertinente. Les interférences produites par des contenus angoissants perturbent la construction des représentations, d’où une surcharge rapide de la mémoire de travail. Ceci se manifeste par des troubles de la catégorisation (« surinclusion », c’est-à-dire que les sujets schizophrènes ont des difficultés à écarter d’une catégorie des éléments ne relevant pas de sa définition), des difficultés d’abstraction en résolution de problèmes, ou encore par un apprentissage moindre lors de la répétition des tâches.
Certains modèles généraux visent à rendre compte de l’ensemble des troubles repérés chez les schizophrènes. Ces modèles convergent vers quelques notions centrales :
(a) altération préférentielle des processus intentionnels,
(b) sensibilité à la surcharge de la mémoire de travail, liée à une activité interférente en mémoire et à une défaillance des mécanismes d’inhibition,
(c) altération de la prise en compte du contexte,
(d) réduction de l’influence des régularités associatives passées sur l’activité en cours,
(e) altération du contrôle et de la planification de l’action,
(f) altération de la capacité de « métareprésentation » (capacité de se représenter ses propres représentations ou celles d’autrui, notamment pour attribuer des intentions). Ces dysfonctionnements s’impliquent mutuellement, et il semble peu utile de rechercher une hypothétique anomalie primitive. Certains modèles prennent en compte les perturbations neurobiologiques décrites dans la schizophrénie, tandis que d’autres soulignent l’intrication des facteurs émotionnels et cognitifs, notamment le rôle de l’angoisse dans la déstructuration mnésique.
Autre pathologies :
Les troubles anxio-dépressifs
Ils ont aussi suscité de nombreux travaux. Les stratégies d’encodage et l’attention sélective sont diminuées chez les sujets déprimés, d’où un traitement superficiel de l’information et une altération de la mémoire explicite. La rétraction de l’espace de représentation de ces sujets se repère dans la mémoire (biais mnésique favorisant l’information négative), dans le langage (fréquence élevée de marqueurs de négation, déficit des représentations du futur), ou dans la résolution de problème (déficit lorsque la tâche est complexe). Chez les sujets anxieux, on a mis en évidence un biais attentionnel vers l’information menaçante : tout se passe comme si les représentations angoissantes étaient activées en permanence de façon inconsciente (la mémoire explicite étant moins perturbée).
D’autres syndromes ont fait l’objet de recherches cognitives :
– Concernant l’autisme infantile, les hypothèses les plus discutées mettent en avant un déficit de la capacité de métareprésentation, d’où procéderait une incapacité à attribuer des croyances, des intentions, des émotions …
– Dans les états de stress post-traumatiques, on retrouve un biais attentionnel vers l’information associée au traumatisme et une difficulté à analyser symboliquement les représentations analogiques traumatiques.
– Les troubles obsessionnels-compulsifs, les troubles des conduites alimentaires, les addictions, les troubles de personnalité … sont aussi abordés d’un point de vue cognitif, montrant chaque fois des perturbations liées aux facteurs anxiogènes en jeu dans ces pathologies.
Orientation bibliographique :
1 Besche-Richard, C. (2000). La psychopathologie cognitive. Paris : Presses Universitaires de France (collection Nodules).
2 Hardy-Baylé, M.-C., & Sarfati, Y. (Eds.). (1998). La psychopathologie peut-elle être cognitive ? Recherches actuelles. L’Encéphale, numéro spécial.
3 Roulin, J.-L. (Ed.). (1998). Psychologie cognitive. Rosny : Bréal (collection Grand Amphi).