Psychopathologie et multiréférentialité.

Par Dr Pierre CORET.

Quelques rappels historiques :

Le premier traité de psychopathologie a été écrit en 1899 par le Dr Kraepelin sur le thème de la « demencia praecox ». Ce texte, qui a tout juste de 100 ans, marque l’introduction officielle des souffrances psychologiques dans le domaine des sciences médicales alors que, jusque-là, elles appartenaient surtout au domaine du religieux. On a alors recherché très activement les fondements neuroanatomiques et neurobiologiques de tous ces troubles, mais ce n’est qu’en 1968 que la neurologie et la psychiatrie ont été considérées comme des spécialités distinctes, donnant ainsi le jour aux premiers psychiatres. La dimension psychologique des troubles mentaux était enfin reconnue par l’université !

De très nombreux auteurs s’étaient déjà mis néanmoins au travail pour répertorier des ensembles de troubles et donner leurs noms à des tableaux cliniques fréquemment rencontrés. L’esprit analytique et cartésien des Français a permis ainsi de mettre en place une psychopathologie extrêmement riche et précise, mais qui, très vite, s’est inspirée du modèle théorique freudien comme base de classification des troubles. On en est ainsi arrivé à une opposition, aujourd’hui très controversée, entre d’une part les névroses, qui regroupent tous les troubles liés à une mauvaise adaptation à la réalité, et d’autre part les psychoses, considérées a priori comme beaucoup plus graves puisque fondées sur une coupure d’avec la réalité. Dans les autres pays, un travail comparable était réalisé, mais, sous des dénominations identiques, on retrouvait des descriptions cliniques parfois fort différentes. C’est ainsi que le terme schizophrénie ne recouvrait pas le même sens en Angleterre et en France.

Pour remédier à ce problème, l’école américaine de psychiatrie mène depuis plus de dix ans, une répertorisation statistique très poussée de tous les troubles mentaux, ce qui a donné naissance au manuel diagnostic et statistique (en anglais DSM) des troubles mentaux. Ce manuel évolutif souligne bien l’intrication étroite entre l’organisation sociale d’un groupe humain à un moment donné et les formes psychopathologiques qu’elle produit. Il en est aujourd’hui à sa quatrième édition, d’où son nom : le DSM 4 auquel succédera dans quelques années le DSM 5. Reconnu par l’OMS comme livre de référence en matière de psychopathologie, il est maintenant adopté dans le monde entier, même si beaucoup d’universités françaises se refusent encore à abandonner leurs anciennes références.

Essai de redéfinition de la psychopathologie

Etymologiquement, le terme recouvre « tout ce qui parle de la souffrance de l’âme ». En instituant l’étude de cette souffrance en tant que spécialité médicale, on ne peut plus alors la regarder que comme une “ maladie ” et on donne au psychiatre l’immense de pouvoir de nommer qui est sain et qui est malade, qui est normal et qui est fou !

La nomination du trouble institue donc une barrière entre celui qui exprime sa souffrance et celui qui la nomme. Grâce à son savoir sur la folie, il se considère bien sûr comme normal et dans une posture de pouvoir qui lui permet d’échapper à sa propre folie. La psychopathologie ne serait-elle alors qu’une œuvre contra phobique de certains individus détenteurs d’un savoir leur permettant de prendre le pouvoir sur une autre classe d’individus ? Comment échapper à ce clivage qui, chez la majorité des gens, engendre la peur de la folie autant que la peur du psychiatre ?

Si ces questions méritent d’être posée quand on aborde la psychopathologie, elles débordent très largement du cadre de notre thème, aussi nous limiterons nous à quelques éléments de réponse tout au long de cet article. Pour en revenir à notre définition, il est important de s’interroger sur la nature de cette souffrance. Là encore, nous ne pouvons entamer un débat philosophique qui serait pourtant passionnant, aussi la résumerons-nous à une souffrance à  » être « .

Pour  » être « , il s’agit à chaque moment de notre vie de sortir un peu plus de cet état d’indifférenciation primordiale d’où nous sommes tous issus : sortir du ventre de la « Mère » (dans son sens le plus large) et se donner naissance à soi-même est une épreuve quotidienne, un éternel recommencement. Après la première étape de l’individualisation (se constituer en tant qu’individu), décrite par Freud, il convient de s’inscrire dans le processus d’individuation, décrit par Jung, pour donner sens à sa vie. Comme se plaît à le répéter l’un de mes maîtres, le Dr Emile Rogé :  » l’homme est le seul organisme vivant qui a deux instincts : l’instinct de conservation commun à toutes les espèces et l’instinct de conversation qui le spécifie dans son humanité. » Le point commun à tous les troubles décrits en psychopathologie est qu’ils affectent tous d’une façon ou d’une autre, cet instinct de conversation, cette capacité qu’a l’homme à entrer en contact avec l’autre et avec son environnement, cette capacité de prendre de la distance par rapport à la nature.

S’il y a un consensus autour de la genèse des troubles mentaux, c’est bien à propos de l’importance des interactions précoces entre l’enfant et son environnement, principalement maternel. L’enfant, propulsé par sa pulsion de vie, va immédiatement rencontrer des obstacles et des contraintes qui vont l’amener à adopter des modalités réactionnelles d’être au monde pour pouvoir survivre. Il va devoir tempérer sinon anéantir toute la force de son élan vital et si, à chaque tentative de « conversation » avec l’environnement cela se traduit par un échec ou une souffrance, le comportement réactionnel conséquent s’inscrira en lui comme un mécanisme de défense adaptatif. C’est la chronicisation et la pérennisation d’un tel mécanisme, à la base adaptatif, qui va constituer un trouble psychopathologique et restreindre, sinon annuler, les possibilités d’adaptation au monde.

Or, chaque étape de la vie correspond à l’utilisation de façon privilégiée de certains mécanismes de défense, sachant qu’ils se succèdent et s’entremêlent à un rythme effréné au moment de la première et de la deuxième enfance, comme l’ont si bien montré Mélanie Klein et ses successeurs. Nous avons donc tous rencontré tous ces mécanismes de défense au cours de notre évolution, même si nous n’avons pas tous développé les mêmes formes de fixation, avec la même intensité, au cours des mêmes périodes et selon des modalités réactionnelles identiques puisque que nous avons tous, ontologiquement, une sensibilité différente. Chacun de ces facteurs d’organisation est pris dans le mouvement cybernétique des différentes structures de la psyché qui interagissent les unes avec les autres pour donner en fin de compte la forme psychopathologique émergente au moment de l’entretien. On pourrait comparer cette forme émergente à un immense mobile de Calder organisé en une multiplicité de structures inter agissantes les unes avec les autres.

Si un événement douloureux de la vie vient solliciter l’individu au niveau d’une de ses sous structures particulièrement fragile, le système tout entier peut en être affecté et présenter alors une forme totalement différente. Ce qui devient alors pathologique, c’est la perte de mobilité du système qui va figer l’individu autour de la sous structure affectée. Nous avons tous potentiellement toutes ces structures dans notre appareil psychique, ce qui nous rend sensible à tout ce qui peut affecter l’autre, mais nos organisateurs sont différents. Il n’est donc pas étonnant que la plupart de mes étudiants en cours de psychopathologie se sentent familiers avec toutes les descriptions cliniques que je leur donne. Il y aurait problème si l’un d’entre eux ne se retrouvait que dans un seul des tableaux cliniques !

On conçoit, à partir de cette métaphore, toute la complexité qu’il peut y avoir à rendre compte en quelques mots de là où en est notre patient dans cette dynamique des structures. C’est pourtant le pari de la psychopathologie. Nous voyons donc que la santé mentale serait dans la fluidité d’interactions entre les différents mécanismes de défense en fonction des situations de l’environnement… Ce peut être une réaction adaptative très juste que de présenter un trouble psychotique bref lors d’un bombardement ou d’une séance de torture !

Nous pourrions alors redéfinir la psychopathologie comme la description d’un ensemble de mécanismes de défense, adaptatifs à un certain moment de la vie, mais qu’un individu a du développer et pérenniser pour faire face à sa souffrance à  » être « .

Psychopathologie et multiréférentialité.

Nous avons vu que la psychopathologie française avait pris pour modèle de référence théorique la psychanalyse freudienne. Les œuvres très actuelles de Serge Lebovici pour les enfants et de Jean Bergeret pour les adultes viennent en témoigner. Mais il est vrai que chaque grand courant de pensée ou d’investigation de la souffrance psychologique est tenté, sous couvert de rigueur épistémologique, d’apporter une explication tautologique du fonctionnement de la psyché.

Prenons l’exemple de la phobie des serpents : les tenants de la psychiatrie biologique et de la neurophysiologie tenteront de nous expliquer en quoi certains déséquilibres de neuromédiateurs au niveau de certaines structures du cerveau peuvent provoquer des phénomènes facilitant l’émergence d’un tel trouble. Un traitement médicamenteux sera alors préconisé. Les adeptes des thérapies cognitives et comportementales nous expliqueront qu’il s’agit d’une distorsion cognitive qu’il s’agit de réduire pour voir le trouble disparaître. Les freudiens y verront le déplacement sur ce symbole phallique d’un désir incestueux inavouable par rapport à une figure paternelle vis-à-vis de laquelle le complexe d’Oedipe n’a pas encore été résolu. Les jungiens travailleront autour de la dimension symbolique du serpent et tenteront de trouver quelle conjonction des opposés, inabordable encore, se cache derrière cette figure d’ombre. Je suis sûr que les tenants de la Gestalt-thérapie, de l’analyse transactionnelle, de la bioénergie ou de bien d’autres approches encore trouveront à ce trouble une explication répondant à leur propre modèle théorique et, par extension, voudront reconstruire toute la psychopathologie en fonction de ce modèle. Le découpage des structures et la spécification des organisateurs seraient alors tout à fait différents d’un corpus à l’autre et l’on se retrouverait vite dans une tour de Babel des professionnels de la santé mentale qui ne pourraient plus du tout se comprendre les uns les autres. Soit leurs langages seraient différents, soit leurs dénominations ne recouvriraient pas les mêmes ensembles de symptômes et personnes alors ne pourraient s’y retrouver.

On comprend que les psychothérapeutes multiréférentiels soient bien dans l’embarras puisqu’ils ne cherchent pas à avoir une explication univoque d’un trouble mais considèrent que, derrière chaque façon différente d’en concevoir l’étiologie, il existe une part de vérité. La question qui se pose alors est de savoir s’il est possible de trouver un langage commun entre tous les professionnels de la santé mentale qui respecte les références théoriques de chacun.

Pour reprendre l’exemple du mobile de Calder, il peut-être photographié sous différents angles qui en donneront à chaque fois une image différente, mais il s’agit toujours du même mobile !

Le DSM 4 :

C’est certainement l’ouvrage de psychopathologie le plus aride, le plus rébarbatif et le plus insipide qui soit pour un non initié. Il s’agit en effet d’un ouvrage fondé uniquement sur des données concernant les répartitions, le contexte et les associations statistiquement significatives de symptômes de troubles mentaux. On n’y retrouve aucun état d’âme ni aucune tentative d’explication de ces troubles en dehors de données expérimentales ou statistiques. Il est donc à considérer et à compulser comme un dictionnaire de référence en la matière.

Il présente néanmoins un certain nombre davantage qu’il convient de souligner :

1 ) un langage commun.

Il est reconnu par l’organisation mondiale de la santé comme la référence absolue en matière de critères d’identification des troubles mentaux. Toutes les écoles de psychiatrie du monde entier sont donc censées l’adopter pour permettre, entre autres, une coopération de recherche entre tous les professionnels de la santé mentale à l’échelle mondiale.

2 ) le diagnostic multiaxial.

Contrairement à l’ancienne psychopathologie qui tendait à stigmatiser un trouble par un mot qui devenait bien vite une étiquette collée sur le front du patient, le DSM 4 demande à ce que le diagnostic se fasse selon cinq axes :

Axe 1 : troubles cliniques.

Axe 2 : trouble de la personnalité. Retard mental.

Axe 3 : affections médicales générales.

Axe 4 : problèmes psychosociaux et environnementaux.

Axe 5 : évaluation globale du fonctionnement.

Tout utilisateur averti du DSM 4, aura donc soin de replacer les symptômes dans le cadre d’un trouble de la personnalité ou d’un retard mental, sans omettre de préciser l’état somatique de la personne ainsi que le contexte psychosocial et environnemental du trouble avec son retentissement sur le fonctionnement de l’individu. Nous avons là une approche globale et contextuelle qui rend compte véritablement de la difficulté d’un individu à un moment donné de son évolution.

3) Le caractère évolutif de l’ouvrage.

Le fait d’être fondé uniquement sur des données statistiques amène à considérer que l’évolution d’une société va de pair avec l’évolution des troubles psychopathologiques des individus qui la compose. En un mot, on peut dire que les pathologies mentales d’un groupe à un moment de son histoire sont le reflet de l’état de santé de ce groupe.

Or, les sociétés humaines évoluent très rapidement, au même rythme que les troubles qu’elles génèrent. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre l’exemple de l’hystérie, décrite par Freud. La société viennoise du début du siècle était très soumise à des croyances et à des conventions qui avaient pour objet de réprimer toutes les formes d’expression de la pulsion sexuelle. En conséquence, Freud a pu mettre en évidence le rapport étroit qui existait entre ces formes de répression et les symptômes de l’hystérie comme autant de tentatives de déplacement de cette énergie sous des formes socialement plus acceptables. La fameuse crise d’hystérie au milieu d’un salon où tout le monde s’ennuyait, apportait une forme de distraction pour le public et de grands bénéfices secondaires pour l’infortunée qui s’était débattue et à moitié déshabillée sur le tapis : tout le monde se précipitait pour lui apporter des essences réconfortantes et quelques gâteries pour la remonter. Aujourd’hui la même manifestation provoque des railleries, avec des qualificatifs disgracieux tels que le terme “ hystérique ”, ainsi qu’un appel des pompiers qui mettront un sac en plastique sur la tête de la malheureuse si elle a des manifestations spastiques et lui feront une injection d’anxiolytique. On comprend pourquoi l’hystérie a quasiment disparu aujourd’hui au point que le DSM 4 ne la mentionne même plus.

La répression sexuelle et le parasitage de cette énergie pulsionnelle sont le pourtant encore très présents, mais l’expression de ce malaise connaît des formes psychopathologiques bien différentes. Pour être reconnu malade par son médecin et bénéficier de quelque considération de la part de son entourage, il vaut mieux aujourd’hui faire une “ bonne dépression ” ou se faire un “ bon cancer ” ! Faut-il pour autant en conclure que l’élargissement du champ de nos connaissances poussent les individus à avoir recours, pour un même malaise à des mécanismes de défense beaucoup plus archaïques et donc beaucoup plus dangereux ? Répondre à cette question pourrait faire l’objet d’un autre article, mais force nous est de constater que certains troubles apparaissent comme tout à fait congruents aux conventions du groupe à un certain moment de son histoire, alors que d’autres, même s’ils sont beaucoup moins graves, apparaîtront comme complètement incongrus et entraîneront l’exclusion du groupe.

Cette apologie du DSM 4 ne va pas sans quelques critiques.

- Au-delà des descriptions de tableaux cliniques qui sont données, il est nécessaire de pouvoir les “ raccrocher ” à ses propres références conceptuelles, ce qui demande bien entendu un effort.

- L’apparente “ clarification ” du DSM 4 qui utilise un langage très aseptisé, rend souvent bien périlleux l’exercice qui consiste à nommer, en peu de mots, la souffrance existentielle de quelqu’un.

- L’adoption au plan mondial de la normativité nord-américaine en matière de troubles mentaux pose aussi problème. Par exemple, nous savons que le cadre nosographique de l’homosexualité a été abrogé sous la pression du lobby américain des homosexuels, très influent sur le plan politique. Par extension, on peut penser que de nombreuses manifestations psychiques seront considérés comme parfaitement normales dans certaines sociétés alors qu’elles seront décrites en tant que troubles dans d’autres.

Cela pose aussi la question de la mondialisation du système de valeurs américain qui fait courir un risque majeur d’uniformisation et donc de psychotisation de la planète.

- Toutes les classifications du DSM 4 sont organisées autour d’une codification informatique très rigoureuse qui permet de rentrer immédiatement les données cliniques d’une consultation sur ordinateur pour les utiliser à des fins statistiques et épidémiologiques. Dans la mesure où les secrets informatiques semblent aujourd’hui bien faciles à pirater, cela ne risque-il pas d’ouvrir à la possibilité de classement des individus en fonction de leur profil psychopathologique, ce qui constituerait une profonde atteinte à la liberté individuelle et nous ferait évoluer vers une société complètement psychotisante ? La liste pourrait bien sûr être prolongée mais nous savons que toute avancée en matière de connaissances connaît forcément son revers et sa zone d’ombre.

L’utilisation du DSM 4 en tant que manuel de référence des troubles psychopathologiques appelle donc à une grande vigilance autant éthique que déontologique de la part du psychothérapeute. Mais s’il revendique un statut professionnel et une place spécifique au sein de la cité parmi tous les intervenants en matière de santé mentale, il lui est indispensable de pouvoir établir un dialogue avec eux. Le langage commun qui, petit à petit, se met en place dans notre pays est fondé sur la connaissance du DSM 4 et en fait donc un outil incontournable.

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