Quelques définitions en ethnopsychiatrie par Marie Rose Moro*

Paru dans : « Pour la recherche n°17, juin 1998 : Anthropologie médicale et psychiatrie

Anthropologie : d’après Gresle et al. (1990, p. 211), « l’anthropologie est la discipline qui, à partir des données de l’ethnographie, vise à établir les lois générales de la vie en société, aussi bien chez nous que dans les populations (., j traditionnelles. C’est Lévi-Strauss ( … ) qui a fait le plus pour (V) introduire dans la tradition intellectuelle française ». Une branche de l’anthropologie s’intéresse aux modalités de penser la maladie et de la soigner, c’est l’anthropologie médicale.

1 Ethnologie : d’après Gresle et al. (1990, p. 11 ]- 112) , dans son sens restreint actuel de plus en plus communément admis, l’ethnologie étudie à partir de documents de terrain (écrits, productions, récits oraux, mythes, contes..-) les problèmes de diffusion, de contacts, d’origine et de reconstitution du passé d’un groupe culturel, Elle constitue une étape de l’anthropologie.

Culture : les anthropologues ont proposé de nombreuses définitions de la culture, de la culture « du dehors », celle qui constitue l’univers dans lequel nous vivons. En 1871, Tylor 2 donna la première définition de la culture. Depuis nombre d’auteurs ont proposé une définition de ce concept de base de l’ethnologie, mais aucune n’a pu recueillir l’assentissement général. Un point nodal est cependant généralement admis : « Il n’existe pas d’homme sans culture ». Roheim l’avait souligné dès 1943 « (…) culture signifie humanité, car même les manifestations les plus élémentaires de l’existence humaine ( … ) peuvent être considérées comme les commencements de la culture » Roheim 3 (1943 p.3 1). L’idée d’un homme à l’état de nature ou d’un homme universel existant en dehors de toute culture correspond à des hypothèses théoriques maintenant réfutées (Gresle, 1990).

Gresle et coll. donnent cependant une définition générale de la culture – la culture est « (P) ensemble des connaissances et des comportements (techniques, économiques, rituels, religieux, sociaux, etc.) qui caractérisent une société humaine » (p. 74).

La question culturelle : plusieurs approches en psychiatrie

Le savoir de l’anthropologie médicale a incité les cliniciens à s’interroger sur les interactions réciproques entre le dehors (la culture au sens anthropologique) et le dedans (le fonctionnement psychique de l’individu). C’est de là que sont nés les liens entre psychiatrie et anthropologie.

Pourtant, même parmi ceux qui admettent les présupposés culturels de la relation thérapeutique en psychiatrie, on note deux positions épistémologiques différentes qui, on peut le déplorer, conduisent à des débats passionnés, plus idéologiques que cliniques ou scientifiques.

Les deux positions sont les suivantes

1 – certains ont choisi une perspective essentiellement comparatiste : quels sont les invariants que l’on retrouve dans telle culture de nos patients et dans la nôtre 9 Cette perspective conduit à construire des équivalences et des parallélismes entre des éléments culturels de mondes distincts mais aussi entre des éléments culturels d’un groupe et des conduites pathologiques 4 d’individus appartenant à d’autres groupes. Cette option était présente dans certains textes de Freud . Sur le plan clinique, ce choix conduit à introduire la langue du patient dans certains dispositifs, voire à apprendre à connaître les représentations culturelles du patient. Mais, tous ces éléments sont posés comme une coloration de la relation clinique, le noyau (la partie efficiente) étant le même que celui qu’on établirait en situation intraculturelle. L’approche peut alors être, psychologique, psychiatrique ou plus rarement psychanalytique,

2 – D’autres ont pris, à la suite de Devereux, une perspective complémentariste5, c’est-à-dire l’utilisation de manière obligatoire mais non simultanée de la psychanalyse et de l’anthropologie. Le complémentarisme s’oppose au comparatisme dans la mesure où les logiques culturelles sont explorées en tant que telles et servent de support aux associations, L’outil anthropologique permet de poser et d’explorer le cadre de la relation et de co-construire avec le patient des sens culturels sur lesquels viendront s’arrimer des sens individuels.

La classification de Devereux (1978) 6 reconnaît trois types de thérapies qui prennent en compte la dimension culturelle du désordre psychique :  » 1 . Intraculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à la même culture, mais le thérapeute fient compte des dimensions socio- culturelles ( … ).

2. Interculturelle : bien que le patient et le thérapeute n’appartiennent pas à la même culture, le thérapeute connaît bien la culture de J’ethnie du patient et l’utilise comme levier thérapeutique (.j. 3. Métaculturelle : le thérapeute et le patient appartiennent à deux cultures différentes. Le thérapeute ne connaît pas la culture de l’ethnie du patient – il comprend, en revanche, parfaitement le concept de « culture » et l’utilise dans l’établissement du diagnostic et dans la conduite du traitement » (p. 11- 12)

Définitions de l’ethnopsychanalyse et de l’ethnopsychiatrie :

Du point de vue de la terminologie, l’usage a parfois réservé le terme d’ethnopsychanalyse à la théorie et à la méthodologie, et le terme d’ethnopsychiatrie à la pratique. Parfois, on utilise le terme d’ethnopsychothérapie plus conforme à la réalité de cette pratique, l’ethnopsychiatrie étant une psychothérapie d’orientation psychanalytique. Le terme d’ethnopsychiatrie englobe l’ethnopsychanalyse et les autres courants, qui à partir de l’ethnopsychanalyse, élargissent ses intérêts à d’autres champs (autres psychothérapies, chimiothérapie_).

* Théorie et méthode

Définitions du complémentarisme :

Par définition, l’ethnopsychiatrie est une pratique psychothérapique qui s’appuie de manière complémentariste sur deux corpus, celui de la psychanalyse et celui de l’anthropologie. L’ethnopsychiatrie a été construite à partir d’un principe méthodologique, c’est là une de ses originalités : « le complémentarisme n’est pas une « théorie », mais une généralisation méthodologique- Le complémentarisme n’exclut aucune méthode, aucune théorie valables – il les coordonne » (Devereux, 1972,

p.27) 8 . H est vain d’intégrer de force dans le champ de la psychanalyse ou dans celui de l’anthropologie exclusivement certains phénomènes humains. La spécificité de ces données réside justement dans le fait qu’elles nécessitent un double discours qui ne peut être tenu simultanément : « une pluridisciplinarité non fusionnante, et « non simultanée » celle du double discours obligatoire » (Ibid.., p. 14),

Ce double discours conditionne l’obtention de données « ainsi, lorsque l’explication sociologique 9 d’un fait est poussée au-delà de certaines limites de « rentabilité », ce qui survient n’est pas une « réduction » du psychologique au sociologique, mais une « disparition » de l’objet même du discours sociologique » (Ibid., p 25 » Et il en va de même pour l’explication psychologique. Mais la question, posée ici, est comment prendre successivement deux places différentes par rapport à l’objet sans réduire l’une à l’autre et sans les confondre ? Un apprentissage de la décentration, au sens piagétien du terme, est ici nécessaire mais ardu, Il faut débusquer ces habitudes en sciences humaines qui tendent à ramener les données ‘a soi’ ou ‘a ce que l’on connaît déjà et à se méfier de l’altérité de l’objet d’étude. Car, si certains faits relèvent de deux discours complémentaires, ceci ne tient pas au fait lui-même mais à la démarche scientifique qui prétend l’expliquer.

Universalité psychique, codage culturel

Sur le plait théorique, il est un postulat sans lequel l’ethnopsychiatrie n’aurait pu se construire, c’est celui de l’universalité psychique, c’est-à-dire l’unité fondamentale du psychisme humain. De ce postulat découle la nécessité de donner le même statut (éthique, mais aussi scientifique) à tous les êtres humains, à leurs productions culturelles et psychiques, ‘a leur manières

de vivre et de penser, pour différentes et parfois déconcertantes qu’elles soient… (Devereux, 1970)10. Énoncer un tel principe peut paraître une évidence, les implicites de nombreuses recherches dites scientifiques menées hier et aujourd’hui sont là pour rappeler que ce principe théorique n’est pas toujours respecté. De même l’exclusion de fait de certains patients migrants des dispositifs de soins doit aussi nous interroger sur cette question.

Une autre caractéristique humaine universelle est bien entendu le fait que tout homme a une culture et que c’est peut-être cela qui fonde son humanité et son universalité (Nathan, 1990) 11 Travailler sur le particulier sans spéculer sur un universel, non connaissable d’emblée mais trop souvent inféré sans le détour du particulier, telle est une des approches de l’ethnopsychiatrie. L’universel devient alors un point asymptotique de la connaissance en sciences humaines.

* Technique

C’est sur ce principe méthodologique du complémentarisme que s’est d’abord construite la théorie de l’ethnopsychiatrie puis sa technique. La technique, elle aussi nécessairement complémentariste, est actuellement en construction. Cependant certains paramètres semblent maintenant bien établis (Moro, 1994 ‘ ) 12 : la nécessité d’un groupe de thérapeutes, l’importance de la langue maternelle du patient et surtout celle du passage d’une langue à l’autre, la nécessité de partir des représentations culturelles du patients.

NOTES

1 . Gresle F., Perdu M., Panoff M., Tripier P., Dictionnaire des Sciences Humaines, Sociologie, Psychologie sociale, Anthropologie, Paris, Nathan, 1990,

2. Anthropologue britannique considéré contme le fondateur de « L’anthropologie religieuse » (18322-1917).

3. Roheim G_ Origine et fonction de la culture (trad- fr-), Paris, Gallimard-, 1972 (oeuvre originale, 1943).

4. Tout particulièrement Totem et Tabou (l 912).

5. Cette perspective qui est celle de l’ethnopsychanalyse sera développée infra.

6. Devereux G., L’ethnopsychiatrie, Ethnopsychiatrica, 1978, 1, 1, 7-13.

7. A la place d’interculturelle, on dit aussi transculturelle.

8. Devereux G., Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flammarion, 1985 (oeuvre originale, 1972).

9. Devereux emploie souvent le mot « sociologie » dans son acceptation anglo-saxonne c’est-à-dire englobant l’anthropologie. S’il a parfois utilisé des données de la sociologie au sens strict, c’est surtout à l’anthropologie qu’il se réfère. Au regard de son oeuvre, les deux référents sont donc bien l’anthropologie et la psychanalyse contrairement à ce que le laisse penser certaines traductions.

10, Devereux G., Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1970.

11 – Nathan T., Le tronc d’arbre et le crocodile, Quelques aperçus techniques sur le fonctionnement d’une consultation d’ethnopsychiatrie, Projections. La santé au futur, 1990, n’l, 59-70.

12. Moro M.R Parents en exil, Psychopathologie et migrations, Paris, PUF, 1994

BIBLIOGRAPHIE

* Moro M.R, Parents en exil, Psychopathologie et migrations, Paris, PUT’, 1994.

* Moro M.R., Aspects psychiatriques transculturels chez l’enfant, Encyclopédie Médico-Chirurgicale, Paris, Elsevier, Psychiatrie, 37-200-G-40,1998

* Stork H., Enfances indiennes. Etude de psychologie transculturelle et comparée du jeune enfant. Paris, Paidos/Le Centurion, 1986.

* On peut aussi ajouter un très bon dictionnaire :

Gresle F., Perrin Patioff NI., Tripier P., Dictionnaire des Sciences Humaines, Sociologie, Psychologie sociale, Anthropologie, Paris, Nathan. 1990.

*PH, Service du Pr Ph. Mazet, CHLJ Avicenne, Bobigny

Quelques lieux d’enseignements

La plupart des enseignements d’anthropologie médicale accordent une place plus ou moins grande à la psychiatrie.

Certains lui consacrent une série d’enseignements , d’autres, plus modestement, lui réservent un cours. Nous avons donc sélectionné ici les lieux d’enseignements dans lesquels la part de l’anthropologie psychiatrique, de la psychiatrie transculturelle ou de l’ethnopsychiatrie était prépondérante.

Pour une liste plus détaillées de l’ensemble des enseignements d’anthropologie médicale en France on se reportera avec profit à l’article de S. Mulhern (1997) Courses in medical anthropology : T-rance. Anthropology &-,lvfctlicine, 4:2, 211-217, ou au numéro spécial sur l’ethnopsychiatrie du (_’arnetp. ,y, n’33, février 1998, coordonné par M.R. Moro

* Diplômes et formations Universitaires .

* Anthropologie et psychopathologie, CHU Pitié Salpètrière J.F. Allitaire & R. Rechtman (01 39 38 78 01)

* Psychiatrie transculturelle, CHU Bobigny (Université Paris XIII), Ph. Mazet & M.R. Moro et Séminaire d’ethnopsychiatre de Bobigny (Université Pans XIII), M.K Moro (01 48 38 77 35)

* DESS de Psychologie Interculturelle, Université Paris V, sous la direction de H. Stork et de Y. Govindama (0140 51 98 98)

• Séminaires de formation doctorale en anthropologie

• Médecine et subjectivité Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, F. Zimmermann & R. Rechtman

• Enseignement d’ethnopsychanalyse du Centre Georges Devereux (Université Paris VIII) T. Nathan

• Citons également le cycle de formation de psychiatrie transculturelle de l’Université Mc Gill à Montréal, dirigé par Laurence Mrmayer, et qui organise des sessions estivales.

Notes de lecture

J. GUYOTAT – Etudes cliniques d’anthropologie psychiatrique. 1 vol. Masson Ed. 1991

* La démarche anthropologique en psychiatrie perrriet de changer de perspective devant une situation clinique donnée puisque l’anthropologie appréhende l’homme dans toutes ses dimensions. Essentiellement comparative et différentielle, elle s’attache à saisir les différences entre les représentations du trouble mental, les théories étiologiques, les institutions destinées à le référer et le classer ou à repérer les invariants. Six grands thèmes ont été choisis pour illustrer cette démarche : Institution en psychiatrie, liens de filiation, référence puerpérale et procréation, événements de, maladies mentales ou non, suggestion et influence ou l’espace magique de la psychothérapie.

La démarche anthropologique est décrite à partir d’observations cliniques détaillées, d’inspiration psychanalytique, permettant d’aborder des problèmes concrets, par exemple :

- Troubles du lien de filiation dans les psychoses, à partir de la conception juridique et anthropologique de la filiation.

- Soins du patient en dehors de l’hôpital, institutions des secteurs et politique de santé mentale.

- Dépressions et psychoses du post-partum et nouvelles représentations et techniques en biologie de la reproduction. (J.G.)

SWAIN G. (1994) Dialogue avec l’insensé précédé de GAUCHET M. A la recherche d’une autre histoire de la folie. Paris, Gallimard.

* Les travaux de Gladys Swain et de Marcel Gauchet présentent la naissance de la psychiatrie au début du XIX’ siècle comme le révélateur, l’effet, mais aussi une source d’une « mutation anthropologique ». Il y a « rupture avec l’idée d’une folie complète, retranchant l’insensé dans l’imprenable et dérisoire forteresse de son délire » (p. XXXI). Désormais, « le fou est fou, mais il est en même temps mon pareil… Les leçons de cette ressemblance, deux siècles bientôt après, nous avons à peine commencé à les tirer, même si elles ont déjà bouleversé notre rapport avec nous mêmes » (p. XXXV), D’ailleurs, cette « révolution des mentalités » est « un aspect particulier d’un phénomène beaucoup plus large, qui a touché le statut des infirmes de la communication en général. Le fou, certes, mais aussi l’aveugle, mais aussi le sourd muet, mais aussi, le dernier, et avec le plus de résistance, l’idiot » (p. 111). Entre 1770 et 1840, ils cessent d’être « symboliquement réputés exclus de l’humain de par leur impuissance à la réciprocité » (p. 112). Lorsque le mouvement critiquå et en particulier Michel FoucaWt décrivent cette période comme un renforcement de l’exclusion, ils sont pris dans une « machine infernale de la méconnaissance » qui les conduit à ne pas voir que notre société « qui a la phobie de l’exclusion est une société de l’inclusion–mais qui tend à s’ignorer telle » et l’est devenue davantage au début du XIX’ siècle. (FC.)

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