Quels parents pour des enfants aux repères vacillants ?

Tahar BEN JELLOUN, (Entretiens Nathan, 14 octobre 2000)

Après Philippe Meirieu, on a le sentiment de ne plus avoir rien à dire ! J’avais toutefois pour ma part l’intention de parler d’une population dans une situation particulière, qui vit dans la rupture et le désarroi. Je veux bien entendu parler de la population immigrée qui, il y a vingt ans, n’était pas encore visible dans la société. Je me souviens d’ailleurs du moment de sa réapparition : au mois d’août 1973, lorsqu’un malade mental algérien a poignardé un chauffeur d’autobus. Le lendemain, quinze Maghrébins étaient assassinés dans les Bouches-du-Rhône. C’est à partir de ce moment que les médias ont découvert qu’il existait en France quatre millions d’étrangers.

Un sentiment d’échec :

A partir de 1974, époque du regroupement familial, on a découvert que cette population pouvait faire des enfants. Je pensais que 25 ans après, on pourrait imaginer un projet pour cette nouvelle génération, issue de ces familles mais non immigrée. Je ne parlerai donc pas ici des immigrés mais des enfants d’immigrés qui, eux, sont nés ici et ont donc leurs racines dans ce pays, même si on leur a donné une mémoire fantôme, celle de leurs parents. Le problème de la violence est vécu de manière silencieuse et n’apparaît que sporadiquement, notamment dans les relations entre la population immigrée et l’Ecole.

Dans ces familles coexistent deux visions du temps et de l’être. Il existe une disparité entre ceux qui ont une relation puissante et symbolique avec leurs racines et ceux qui ne savent pas bien où se trouvent leurs racines et leur identité. Les parents sont quelque peu fatalistes et résignés. Ils ne se sont ni révoltés, ni intégrés. Ils assistent, impuissants, à la perte symbolique de leur progéniture, à la destructuration de la famille et du clan, à la perte de ses repères et à l’affadissement de sa culture. On a parlé tout à l’heure des enfants perdus. Or cette idée de la perte est fortement présente dans ces familles, bien qu’elle ne soit pas exprimée. Il y a toujours un espoir de récupération, et une compensation symbolique a lieu, par exemple par des voyages annuels dans le pays d’origine. Ces voyages sont toutefois vécus différemment par les parents, qui tentent par là d’enseigner le pays aux enfants, et par les enfants, pour qui il s’agit avant tout d’un lieu de vacances.

Il y a dans ce malheur silencieux, dans le visage de ces pères retraités, une mélancolie. La tradition et le rêve sont rompus. Et c’est là que se trouve pour eux le désastre, dans l’attraction irréversible pour une autre culture, une autre façon d’être et de se conduire avec les parents. Dans ma famille, le respect des parents est essentiel et j’ai pour habitude de baiser la main de ma mère et de mon père. Je me souviens ainsi de mon entrée à l’école primaire. Le premier jour, j’ai baisé la main de l’institutrice, qui a été très surprise. Ce respect dans lequel j’ai été élevé, les parents immigrés ont du mal à le transmettre parce que eux-mêmes ne sont pas respectés par leurs enfants. L’éducation a été détraquée à cause de l’exil, qui n’a pas permis de retrouver ici une compensation positive.

Le rôle de l’Ecole :

Un travail reste certes à faire pour changer les images et les mentalités et pour accepter l’idée d’une Europe où le mélange est source de richesse. Il faut lutter pour que le racisme soit battu par l’énergie vitale de centaines de milliers d’enfants à la peau brune, d’une jeunesse qui ne supportera pas d’être traitée sans dignité. Cette jeunesse optimiste n’a pas la vie facile. Je la qualifie pourtant d’optimiste car elle ne voit pas son avenir ailleurs. Pour elle, sa place est dans cette société. Il y a entre 1 et 1,2 million d’enfants de parents immigrés et portant la nationalité française, décidés à participer au projet de cette société. Cette population impatiente et vive a cependant quelques problèmes avec l’Ecole.

L’Ecole française accueille tout le monde de manière égale et je lui rends hommage. Elle ne fait aucune discrimination. Il est important de le signaler. Les problèmes viennent souvent plus de la concentration de la population immigrée dans des zones mal aimées que l’on appelle des ZEP. On envoie souvent dans ces zones des enseignants débutants et qui ont du mal à faire leur travail dans un univers de désordre et de turbulence. Ils n’ont pas été culturellement préparés à affronter cette population particulière. Si le Ministère accorde une prime annuelle à ces enseignants qui acceptent de partir dans ces zones à risque, cela ne remplace pas la motivation nécessaire pour être en symbiose avec des enfants qui demandent plus que les autres à l’Ecole. En effet, pour ces enfants, le foyer n’est pas un lieu où l’Ecole trouve son prolongement.

Les parents ont une conception de l’Ecole quasi religieuse. Pour eux, il s’agit d’un lieu sacré. Et le professeur est également quelqu’un de sacré car c’est lui qui éduque l’enfant. L’éducation traditionnelle du père et de la mère consiste à apprendre aux enfants les valeurs essentielles de la vie en commun et le savoir est dispensé à l’Ecole. Ces parents sont souvent analphabètes mais ne sont pas sans culture. Ils ont toutefois des difficultés pour prolonger le travail de l’Ecole parce qu’harassés par leur travail. Qui peut dans ces familles surveiller les devoirs ? Ce n’est ni la mère, qui passe sa journée à travailler à la maison et qui ne sait pas lire, ni le père qui rentre de l’usine fatigué et qui lui aussi est souvent analphabète. C’est donc souvent le grand frère ou le cousin qui suit l’enfant mais ce n’est pas suffisant. Il y a un décalage culturel entre deux univers, décalage qui commence avec la langue.

L’échec scolaire :

J’ai l’exemple dans ma famille d’une mère de soixante ans qui retourne aujourd’hui à l’école pour apprendre le français et pouvoir ainsi communiquer avec ses enfants. Les parents sont en effet contraints de se débrouiller avec le peu de mots de français qu’ils connaissent pour communiquer avec leurs enfants qui, pour se démarquer d’eux, parlent en français. Les enfants n’acceptent pas que leurs parents soient travailleurs immigrés. Ils ne veulent pas leur ressembler et revendiquent ainsi par la langue le fait qu’ils vont à l’école. Il y a ainsi d’un côté l’Ecole et de l’autre la puissance de la télévision avec ses images d’une société développée dont ils font partie. Les parents ne peuvent concurrencer ces représentations. La culture des parents est une culture rapportée, faite de petites choses, mal structurée, et ceux-ci, en dépit de leur volonté, ne parviennent pas à la communiquer à leurs enfants. Le dialogue est difficile. Alain Bentolila parlait ce matin de  » parler juste  » mais comment parler juste lorsqu’il y a un tel décalage et une telle concurrence de l’environnement social ? On peut certes séduire les enfants par les rituels et les fêtes, mais il est souvent impossible de les séduire par la langue, qu’ils refusent. On peut également les séduire par la religion mais il y a là un danger parce que la transmission de la religion de manière ébréchée peut déboucher sur une mauvaise compréhension et une mauvaise assimilation.

Ce désarroi familial rejaillit sur les rapports des enfants avec l’enseignement et explique pour partie l’échec scolaire. 4 % seulement des enfants d’immigrés arrivent à l’Université. Et je n’ai pas les chiffres de ceux qui en sortent ! Ce chiffre donne l’ampleur du handicap. A classe sociale et économique égale, c’est-à-dire dans les familles d’employés ou d’ouvriers françaises, 25 % des jeunes arrivent à l’Université. De même, si l’on a le même taux de délinquance dans les deux catégories, le taux de mise en examen est supérieur pour les enfants d’immigrés. La population d’origine immigrée est plus nombreuse que la population d’origine française dans la maison d’arrêt des Baumettes de Marseille. Et 80 % des jeunes, dans cette maison d’arrêt, sont immigrés d’origine. La seule satisfaction que l’on puisse tirer de ces statistiques est que souvent, ces jeunes ne sont pas en prison pour des délits graves. Toutefois, elles traduisent un échec manifeste dans l’éducation. L’Ecole n’a pas réussi à faire de ces jeunes des citoyens à part entière, d’où des ratés dans le processus d’intégration, aggravés par les discriminations à l’embauche.

L’échec des enfants est vécu par les parents comme leur propre échec. Et ces parents ne sont eux-mêmes pas un idéal pour leurs propres enfants. L’image du père, dans ces familles, n’est pas valorisée. L’enfant va ainsi trouver ces idéaux dans la rue, à la télévision, ou éventuellement à l’école s’il a la chance de tomber sur un enseignant en symbiose avec lui. La France, contrairement à l’Angleterre ou à l’Allemagne, est une société intégrationniste. Elle a déjà intégré de nombreuses populations immigrées, notamment celles d’origine européenne appartenant à la sphère judéo-chrétienne. Avec les Maghrébins, la résistance est plus grande à cause d’une histoire commune encore mal digérée et à cause de l’islam ou tout au moins de l’image que certains extrêmistes ont donné de cette religion. L’éducation ne peut pas mettre entre parenthèse cette part essentielle de la mémoire que chaque être porte en lui. Edmond Jabès, un poète juif égyptien, disait qu’à l’âge de chaque juif, il fallait ajouter deux mille ans, ce qui est valable pour toutes les cultures ancestrales.

Conclusion :

La France doit reconnaître qu’il y a eu un déficit énorme dans sa politique d’immigration. Cette dernière n’a jamais eu droit à une vraie réflexion, ni à une vraie politique autre que répressive. Ce sont ainsi souvent les Ministres de l’Intérieur qui se réunissent à l’échelon européen pour discuter des problèmes d’immigration et jamais les Ministres des Affaires sociales. Il faudrait en outre chercher à favoriser l’entrée pleine et entière de cette population dans le système éducatif en réfléchissant notamment à ses handicaps. L’intégration, enfin, doit être précédée par la reconnaissance. Cette population doit être reconnue, non seulement au plan de ses droits mais aussi au plan de son histoire et de sa mémoire. La génération immigrée est mélancolique. La tristesse se voit sur les visages de tous ces pères retraités. Ils ont le visage défait par une vie qui n’a pas été tendre pour eux et qui ne s’annonce pas tendre non plus pour leurs enfants, ceux-ci n’ayant pas réussi. Réussir signifie participer pleinement à la société, avoir une place à l’Université et dans le monde du travail, c’est-à-dire s’intégrer.

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