Olivier DOUVILLE : Psychologue clinicien, maître de conférences en psychologie clinique, université de Paris X-Nanterre, directeur de publication de la revue Psychologie clinique.
Ville-Ecole-Intégration Enjeux, hors série n° 6, décembre 2002
Notre apport est celui d’un psychanalyste qui tente, à partir de sa pratique avec des filles et des garçons présentant des difficultés dans leur scolarité, de comprendre ce qui peut être en jeu pour des enfants issus de l’immigration dans leur rencontre avec l’institution scolaire.
Nous disons d’emblée, et dans une généralisation nécessaire, que la question de l’intégration scolaire des enfants issus de l’immigration gagne à être pensée à partir des enseignements de la clinique ; mais la réponse que nous pouvons apporter à quelques difficultés repose aussi sur des choix politiques qui restent nécessairement extérieurs à ces enseignements. Tout le débat, fort connu maintenant, que nous avons entretenu avec les dérives culturalistes et ghettoïsantes de l’ethnopsychiatrie en témoigne amplement.
Nous partirons alors d’un rappel indispensable. Loin de considérer comme inévitable l’inadéquation des institutions d’enseignement aux enfants issus de l’immigration, nous accorderons en revanche une valeur de symptôme à cette fièvre de dénonciation assez présente chez les tenants des démarches culturalistes. De plus, nous affirmons qu’une des missions de l’école est bien d’ouvrir l’enfant à une certaine indétermination identitaire, condition nécessaire à sa participation active dans une société laïque et démocratique.
Autant dire que le repli communautariste, affectant des pans impor-tants de la population française et réclamant comme un droit, voire une nécessité de survie, un repli identitaire souvent « victimisé », nous semble une réalité politique suffisamment grave et dangereuse pour n’avoir pas envie de la promouvoir dans nos cités ou de la légitimer au sein de nos institutions de droit commun. L’idée même d’une école transculturelle ou pluriculturelle appartient pour le moment à une forme de gadgétisation bien pensante de nos habitudes intellectuelles ; et souvent, trop souvent, les médiations ethnocliniques (qui font la part belle aux interprètes, lesquels le plus souvent ne sont pas des cliniciens) soignent la gêne ou le scandale que représente l’enfant en échec pour sa communauté familiale et pour l’institution scolaire, bien davantage qu’elles ne se rapprochent de la vérité de l’enfant, de sa façon propre de construire des identités à venir, non closes, non rituelles, non programatiques.
Non que nous devions alors oublier de poser questions et de porter critique à certains dogmes intégratifs, à vrai dire peu respectueux de ce qu’un enfant apporte avec lui. Serait-ce respecter l’enfant que de faire lettre morte des références dont il est porteur ? Que ses références nous semblent, en un premier lieu et en un premier temps, appartenir à un champ qui serait celui de l’étrangeté culturelle n’a rien pour surprendre. Certains psychanalystes n’ont pas désiré en rester à ce point. Il fallait penser le sujet dans sa tension, dans son devenir, dans son aventure d’exil. Il y a en effet deux types de compréhension et de fonction de l’exil. Bien sûr, il y a toujours le déplacement de l’origine, et nous récusons sans lésiner toute modélisation ethnoclinique qui fait de l’exil un trajet défectueux ou perdu d’avance. Dans une autre perspective, l’exil peut être le nom du sacrifice de l’homme à sa propre existence, qui met à mal ou en urgence d’uvre la capacité de subjectivation. Et, d’un point de vue psychanalytique, nous ne pouvons que distinguer l’étrangeté et l’étranger. C’est que la psychanalyse subvertit les frontières du dehors et du dedans. Elle boude cette topologie sommaire ; et dès son départ – Le Complexe d’autrui de Freud, 1895 (1) -, elle ne fait pas de l’étranger un dehors éternel, mais un intime énigmatique. L’autre touche ce point névralgique où l’identité est produite comme lien et montage entre le sujet et l’absolu qu’il se donne.
Nous avons vu la différence qu’il y a entre une définition purement administrative (ou politique) de l’exil et la compréhension clinique des incidences de cette expérience d’exil, définie comme ce qui livre l’être à l’épreuve du « non-lieu ». L’exil, avec sa dimension de « non-lieu », est occasion pour un certain nombre de sujets, étrangers ou nationaux, de vivre une hantise d’anéantissement de ce qui permet de repérer et de poser à nouveau la coupure et le lien entre moi et autrui. Les variations sensibles de ce mode d’exil : errance, bannissement, sont de trop parlants exemples d’une hantise qui saisit celui qui fait de son corps le lieu même de l’être étranger ; comme s’il n’avait d’autre choix que de redoubler la représentation vécue : être-étranger, au point de le devenir. Ainsi de certaines paternités en exil ou de certaines conduites adolescentes impuissantes à faire passage entre les ritualités psychopathologiques et l’invention d’une mise en lien et en lieu.
Face à ces ruptures, ces passages et parfois ces franchissements que l’exil provoque, toute anthropologie clinique qui fait fi de la dimension du fantasme – cet axiome d’un rapport spécifique au désir – pour ne vouloir objectiver ou instrumentaliser que les écorces formelles faites par les représentants/représentations communes devient caduque. Nous avons à nous interroger, confrontés aux incidences cliniques de l’exil sur la capacité pour chaque subjectivité, dans sa singularité, de créer cet espace d’illusion où s’inventent et parfois s’expérimentent des mises en récits de la séparation, du déplacement et de la retrouvaille, au risque parfois de réveil d’un archaïque, porteur d’angoisse ou de honte. L’ouverture du champ des cliniques des effets de l’exil, dont nous fûmes, avec Benslama, Natahi, Benchemsi, Cherki et quelques autres, un des théoriciens, nous a vite permis de comprendre un fait essentiel et perdu de vue par les culturalismes. Je le résume ainsi : ce qui fait obstacle à l’intégration scolaire d’un enfant n’est pas objectivable en une mesure de la différence culturelle conçue en termes de différence de langue, de systèmes familiaux, de valeurs, de murs, etc.
La différence est là, mais avec quels outils la mesurer et comment la penser ? Il est des différences qui laissent indifférents, d’autres pas. Il est des intégrations qui se font en dépit de grandes disparités dans les univers culturels en présence et d’autres non, pour une raison qui tient à la persistance de formes d’« antagonisme », de difficultés collectives à accepter que tel ou tel enfant, telle ou telle famille soient héritiers et porteurs d’une mémoire qui met en émoi et en péril les vux d’amnésie consensuelle. L’obstacle provient plus précisément du déni et du non-accueil portant sur ce qui, dans l’histoire du groupe familial dont est issu le jeune, peut faire violence aux silences et aux idéologies dominants. L’expérience pédagogique montre, au demeurant, d’assez juste façon comment le fait de réinstaurer, dans des protocoles d’apprentissage commun, des références culturelles historisées permet aux enfants issus de la colonisation et de la migration de surmonter des inhibitions à apprendre et à communiquer. Je pense ici aux groupes de parole ou de lecture qui savent mentionner la vie des parents maghrébins ou africains autrement qu’en chantant les charmes du désert ou les merveilles de la forêt « initiale ».
C’est bien le transfert sur quelque chose d’étranger : l’enseignant, mais aussi la langue de l’école, qui fait rupture avec tous les folklores familiaux et tous les babillages claniques, qui est-ce sur quoi repose l’acte d’enseigner. Encore faut-il que les conditions de cette transférabilité soient, ne serait-ce qu’a minima, respectées, c’est-à-dire que l’enfant ait pu aussi se sentir reconnu, accepté avec la violence et les énigmes des histoires qui ont traversé sa famille. Il n’est en rien étonnant alors de constater que des formes exacerbées de résistance à l’offre d’enseignement peuvent céder si, au clivage qui oppose l’enfant pris dans son histoire et/ou dans la nostalgie parentale, succèdent des dispositifs de médiation non contraignants. Des disposi-tifs qui respectent la fonction inévitable de passeur d’espaces de langues et de cultures que pourrait être aussi tout enfant dans notre modernité si paradoxale : à la fois repliée sur elle-même et complète-ment transculturelle.
En ce sens, pouvoir apporter à l’école française un peu de son histoire et pouvoir la faire entendre est une de ces conditions qui prépare au transfert nécessaire à tout apprentissage. Plus encore, pouvoir entendre d’autres parler des silences et des violences de l’histoire – ce qui n’est pas la même chose qu’un repli dans une stigmatisation identitaire subie, prescrite ou revendiquée – est pour le sujet d’un grand secours. Il participe alors à un tissage ouvert qui tresse des mémoires et des possibles. La migration du père devient alors un élément d’une histoire plurielle qui concerne plus d’un homme, plus d’une femme et plus d’un pays. L’effet désinhibiteur est encore plus net si ce passé concerne des violences et des guerres d’indépendance. Sans pour autant verser dans le folklore morbide de la repentance systématisée, il faut considérer l’énorme difficulté du discours culturel et politique français à reconnaître les torts faits à des peuples colonisés.
La très grande majorité des parents voire des enfants venus d’ailleurs que nous rencontrons ne reçoit pas la culture européenne et française uniquement en arrivant ou en naissant ici. Il y eut en terre d’origine une élaboration du déplacement, une présence de l’ailleurs et de l’étranger qui a pu faire irruption puis inscription dans l’histoire collective ou généalogique (idéaux amenés par l’école française au pays, parents ou grands-parents tués par les Français dans le cas des guerres coloniales, par exemple). La colonisation fut, pour beaucoup, un arrachement, une expatriation au pays même. L’ailleurs captateur que la France pouvait représenter dans les idéaux, les nostalgies ou les traumas familiaux fut une représentation souvent déterminante dans les histoires de migrations que le clinicien rencontre ici. Cette place joue sur le lien que des sujets entretiennent avec la nostalgie de l’origine et sur les modes de relations ou de non-relations qu’ils entretiennent vis-à-vis de ceux des leurs restés sur place, au pays.
Des effets de silence ruinent des métaphores et des récits de passage. Osons un schématisme : lorsque ce que l’enfant a de potentiellement étranger (soit une autre posture par rapport à la langue française) est réduit à rien, il s’en déduit des effets de clivage qui obèrent lourdement les possibilités non seulement de s’affirmer à l’école, mais de faire lien avec des indéterminations à construire, nécessaires et porteuses de créativité potentielle.
Revenons à ces difficultés que présentent certains enfants issus de la migration à trouver, entendre et utiliser des « mots » pour dire leur situation d’« entre-deux ». S’agit-il de dire qu’une réalité clinique, pour peu qu’elle soit enrichie de facteurs interculturels, pose davantage de problèmes qu’une autre ? Les questions alors se multiplient et devien-nent heureusement encore plus complexes dès lors que l’on prend en considération le fait que les enfants (ou les petits-enfants) de migrants qui viennent adresser une demande d’écoute et de soin sont loin de présenter des symptomatologies ou des modalités cognitives analogues à celles en cours (ou qui étaient en cours) dans le pays d’origine de leurs parents. Parce qu’ils sont nés et furent élevés ici, ces enfants sont dans des problématiques de métissage culturel et d’entre-deux. Souvent, ces jeunes ne parlent plus la langue d’origine, ils ne sont pas concernés par le sens des rituels corporels que les parents leur prescrivent. Ils ne sont plus des sujets de culture traditionnelle à part entière.
Je prendrai maintenant un exemple clinique que connaissent bien les enseignants et les psychologues scolaires, celui du mutisme des enfants de migrants. Il faut repérer le sens de ce mutisme, qui vient répondre et ordonner les rencontres cliniques fines et bellement relatées. C’est une terrible bévue de « psychiatriser » le silence des enfants de migrants (un symptôme bien connu des éducateurs et des psychologues scolaires) en en faisant un symptôme qui relèverait de l’abord psychiatrique (ou ethnopsychiatrique) de l’autisme. On voit mal quel projet clinique pour-rait découler de cette dramatisation. Dans le mutisme que présentent ces petits passeurs d’entre deux rives, il s’agit d’un silence qui a du sens pour l’économie dipienne du sujet. C’est un repli pour ne pas trahir ayant comme but de maintenir l’amour narcissique qu’un des deux parents porte à l’origine. C’est une mise à l’abri du champ de la parole, non un refus des enjeux éthiques de la parole. Des enfants se taisent pour dire l’épuisement qu’ils éprouvent à être écartelés entre les exi-gences de la famille et celle de l’école. Le mutisme est une mise en échec transitoire des jeux de translations et de traductions entre l’origine et l’accueil. Il est stase devant l’enjeu que représente la traversée des altérités. Mais il recouvre un travail psychique. S’interroger sur les « sorties » de mutisme est salutaire. Nous entendons alors des paroles non pas balbutiantes, mais étonnement travaillées et traversées par des montages de lieux, d’altérité, presque porteuses de récit et de narrativité, comme si l’enfant avait appris « en douce » à se représenter dans ce moment d’« entre-deux » qui est le sien, et qui n’est pas directement celui des parents, ni même celui de ses petits condisciples de « même culture » ou de « même origine » que lui.
Il est vrai qu’avec le mutisme de l’enfant coïncident souvent des renoncements chez les parents à déplacer et à partager des traces mné-siques de l’origine. Tant qu’ils sont nostalgiques ou brisés, il est très souvent difficile à ces pères ou à ces mères de redonner ailleurs, ici en France, présence à leurs souvenirs et à leurs rêves. Des morceaux de son et de sens ne semblent plus encryptés que dans un « là-bas » impos-sible à partager avec un enfant qui, lui, est né ici. L’exil est ce temps de la lésion, cette épreuve insensée qui leur a volé quelque chose, tout comme l’école vole l’enfant aux mères … Le mutisme peut alors être analysé comme une forme de phobie, en tant qu’il serait une réponse à l’angoisse de séparation. Les racines corporelles et pulsionnelles du mutisme se figurent en cette bouche sur elle-même scellée et dévorant les paroles encloses entre lèvre et lèvre. Refus du bouche à oreille, certes, mais comment supporter de se mettre à parler dans un monde où les langues sont en clivage, comme soutenues par des injonctions contradictoires ? Le mutisme dénoncerait les paroles factices et opératoires, appelant une nouvelle mise en récit des lieux, des liens et du généalogique. En ce sens, ce rien de la parole est un reste de parole qui attend de nouveau la voix qui remémore et qui déplace les traces de l’origine. Fonction donc de ce mutisme : remettre en chantier les espaces de transition et de traduction.
À l’école, le savoir qui se transmet peut apparaître comme concurren-tiel avec les savoirs et les logiques propres aux cohérences culturelles considérées. Nous ne plaiderons pourtant pas pour une logique des oppositions frontales et des césures frontalières. Si nous tenons à dire que, pour certains enfants, acquérir les codes culturels donnés par l’école, ce serait trahir, c’est aussi pour souligner à quel point l’école qui demande aux enfants d’apprendre, leur demande aussi de traduire, voire de perdre un capital déjà là. Or la mythologie enseignante à l’école, au collège, au lycée et jusqu’à la faculté, présente l’acquisition du savoir comme un gain, alors que toute acquisition doit se doubler d’une perte et d’un renoncement. Tout travail psychique d’initiation, et en particulier la lecture et l’écriture, méritent une attention particulière, parce que les points de butée qui s’y font jour révèlent le moment où le sujet sait, même s’il n’est ni bon écrivain, ni bon lecteur, que lire et écrire ne sont pas des actes qui peuvent tirer à conséquence et qui peuvent représenter une menace. L’école intime à l’enfant, à l’élève, une réappropriation du corps et du langage en dehors des babils familiaux, une prise de distance des romances familiales.
C’est également le lieu où vivent et se côtoient des tranches de plus en plus larges de la population qui souffrent de ne plus croire en la capacité de métamorphose du langage, et de ne pas pouvoir passer le pas entre le sentiment du corps en tant que propriété et l’exigence d’avoir un corps comme responsabilité. Ces jeunes ont les moyens d’alerter sur ce délabrement du lien social qui les affecte, quand l’école leur demande de se subjectiver, c’est-à-dire de prendre la parole et de se présenter avec une certaine dose de fierté non crétinisante au monde, avec le corps qui est le leur. Qu’est-ce au fond que cette injonction salutaire à laquelle tout écolier est soumis, cette injonction de déplacer « la voix de la mère », d’accepter que le monde ne soit plus présenté au sujet, ni le sujet présenté au monde, par cette « voix de la mère » ? Il est pour chaque apprentis-sage digne de ce nom, c’est-à-dire digne de modifier les rapports du sujet à sa langue et à autrui, des deuils à faire et des adresses à trouver. Apprendre le langage parlé nécessite l’abandon d’un certain enchante-ment du monde par les voix familières, trop familières. Apprendre à se représenter par la parole suppose donc de ne plus être le fruit, l’enjeu ou le trésor du maternel de la langue. Mais ce détachement est sans fin un arrachement si la perte (toute relative) de cet imaginaire du corps qui était charrié par les premiers échanges langagiers ne débouche sur rien. Ainsi, certains enfants qui ne peuvent pas se débrouiller avec de l’écrit et se retrouvent pour cette raison dans de grands échecs scolaires ne se privent pourtant pas d’apprendre. Ils emmagasinent du savoir, du son des noms de choses, et peuvent y trouver du plaisir, mais ils ne passent pas au mode écrit, comme si, pour eux, les mots étaient des émotions vocales, sensées, mais que la disjonction de la main et du regard, dis-jonction que suppose l’écriture (on cesse de voir avec ses mains pour tracer ce signe de l’absence de la chose que sont les lettres), ne pouvait être obtenue. Écrire, c’est perdre de vue l’impact de la voix de la mère sur le monde des choses.
De fortes angoisses matricides sont donc suscitées par chaque appren-tissage digne de ce nom. Ce qui est de structure. Ce qui, en revanche, est de symptôme – et nous rencontrons là des phénomènes bien plus préoccupants que ce qui vient juste d’être décrit – est que deux formes de supposition enkystées viennent à se doubler, en impasse : la supposition que fait l’enfant que ce que demande la mère est qu’il prolonge le rêve nostalgique d’une origine intacte ; la supposition que fait la mère que le Savoir et les altérités que l’enfant est voué à découvrir font de lui un sujet étranger, perdu – cette supposition devenant une hypothèse mortifère. La clinique nous apprend à quel point peut être fréquente une forme de modalité résolutoire de cette surdétermination pour nombre d’enfants africains. Mutiques, ou semblant voués à un ailleurs plus radical encore que l’ailleurs de l’exilé, ces enfants, auxquels est déniée toute potentialité d’invention de leur enfance dans les espaces contemporains, peuvent être qualifiés d’« enfants-ancêtres », catégorie ethnographique précise dont il est fait, en banlieue parisienne et dans des consultations spécialisées, un usage abusif. Ces enfants que nous n’aurons jamais la faiblesse de réduire au cliché ethnologique qui les accable, cliché parfois hautement appris par les familles en exil, sont, répétons-le, pris dans un dilemme qui est de structure.
Lorsque nous avons eu, face à nous, certains de ces enfants, nous n’avons en aucun cas fait montre de l’espoir insensé de prescrire des rituels à ceux qui ne les auraient pas accomplis. Ce n’est guère davantage notre optique de confondre théâtralisation rituelle des opérateurs psychiques et subjectivation de chacun. On sait bien qu’il ne suffit pas d’accomplir un rite pour aller mieux, même sous le coup d’une injonction thérapeutique. Cliniciens, nous ne négligeons pas de saisir le sujet dans ses appartenances culturelles, mais comme on le fait de grandes catégories qui laissent filtrer un récit à venir pour chacun. Nous axons alors notre clinique sur une clinique de la filiation et de la transmission, évoquant comment chacun, lorsqu’il est donneur et passeur de vie, réécrit, par ses choix et aussi par ses symptômes et ses actes, les figures mythiques qui renferment l’énigme de l’origine et la force de la transmission. Il convient de reconnaître et d’entendre qu’il y a une disjonction entre les lois du lignage et les opérations psychiques accomplies à chaque génération pour créer et penser du lien, pour mettre en place de nouveaux lieux et de nouvelles appartenances. S’indique alors la figure de l’enfant comme lieu de retour du mythe familial. La violence est ici de confondre mythe familial et mythe tribal et d’interpréter le premier comme un avatar du second.
À l’école, donc, de savoir éviter deux écueils. Le premier est d’oublier d’accueillir ce qui vient d’ailleurs chez l’enfant, au risque de favo-riser des clivages et de réduire le jeune à errer entre deux langages : celui de l’institution qui ne permet aucune saisie de soi, et celui d’une nostalgie maternelle qui voue le plus souvent l’enfant à une forme de position sacrificielle vis-à-vis des trames les plus funestes de l’ancestralité. Il faut rappeler avec force que ni l’un ni l’autre langages ne sont porteurs de signifiants avec lesquels l’enfant peut se construire.
C’est ici que le second écueil est à éviter. Il consiste à réduire l’enfant aux signifiants culturels par lesquels les parents expriment leur échec à faire passer de la vie psychique en terre d’exil ou à accueillir l’étrangeté de la vie psychique de leur enfant. De sorte que, si une médiation culturelle a un sens possible à l’école, elle ne peut jouer en prenant pour « argent comptant » définissant l’être du jeune en difficulté ce qui reste des systèmes étiologiques folkloriques par lesquels des parents déprimés et désemparés disent que leur enfant ne doit surtout pas sortir de l’origine, au point de le rendre captif de l’aspect archaïque de la dette originaire (c’est une fois de plus l’enfant ancêtre voué à être la toute propriété de l’ancêtre). Il est juste de reconnaître que notre pratique d’anthropologie urbaine, à Bamako ou à Dakar, nous a permis d’adopter cette position assez tranchée. Je suis parti d’un fait simple, presque « bête ». La production stigmatisante d’enfants ancêtres, voire (ce qui est une aggravation de cette stigmatisation) d’enfants sorciers (2). Les heurts culturels à l’école prennent souvent l’allure des nouveaux tribalismes compacts ou de l’affichage de son identité intemporelle contre le « un » institutionnel. Constater cela est aussi former le vu que cette grave question de l’ethnicisation à l’école puisse, sur le terrain, être dans certaines écoles, certains lycées ou collèges « en crise », l’ouverture d’une clinique psychologique avertie des dimensions anthropologiques des fondements et des crises de l’identité. C’est à grande vitesse que le psychologue scolaire, par exemple, quitte ou quittera ses bilans pour commencer à pratiquer l’art de donner lieu à l’« entre-deux » et à l’intermédiaire.
RÉFÉRENCES DE TEXTES D’OLIVIER DOUVILLE
« Santé mentale des migrants et réfugiés en France », avec J. GALAP, « Encyclo-pédie médico-chirurgicale », Paris, Elsevier, Psychiatrie, 37-880-A-10, 1999.
« Identités et cultures : la clinique du sujet », in COSTA-LASCOUX (J.), HILLY (M. A.) et VERMES (G.), éds, Pluralité des cultures et dynamiques identitaires. Hommage à Carmel Camilleri, Paris, L’Harmattan, 2000, collection « Espaces culturels », p. 167-180.
« Anthropologie et clinique, regards croisés à propos de l’adolescent “entre-deux” cultures », Adolescence, 2000, tome 18, 1, 35 ; « Psychothérapie 2000 », p. 321-342.
« Exclusion et errance », in LE ROY (J.) et SEN (K.) éds, Health Systems and Social Development : An Alternative Paradigm in Health Systems Research, Bruxelles, Publications de la Commission européenne, 2000, p. 55-62.
« Notes sur quelques apports de l’anthropologie dans le champ de la clinique“interculturelle” », L’Évolution psychiatrique, 2000, vol. 65, n° 4, p. 741-76.
« Notes à propos de certaines formes contemporaines d’accusation de sorcellerie enAfrique noire urbaine, au temps du SIDA », avec Jaak LE ROY, in F. SAUVAGNAT éd., Divisions subjectives et personnalités multiples, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Clinique psychanalytique et psychopathologie », 2001, p. 153-169.
« Démarches anthropologique et psychologie clinique : généralités », « Démarches anthropologique et psychologie clinique : aspects des enjeux actuels », in S. NET-CHINE éd., Psychologie clinique. Tome 1 : « Individu, sujet et société. Théories, pra-tiques et méthodes », Bréal, collection « Lexifac », 2001.
NOTES
(1) C’est en lisant attentivement la première partie de l’« Esquisse » que l’on voitdéjà, avec l’invention du complexe d’autrui, à quel point ces deux références (le point de vue neurologique et l’abord anthropologique) seront en chevauchement tout au long de l’uvre freudienne, ce qui explique entre autres, à l’autre bout pour les textes de la fin, la quasi-contemporanéité du Moïse et de l’Abrégé.
(2) Cf. sur ce point Douville et Le Roy, 2001.