Qu’est ce que la folie ? Conférence de M. Yves Buin, psychiatre hospitalier et le lycée Le Corbusier Samedi 10 Février 2001.

Dans le cadre du cours de philosophie sur l’inconscient psychique, les élèves de TS3 ont souhaité comprendre l’origine de la « folie  » : relève-t-elle du corps ou de l’âme ? Peut-on guérir de la « folie  » ? Quelles sont les thérapies proposées ?

Une rencontre a été organisée le samedi 10 février 2001, avec M. Yves Buin, responsable d’un service de pédopsychiatrie dans la région parisienne. Monsieur Buin est à la fois psychiatre et psychanalyste et c’est à la distinction de ces formations qu’il a consacré le début de son intervention.

La psychiatrie est une spécialité médicale. Après les 7 années de médecine et le concours d’internat des hôpitaux, suivent 4 années d’internat en spécialité à l’issue desquelles sont soutenus thèse et mémoire qui permettent de postuler la qualification auprès du Conseil de l’Ordre. Deux possibilités se présentent alors :

- soit la pratique libérale en secteur privé.

- soit la carrière hospitalière qui réclame d’être reçu à un concours pour être praticien hospitalier.

La psychanalyse n’est pas une discipline médicale. Pour être psychanalyste, il faut avoir suivi une psychanalyse personnelle qui est d’une durée indéterminée. Freud disait qu’elle était interminable. En fait cette analyse dure en moyenne entre 7 et 15 ans. Lorsque sa propre psychanalyse est suffisamment avancée, on peut postuler auprès des sociétés analytiques pour devenir analyste en formation puis analyste membre pouvant exercer.

Il n’y a pas obligation d’Etudes médicales : il s’agit de  » faire le ménage chez soi  » et de suivre des séminaires théoriques. On peut venir de n’importe quelle formation mais il n’est pas facile d’être accepté dans une société psychanalytique.

La psychanalyse est apparue à la fin du XIXe siècle, dans l’expérience assez exceptionnelle d’un homme qui est allé à la recherche de lui-même : Sigmund Freud. Il vivait dans une société extrêmement traditionnelle et antisémite, ce qui a bloqué sa carrière médicale. Il n’a pas pu devenir professeur de médecine comme il le voulait. Freud s’est installé comme neurologue et a constaté des impasses dans sa pratique. Il a suivi aussi à Paris les cours de Charcot à la Salpetrière et s’est intéressé particulièrement à l’hystérie, « grande maladie  » des femmes du XIXe siècle. Il s’est aperçu alors que dans la relation patient/médecin des éléments affectifs qui ne relevaient pas de la médecine organique devaient être déchiffrés.

C’est pour tenter de lever ces zones d’obscurité que Freud a inventé une méthode de déchiffrement : la psychanalyse qui a pris d’abord (et de manière unique dans l’histoire de la psychanalyse) la forme de l’auto-analyse. Freud était en relation avec Fliess, oto-rhino, qui avait décrit une névrose due à une affection du nez. Freud lui raconte sa vie et fait une psychanalyse « par correspondance ».

Freud découvre un système psychologique non réductible aux seuls processus cérébraux qu’il appelle inconscient. C’est un système à part qui est déterminant dans la vie psychique mais qui n’est pas situable. Il se manifeste par les rêves, les actes manqués, les lapsus, les manifestations impulsives. C’est un système qui fonctionne indépendamment du moi. C’est ce système qu’il faut approfondir par la psychanalyse. Freud met en place une technique d’associations libres dont l’interprétation permet de resituer le sujet dans sa trajectoire.

La psychanalyse est une discipline autonome qui emprunte aux sciences humaines comme l’ethnologie et la linguistique. L’instrument électif de communication humaine (a fortiori dans la psychanalyse), c’est le langage articulé. Des psychanalystes contemporains ont réussi à montrer que l’inconscient était structuré comme un langage : on repère l’inconscient comme un certain nombre de signes qui nous sont adressés et qu’on relie les unes aux autres. On comprend alors la « phrase  » qu’est en train d’écrire l’inconscient.

Les centres médico-psychologiques accueillent les enfants et les jeunes à leur demande, plus exactement à celle des familles : cela va du fils de polytechnicien à l’immigré clandestin. L’entretien peut s’arrêter à la suite du premier ou déboucher sur une proposition de suivi. Nous avons des entretiens tout à fait libres. Bien s ?r en psychiatrie infanto-juvénile (par exemple pour un enfant de 5 ans) nous voyons les parents.

Un enfant n’est pas dissociable de sa famille. L’être humain est en interaction permanente avec son milieu. Nous essayons de comprendre la complexité de certaines situations mais sans jugement moral, sans être des flics. Les gens ont, dans ces centres, une liberté de parole qu’ils n’ont souvent pas ailleurs. Un C.M.P. n’est pas l’antichambre de la folie mais un lieu ouvert avec une intimité et un secret professionnel tout à fait respectés.

Nous proposons des indications éventuelles. S’il y a des troubles du langage, nous conseillons un orthophoniste. S’il y a des troubles de la coordination psychomotrice, à un psychomotricien. Pour des troubles affectifs majeurs, alors nous adressons l’enfant à un groupe thérapeutique ou à un psychothérapeute en relation individualisée. Et le travail commence qui peut durer 3 mois comme 10 ans.

Il y a des cas plus lourds où il faut passer à une hospitalisation de jour, soit à temps complet, soit à temps partiel. Il y a des gosses qui vont à l’école et à l’hôpital. Quand un gosse va vraiment mal il peut être un temps séparé de sa famille soit pour aller dans un internat, soit pour bénéficier d’un placement dans une autre famille. Il existe des familles d’accueil, encadrées par des psychologues. L’enfant y retrouve un milieu familial sécurisant.

Mais ce n’est jamais irréversible : il ne s’agit jamais d’invalider les parents. Les enfants les aiment. Nous n’allons pas couper ce lien d’amour mais travailler avec les parents à le renouer dans de bonnes conditions. Nous sommes prudents. Nous ne sommes pas dogmatiques : nous tissons un projet et nous voyons s’il tient la route.

Notre hypothèse est celle d’une psycho-socio-genèse mais nous n’oublions pas non plus le corps car l’être humain est une unité assez indéfinissable. Il existe une organicité des processus mentaux. Par exemple, s’il y a un déficit enzymatique du cerveau, on est handicapé au niveau des processus cognitifs : intelligence, mémoire, connexions entre l’efficience opératoire des gestes. Mais la pensée ne se réduit pas au fonctionnement cérébral. Telle est la complexité de l’être humain. Il est au carrefour somato-psychique. Il n’y a pas de dualité corps/psychisme mais une unité. Le corps parle à travers nous. C’était une grande énigme pour Freud de savoir comment l’on peut passer des processus purement neurobiologiques de la pensée aux processus psychiques. L’être humain n’est pas qu’un être biologique. C’est quelqu’un qui peut souffrir, qui a des projets, qui peut retourner dans le passé et qui a des désirs. La psychanalyse s’est fondée parce que le désir vient de l’inconscient et qu’on ne le connaît pas. Tout le travail de la psychanalyse consiste à retrouver là où nous étions quand l’inconscient s’est constitué. C’est une prodigieuse histoire que chaque sujet peut vivre et qui n’est pas restituable comme ça.

Cela va des troubles du sommeil, au pipi au lit répétitif, aux troubles dysorthographiques ou à la phobie de l’échec. Mais cela recouvre aussi des symptômes beaucoup plus graves par exemple l’autisme et les troubles de la personnalité. Les troubles de la personnalité sont catégorisés mais il n’est pas sûr que leur définition soit si simple et si cadrée. Il y a 4 grands registres de symptomatologie qui s’organisent après en maladies. Mais peut-être serait-il plus adéquat de remplacer le terme de « maladies » par le terme « troubles mentaux » car il y a toujours réversibilité.

1) Registre des névroses :

Nous sommes tous névrosés car la névrose est un processus de défense pour s’adapter à la vie qui est extrêmement dure. Là où cela peut devenir l’objet d’un soin, c’est quand les processus de défense deviennent trop dominants et nous empêchent de mener une vie à peu près normale. Mais la névrose en soi n’est pas forcément quelque chose que l’on doive soigner. D’ailleurs on ne renonce pas souvent au bénéfice que l’on trouve dans sa névrose. Les névroses sont l’objet électif de la psychanalyse.

2) Registre des perversions :

La perversion est une névrose inversée très réussie parce que sa structuration a permis de faire disparaître l’angoisse. La perversion fonctionne par rapport à ce qu’on appelle l’instance de la loi symbolique : ce par rapport à quoi se structure le psychisme. C’est toujours par rapport à la loi symbolique que se définit l’être humain dans sa capacité à vivre ou non en groupe. La névrose est un processus de défense psychique d’adaptation. La perversion a le mÍme but sauf qu’elle permet de transgresser la loi et par-là supprime l’angoisse et la culpabilité.

3) Registre des troubles psycho-pathiques :

Ils sont divers et recouvrent tous les troubles du développement de la personnalité quant à la relation à l’autre : quelque chose entre névrose et perversion.

4) Registre des troubles psychotiques :

Les plus graves car ils atteignent la personnalité humaine c’est-à-dire la communication humaine. C’est un trouble majeur de la relation et du rapport au réel. Ils se rangent sous différentes catégories :

- il y a délire, là où il n’y a pas délire. Là où il y a hallucination ou pas.

- il y a trouble du rapport avec le réel ; perte du sentiment du réel lui-même. Dans ce cas, le monde est moi. Je suis le monde : il n’y plus de différenciation.

Des exemples : paranoïa et schizophrénie.

La paranoïa est une psychose qui s’est constituée sur l’interprétation. Le patient a une conviction invincible : il a toujours raison. S’il est convaincu qu’il est Napoléon, vous ne pourrez pas lui faire entendre raison.

La schizophrénie est la psychose la plus spectaculaire : il y a dissociation en soi entre la prise de conscience qu’on a du réel et le réel lui-même. Sorte d’indifférenciation entre le moi et le réel : je ne suis rien, je n’existe plus en tant que sujet.

Nous sommes inscrits dans une histoire avant de naître, ne serait-ce que celle de nos parents héritée de celle de nos grands-parents. Nous vivons aussi dans la civilisation occidentale qui s’est fondée sur des interdits :

- L’interdit de l’inceste : « tu ne coucheras pas avec ta mère ».

- L’interdit du meurtre : « tu ne tueras pas ton père ».

- L’interdit du cannibalisme : « tu ne dévoreras pas ton voisin ».

Qu’est-ce qu’un interdit ?

Ce terme renvoie à ce qu’on appelle le symbolique. Les êtres de langage manient une instance de symboles qui fondent la civilisation. Sans elle la vie n’est pas possible. Sans elle, c’est la guerre permanente et l’autodestruction de l’espèce. Mais comment se transmet le symbolique ? A priori l’espèce humaine est une espèce extrêmement fragile, « débile » au niveau biologique. L’homme met quatre ans à pouvoir se constituer une structuration qui lui permette d’être relativement autonome c’est-à-dire sujet ayant intégré les règles du groupe et terminé sa première maturation biologique. Par exemple, il acquiert la mémoire à la troisième année. Avant deux ans, nous n’avons pas de mémoire. Nous avons des traces mnésiques de notre vie néonatale mais elles ne sont pas verbalisables parce que les processus cognitifs qui permettent la connaissance n’ont pas été acquis. C’est une affaire purement organique. En même temps que ce développement biologique, il y a le développement affectif. L’enfant est dans une cellule familiale, il doit recevoir des messages et des stimuli pour pouvoir s’humaniser. Le regard sur la folie dépend lui aussi de ces représentations culturelles.

Le regard sur la folie est relatif. Par exemple, durant les mille ans qu’a duré le Moyen-Age, il y a eu des attitudes différentes. A un moment, la conception démonologique a dominé. On considérait le fou comme un possédé du diable. Il y a eu des exterminations de malades mentaux. A d’autres époques, après 1789, on a décidé que le fou était un être humain et qu’il fallait le soigner, le réhabiliter.

Qu’est-ce que la folie ?

Est-ce la psychose ? Est-ce que certaines névroses qui ont besoin d’un certain nombre de rituels pour pouvoir sortir de chez eux ne sont pas déjà dans la folie ? Je serai très prudent dans la définition de la folie, mais d’une manière générale, je dirai que la civilisation ne peut se passer de la folie, parce qu’elle s’est battue en excluant la folie mais en ne pouvant pas ne pas reconnaître qu’elle existe.

L’être humain est partagé entre sa propre folie, la folie sociale (parce qu’il y a par moments des manifestations de la folie sociale : Auschwitz en est une) et la civilisation. Ce partage est poreux. Il ne faut pas croire qu’il y a les fous d’un côté et des gens qui seraient sortis d’affaire. Toute la vie nous sommes en butte à ces questions-là. Mais la question de la folie est insupportable. Cette interrogation fondamentale sur soi-même, nous ne pouvons la supporter qu’en ayant un système d’interprétation ou de protection par rapport à elle.

Qu’en est-il de notre civilisation ?

Notre société est une société extrêmement violente quoiqu’elle paraisse. Nous sommes actuellement, je le pense, dans une période d’âge obscur de la pensée. Nous avons régressé, au niveau de la luxuriance de la pensée et de la pensée elle-même, par rapport aux années 60. Nous sommes dans un dispositif à tendance totalitaire, à mon avis, très contrôlant qui avec le truchement en particulier de l’informatique généralisée est en train peut-être de nous faire basculer dans une civilisation numérique ; une civilisation positiviste qui est obsédée par la mesure et la maîtrise, alors que la psychanalyse et la psychiatrie n’ont cessé de mettre en avant les relations d’incertitude. Grosso modo, pour vous qui êtes des scientifiques, vous savez ce qu’est la révolution de la mécanique quantique. Laplace, un des représentants de la physique classique, prétendait que l’on arriverait à mettre en équation tout l’univers et qu’à partir que l’on saurait tout de lui. Mais en 1900 avec la théorie des quanta et de la relativité tout bascule. L’univers apparaître beaucoup plus complexe qu’il n’était de point de vue de la conception mécaniste du XIX éme siècle. Aujourd’hui je crois que nous sommes revenus dans une civilisation et une culture qui croient tout pouvoir expliquer. Or le message de la folie, c’est qu’on ne peut pas croire que l’on va réduire les désirs humains. Il y aura toujours quelqu’un qui sera peut-être un faux prophète, je ne sais pas qui viendra dire qu’on est dans l’erreur, qu’on n’a pas tenu compte de ce qu’est l’humain. Parce que l’humain ne peut pas vivre sans son rapport à la folie qui n’est que la manifestation de ce que peut être l’inconscient lorsqu’il manifeste ses désirs.

Croire qu’on pourra maîtriser le monde, c’est croire que l’on pourra faire disparaître l’inconscient. Une telle aberration nous ferait entrer alors dans une civilisation véritablement totalitaire, civilisation déshumanisante. Si vous amputez l’être humain d’une partie de son psychisme, vous fabriquez des robots.

L’être humain vit dans une relation d’incertitude. On ne sait jamais de quoi la minute qui va venir sera faite. L’inconscient, lui, obéit à une autre temporalité, une autre logique que celle des repères habituels. En lui se marient vie et mort.

Rapporteur : LOISEAU, Professeur de Philosophie.

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