Questions approfondies de Psychologie Sociale : les mécanismes psychologiques du nationalisme

Par Assaad E. AZZI. Université Libre de Bruxelles. Faculté des Sciences Psychologiques et de l’Education.

Traduction de l’anglais par Stéphanie Vandervoorde, 1998.

De l’original :

Azzi, A. (1998). From competitive interests, perceived injustice, and identity needs to collective action : Psychological mechanisms in ethnic nationalism. In C. Dandeker (Ed.), Violence and nationalism. New York : Transaction Press.

INTRODUCTION :

Un aperçu des événements contemporains indique que les conflits entre groupes ethnoculturels faisant partie d’une catégorie sociale plus vaste, en particulier l' »Etat-nation », deviennent plus fréquents et intenses. Dans la plupart des pays en voie de développement, en Europe de l’Est, ainsi que dans les pays occidentaux, le regain du sentiment d’appartenance et d’identification à l’ethnie ainsi que l’émergence (ou la résurgence) du nationalisme ethnique deviennent un défi considérable à la légitimité des frontières internationales actuelles et sont les signes annonciateurs de l’hostilité et de la violence intergroupes. Quelles sont les sources de ce nationalisme ? La valorisation d’une identité ethnique distincte est-elle une motivation suffisante pour que des individus organisent, soutiennent l’action collective structurée ou y participent ? Ou bien existe-t-il des motivations rationnelles liées à un intérêt matériel personnel qui conduisent des individus à agir au nom de leur groupe ethnique ? Le présent chapitre vise principalement à démontrer comment les théories et recherches psychosociales contribuent au développement d’une compréhension globale du nationalisme et des conflits entre groupes ethniques et ce, en cernant les processus et mécanismes qui relient les variables individuelles aux variables groupales et institutionnelles1.

Ce chapitre se divise en trois sections principales. La première passe en revue les théories ainsi que les recherches antérieures et actuelles mettant en lumière trois motivations psychologiques qui sont supposées inciter les membres individuels d’un groupe à engager ou soutenir l’affrontement collectif avec un autre groupe : (1) la poursuite rationnelle des intérêts compétitifs du groupe, (2) la perception d’une forme d’injustice dans les systèmes de répartition des ressources rares et (3) le besoin d’une identité positive et distincte. La deuxième partie consiste en une analyse critique de la manière dont ces trois motivations se manifestent dans le nationalisme ethnique. La troisième section traite des mécanismes qui servent de médiateurs entre les motivations individuelles et l’action collective organisée, soit la forme qui revêt le plus souvent le nationalisme ethnique.

QUELQUES PROBLEMES DE DEFINITION :

Le nationalisme, qui se caractérise par une revendication collective d' »appartenance à la nation », entraîne la remise en question des structures existantes au niveau des relations intergroupes et provoque le désir soit de se désengager d’une relation d’interdépendance avec d’autres groupes, soit d’y exercer une hégémonie. D’un point de vue psychologique, la revendication d’appartenance à la nation implique que « le groupe constitue une entité sociale »1, ce qui, comme indiqué dans d’autres chapitres de ce volume2, s’articule généralement dans le cadre d’une certaine idéologie qui (a) rend plus ou moins explicites une définition et une légitimation subjectives du groupe et de ses frontières, basées sur l’interdépendance historique, territoriale, linguistique, religieuse ou culturelle entre ses membres, (b) diffuse un message de distinction endogroupe3 et de différenciation intergroupe et (c) avance des revendications territoriales.

Le processus psychologique de différenciation catégorielle sous-tend la définition sociale de groupes nationaux et de leurs frontières (Bruner, 1957 ; Tajfel, 1959, 1981 ; Turner et al., 1987). Au cours des deux dernières décennies, les recherches en psychologie ont révélé le rôle essentiel e ce processus dans la représentation que se font les individus de leurs environnements physique et social. Compte tenu du volume et de la complexité considérables des données qui affectent les sens de l’être humain ainsi que des limitations de sa mémoire comme de sa capacité de traitement de l’information, le processus de différenciation catégorielle fournit un moyen simplifié de traiter l’information en réduisant son format et en la classant dans le plus petit nombre de catégories possible. Par exemple, malgré les différences physiques entre des chaises qui font de chacune d’elles un objet distinct, notre concept de chaise ne s’attache pas toujours à ces différences mais inclut plutôt un ensemble de caractéristiques partagées par les chaises en les distinguant des autres objets. Le processus de catégorisation d’objets ou de personnes entraîne la maximisation des différences entre les membres de catégories différentes (la différenciation) et la minimisation des différences entre les membres d’une même catégorie (l’homogénéisation). Il est facile d’imaginer comment ce processus se concrétiserait dans la construction sociale de catégories nationales.

Le fait que la catégorisation entraîne une accentuation des différences et des similitudes suppose que les identités de groupe sont, du moins en partie, « construites » socialement. Cela ne signifie cependant pas que les représentations catégorielles et les groupes eux-mêmes, d’ailleurs, soient le produit de l’imagination pure, thème sur lequel bon nombre d’anthropologues ont débattu (p. ex. Anderson, 1983 ; Leach, 1957). Au contraire, il est probable que le processus de construction sociale s’appuie au départ sur les différences entre les catégories sociales. Ces différences pourraient être physiques (la couleur de la peau, la taille, les traits du visage), institutionnelles (les différentes institutions religieuses, sociales ou politiques), linguistiques, territoriales, etc. Il existe parfois des différences socioculturelles subtiles (dans les coutumes, les normes et les règles qui régissent l’interaction et la communication sociales quotidiennes). En l’absence de constructions sociales explicites, ces différences peuvent engendrer des sentiments d’appartenance à un groupe et des différences intergroupes, sans devenir nécessairement des éléments de représentations cognitives ou collectives élaborées du groupe. Certains peuvent se sentir Basques, Cinghalais ou Slovaques seulement par le partage et l’adoption des valeurs, des coutumes et des institutions de ces communautés. Cette forme d’identification est différente de celle engendrée par les processus de construction sociale concrétisés dans les idéologies nationalistes (Gellner, 1987). Le nationalisme implique un processus de construction sociale qui confère une signification psychologique aux différences entre les catégories sociales. Ainsi, ces catégories font progressivement partie d’une « représentation » cognitive collective dans laquelle le groupe constitue alors une « unité » 2 perceptive distincte des autres unités. Les facteurs qui influent sur la transition d’une forme d’identification à l’autre seront analysés plus loin dans ce chapitre

Cette définition établie, on peut se demander si le nationalisme entraîne nécessairement le conflit intergroupe. Notre définition opératoire du conflit intergroupe est la suivante : il s’agit d’un affrontement collectif déclaré, déclenché par une ou plusieurs parties (c’est-à-dire les groupes sociaux ou leurs représentants) dans le but d’assurer la réalisation, la mise en valeur ou la préservation des intérêts particuliers de groupe. Cette définition implique qu’il faut faire une distinction entre le conflit et des concepts tels que l’ethnocentrisme, le préjugé et le stéréotype, concepts que les psychologues sociaux emploient souvent comme s’ils étaient synonymes du conflit. Alors que ces concepts se rapportent à des états, des sentiments, des connaissances et des croyances intrapsychiques qui, dans le cadre d’une relation causale, peuvent être impliqués dans le conflit, le fait d’établir la nécessité de ces processus dans le conflit intergroupe relève plutôt de recherches empiriques que d’une question de définition. Il est possible que ces états psychologiques soient des sources importantes de conflit sans être toutefois nécessaires ou suffisantes pou l’engendrer. En effet, ils peuvent tant en être les conséquences que les déterminants (Sherif et al., 1961, 1988)3.

Comme il remet en question les structures existantes au niveau des relations intergroupes, le nationalisme porte en lui les germes du conflit intergroupe. Le présent chapitre vise à expliquer comment les mécanismes psychosociaux – impliqués généralement dans le conflit intergroupe – se manifestent dans la détermination des conflits nationalistes.

CONDITIONS DE DECLENCHEMENT DU CONFLIT INTERGROUPE : INTERETS REALISTES ET COMPETITIFS :

Deux courants se dessinent parmi les diverses disciplines qui étudient les motivations impliquées dans le conflit intergroupe, en général ; et dans le conflit ethnique, en particulier. L’un met en évidence la motivation liée à la poursuite et à la maximisation des intérêts « rationnels » ou réalistes, l’autre souligne le rôle des motivations symboliques ancrées dans les liens affectifs, les besoins émotionnels ou expressifs et l’identification et l’attachement au groupe4. Après le survol des interprétations psychosociales de ces courants, nous montrerons que ceux-ci ne s’excluent pas mutuellement.

Intérêts réalistes incompatibles et conflit :

Selon la théorie des conflits réels (Sherif, 1966 ; Sherif, Harvey, White, Hood & Sherif, 1961, 1988 ; Sherif & Sherif, 1953 ; Simmel, 1955 ; Coser, 1956, 1957 ; Campbell, 1965 ; Le Vine & Campbell, 1972), les individus et les groupes sont des acteurs rationnels dont les actions sont motivées par la maximisation de leur propre intérêt. A partir de ces prémisses, il ressort théoriquement que le conflit intergroupe dépend de la structure objective des relations qu’ils ont entre eux : si ces relations sont compétitives, le conflit est alors inévitable, c’est par la création d’une structure de relations coopérative que le conflit est évité ou résolu. La compétition et la coopération sont respectivement définies comme l’incompatibilité et la compatibilité des objectifs « réalistes » (ou matériels) de groupe. Deux groupes ont des buts incompatibles lorsque les objectifs de l’un ne peuvent être atteints qu’aux dépens de ceux de l’autre. Dans cette situation à somme nulle, les relations entre les groupes sont compétitives et conflictuelles. On parle de buts supra-ordonnés ou compatibles quand les objectifs d’un groupe ne peuvent être atteints que si ceux de l’autre le sont aussi. Par conséquent, ces buts nécessitent des relations coopératives pour leur réalisation. Selon la théorie des conflits réels, les conséquences psychologiques des incompatibilités d’objectifs (qui sont elles-mêmes déterminées objectivement/socialement) se manifestent par une accentuation (1) de la perception qu’une menace est dirigée contre l’endogroupe, (2) des sentiments d’hostilité à l’égard de l’exogroupe qui est perçu comme la source de cette menace, (3) de la solidarité au sein de l’endogroupe, (4) de la saillance4 de l’identité endogroupale, ainsi que par un renforcement (5) de la perception des frontières intergroupes, (6) des stéréotypes négatifs envers l’exogroupe et (7) du comportement ethnocentrique (Le Vine & Campbell, 1972)

Les données expérimentales qui corroborent les arguments de cette théorie proviennent des expériences menées sur le terrain par Sherif. Au cours de ces expériences (Sherif et al., 1961, 1988), Sherif a réparti en deux groupes les garçons de onze ans recrutés dans les camps d’été. Ces groupes ont été isolés l’un de l’autre pendant deux jours (afin d’observer les processus relatifs à la formation de groupes). Il a ensuite présenté ces groupes l’un à l’autre dans une série de situations de compétition, de simple contact et de coopération. On peut brièvement résumer les résultats, bien que complexes, de la manière suivante : la compétition (introduite sous la forme de jeux compétitifs) a augmenté la solidarité de l’endogroupe, les stéréotypes négatifs vis-à-vis de l’exogroupe et les exemples d’actions hostiles spontanées envers les membres de l’exogroupe, ses symboles et ses biens. Le fait de mettre les groupes en contact n’a réduit ni la tension ni l’hostilité. Ce n’est qu’après une série d’activités comprenant des buts supra-ordonnés (coopératifs) que l’hostilité, de même que les stéréotypes négatifs de l’ethnocentrisme, ont décru. Diverses expériences réalisées sur le terrain et en laboratoire ont donné les mêmes résultats (Blake, Shepard & Mouton, 1964 ; Diab, 1970 ; Wilson & Miller, 1961 ; Wilson & Kayatani, 1968).

Les critiques de la théorie des conflits réels ont progressé grâce à l’accumulation de résultats expérimentaux montrant que certains symptômes du confli -en particulier le comportement ethnocentrique sous la forme d’un biais pro-endogroupe dans l’évaluation des performances et attributs de groupe ou dans la répartition des ressources -apparaissent dans les situations coopératives ou lorsqu’aucune compétition explicite n’est présente. Selon certains auteurs, ces résultats indiquent que le conflit intergroupe ne nécessite pas l’interdépendance compétitive et que la saillance de la catégorisation endogroupe-exogroupe suffit à faite apparaître certains symptômes du conflit, à savoir le comportement ethnocentrique (Brewer, 1979 ; Tajfel & Turner, 1986 ; Turner, 1981). Les critiques soulignent que les études réalisées par Sherif confondent le passage d l’interdépendance compétitive à l’interdépendance coopérative avec une modification dans l saillance de la catégorisation en groupes (Brewer, 1979 ; Turner, 1981). Ainsi, le contact compétitif a lieu lors de situations qui marquent très nettement les frontières intergroupes (p. ex. les groupes sont répartis à des endroits différents sur les plaines de jeux) ; en revanche, les situations impliquant des buts supra-ordonnés permettent aux individus de se confondre au-delà des frontières intergroupes (Brewer, 1979 ; Brown, 1988). Afin de mettre en évidence le rôle de la catégorisation en groupes, de nombreux chercheurs citent le rapport de Sherif dans lequel l’ethnocentrisme apparaît dans les expériences sur le terrain dès que la présence de l’endogroupe est signalée (avant l’introduction explicite de la situation compétitive par les expérimentateurs). Cette explication de l’ethnocentrisme – à savoir, résultat de la catégorisation saillante plutôt que des intérêts compétitifs -suppose que la résolution du conflit n’est possible que lorsque les sujets interagissent les uns avec les autres en qualité d’individus et non comme membres de catégories différentes (cfr. Brewer & Miller, 1984). Selon ce point de vue, il est peu probable que la coopération aboutisse à l’atténuation du conflit, sauf à abolir les frontières intergroupes. Toutefois, certaines découvertes récentes ne confirment pas cette conclusion. En effet, elles montrent que l’introduction de buts supra-ordonnés qui entraînent la dissolution des frontières intergroupes peut augmenter plutôt que diminuer la probabilité du comportement ethnocentrique (Brown, 1978, 1988 ; Brown & Wade, 1987 ; Deschamps & Brown, 1983). Comme il se peut que l’on ait confondu les effets de la catégorisation sociale avec ceux de l’interdépendance des objectifs et que cette dernière puisse ne pas être nécessaire à l’apparition de l’ethnocentrisme, Tajfel et ses collaborateurs (Tajfel, Flament, Billig & Bundy, 1971) ont mis au point un paradigme qui sépare ces effets : le « paradigme des groupes minimaux » (le PGM). Dans l’étude type du PGM, les sujets sont répartis en deux groupes arbitraires (sur la base d’une préférence pour telle ou telle peinture, d’un tirage au sort, etc.). Ensuite, on a demandé aux sujets de décerner des récompenses à deux individus en cochant des matrices de choix spécialement conçues pour ces études du PGM. En outre, l’interaction frontale est interdite et les individus ne sont identifiés que par leur appartenance à un groupe (de cette façon, leur identité individuelle reste anonyme). Les groupes sont donc « minimaux » en ce sens qu’il n’existe aucun antécédent d’interdépendance au sein des groupes ou entre eux. Les résultats des études utilisant le PGM, bien que peu probants, se sont révélés cohérents tout au long des expériences : étant donné d’une part, une distribution entre un membre de l’endogroupe et un membre de l’exogroupe et d’autre part, des options diverses proposées sur les matrices de choix (profit maximum de l’endogroupe, différenciation maximale entre l’endogroupe et l’exogroupe, équité et profit commun maximum), le choix dominant des sujets porte sur la différenciation maximale. Contrairement à l’intuition, la découverte mise en lumière par les chercheurs montre que les sujets choisissent de maximiser la différence entre l’endogroupe et l’exogroupe même si ce choix sacrifie le gain monétaire absolu de l’endogroupe.

Bien que les constatations de ces études remettent en cause les grands principes de la théorie des conflits réels, elles ne permettent pas de conclure qu’une structure de relations compétitive ne soit pas nécessaire au déclenchement du conflit. Si l’on se penche sur les ouvrages écrits à ce sujet, on comprend la difficulté qu’il y a de nier le rôle fondamental d’une structure compétitive dans le conflit intergroupe. Premièrement, certaines données montrent que la perception d’une structure compétitive apparaît dans les études relatives à la catégorisation sociale (les groupes minimaux). Une catégorisatio sociale saillante, liée à un travail de distribution entre des individus identifiés uniquement en termes d’appartenance catégorielle, peut créer une « orientation compétitive implicite  » (Brewer & Silver, 1978). En effet, qu’ils se trouvent dans des conditions compétitives ou non, les sujets perçoivent de telles situations expérimentales comme compétitives (Ferguson & Kelly, 1964 ; Rabbie, Schot & Visser, 1989 ; de telles attentes peuvent contribuer à la perception d’une situation compétitive. Deuxièmement, la plupart des études sur les groupes minimaux ont analysé les circonstances responsables de l’apparition du « favoritisme pro-endogroupe » et non celles qui engendrent le « conflit intergroupe ». Ces études peuvent donc justifier la conclusion selon laquelle une catégorisation saillante serait suffisante pour susciter l’ethnocentrisme sous la forme d’un favoritisme pro-endogroupe dans la répartition des ressources. Elles ne permettent cependant pas de conclure qu’une catégorisation saillante suffise à provoquer le conflit intergroupe. Le fait d’assimiler le conflit au favoritisme proendogroupe est trompeur, surtout parce que, dans les études expérimentales et sur le terrain, les mesures du favoritisme pro-endogroupe indiquent parfois une évaluation positive de l’endogroupe qui n’est pas nécessairement accompagnée d’un évitement de l’exogroupe (Brewer, 1979, 1986 ; Brewer & Campbell, 1976). La critique concluante de la théorie des conflits réels -qui pourrait s’appuyer fermement sur les fondements de ces ouvrages – est qu’il faudrait également considérer les interdépendances subjective et symbolique comme des médiateurs potentiels du comportement conflictuel.

Un défaut considérable de la théorie des conflits réels est qu’elle accentue la structure « objective » des relations. Même si cette accentuation n’est en aucun cas trompeuse, elle passe sous silence le rôle joué par les membres du groupe dans la définition des objectifs de groupe et, par conséquent, dans la détermination de la structure des relations intergroupes. Elle considère simplement comme acquis les objectifs de groupe et le consentement que les individus leur accordent (Billig, 1976 ; Taylor and Moghaddam, 1987). Cette conception comprend trois hypothèses qui ne sont pas développées dans la théorie : (1) les objectifs incompatibles sont dépourvus et sont reconnus par les membres des groupes rivaux, (2) ces objectifs sont les plus importants ou saillants et ils figurent au premier rang sur la liste des objectifs de groupe et (3) l’établissement de ces objectifs et leur classement font l’objet d’un consensus parmi les membres du groupe. Le fait que les définitions subjective et objective des buts et des rétributions (c’est-à-dire les coûts et les profits) sous-tendues par la poursuite de ces objectifs peuvent ne pas coï ncider, souligne l’importance des processus impliqués dans la définition des objectifs (cfr. Blalock & Wilken, 1979, pp. 29-30 ; Kelley & Thibaut, 1978). C’est surtout dans de telles situations qu’il est nécessaire de considérer la composante subjective des objectifs de groupe (Le Vine & Campbell, 1972) Toutefois, même l’interdépendance compétitive subjective peut ne pas suffire à engendrer le conflit intergroupe. Comme on le verra plus loin, un groupe ou ses dirigeants ne peuvent se limiter à définir leurs objectifs et leur ordre de priorité, ils doivent également – pour les atteindre – faire des choix parmi des moyens divers : l’affrontement direct, ouvert ou violent pour ne citer que ceux-là. De plus, dans des groupes sociaux vastes, l’élaboration d’un consensus sur les objectifs de groupe ne doit pas être considéré comme acquis. Habituellement, la déclenchement d’un conflit se produit après des efforts de mobilisation complexes entrepris par un nombre restreint de membres du groupe qui, à ce moment, peuvent ne représenter qu’un même point de vue minoritaire au sein du groupe. La théorie des conflits réels n’a pas pris en compte la multiplicité des objectifs, leur hiérarchisation, la diversité des moyens pour atteindre tout objectif, l’élaboration d’un consensus sur les objectifs de groupe ainsi que les moyens appropriés pour les atteindre. Ces processus seront analysés plus en détail dans la troisième partie de ce chapitre qui aborde les processus impliqués dans l’action collective Privation de ressources, perception d’une forme d’injustice et conflit

La relation symétrique entre les deux parties représente une hypothèse problématique qui est implicite dans la théorie des conflits réels (Billig, 1976). Cette hypothèse ignore la structure de pouvoir qui existe souvent entre les groupes. Le degré de dépendance du groupe A envers le groupe B peut être différent de celui du groupe B envers le groupe A ; surtout lorsque les deux groupes font partie d’une unité supra-ordonnée commune comme l' »Etat-nation ». Le degré de dépendance peut varier non seulement en fonction des objectifs, mais aussi en fonction des ressources disponibles pour les atteindre (Blalock, 1967, 1989 ; Blalock & Wilken, 1979 ; Tilly, 1978). Dans le contexte d’unités sociales supra-ordonnées dotées d’une organisation et d’une autorité centralisées, des différences de pouvoir entre groupes confèrent au groupe dominant un plus grand contrôle non seulement sur le processus de distribution des ressources (Billig, 1976 ; Cohen, 1986). Dans ce cas, les membres des groupes subordonnés et désavantagés peuvent ou non s’engager dans un conflit visant à atteindre, améliorer ou maximiser leur part. Comment la théorie des conflits réels pourrait-elle prendre en compte les situations dans lesquelles le statu quo prive certains groupes des ressources auxquelles ils aspirent (probablement), alors que ces groupes ne font rien pour modifier ce statu quo ? Les recherches sur la privation relative5 et sur les critères de justice indiquent que la tendance à s’engager dans l’action conflictuelle pour accomplir un but particulier dépend de la perception du caractère illégitime ou injuste des systèmes de distribution. Contrairement à la théorie des conflits réels qui envisage le conflit de manière symétrique (c’est-à-dire engendré bilatéralement), les théories de la privation relative et de la justice conçoivent le comportement conflictuel (p. ex. les émeutes, les révolutions) comme suscité unilatéralement par les individus et les ensembles qui se sentent privés des choses auxquelles ils pensent avoir droit.

Les théories de la privation relative se concentrent particulièrement sur les processus psychologiques qui servent d’intermédiaires entre les asymétries de statut et de pouvoir intergroupes et le déclenchement de la violence collective et politique. Ces théories postulent implicitement ou explicitement que la violence collective – p. ex. les émeutes, les révolutions et les guerres civile – est, du moins en partie, le produit (1) de l’ensemble des sentiments individuels de privation, de frustration et de colère et (2) d’événements « déclencheurs » situationnels. Cette conceptio implique que plus le nombre d’individus qui éprouvent (indépendamment et sans coordination) des sentiments de privation semblables est élevé et plus le nombre de griefs accumulés est important, plus grande est la probabilité qu’un événement « déclencheur » conduise à l’émergence de la violence collective. Le sentiment de privation relative en tant que tel est considéré comme le résultat de comparaisons psychologiques. Selon la forme de privation suscitée, les diverses théories proposent des processus de comparaison différents. Les théories de la privation égoïste ou personnelle (Crosby, 1976 ; Davis, 1959 ; Gurr, 1970) considèrent que la privation relative est le résultat d’une comparaison intra-individuelle ; les éléments particuliers qui sont comparés varient d’une théorie à l’autre : les résultats antérieurs et les résultats actuels (Davis, 1959), les résultats réels et les résultats attendus (Gurr, 1970), ou les résultats réels et les résultats mérités (Crosby, 1976). Les théories partagent l’hypothèse selon laquelle les accroissements de la divergence entre les deux paramètres de comparaison engendrent des sentiments de privation relative et de mécontentement, ce qui augmente la violence politique potentielle. Selon les théories de la privation fraternelle6 (Runciman, 1966 ; Vanneman et Pettigrew, 1972 ; Walker & Pettigrew, 1984), les processus de comparaison intra-individuelle qui mènent au sentiment de privation égoï ste ne suffisent pas à provoquer la violence politique collective. Ces théories considèrent également que la privation fraternelle, qui provient de la comparaison des résultats d’un groupe avec ceux d’un autre, est un médiateur nécessaire à cette violence. En effet, certaines recherches montrent que, comparée à la privation égoï ste, la privation fraternelle est un meilleur élément prédictif de la participation à des émeutes (Caplan, 1970), de l’élection de candidats noirs au poste de maire par des Américains blancs (Vanneman & Pettigrew, 1972), du militantisme et du soutien pour des manifestations violentes parmi les Américains noirs (Abeles, 1976 ; Dibble, 1981), de l’appui au nationalisme québécois par les Canadiens francophones (Dubé & Guimond, 1986) et des attitudes des Musulmans à l’égard des Hindous en Inde (Tripathi & Srivastava, 1981)

Il se peut cependant que les sentiments de privation fraternelle seuls ne contraignent pas les individus à s’engager dans l’action collective. Selon un certain nombre de recherches récentes, les individus qui perçoivent une discrimination à l’égard de leur groupe – ils éprouvent donc vraisemblablement de la privation fraternelle – peuvent nier qu’ils fassent eux-mêmes l’objet de discrimination (Crosby, 1982 ; Nagata & Crosby, 1990 ; Taylor, Wright, Moghaddam & Lalonde, 1990). De telles constatations augmentent la probabilité que, même s’ils pensent que leur groupe est victime de privations et cible de discrimination, ces individus peuvent encore croire qu’il existe des moyens d’ascension sociale individuelle permettant de contourner la discrimination du groupe. Considérons les implications d’une telle croyance sur le conflit intergroupe : les individus qui pensent que la privation personnelle et la privation groupale sont indépendantes l’une de l’autre peuvent ne pas être disposés à participer à l’action collective. Dans une telle situation, l’action collective est plus probable lorsque les privations égoï ste et fraternelle sont subjectivement élevées ou quand l’intérêt groupal est perçu comme étroitement lié à l’intérê personnel, plutôt que lorsque l’une est perçue comme forte et l’autre faible ou quand elles sont perçues comme indépendantes. Les processus de mobilisation sont davantage susceptibles de créer une relation subjective positive entre la privation personnelle et la privation groupale. Les ouvrages consacrés à la privation relative (Kinder & Sears, 1985) ont négligé ces processus. Ils seront analysés dans la section consacrée à l’action collective.

Il est raisonnable de considérer qu’en général, les théories de la privation relative supposent la primauté de la privation des ressources matérielles plutôt que symboliques comme la motivation qui incite à participer à l’action politique collective. En effet, la plupart des études sur la privation relative (voir Runciman, 1966 ; Crosby, 1982 ; Martin & Murray, 1984 ; Muller, 1980) utilisent de indicateurs ou les mesures économiques de la privation économique pour tirer des conclusions sur la présence de la privation relative ; très peu d’études, pour ne pas dire aucune, abordent les griefs identitaires ou culturels, à savoir ceux qui sont explicitement exposés dans un nombre considérable de conflits ethnoculturels (Horowitz, 1985 ; McCready, 1983 ; Montville, 1990 ; Oberschall, 1973 ; D. Rothchild, 1986 ; A.D. Smith, 1981 ; Tajfel, 1982b ; Williams, 1982).

En outre, même si des versions plus anciennes de cette théorie, influencées par la théorie de la frustration-agression (Berkowitz, 1962 ; Freud, 1930 ; Dollard, Doob, Miller, Mowrer & Sears, 1939) ont souligné les motivations émotionnelles (la frustration, la colère) ainsi que la spontanéité et l’impulsivité de la violence collective, des formulations récentes (Crosby, 1976, 1982 ; Gurr, 1970 ; Muller, 1980) ont mis l’accent sur l’importance des processus de médiation « rationnels », comme la perception de résultats mérités et la responsabilité attribuée à la source de la privation. Cependant, aucune de ces formulations n’accorde suffisamment d’attention (a) aux processus qui permettent aux individus de considérer une divergence, une privation ou une aspiration non réalisée comme injuste ou illégitime ; (b) ni aux justifications rationnelles sur la participation à l’action collective (Muller, 1980). Pour répondre au point (a), nous devons nous tourner vers les théories de la justice. Quant au point (b), il sera analysé dans la section traitant de l’action collective.

Selon les théories de la justice, la perception d’une forme d’injustice est sous-tendue par deux processus : la comparaison sociale de valeurs (p. ex. les résultats ou les apports) et une règle psychologique utilisée pour juger de l' »équité » des valeurs comprises dans une comparaison. Selon l’approche psychosociale dominante des critères de justice, à savoir la théorie de l’équité (Adams, 1965 ; Berkowitz & Walster, 1976 ; Homans, 1961 ; Walster, Berscheid & Walster, 1973 ; Walster, Walster & Berscheid, 1978), la justice et l’équité sont déterminées par le calcul d’un coefficient des apports (p. ex. les contributions, les investissements, les coûts) par rapport aux résultats (p. ex. les récompenses, les profits) pour un individu et la comparaison de ce coefficient à celui d’un autre individu. Bien que les formules mathématiques données pour saisir ce processus cognitif varient légèrement d’un auteur à l’autre, elles supposent toutes l’intervention d’un principe de proportionnalité (p. ex. les résultats d’un individu devraient être proportionnels à ses contributions).

La perception d’une forme d’iniquité est supposée conduite à des tensions internes qui poussent à agir pour réduire cette iniquité. On a proposé un certain nombre de stratégies cognitives et comportementales utilisées pour réduire l’iniquité -p. ex. la diminution (ou l’augmentation) réelle (ou psychologique) de ses apports (ou résultats) propres (ou de ceux de l’autre). Les circonstances qui sélectionnent ou activent ces stratégies n’ont cependant pas été précisées (Deutsch, 1985 ; Taylor & Moghaddam, 1987 ; mais voir Walster et al. 1973) Conformément à l’approche réaliste, la plupart des théories de l’équité et de la justice supposent que l’intérêt personnel joue un rôle majeur dans la sélection du groupe de comparaison, des apports et résultats à comparer, de la nature des sentiments éprouvés et du type de réaction comportementale obtenue. Un groupe qui est avantagé par un résultat disproportionné et inéquitable éprouverait donc des sentiments de culpabilité qui motiveraient les actions visant à rétablir l’équité comme la dévalorisation cognitive de son résultat ou la revalorisation de sa contribution. En revanche, le groupe désavantagé éprouve habituellement des sentiments de colère et serait contraint de restaurer l’équité de façon comportementale (en exigeant des compensations ou en réduisant sa contribution ultérieure) ou, si cette solution est impossible ou coûteuse, de manière cognitive (en adaptant des valeurs perçues des apports et des résultats).

Malgré la richesse de ces formulations, le principe de proportionnalité supposé, selon les théoriciens de l’équité, sous-tendre les perceptions et jugements de justice, s’est avéré n’être qu’un des principes distributifs à l’origine d’un sentiment de justice ou d’injustice. Les critiques ont attribué l’intérêt presque exclusif des recherches en matière d’équité pour le principe de proportionnalité au contextes culturel, économique et politique particuliers (c’est-à-dire occidental, capitaliste, individualiste) dans lequel a été élaborée la théorie (Martin & Murray, 1983 ; Pepitone & Triandis, 1988 ; Sampson, 1975, 1983, 1986). Les recherches réalisées jusqu’à présent indiquent que l’égalité, le besoin ainsi que d’autres principes normatifs non réductibles à une formulation en termes de proportionnalité, sont utilisés dans divers contextes et pour différentes ressources (Deutsch, 1975, 1985 ; Foa et Foa, 1980 ; Reis, 1986 ; Schwinger, 1980, 1986). La préférence pour l’un ou l’autre de ces principes se fait en fonction de la classe ou de l’activité socio-économique (Langsberg, 1984), le genre (Leventhal & Lane, 1970 ; Major & Adams, 1983 ; Major & Deaux, 1982), la culture et l’idéologie politique (Törnblom, Jonsson & Foa, 1985 ; Leung & Bond, 1984), l’utilité attendue d’un principe (Leventhal, 1980), la nature de la ressource distribuée (Foa & Foa, 1980 ; Törnblom, 1988 ; Törnblom et al., 1985) et le type de relation entre les parties impliquées (Clark, 1984 ; Deutsch, 1985 ; Greenberg, 1983 ; Mills & Clark, 1982 ; Watts, Messé & Vallacher, 1982). En outre, la justice distributive n’est qu’un des nombreux processus qui déterminent l’injustice perçue ; un autre, tout aussi important, est la justice procédurale (Folger, 1977 ; Lerner, 1975 ; Leventhal, 1980 ; Lind & Tyler, 1988).

Les éléments procéduraux qui interviennent dans la distribution des ressources sont habituellement liés au processus qui mène à la prise de décision quant à la distribution. Les recherches en matière de justice procédurale indiquent que les éléments procéduraux ont au moins autant d’importance que l’évaluation des résultats et des apports dans la détermination de la justice perçue (Folger, 1977 ; Barrett-Howard & Tyler, 1986), en particulier dans le domaine juridique (Thibaut & Walker, 1975 ; Austin & Tobiasen, 1984) et dans le domaine politique (Tyler, 1984). La participation a processus décisionnel est un élément procédural crucial. Certaines recherches montrent que la participation au processus décisionnel relatif à la distribution influe sur l’évaluation de l’équité de la décision, indépendamment de l’effet des appréciations du résultat. Par exemple, les individus qui participent à un processus décisionnel juridique jugent les verdicts plus justes que ceux qui n’ont pas eu l’occasion d’y participer (La Tour, 1978 ; Walker, La Tour, Lind & Thibaut, 1974). Les chercheurs (Thibaut & Walker, 1975 ; Lind & Tyler, 1988) font une distinction entre deux formes de participation ou de contrôle7 :

(1) le contrôle expressif8 (c’est-à-dire la participation par la présentation du point de vue de chacun et

(2) le contrôle décisionnel9 (c’est-à-dire le contrôle sur le résultat de la décision). Il est possible d’atteindre le premier par l' »expression » du point de vue de chacun, ce qui constitue un droit très valorisé dans les démocraties occidentales (Lane, 1988). Le second peut être obtenu par le droit de vote. Selon Tyler (1989, 1990 ; Lind et Tyler, 1988), le contrôle expressif ou l' »expression du point de vue de chacun » suffit à faire percevoir la justesse des résultats, même dans le groupe qui est désavantagé par la décision. Tyler propose également un modèle de justice procédurale fondé sur la valeur du groupe et selon lequel l’appartenance et l’identification à un système politico-juridique conduisent les individus et les citoyens à accepter les procédures formalisées du système et, indirectement, à adhérer (sans réserve) aux résultats de la décision auxquels aboutissent ces procédures. Il est cependant possible qu’une condition nécessaire à ces effets soit que les parties concernées estiment être traitées de la même façon (Azzi, sous presse). Contrairement aux théories des conflits réels ou de la privation relative, les théories de la justice ne contiennent rien qui définisse comme nécessairement « matérielles » les ressources ou les procédures pour lesquelles les personnes sont en concurrence. En effet, certains chercheurs (Foa et Foa, 1980, Törnblom et al., 1985 ; Reis, 1986) distinguent explicitement les ressources matérielles et non matérielles (p. ex. le statut, l’amour, l’information). De plus, la distinction entre la justice distributive et la justice procédurale oppose les intérêts distributifs, « orientés vers un résultat », aux intérêts procéduraux, plus « expressifs » (Folger, 1986 ; Lind et Tyler, 1988). Ces distinctions correspondent à celles établies par certains sociologues et politologues entre les ressources tangibles et non tangibles (Horowitz, 1985 ; Oberschall, 1973 ; D. Rothchild, 1986).

Ces distinctions prennent en compte l’éventualité selon laquelle certains des intérêts poursuivis par les individus sont symboliques, en ce sens que leur valeur est abstraite et psychologique plutôt que concrète et mesurable. Le besoin d’acquérir une identité sociale positive ou distincte, souligné par des psychologues (Tajfel & Turner, 1986), des sociologues et des historiens (Bourdieu, 1979 ; Horowitz, 1985 ; A.D. Smith, 1981), constitue un intérêt symbolique qui semble dominant dans le nationalisme ethnique

CONDITIONS DE DECLENCHEMENT DU CONFLIT : INTERETS IDENTITAIRES ET SYMBOLIQUES :

Besoin d’une identité sociale et conflit :

Afin de prendre en compte l’ethnocentrisme dans le comportement intergroupe, Tajfel et ses collaborateurs ont élaboré la « théorie de l’identité sociale » (Hogg & Abrams, 1988 ; Tajfel, 1974, 1981 ; Tajfel & Turner, 1986 ; Turner, 1975, 1981, 1987). Selon l’argument principal de cette théorie, le besoin d’une identité sociale positive sert d’intermédiaire entre la catégorisation intergroupe et le comportement ethnocentrique d’un individu. Une catégorisation sociale saillante crée une dépendance entre l’identité sociale d’un individu à un moment donné et son appartenance catégorielle. Dans de telles circonstances, l’individu pourrait acquérir une identité sociale positive par une différenciation positive entre son groupe et l’exogroupe saillant. Selon cette théorie, la seule saillance de la catégorisation endogroupe-exogroupe suffit à activer le besoin d’une différenciation positive. Ainsi, dans les groupes minimaux créés dans les études expérimentales et dénués de toute valeur identitaire préexistante, la saillance des catégories sociales est supposée activer, chez les individus, le besoin de définir positivement leur identité de groupe par rapport à l’exogroupe. Dans les études où les deux groupes ne sont pas minimaux mais où préexiste plutôt la situatio expérimentale qui induit leur saillance (p. ex. les groupes ethniques, le genre), les différences préexistantes entre les groupes (p. ex. les différences de pouvoir ou de statut) peuvent affecter le degré d’activation du besoin d’une différenciation positive. En général, compte tenu de l’association entre le statut d’un groupe et la valence de son identité (c’est-à-dire le statut inférieur confère une identité sociale négative), les membres des groupes à statut inférieur ont un besoin plus marqué d’acquérir une identité sociale positive que ceux des groupes à statut supérieur.

La théorie de l’identité sociale précise un certain nombre de moyens auxquels les membres des groupes à statut inférieur peuvent recourir pour acquérir une identité sociale positive :

(1) l’évaluation ou le comportement individuel ethnocentrique,

(2) le départ individuel du groupe évalué négativement pour un groupe évalué positivement ;

(3) une redéfinition collective positive des attributs d l’endogroupe,

(4) la définition de nouveaux attributs permettant à l’endogroupe de se différencier de façon positive de l’exogroupe ;

(5) un changement d’exogroupe de comparaison ; et

(6) l’engagement dans l’action collective pour changer le statu quo et éliminer les fondements (socio-économiques et politiques) responsables de l’identité négative de l’endogroupe. Selon cette théorie, le choix d’un ou de plusieurs de ces moyens dépend des croyances en la stabilité par rapport aux différences entre les groupes. Si la mobilité sociale au-delà des frontières intergroupes (c’est-à-dire quitter le groupe à statut inférieur et rejoindre celui à statut supérieur) est possible, le départ individuel est alors un choix probable. Si cette mobilité sociale est impossible (ou s’il ne s’agit pas d’un choix disponible cognitivement) et si le statu quo est légitime et stable, les reconstructions cognitives collectives de l’identité du groupe sont alors probables (p. ex. la réévaluation des attributs du groupe d’une façon plus positive comme « Black is beautiful »10, la définition de nouveaux attributs ou un changement d’exogroupe de comparaison), l’alternative étant l’acceptation passive de l’identité sociale négative du groupe. Cependant, si la mobilité sociale est perçue comme impossible et le statu quo comme illégitime et instable, l’action collective est alors probable. Quant aux membres des groupes à statut supérieur, la théorie prévoit qu’ils éprouveraient le besoin d’une différenciation positive s’ils s’apercevaient que leur supériorité est menacée, illégitime ou instable. Ils peuvent combler ce besoin par chacun des moyens cités ci-dessus7 (Giles & Johnson, 1981 ; Hogg & Abrams, 1988 ; Tajfel, 1981 ; Tajfel & Turner, 1986) La théorie de l’identité sociale accentue le rôle de l’illégitimité perçue dans la médiation de l’action collective. Dès lors, cette théorie est proche de celle de la privation relative et de la justice. Ces deux théories soulignent cependant des motivations différentes : la première met en évidence le besoin d’une identité sociale et la seconde insiste sur les sentiments issus de la privation de ressources. Elles diffèrent également dans les types de processus qu’elles choisissent d’inclure ou d’exclure D’une part, la théorie de l’identité sociale ne précise ni les processus qui engendrent la perception d’une forme d’illégitimité, ni ceux qui définissent et servent de médiateurs à l’action collective. En effet, très peu de recherches ont été menées dans le but d’étudier les circonstances qui provoquent la perception d’une illégitimité et qui sélectionnent les divers moyens d’acquérir une identité positive. A quelques exceptions près (p. ex. Blair & Azzi, 1992 ; Ellemers, 1991 ; Skevington, 1980 ; Wright, Taylor & Moghaddam, 1990), la plupart des recherches menées dans le cadre de cette théorie se concentrent sur l’examen des situations propices au favoritisme pro-endogroupe dans la répartition des ressources ou dans l’évaluation des traits, ce qui ne représente qu’une des options stimulant l’identité. Ainsi, bien que les recherches qui dérivent de la théorie de l’identité sociale explicitent des dynamiques de certaines formes du comportement ethnocentrique, elles donnent peu d’informations sur les dynamiques du conflit et sur le rôle de la perception d’une forme d’injustice et des sentiments de privation dans ce processus (voir Tajfel, 1984 et Walker & Pettigrew, 1984, pour les approches conceptuelles). D’autre part, bien que les recherches sur la justice distributive et procédurale s’opèrent dans un large domaine et même si elles dépassent les frontières des disciplines comportementales, la plupart d’entre elles se concentrent sur la justice dans les relations interpersonnelles et accordent relativement peu d’attention à l’examen des principes de la justice distributive et procédurale intervenant dans la gestion des relations intergroupes ainsi qu’à la façon dont l’injustice perçue émerge dans de telles relations.

Les recherches récentes qui tentent de relier les deux approches se sont principalement concentrées sur le poids relatif de la justice par rapport aux motivations liées à l’identité sociale dans le cadre du comportement adopté au sujet de la répartition des ressources dans les situations de « groupes minimaux ». Par exemple, dans leur analyse critique de ces expériences, Branthwaite et Jones (1975) font remarquer que la plupart des résultats reflètent en réalité un équilibre entre une motivation qui cherche à établir l’équité et une motivation suscitée par l’ethnocentrisme (provenant vraisemblablement du besoin d’une identité sociale). Cet argument est confirmé par bon nombre d’études montrant que les orientations ethnocentriques et de justice interviennent dans les situations de groupes minimaux (Bornstein, Crum, Wittenbraker, Harring, Insko & Thibaut, 1983 ; Branthwaite, Doyle & Lightbown, 1979 ; Caddick, 1980 ; Commins & Lockwood, 1979 ; Ng, 1984, 1986 ; Platow, McClintock & Liebrand, 1990). Ng (1981) fournit des arguments et des indications détaillés indiquant que la répartition discriminatoire observée dans ces expériences peut être ellemême motivée par le principe de justice et d’équité. Cependant, les résultats expérimentaux ne concordent généralement pas avec ce point de vue. Certaines études indiquent que la maximisation des résultats de l’endogroupe l’emporte sur l’équité et sur l’orientation vers une différenciation maximale (Bornstein et al., 1983). Selon d’autres études, cette orientation tend à prévaloir sur les motivations fondées sur la justice et sur les motivations relatives à l’intérêt de groupe (Commins & Lockwood, 1979 ; Ng, 1984). L’une des études montre que les effets de l’équité peuven prédominer sur ceux de l’identité sociale (Messé, Hymes & MacCoun, 1986), mais le fait que cette étude utilise une ressource purement économique (la distribution des salaires) peut avoir engendré cet effet puisque les transactions économiques constituent le domaine prototypique d’activation des processus d’équité (Clark, 1984 ; Deutsch, 1975, 1985 ; Mills & Clark, 1982 ; Ng, 1984). En effet, dans ce domaine, les normes opposées à la discrimination sur la base de l’appartenance à un groupe sont explicites et saillantes, surtout au sein des cultures individualistes occidentales. De telles recherches ne prennent généralement pas en considération l’effet provoqué par le type de ressources réparties (p. ex. tangible par rapport à symbolique ; distributif par rapport à procédural) sur la pertinence et la saillance de principes distributifs particuliers (Jost & Azzi, 1992).

Selon un certain nombre d’études, les principes de justice sont parfois utilisés de façon stratégique, ce qui produit indirectement dans certains cas le favoritisme pro-endogroupe et à d’autres moments le favoritisme exogroupe (van Knippenberg, 1978 ; van Knippenberg et van Oers, 1984). Le fait que les favoritismes endogroupe et exogroupe peuvent être le résultat de motivations stratégiques est confirmé par une des explications que Taylor et al. (1990) proposent pour la divergence entre la discrimination personnelle/groupale -à savoir que les individus reconnaissent l’existence d’une discrimination envers leur groupe, mais nient qu’ils soient personnellement les cibles de discrimination. Au lieu de représenter une négation de la discrimination personnelle, cett divergence peut être provoquée par une exagération de la discrimination envers l’endogroupe. L’approche du « comportement stratégique » est également confirmée par certains résultats sur les perceptions et attributions intergroupes : en dépit des prévisions de la théorie de l’identité sociale selon lesquelles les individus se dissocieraient de leur groupe si on lui attribuait des traits négatifs, un certain nombre d’études ont constaté qu’ils se dissocient aussi des traits « positifs » du groupe (Hewstone et Ward, 1985 ; Jaspars et Waernen, 1982 ; il semble que cet effet se produit surtout quand ces traits sont considérés avec ressentiment ou envie par les membres d’exogroupes puissants). En effet, un des moyens fourni par la théorie de l’identité sociale pour acquérir une identité sociale positive – à savoir quitter un groupe et s’assimiler à un autre – peut être impliqué par le favoritisme exogroupe ou par l’évitement de l’endogroupe. Bien que ces recherches n’aient pas envisagé explicitement cette éventualité, d’autres séries de recherches indiquent que les membres de groupes désavantagés peuvent manifester un favoritisme exogroupe (Clark & Clark, 1947 Corenblum & Annis, 1992 ; Vaughan, 1964) et que les différences au sein des groupes immigrés et entre eux à propos du désir d’assimilation peuvent se traduire par des divergences dans les perceptions d’une forme de discrimination de leurs membres (Nagata & Crosby, 1990 ; Robinson, 1984).

Valeurs symboliques/culturelles et conflit

La distinction entre les motivations symboliques et réalistes est également apparue dans les résultats des sondages d’opinion sur les attitudes raciales aux Etats-Unis. Au cours des deux dernières décennies, des recherches ont mis en lumière deux types d’attitudes paradoxalement contradictoires. D’une part, on a observé un recul constant des attitudes racistes des Américains blancs au cours des trois dernières décennies, alors que, d’autre part, ces derniers sont fermement opposés à la mise en oeuvre d’une politique d’action positive (p. ex. la déségrégation et le ramassage scolaire). On a considéré que ces attitudes contradictoires étaient le reflet d’une nouvelle forme de racisme, appelé « racisme symbolique » (Sears, 1988 ; Kiner et Sears, 1981 ; Mc Conahay, 1986). Le racisme symbolique est une forme déguisée du racisme ancré dans un conflit culturel de valeurs (cfr. Myrdal, 1944) : d’un côté, les Américains blancs valorisent l’équité et l’égalité des chances mais, de l’autre, ils ont développé des attitudes racistes au cours de leur socialisation. Certaines critiques de cette approche estiment que l’opposition à cette politique provient de la perception d’un conflit réel entre les Blancs et les Noirs. Toujours selon cette approche, les Blancs peuvent considérer la violence et les revendications collectives des mouvements politiques noirs, en particulier, comme une menace pour leurs intérêts (Bobo, 1983, 1988). D’autres critiques font remarquer que les résultats de ces sondages d’opinion n’ont abordé que le domaine des attitudes et non celui du comportement. Lorsque les comportements sont analysés (p. ex. la participation et le soutien à des organisations opposées au ramassage scolaire), c’est l’intérêt personnel et non les attitudes du racisme symbolique qui apparaît comme le facteur prédictif principal, alors que les attitudes raciales prévoyaient toujours des attitudes opposées au ramassage scolaire (Citrin et Green, 1990). Il faut encore souligner que ces recherches examinent les réactions d’une partie (les Blancs) face aux changements issus d’un conflit déclenché par une autre partie (les Noirs). Par conséquent, ces résultats ne fournissent pas d’informations qui permettent de déterminer si le déclenchement de ce conflit (par les Noirs et le mouvement des droits civils dans ce cas-ci) était fondé sur des intérêts réalistes ou symboliques. Il est probable que tant les griefs réalistes que les besoins symboliques ont joué un rôle important dans le comportement conflictuel des Américains noirs (voir Sears & McConahay, 1973). Il est toutefois vraisemblable que les intérêts symboliques sont à l’origine de la réaction des Blancs face aux revendications des Noirs. En effet, selon Ueda (dans ce volume), les gouvernements américains ont généralement adhéré à une tradition historique de non-engagement dans les programmes qui assurent la protection des groupes ethnoculturels ou qui favorisent l’ascension socio-économique de groupe. Cependant, depuis le mouvement des droits civils, les dirigeants des minorités ont de plus en plus insisté sur les revendications de reconnaissance du statut « corporatif » des minorités ethniques ainsi que sur les revendications de reconnaissance d’un même statut culturel. Il est probable que le racisme symbolique des Américains blancs, dont on a observé l’apparition après le mouvement des droits civils, est une réaction à ce qu’ils considèrent comme une violation, par les mouvements afro-américains et les autres mouvements d’affirmation culturelle, de la vieille tradition du « laisser-faire » à l’égard des relations entre groupes ethniques.

Une autre approche, anthropologique, du rôle des valeurs culturelles et symboliques met l’accent sur les incompatibilités potentielles des institutions et des valeurs qui émergent lors de la réunion de groupes culturels différents au sein d’une entité politique, juridique et économique supra-ordonnée (Furnivall, 1948 ; M.G. Smith, 1965, 1986). A l’instar de la théorie des conflits réels, les prémisses de cette approche considèrent que le conflit est inévitable lorsque des groupes qui ont des institutions ou des valeurs culturelles incompatibles sont rassemblés dans une société commune. Dans ces circonstances, la préservation de l’unité inclusive impliquerait nécessairement la subordination (culturelle, économique et politique) d’un groupe à un autre. La seule différence par rapport à la théorie des conflits réels est l’attention prêtée aux incompatibilités des valeurs et des institutions qui dans les premiers ouvrages de Furnivall, étaient supposées être liées aux incompatibilités économiques. Dans les travaux de Smith, les incompatibilités culturelles sont cependant supposées apparaître et mener à un conflit, indépendamment des incompatibilités économiques. Les critiques de cette dernière version font remarquer que, sans le concours des incompatibilités économiques, il n’est pas possible de prévoir exactement quand et comment des différences intergroupes dans les valeurs culturelles aboutissent à un conflit (Horowitz, 1985). En effet, certains anthropologues ont affirmé que la diversité culturelle en elle-même (c’est-à-dire en l’absence de divergences économiques) peut tout aussi bien engendrer des relations de pouvoir symétriques ou asymétriques (voir Jenkins, 1986) et ne mène donc pas toujours à des relations conflictuelles.

Une autre approche de recherches, sociologiques, oppose les origines des conflits ethniques en rapport avec l’identité culturelle à leurs fondements rationnels et instrumentaux (voir mCKay, 1982 ; Meadwell, 1989). Les protagonistes de l’approche instrumentale (c’est-à-dire le choix rationnel) soulignent la nature variable et adaptative des identités de groupe ainsi que le manque de netteté des frontières intergroupes (voir Barth, 1969 ; Le Vine & Campbell, 1972). Les identités ethnoculturelles deviennent donc saillantes et prégnantes lorsque l’action collective ethnique peut satisfaire les besoins matériels et statutaires des membres de groupes ethniques (Banton, 1983 ; Hechter, 1987 ; Oberschall, 1973). Autrement, les individus peuvent choisir d’agir individuellement ou sur la base d’autres identités de groupe (p. ex. la profession, la classe sociale). D’autres sociologues rétorquent que les conflits ethniques contemporains (surtout dans les pays non occidentaux) éclatent quand les identités « primordiales » traditionnelles et les valeurs culturelles sont menacées par l’apparition de pressions économiques et politiques visant à la modernisation (voir Esman & Rabinovich, 1988 ; Geertz, 1973 ; Horowitz, 1985 ; McKay, 1982 ; Montville, 1990 ; J. Rothchild, 1981 ; Shils, 1957).

INTERETS REALISTES ET IDENTITAIRES DANS LE NATIONALISME ET LE CONFLIT ETHNIQUES

Comme indiqué dans l’analyse précédente, les psychologues sociaux et d’autres chercheurs dans le domaine des sciences sociales ont souvent décrit les motivations réalistes et symboliques comme des motivations mutuellement exclusives dans le cas de conflits intergroupes. Un examen plus approfondi des conflits intergroupes contemporains indique néanmoins que les conflits pourraient impliquer des intérêts matériels, des intérêts identitaires ou les deux. De plus, une interdépendance entre ces deux types d’intérêts dans la détermination de conflits intergroupes peut exister. Les paragraphes suivants clarifieront progressivement cette interdépendance. La prochaine section tente de préciser (1)les intérêts réalistes particuliers de la justice (distributive et procédurale et (2) les intérêts identitaires particuliers qui apparaissent dans les relations entre les groupes ethnoculturels qui font partie d’une catégorie supra-ordonnée.

Intérêts distributifs et procéduraux dans les relations entre groupes ethniques :

Considérées dans leur ensemble, les approches des conflits réels, de la privation relative et de la justice indiquent que les conflits intergroupes pourraient être engendrés par la perception selon laquelle soit les systèmes de distribution des ressources sont injustes et discriminatoires, soit les intérêts de groupe sont menacés, soit leur réalisation est déjouée par les actions d’un autre groupe.

Une question sans réponse dans cette littérature concerne les critères ou les principes particuliers que les gens considèrent comme justes dans la répartition des ressources entre groupes et dont la violation mènerait à la perception d’une forme d’injustice et produirait un mécontentement collectif potentiel. Etant donné le manque de recherches empiriques en psychologie sociale sur les principes particuliers de la justice distributive et procédurale utilisés par certains groupes (ou revendiqués par d’autres) pour la distribution des ressources entre groupes, nous nous reporterons sur des observations et des analyses comparatives de conflits ethniques contemporains8 afin de tirer des conclusions sur ces principes.

Ce qui suit représente une liste provisoire (et non exhaustive) des principes distributifs qui semblent sous-tendre les revendications des groupes ethniques :

(1) l’autodétermination 9 (les républiques baltes dans l’ancienne Union soviétique ; les Palestiniens en Israël, les Ibos au Nigéria pendant la guerre du Biafra, les cantons suisses, le Québec au Canada) ;

(2) le droit des peuples indigènes, qui implique la possession d’un territoire (les revendications des Malais en Malaisie, des Maoris en Nouvelle-Zélande, des populations indigènes nord-américaines) ;

(3) la règle selon laquelle un groupe a le droit de gouverner le pays qui constitue sa seule patrie (les Juifs en Israël, les Cinghalais au Sri Lanka) ;

(4) la règle de la majorité (le Congrès national africain en Afrique du Sud) ;

(5) la représentation proportionnelle dans les fonctions administratives et gouvernementales (on peut évaluer la proportionnalité sur la base de la taille du groupe, de son statut, de son prestige, etc. : les Chiites au Liban ;

(6) la parité sui suppose la même représentation, le bilinguisme, etc. (la Belgique) ;

(7) le besoin (une considération particulière et les programmes d’action positive ; les Etats-Unis, l’Inde, la Malaisie) ;

(8) la contribution proportionnelle ou l’équité (au plan individuel) en précisant un minimum (ou un maximum) pour chaque groupe ou en garantissant des chances égales (au plan groupal) ;

(9) sur la base d’une contribution proportionnelle au plan groupal (p. ex. une représentation plus importante du groupe qui contribua le plus à la formation, à la préservation, au développement et à la prospérité de l’unité supra-ordonnée ; mes Maronites au Liban) ;

(10) selon une définition de ce qui est requis pour le bien commun (la souveraineté et l’unité de la nation ; la sécurité nationale ; la préservation des cultures constitutives distinctes ;

(11) sur la base de la réciprocité ou de l’alternance (la présidence attribuée à tour de rôle aux principaux groupes constitutifs ; l’ancienne Yougoslavie).

En général, et contrairement aux principes de la justice interpersonnelle, il est peu probable que les principes procéduraux et distributifs intergroupes soient les produits de l’évolution culturelle. En effet, ils proviennent d’affrontements (cfr. Moscovici, 1976) et de négociations intergroupes actifs qui se produisent habituellement lorsque de nouvelles institutions se forment (cfr. Leventhal et al., 1980).

Une analyse des compatibilités et des incompatibilités inhérentes entre ces principes (et d’autres) est nécessaire à l’élaboration d’hypothèses particulières concernant la probabilité de conflits intergroupes à propos de leur mise en oeuvre. Une incompatibilité inhérente entre deux principes pour lesquels deux groupes ont des préférences divergentes conduirait à la prévision d’un conflit imminent entre eux. Considérons, par exemple, les incompatibilités potentielles entre les principes d’équité et du besoin. Alors que l’équité suppose que les résultats devraient être répartis proportionnellement aux contributions, le principe du besoin recommande une distribution en fonction du besoin. Des désaccords intergroupes sur ces deux principes sont fréquents, en particulier lorsque les groupes ont un statut socio-économique différent parce que, dans ces circonstances, un groupe réclamerait une part plus importante du résultat sur la base de ses contributions plus élevées (sous la forme de taxes) alors que l’autre le ferait sur la base de ses besoins plus considérables (voir Törnblom, 1988, pour une analyse similaire sur les conflits induits par des incompatibilités dans les relations interpersonnelles).

Il faudrait procéder à une analyse supplémentaire pour examiner les facteurs qui conduisent les membres d’un groupe à choisir ou à valoriser un principe particulier. Par exemple, les préférences d’un groupe peuvent être liées à la nature de la ressource (la représentation politique, les ressources économiques, les symboles culturels tels que la langue enseignée et les fêtes religieuses), au niveau des ressources (c’est-à-dire individuelles par rapport à groupales), à la nature des bénéficiaires (les caractéristiques des groupes concernés, le genre, la race, la religion, l’ethnolinguistique), aux objectifs prioritaires du groupe, à la valeur accordée à la préservation d’une identité de groupe distincte et à la justice perçue quant aux procédures utilisées pour déterminer le principe distributif.

Un point important à propos duquel les groupes peuvent avoir des préférences divergentes pour les principes de justice apparaît quand un groupe met en évidence la justice au plan individuel, alors qu’un autre accorde plus d’importance à la justice au plan groupal. Dans certaines circonstances, les principes de répartition impliqués par chacun de ces plans sont incompatibles. Ainsi, comme la formation ou l’imposition d’institutions d’Etat-nation modernes a été associée à la diffusion d’une idéologie individualiste séculaire, les revendications des groupes ethniques pour l’emploi de la justice au plan groupal sont en désaccord avec les principes de justice au plan individuel prônés par cette idéologie. Par exemple, le fait de donner la priorité à un groupe indigène pour accéder aux fonctions gouvernementales peut violer le principe du droit méritoire aux fonctions haut placées de prise de décision politique. Les membres qualifiés des ommunautés « immigrées » (les Malais face aux Chinois en Malaisie) peuvent ressentir cette violation.

La saillance relative de la justice au plan individuel par rapport à celle au plan groupal dépend du niveau de comparaison qui est activé soit en fonction de prédispositions individuelles, soit à cause de facteurs contextuels. On pourrait établir quatre niveaux de comparaison à partir des diverses analyses présentées antérieurement. Les individus pourraient procéder à des comparaisons intraindividuelles, ce qui signifie qu’ils comparent leurs résultats au cours du temps ou leurs résultats réels par rapport à leurs résultats attendus. On a proposé ce type de comparaison pour sous-tendre le sentiment de privation égoï ste. Les comparaisons interpersonnelles sont celles qu interviennent dans les évaluations de justice : elles impliquent la comparaison des résultats d’un individu (qui pourrait être soi-même) avec un autre individu. Le choix du partenaire avec qui l’individu se compare est un facteur important dans la détermination du jugement définitif de justice. En général, ces comparaisons s’opèrent entre des individus qui se ressemblent (Festinger, 1954), surtout en ce qui concerne les aspects pertinents à la ressource en question (Goethals & Darley, 1987).

Par exemple, il est probable que l’évaluation de la justice des salaires ou des promotions entraîne des comparaisons entre des individus qui exercent la même profession et qui ont le même niveau hiérarchique. Il s’ensuit que les comparaisons interpersonnelles rendent saillants la justice et les principes au plan individuel. Par conséquent, elles peuvent ne pas être impliquées dans l’activation des intérêts de la justice au plan groupal. Parfois, elles peuvent cependant entraîner une comparaison (que ce soit par inadvertance ou délibérément) entre des individus qui se différencient sur la base d’une dimension catégorielle et sociale particulière (p. ex. le genre, la race). Elles peuvent également occasionner la comparaison du résultat individuel moyen au sein d’un groupe avec celui d’un autre groupe. Ces comparaisons interpersonnelles intercatégorielles peuvent aider les individus à juger si les résultats des personnes, qui sont semblables sur la base de dimensions considérées comme pertinentes au résultat mais dissemblables sur celles jugées non pertinentes, sont justes ou injustes.

Ces jugements peuvent intervenir dans les intérêts de la justice au plan groupal en ce sens que certains peuvent signaler l’éventualité d’une discrimination de groupe, mais l’intérêt ultime suscité par ces comparaisons concerne la mise en oeuvre de la justice au plan individuel (qui est violée par une discrimination envers des individus sur la base de leur appartenance groupale). Par conséquent, il est peu probable que ces comparaisons soient impliquées dans les intérêts de la justice au plan groupal, intérêts qui sont exprimés dans le nationalisme ethnique et qui mettent en évidence l’emploi de la justice au plan groupal. Celle-ci implique des comparaisons intergroupes, c’est-à-dire la comparaison des résultats du groupe en tant que groupe. Même si les comparaisons interpersonnelles intergroupes et les comparaisons intergroupes sont comprises dans le contexte des relations intergroupes, elles sont différentes en ce sens que les premières sont essentiellement associées aux intérêts de la justice au plan individuel alors que les secondes le sont à ceux de la justice au plan groupal Mises à part les particularités des conflits – en termes de la ressource particulière en question et du contexte historique, culturel et sociopolitique spécifique -la nature des exigences et des revendications formulées par les groupes ethniques en conflit est généralement ancrée dans des intérêts procéduraux. Ces revendications ethniques se concentrent sur le degré de participation et de représentation politiques du groupe ; sur l’élimination des pratiques et des institutions discriminatoires, sur l’institution des droits de groupe ; sur la reconnaissance de la culture, de la langue ou de la religion, etc. distinctes du groupe. Le fondement procédural des revendications de groupe est lié au fait que les conflits se produisent presque toujours entre des groupes qui ont un pouvoir politique différent et lorsque cette inégalité de pouvoir est essentiellement une inégalité procédurale- c’est-à-dire qu’un groupe a plus de pouvoir et de contrôle aussi bien sur les ressources principales que sur le processus de distribution (Blolock, 1989 ; Cohen, 1986 ; Cook & Hegtvedt, 1986 ; Tilly, 1978).

C’est surtout le cas dans le contexte du système d’Etat-nation dans lequel les groupes ethniques sont asymétriquement interdépendants (Horowitz, 1985). En effet, selon Dandeker (ce volume), les nationalismes d’Etat-nation et ethnique ont généralement été associés à la violence, précisément parce qu’ils entraînent des revendications de souveraineté territoriale exclusive (ce qui signifie le contrôle exclusif de la gestion publique du territoire). La représentation politique est également un problème prédominant dans les conflits ethniques car le degré de représentation politique obtenu par chaque groupe (par ex. dans les branches exécutive et législative du gouvernement) détermine le pouvoir et le contrôle que le groupe détient sur la prise de décision en ce qui concerne la distribution de la plupart des autres ressources et, finalement, sur son destin en tant qu’unité culturelle et sociale distincte. En effet, le degré de représentation d’un groupe dans les organes décisionnels détermine si ce groupe fait partie ou s’il est exclu du processus décisionnel (Azzi, sous presse ; McDonald & Engstrom, 1991). Contrairement à la question procédurale relative à la participation individuelle, analysée antérieurement, la signification phénoménologique de la participation groupale est donc inséparable du degré de représentation – c’est-à-dire le nombre de représentants – que le groupe compte dans le processus décisionnel.

Ce fait implique que, dans les relations intergroupes, l' »expression de l’opinion de chacun » peut ne pas être suffisante et le « contrôle décisionnel » peut être nécessaire pour faire percevoir la justesse de la répartition d pouvoir au niveau supra-ordonné. Il est très probable que les intérêts relatifs à la représentation de groupe prédominent dans le contexte des relations majorité-minorité (Azzi, sous presse). Ici, l’emploi d’un système électoral fondé sur la « règle de la majorité » suppose l’exclusion des minorités du processus décisionnel. De même, l’emploi de la représentation proportionnelle au gouvernement associée à une règle décisionnelle qui repose sur le « vote à la majorité » prive les minorités du « contrôle décisionnel » (cfr. Lijphart, 1977). Ces deux systèmes engendrent des inégalités procédurales : un groupe majoritaire qui détient le contrôle décisionnel et un groupe minoritaire qui n’en a pas. En effet, des recherches indiquent que les membres du groupe minoritaire penchent pour la même répartition au niveau de la représentation politique, alors que ceux du groupe majoritaire préfèrent la répartition proportionnelle (Azzi, sous presse ; Azzi & Jost, 1992). Ces différences entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire reflètent une accentuation différente de la justice au plan individuel par rapport à la justice au plan groupal. La règle de la majorité et celle de la représentation proportionnelle constituent donc les prémisses d’une idéologie qui souligne la justice au plan individuel alors que la même représentation vise à atteindre la justice au plan groupal

Cependant, le degré de contrôle détenu par un groupe ne dépend, en général, pas seulement du nombre de représentants qu’il compte dans les organes décisionnels. En effet, ce degré dépend aussi de la règle décisionnelle en vigueur dans ces organes décisionnels (Azzi & Jost, 1992 ; Lijphart, 1977, 1984). Ce qui représente un intérêt particulier ici, ce sont les deux règles décisionnelles reprises dans les recherches relatives à la prise de décision groupale : le vote à l’unanimité et à la majorité (Davis, 1980 ; Falk, 1981 ; Hare, 1980 ; Hastie, Penrod & Pennington, 1983 ; Saks, 1977). L’unanimité suppose qu’avant de prendre une décision, tous les participants au processus décisionnel se sont mis d’accord et sont arrivés à un consensus. Par conséquent, chaque participant a le « contrôle décisionnel ». Le vote à la majorité, qui peut varier d’un organe décisionnel à l’autre quant aux conditions requises pour constituer une majorité appropriée, ne nécessite pas un consensus et implique que l’on pourrait prendre une décision aux dépens d’une opposition minoritaire. Même si, en principe, les participants considérés individuellement dans le cadre d’un vote à la majorit détiennent le même contrôle (parce qu’ils ont chacun le même droit de vote), en pratique, les représentants d’un groupe minoritaire ont moins de contrôle décisionnel que ceux d’un groupe majoritaire. Dès lors, la représentation proportionnelle dans les organes décisionnels associée à l’emploi d’une règle décisionnelle à la majorité dans le processus décisionnel, tout en respectant les principes de la justice au plan individuel, viole la justice au plan groupal en créant une inégalité procédurale entre le groupe majoritaire et le groupe minoritaire. Azzi & Jost (1992) ont proposé un modèle mathématique qui décrit la « répartition du contrôle » entre groupes ethniques comme une fonction de la représentation de groupe et de la règle décisionnelle. Ils ont également apporté des données expérimentales qui indiquent que les individus placés dans un groupe minoritaire jugent injuste la combinaison de la représentation proportionnelle et du vote à la majorité, alors que ceux qui font partie d’un groupe majoritaire la trouvent juste. Ils montrent également que les procédures qui requièrent un vote à l’unanimité sont perçues comme justes, quels que soient le principe de représentation et la taille du groupe. Ces données concordent avec les résultats des recherches issues des ouvrages consacrés à la prise de décision du jury. Ceux-ci indiquent que les participants sont habituellement davantage satisfaits avec un processus fondé sur l’unanimité qu’avec un processus fondé sur la règle de la majorité. Cette satisfaction se rencontre surtout chez les participants qui occupent des positions minoritaires dans le groupe décisionnel (Saks, 1977 ; Hastie et al., 1983). Il existe également des indications expérimentales selon lesquelles la règle de l’unanimité est généralement considérée comme plus juste que celle de la majorité dans les groupes restreints (surtout ceux qui sont confrontés à des questions de jugement ; Kaplan & Miller, 1987 ; Miller, 1989).

En général, les intérêts procéduraux relatifs à la représentation de groupe dans les organes décisionnels ont plus de chances de prédominer au sein des organes décisionnels représentatifs d’une population hétérogène (c’est-à-dire composée de plus d’un groupe) qu’à l’intérieur des organes décisionnels supra-ordonnés représentatifs d’une population homogène, surtout quand les groupes constitutifs sont de taille différente. On pourrait proposer plusieurs autres facteurs susceptibles d’influer sur l’émergence des intérêts de la justice procédurale dans les relations intergroupes, tels que le degré de pertinence de la décision par rapport aux intérêts vitaux d’un ou de tous les groupe concernés et le côté matériel ou symbolique de ces intérêts.

Besoins identitaires individuels et intérêts identitaires de groupe :

Comme suggéré auparavant, une connaissance plus approfondie de l’action collective nécessite la clarification des différences et des rapports entre les motivations individuelles et les intérêts de groupe. Nulle part, cette distinction n’est à ce point cruciale que dans l’analyse des intérêts identitaires. Ici, les questions primordiales sont : comment sont définis les intérêts identitaires de groupe ? Sont-ils la seule agrégation des mêmes besoins identitaires individuels ? Les intérêts identitaires de groupe coï ncident-ils toujours avec les besoins identitaires de chacun de ses membres ?

Avant d’analyser ce problème, il importe cependant de soulever une question plus élémentaire concernant les besoins identitaires, à savoir si le besoin fondamental est d’acquérir une identité sociale distincte ou positivement distincte. Selon la théorie de l’identité sociale, l’acquisition d’une identité sociale positivement distincte constitue le besoin identitaire individuel essentiel. Selo Mummenday & Simon (1989), les individus peuvent toutefois se contenter d’acquérir une identité sociale distincte par une accentuation de ses attributs différents mais pas nécessairement meilleurs. Bon nombre d’études, citées auparavant, mentionnent des résultats qui concordent avec ce dernier point de vue : une évaluation positive de l’endogroupe n’entraîne pas nécessairement une évaluation négative de l’exogroupe (voir Brewer, 1979 ; Brewer & Campbell, 1976). Dans les recherches actuelles, rien ne permet de déterminer quelle est la motivation identitaire fondamentale, ni de connaître le nombre de ces motivations. Il est possible que chacune de ces diverses motivations (c’est-à-dire le favoritisme pro-endogroupe, la recherche de différences mais pas de différences positives, le favoritisme exogroupe, etc.) soit importante dans un contexte particulier.

Revenons à la question relative au rapport entre les besoins identitaires individuels et les intérêts identitaires de groupe. A partir de la théorie de l’identité sociale, on peut établir deux orientations identitaires individuelles (opposées) qui ont des implications sur l’intensité du désir des individus à conserver une identité de groupe distincte : (1) l’orientation vers une assimilation individuelle suppose une forte identification à un exogroupe ou à une catégorie supra-ordonnée et, par conséquent, un faible désir de valoriser la différenciation de l’identité endogroupale ; et (2) l’orientation qui a pour objectif la réaffirmation de l’identité endogroupale. La première orientation s’exprime de façon comportementale par la mobilité individuelle au-delà des frontières de groupe (c’est-à-dire quitter le groupe), alors que la seconde se manifeste par la participation à des tentatives collectives dans le but de modifier la définition de l’identité de l’endogroupe

De toute évidence, l’orientation vers une assimilation individuelle est incompatible avec la valorisation de l’identité du groupe. L’analyse des conditions qui affectent l’inclination des individus pour l’une ou l’autre orientation identitaire permet à la théorie de l’identité sociale de supposer implicitement que l’intérêt des individus pour leur propre identité sociale prévaut sur leur intérêt pour l’identité de groupe. Les arguments avancés par cette théorie pour relier les croyances en une mobilité et en un changement sociaux au choix des moyens pour acquérir une différenciation positive, impliquent que l’orientation vers une assimilation (sous la forme d’un départ) constitue l’inclination individuelle naturelle qui, seulement si elle est forcée, céderait la place à l’orientation qui a pour objectif la réaffirmation. Cette hypothèse implicite limite la capacité de cette théorie à expliquer pourquoi beaucoup d’individus pour lesquels la mobilité sociale est possible, refusent toujours de s’assimiler et au lieu de cela valorisent explicitement des revendications soit d’intégration, soit de séparation (par ex. les Canadiens francophones, les Sikhs en Inde ; voir Williams, 1982, pour les cas séparatistes). Les limitations de cette théorie proviennent fondamentalement de sa focalisation sur l’intérêt des individus pour leur propre identité sociale et non pour leur identité de groupe. Ces deux types d’intérêts peuvent être liés mais sont essentiellement distincts.

Une taxinomie plus perfectionnée des orientations identitaires est donnée par Berry (1984). En effet, il propose quatre orientations identitaires possibles dont la détermination dépend de la volonté ou non des membres d’un groupe (1) à garder leur identité de groupe distincte et (2) à entretenir des relations positives avec le(s) exogroupe(s). Une réponse affirmative à ces deux questions engendre l’orientation vers une intégration. Une réponse négative est rare et donne des groupes marginaux (voir Fordham, 1988 et Robinson, 1984, pour des analyses de cas). Le désir de conserver une identité de groupe distincte sans avoir des relations positives avec l’exogroupe crée l’orientation vers une séparation. Enfin, le désir d’entretenir une relation positive avec l’exogroupe sans conserver une identité de groupe distincte donne lieu à l’orientation vers une assimilation. Quant aux déterminants de ces orientations identitaires, Berry met en évidence les conditions initiales du contact entre les groupes (c’est-à-dire si le contact est volontaire ou involontaire). D’autres déterminants pourraient provenir d’observations de conflits ethniques. Ces déterminants comprennent des facteurs tels que le degré d’institutionnalisation de la culture du groupe, l’idéologie dominante (par ex. individualiste), la taille numérique du groupe, sa position relative dans la structure du pouvoir, sa dispersion ou sa concentration géographique à l’intérieur d’un territoire particulier, son « degré d’indigénéïté », etc. Contrairement à la théorie de l’identité sociale, le modèle de Berry aborde explicitement les intérêts des individus pour l’identité du groupe. A l’instar de la théorie de l’identité sociale, il n’explique cependant pas comment les objectifs identitaires de groupe exprimés explicitement apparaîtraient à partir des orientations identitaires individuelles. Ces deux théories supposent, vraisemblablement, que l’ensemble des mêmes orientations individuelles produiraient des revendications identitaires de groupe. Cette hypothèse est néanmoins entravée par le même problème qui mine la théorie des conflits réels, à savoir l’élaboration d’un consensus. Ce problème est central en raison des incompatibilités potentielles entre les orientations identitaires individuelles et les intérêts identitaires de groupe. Prenons, par exemple, l’orientation vers une assimilation. Si l’on examine de plus près les nombreux conflits ethniques qui font rage dans le monde, il est presque impossible d’en trouver un qui est marqué par des revendications collectives explicites d’assimilation. En revanche, l’intégration et le séparatisme sont des objectifs de groupe exprimés clairement dans bon nombre de conflits ethniques. Cela vaut la peine d’analyser les facteurs idéologiques et culturels qui font de l’assimilation une orientation essentiellement individualiste.

L’orientation vers une assimilation apparaît surtout dans les groupes culturels dotés d’idéologies individualistes qui mettent l’accent sur la citoyenneté individuelle et minimisent l’identification à un groupe ethnique (comme illustré dans l’analyse d’Ueda relative aux relations ethniques aux Etats-Unis, dans ce volume). Cette orientation a peu de chances de survenir dans les groupes culturels ayant une idéologie moins individualiste, à moins qu’ils n’y soient forcés ou contraints par un groupe dominant. Une idéologie individualiste confère aux individus la liberté de quitter un groupe ethnique et d’accéder à une catégorie supra-ordonnée vaste et parfois apathique sur le plan culturel. En effet, une idéologie individualiste, par définition, met en évidence les accomplissements et les succès individuels. Son implication psychologique consiste en un degré élevé de désir d’accomplissement associé à une croyance selon laquelle il ne devrait pas y avoir de limite supérieure à l’ascension sociale. Etant donné un plafond supérieur à l’ascension sociale dans les groupes à statut inférieur, le fait de quitter ces groupes ou de s’assimiler à un groupe à statut supérieur peut devenir le moyen unique ou le plus rapide pour accéder totalement aux ressources disponibles au niveau supraordonné. Dans de telles circonstances, les membres des groupes à statut inférieur percevraient la limite supérieure de la mobilité au sein de leur propre groupe comme une contrainte illégitime à un désir légitime d’ascension sociale et percevraient la mobilité intergroupe comme un choix légitime potentiel.

En revanche, il se peut que les individus qui font partie de cultures moins individualistes acceptent les limites supérieures à l’ascension sociale et recherchent même la stabilité à un certain niveau dans la hiérarchie sociale. Autrement, ils peuvent chercher collectivement à désengager leur groupe de l’unité supra-ordonné. Par conséquent, pour les membres des groupes supra-ordonnés de ces cultures, la mobilité intergroupe peut ne pas constituer un choix disponible cognitivement, sanctionné socialement ou légitime. Dès lors, l’orientation vers une assimilation individuelle est probable quand :

(1) les individus pensent qu’il ne devrait pas y avoir de plafond supérieur à leur ascension sociale,

(2) ils perçoivent un plafond supérieur à l’ascension sociale au sein de l’endogroupe, (3) ce plafond est inférieur à celui qui est perçu à l’intérieur de l’exogroupe et (4) la mobilité intergroupe constitue un choix disponible cognitivement, sans contrainte sociale et légitime. La présence des conditions (1) et (4) est plus vraisemblable dans les cultures individualistes que dans celles qui le sont moins. Par conséquent, l’orientation vers une assimilation est plus probable dans les premières que dans les secondes.

En plus de démontrer l’interaction étroite entre les motivations réalistes et identitaires, cette analyse montre comment l’orientation vers une assimilation s’oppose aux intérêts identitaires de groupe. En effet, dans des situations qui rendent l’émergence de l’assimilation probable, des différences intragroupes dans les orientations identitaires sont aussi susceptibles d’apparaître : les membres du groupe qui possèdent les aptitudes nécessaires (par ex. les facilités linguistiques, l’enseignement, la formation) à rivaliser pour les ressources supra-ordonnées sont plus susceptibles de choisir l’orientation vers une assimilation que ceux qui sont démunis de ces compétences (Taylor & McKirnan, 1984). Compte tenu des différences intragroupes dans les aptitudes individuelles à rivaliser pour l’ascension sociale, il est peu probable que l’assimilation soit un choix consensuel menant à l’expression d’une revendication de groupe formelle. En outre, il est vraisemblable que l’orientation vers une assimilation prive le groupe des individus hautement qualifiés de même que doués et réduise, par conséquent, la probabilité de l’action collective (cfr. Giles & Johnson, 1981 ; Taylor & McKirnan, 1984) tout en augmentant celle du conflit intragroupe.

Une autre orientation individuelle non susceptible de devenir une orientation de groupe est la marginalité. Il est raisonnable de considérer que la marginalité, comme définie par Berry (1984), est une conséquence de facteurs situationnels plutôt qu’un choix personnel ou collectif. Ainsi, elle pourrait même survenir quand les réponses aux deux questions de Berry sont positives (c’est-à-dire le désir de garder une identité de groupe et d’entretenir des relations positives avec l’exogroupe). Dans ce cas, par exemple, le fait que l’exogroupe ne permette pas à l’endogroupe de préserver son identité distincte et de réaliser son intégration peut provoquer la marginalité. Il s’ensuit que seules l’intégration et la séparation pourraient être exprimées explicitement en tant que revendications de groupe.

Il faudrait encore différencier une autre orientation identitaire de l' »intégration ». Alors que Berry (1984) définit l’intégration comme le désir de garder une identité de groupe distincte associé au désir d’avoir un contact positif avec l’exogroupe, il n’aborde pas les implications culturelles du contact positif désiré. Les membres de certains groupes peuvent simplement refuser d’entretenir des relations positives avec un autre groupe ou avec un groupe supra-ordonné mais ils peuvent également désirer adopter certaines des valeurs et des coutumes culturelles qui reflète un désir de conserver certaines valeurs ou symboles culturels propres à l’endogroupe tout en substituant au reste des valeurs empruntées à la culture de l’autre groupe. Cette orientation identitaire se nomme le « hiculturalisme ». Une question empirique à examiner est celle qui consiste à déterminer si le biculturalisme pourrait être envisagé comme un « choix » personnel ou collectif plutôt que comme le produit du développement graduel des conditions sociostructurelles (voir Giles & Johnson, 1981 ; Haarmann, 1987 ; Jones, 1986 ; Yinger, 1981, 1986).

Les orientations identitaires tant individuelles que groupales sont influencées par des facteurs sociopolitiques et socio-économiques. En psychologie sociale, la théorie de l’identité sociale reconnaît le rôle de ces facteurs en présentant les croyances en une mobilité et en un changement sociaux comme des médiateurs importants dans les choix identitaires. Le modèle de Berry introduit des facteurs tels que les circonstances du contact initial. D’autres sciences sociales ont proposé diverses analyses relatives aux interdépendances économique et culturelle et leurs incidences sur la préservation d’identités de groupe distinctes. Gordon (1964, 1981), en particulier, distingue le pluralisme culturel du pluralisme structurel. Le pluralisme culturel est une caractéristique des sociétés nationales qui permet aux divers groupes de conserver leurs institutions et symboles culturels distinctifs. Le pluralisme structurel marque une ségrégation socio-économique entre les groupes, pouvant ou non impliquer la préservation d’une différenciation culturelle. Dans cette analyse, le pluralisme culturel n’est pas nécessairement incompatible avec l’intégration socio-économique. Les idéologies politiques dominantes dans les Etats-nations modernes ont cependant tendance à supposer qu’il n’est possible de réaliser l’intégration socio-économique que par l’assimilation culturelle.

Cette supposition concorde avec les arguments présentés dans la théorie de la catégorisation de soi, une élaboration récente de la théorie de l’identité sociale (Turner et al., 1987). Turner considère qu’il existe trois niveaux de catégorisatio : personnelle, groupale et humaine. La catégorisation personnelle implique les caractéristiques personnelles qui distinguent le soi des autres individus. La catégorisation groupale repose sur des comparaisons endogroupe-exogroupe et, de là, tente de définir la différenciation de l’endogroupe en comparaison avec l’ensemble des autres groupe sociaux. La catégorisation humaine englobe les catégorisations personnelle et groupale en ce sens que les ressemblances entre les humains au-delà des groupes sont accentuées et les dissemblances s’opèrent entre l’espèce humaine et les autres espèces. Cette théorie considère aussi qu’il existe un antagonisme fonctionnel entre la saillance de deux niveaux de catégorisation différents. Cet antagonisme fonctionnel entre ces niveaux signifie que la saillance d’un niveau de catégorisation diminue nécessairement celle des autres niveaux. La saillance de la catégorisation en groupes engendre donc une accentuation des ressemblances intragroupes et des dissemblances intergroupes qui réduit ou inhibe la perception de différences intragroupes (qui s’appliquerait si la catégorisation personnelle était saillante) ou de similitudes intergroupes (qui s’appliquerait si la catégorisation humaine était saillante). Le principe de l’antagonisme fonctionnel s’applique, vraisemblablement, tout ensemble de catégories emboîtées hiérarchiquement et peut, par conséquent, s’appliquer à la relation entre les identités ethniques et les identités d' »Etat-nation » supra-ordonnées.

Il est possible de trouver dans l’analyse de Turner l’implication selon laquelle les identités ethniques et les identités nationales supra-ordonnées devraient s’exclure mutuellement, en ce sens que seule l’une d’entre elles pourrait être saillante ou forte à un moment donné. Beaucoup de sociologues (Geertz, 1975 ; Gellner, 1987) et de responsables politiques soutiennent ce point de vue. Ils estiment que le processus de formation d’une nation entraîne l’éradication des identifications ethnoculturelles ou « primordiales » et leur substitution par l’identification civique à l’Etat supra-ordonné10. Ils pensent aussi que le processus de mondialisation de la société entraîne la fin de l' »Etat-nation » lui-même (Hobsbawm, 1990, voir Dandeker, ce volume). Il se peut que l’antagonisme fonctionnel entre l’identité ethnique et l’identité d' »Etat-nation » provienne de la conception selon laquelle les deux identités se trouvent aux extrémités opposées d’u continuum psychologique hypothétique si bien que si l’une est forte, l’autre doit être faible. En revanche, notre analyse montre qu’il est préférable de concevoir les deux identités comme fondées sur deux continuums psychologiques séparés, échelonnés chacun de faible à fort. La conception d’identités emboîtées situées sur des échelles séparées permet de prévoir de façon précise les orientations identitaires. Pour illustrer ce propos, considérons que les continuums varient de 1 (faible) à 10 (fort). Supposons que l’individu A se trouve au point 3 pour l’identité supra-ordonnée et au point 8 pour l’identité ethnique, l’individu B aux points 8 et 8 (respectivement), l’individu C aux points 8 et 3 et l’individu D aux points 3 et 3.

La connaissance des positions de ces individus sur les deux échelles permet de prévoir leur identification à un groupe. Ainsi, l’individu A est plus enclin que les autres à soutenir un mouvement ethnique séparatiste, l’individu B à être biculturel, l’individu C à quitter l’endogroupe et à s’intégrer dans le groupe supra-ordonné et l’individu D à être marginal. Selon cette conception, une condition de l’action collective et du nationalisme ethnique serait une plus forte identification à un groupe ethnique qu’à la catégorie supra-ordonnée. Il est important de noter que lorsque les deux niveaux d’identification sont placés sur des échelles séparées, l’éventualité d’une identification forte (ou faible) apparaît sur les deux niveaux. Un individu peut donc s’identifier fortement tant à son groupe ethnique qu’au groupe supra-ordonné 11.

A ce stade, il faut souligner qu’il est possible que l’antagonisme entre les deux niveaux d’identification ne soit pas inhérent à la structure cognitive qui intervient dans le processus de catégorisation mais puisse plutôt être le produit des idéologies et structures politiques qui les opposent mutuellement. En effet, en référence à d’autres chapitres de ce volume ainsi qu’à l’analyse initiale de la définition du nationalisme, des représentations collectives explicites des deux types d’identité (ethnique et d’Etat-nation) semblent apparaître à des moments déterminés dans l’histoire en fonction de la formation de structures politiques et économiques particulières. James (ce volume) donne un aperçu des changements économiques qui ont engendré les premiers nationalismes (en Allemagne, en Russie, au Japon). Tant Dandeker qu’Ueda étayent le point de vue selon lequel la formation de l' »Etat-nation » associée à la culture civique nécessite une séparation entre la nationalité et la culture ethnique. Il est toutefois important de constater que cette séparation n’a pas toujours entraîné une fusion ou union des groupes constitutifs en une culture supra-ordonnée (Haarmann, 1987).

En effet, cette séparation signifiait fréquemment un processus d’homogénéisation (par l’enseignement universel et la communication de masse) par lequel les membres de certains groupes (en particulier de groupes subordonnés) devaient s’assimiler au groupe dominant dont la culture définissait la culture de l’unité supra-ordonnée. Il est intéressant de noter que les nationalismes ethniques semblent avoir les mêmes exigences, comme l’illustrent les attitudes et les politiques antiminoritaires hégémoniques qui surgissent dans les Etats récemment créés en Europe de l’Est (c’est-à-dire la Lituanie, la Géorgie, la Croatie). Ces deux récentes unités d’organisation et d’identification politiques (c’est-à-dire l’Etat-nation et le groupe ethnique) ont introduit un « discours » social de catégorisation qui explicite les identités de groupe en termes d’entités cognitives définies sans ambiguï té selon des dimensions territoriales et culturelles 12. Il est possible que les processus d’homogénéisation intragroupe et de différenciation intergroupe qui se manifestent dans les nationalismes ethnique et d' »Etat-nation » soient, dans le cadre d’une relation causale, associés aux inclinations hégémoniques de ces nationalismes. Par exemple, le nationalismes ethniques qui émergent en Europe de l’Est, alimentés par une quête de liberté nationale, de droits de groupe et d’autodétermination, sont néanmoins hégémoniques envers les groupes « non nationaux » qui se retrouvent dans leurs enclaves. Il se peut que cette tendance hégémonique soit liée au besoin d’homogénéiser et, en conséquence, de légitimer le statut corporatif du groupe nationaliste. En effet, tant James que Dandeker (ce volume) affirment que les premiers nationalismes (allemand, français, russe, japonais), associés à la violence politique, étaient aussi accompagnés de ces deux processus.

En conclusion, bien que le besoin de diminuer les distinctions sous-catégorielles semble provenir des processus de différenciation catégorielle inhérents aux structures mentales humaines, les catégorisations explicites issues de discours nationalistes semblent fortement amplifier ce besoin. La superposition du processus de construction sociale relatif à la catégorisation et du processus cognitif de différenciation catégorielle est probablement la cause des formes extrêmes et violentes par lesquelles les processus d’homogénéisation et de différenciation se manifestent dans le nationalisme.

CONDITIONS DU CONFLIT INTERGROUP :DES MOTIVATIONS INDIVIDUELLES A L’ACTION COLLECTIVE

La reconnaissance sociale des acteurs collectifs Comme le montre l’analyse précédente, les revendications de reconnaissance des groupes en tant qu’acteurs politiques légitimes dotés d’un statut corporatif font partie intégrante des programmes nationalistes. L’hypothèse idéologique largement répandue qui avance que les identités ethniques et les identités d' »Etat-nation » supra-ordonnées sont fonctionnellement antagonistes constitue cependant un obstacle à ces revendications nationalistes. L’un de ces obstacles provient de l’implication selon laquelle les individus plutôt que les groupes seraient perçus comme les acteurs politiques légitimes 13. Il est probable que l’identification supra-ordonnée est associée aux croyances qui considèrent que les similitudes entre les individus au-delà des groupes ethniques l’emportent sur leurs différences. Par conséquent, les individus devraient se rattacher à la structure supra-ordonnée en qualité de citoyens individuels et non comme membres d’un groupe. De telles croyances portent atteinte à la légitimité de l’action collective au plan groupal et, par conséquent, empêchent les individus de se joindre à une telle action.

Il existe aussi une circonstance indirecte qui peut restreindre les chances d’aboutir à l’action collective : l’absence de reconnaissance sociale du statut corporatif des groupes ethnoculturels. L’absence d’une telle reconnaissance (surtout pour les groupes à statut inférieur et les groupes minoritaires) influe sur les orientations identitaires des individus et, en conséquence, sur leur disposition à approuver l’action collective ou à y participer. Les valeurs culturelles ainsi que les symboles identitaires des groupes dominants (la langue, le style de vie, les coutumes, les valeurs morales) sont plus susceptibles d’être inclus dans l’identité et la culture définies par l’unité supra-ordonnée que ceux des groupes subordonnés. Dès lors, les membres des groupes non dominants ressentiraient en réalité des pressions plus fortes que ceux des groupes dominants pour subir des changements culturels et identitaires s’ils désiraient affirmer leur identification supra-ordonnée ou avoir accès aux ressources rares (les fonctions politiques et administratives) disponibles dans la bureaucratie supraordonnée. Puisque ces dilemmes identitaires peuvent engendrer des différences intragroupes au sujet des orientations identitaires, ils constituent un obstacle considérable à l’élaboration d’un consensus de groupe à propos des objectifs de groupe, consensus nécessaire au déclenchement de l’action collective.

La légitimation des acteurs individuels par opposition aux acteurs groupaux affecte aussi les croyances des gens à propos des causes individuelles de succès ou d’échec lors de tentatives de mobilité sociale. En particulier, cette légitimation oriente davantage les explications causales des individus à propos de leurs succès et échecs vers des facteurs personnels que situationnels ou institutionnels. Ainsi, puisque les membres des groupes à statut inférieur sont davantage susceptibles d’échouer que ceux des groupes à statut supérieur, l’idéologie prédominante attribuerait les explications causales de l’échec plus à des déficiences personnelles (le manque d’aptitude) qu’à des obstacles institutionnels (la discrimination, la manque d’occasions). Il est probable que de telles attributions diminuent à leur tour leur désir d’accomplissement, surtout si les membres de groupe à statut inférieur estiment que les déficiences personnelles sont stables et incontrôlables (d’où, difficilement modifiables par l’apprentissage ou la formation). Les attributions portant sur les causes personnelles sont également susceptibles de réduire la disposition des individus à déclencher l’action collective ou à y participer. En effet, une telle action nécessite la prise de conscience que quelque chose dans les institutions doit être modifié pour valoriser leur ascension sociale.

Croyances en l’efficacité de l’action individuelle par rapport à l’action collective. Le fait que les dirigeants de groupe fassent valoir des croyances différentes en l’efficacité relative de l’action individuelle par rapport à l’action collective serait un moyen de contourner ces obstacles idéologiques à l’action collective. En persuadant les individus que l’action collective est susceptible de donner de meilleurs résultats que les tentatives individuelles de mobilité sociale, les dirigeants de groupe peuvent augmenter la probabilité du succès de la mobilisation. En raison de la complexité des croyances en l’efficacité, il ne s’agit toutefois pas d’une tâche aisée. On peut distinguer au moins trois types de croyances en l’efficacité qui jouent un rôle crucial dans la détermination de la disposition des individus à agir individuellement plutôt qu’à soutenir l’action collective. Premièrement, les individus peuvent avoir une croyance forte ou faible en l’efficacité collective. Une croyance forte en l’efficacité collective (1) qu’il est probable qu l’action collective donne au moins certains des résultats auxquels le groupe aspire, (2) que d’autres membres du groupe sont disposés à participer à l’action et (3) que le groupe possède les ressources (p. ex. la richesse, les armes, la persistance) pour résister aux contre-attaques potentielles de l’exogroupe. La force des croyances en l’efficacité collective dépend, par conséquent, de la perception du pouvoir de l’exogroupe (Blalock, 1989 ; Tiily, 1978). Cette force est également fonction de la ligne de conduite particulière proposée par les dirigeants du groupe : les dirigeants et les membres du groupe sont susceptibles d’évaluer l’efficacité d’une ligne de conduite particulière par rapport aux efficacités des autres lignes de conduite (Tilly, 1978).

Deuxièmement, les individus peuvent avoir une croyance forte ou faible en l’efficacité de l’action personnelle. Une croyance forte en l’efficacité de l’action personnelle signifie que l’individu pourrait agir seul. Une telle croyance prédispose les individus à choisir de quitter leur groupe et de s’intégrer dans le groupe dominant. En revanche, une croyance faible réduit le choix dirigé vers le départ, même si cette option n’implique pas pour autant que l’individu décidera automatiquement de déclencher ou de soutenir l’action collective. Pour que l’action collective ait lieu, le troisième type de croyance en l’efficacité est requis.

Les croyances en l’efficacité de la participation personnelle dans l’action collective constitue le troisième type de croyances. Une croyance forte signifie que la participation d’un individu est perçue come ayant un effet d’augmentation potentiel sur l’action collective. En d’autres termes, les membres du groupe devraient croire que leur participation individuelle ferait une différence. Cette croyance, associée à la croyance en l’efficacité collective (impliquant que les autres membres du groupe vont aussi participer), est une condition nécessaire de l’action collective. Sans elle, même des croyances fortes en l’efficacité collective peuvent ne pas suffire à entraîner la participation. Une prépondérance de croyances faibles en l’efficacité de la participation personnelle dans l’action collective peut amener les individus à faire un tour gratuit 11.

L’analyse précédente indique que, pour contrer les obstacles individualistes à la mobilisation de groupe, il faut que les dirigeants de groupe (1) mettent en évidence la légitimité du statut « corporatif » du groupe, (2) éloignent les membres individuels du choix dirigé vers le départ en affaiblissant leurs croyances en l’efficacité de l’action personnelle, (3) renforcent leurs croyances en l’efficacit collective en les persuadant de la nécessité et de l’efficacité de l’action collective ainsi que de la disposition des autres membres à se joindre et (4) induisent la croyance selon laquelle la participation individuelle de chacun est nécessaire au succès de l’action collective.

L’organisation intragroupe comme ressource de mobilisation La construction sociale des objectifs de groupes ethniques et la détermination de la meilleure ligne de conduite pour les atteindre impliquent vraisemblablement des processus d’influence social complexes. Ceux-ci le sont sans doute plus que les processus qui interviennent dans la formation d’un consensus à l’intérieur des petits groupes décisionnels (Davis, 1980 ; Stasser, Kerr & Davis, 1989). Une distinction conceptuelle entre les sous-groupes organisés et leur masse constituante apporte néanmoins une solution simple au problème. Les objectifs de groupe sont habituellement définis par des petits groupes de « représentants ». On pourrait étudier le processus décisionnel par lequel un petit groupe de représentants définit les objectifs du groupe séparément des processus d’influence et de persuasion qui se produisent entre ces sous-groupes organisés et leur masse constituante. Il se peut que les dynamiques décisionnelles de ces petits groupes de représentants ne soient pas identiques aux dynamiques rencontrées dans les groupes restreints qui font l’objet de recherches psychosociales (p. ex. Davis, 1980 ; Stasser, Kerr & Davis, 1989).

A quelques exceptions près (Janis, 1982), le groupe restreint expérimental ne représente habituellement pas la masse constituante. Le chercheurs spécialisés dans le domaine des négociations intergroupes (Stephenson, 1978, 1981, 1984) ont souligné que le comportement en groupe des individus qui représentent les groupes est différent à de nombreux égards du comportement des individus qui ne sont pas des représentants de groupe.

L’importance des petits groupes de représentants ou des « mouvements de contestation sociale », mise en évidence par un certain nombre de chercheurs en divers domaines (Mc Carthy & Zald, 1977 ; Oberschall, 1973 ; Olzak, 1989 ; Tilly, 1978), provient du fait que la formulation des objectifs de groupe ainsi que les moyens de les atteindre requièrent une capacité de rassembler l’information pertinente sur les problèmes affectant le groupe, sur la situation et les moyens de l’exogroupe et sur les coûts et les profits potentiels des diverses lignes de conduite. Etant donné qu’un degré élevé d’incertitude entoure les individus qui recherchent ces informations (voir Blalock & Wilken, 1979, pp. 442-450 ; Tilly, 1978), la coordination et le regroupement des ressources deviennent des conditions cruciales pour la sélection des buts et des moyens. Il est essentiel d’avoir des groupes organisés pour rassembler et articuler l’information pertinente afin de définir les objectifs du groupe ainsi que pour donner et activer les justifications utilitaires et normatives au sujet du choix des lignes de conduite propres à l’action collective – en particulier pour la violence politique (Muller, 1980).

La conception de l’action collective incitée par les groupes organisés ou par les « mouvements de contestation sociale » s’oppose à la conception implicite dans les théories de la privation relative -c’est-à-dire que l’action collective est une action spontanée suscitée par l’ensemble des sentiments de privation (à travers le temps et les individus) et obtenue par des événements « déclencheurs ». La première conception correspond à ce que Eckstein (1980) appelle l’approche « inhérente », qui accentue l’aspect réfléchi et rationnel de l’action collective, alors que la seconde répond à ce que Eckstein appelle l’approche « contingente », qui met en évidence l’aspect émotionnel, affectif, spontané et « non agentique » 12 du comportement collectif (pour une distinction similaire, voir Tilly, 1978). Cette opposition n’implique cependant pas nécessairement que les deux conceptions de l’action collective s’excluent mutuellement. En effet, l’action collective déclenchée dans les conflits intergroupes peut revêtir différentes formes qui pourraient facilement se diviser en catégories : l’action collective organisée et l’action collective non organisée (Oberschall, 1973). L’action collective organisée est obtenue et coordonnée par un groupe relativement petit d’individus qui définissent les objectifs et les intérêts du groupe ainsi que les moyens pour les atteindre. L’action collective non organisée apparaît « spontanément » dans des situations de foule particulières et n’implique ni l’émergence de revendications claires ni la détermination d’objectifs de groupe consensuels. En l’absence d’un groupe organisé, il est peu probable qu’une foule d’individus qui se rassemblent en un certain endroit et à un moment particulier (les personnes mêlées aux émeutes de Los Angeles au printemps 1992) élaborent des objectifs de groupe bien articulés, s’engagent dans une action collective caractérisée par une continuité temporelle et une idéologie cohérente et soutiennent des tentatives d’influence dans le but de mobiliser les autres membres du groupe en vue de l’action collective (Killian, 1984 ; Oberschall, 1973). Ces résultats nécessitent une coordination et une organisation qui ont peu de chance d’apparaître spontanément dans une foule. Vu cette distinction, on pourrait considérer que des événements « déclencheurs » peuvent être requis pour obtenir l’action collective non organisée précisément en raison de l’absence d’une organisation de groupe dotée d’une définition idéologique (ou morale) de ses objectifs bien articulée. La distinction conceptuelle entre l’action collective organisée et non organisée indique que les deux approches (inhérente par rapport contingente) ne devraient pas être considérées comme mutuellement exclusives, mais plutôt comme complémentaires (Tilly, 1978) – le modèle inhérent prend davantage en considération l’action organisée, alors que le modèle contingent prend plus en compte l’action non organisée.

Il s’ensuit que l’importance de l’action organisée socialement en ce qui concerne la définition des buts et la sélection des moyens découle des hypothèses suivantes :

(1) l’incompatibilité des intérêts entre les groupes présuppose que ces intérêts ont été déterminés et qu’un certain degré de consensus entre les membres de chaque groupe quant à ces intérêts s’est formé ;

(2) le choix d’une forme d’action collective (les négociations démocratiques, la résistance passive, la violence politique) suppose un certain degré de consensus entre les membres de chaque groupe à propos de ses coûts ainsi que de ses profits et, par conséquent, son efficacité par rapport aux autres lignes d’action ;

(3) le consensus entre les membres de chaque groupe sur ces questions ne peut apparaître « spontanément » dans les catégories sociales non organisées et vastes ;

(4) le consensus a des chances d’être atteint par des processus d’influence sociale entre un nombre relativement petit d’individus (les dirigeants), qui formulent et proposent des intérêts particuliers, et leur masse constituante.

Ces hypothèses n’impliquent pas que le comportement de foule qui apparaît dans le contexte d’une action collective non organisée est nécessairement anomique 13. Au contraire, comme Reicher l’a fait remarquer (1982, 1984, 1987), bon nombre d’événements collectifs mêlant des foules (les émeutes) ne peuvent faire l’objet d’une explication adéquate sans faire référence à un affrontement entre deux groupes identifiables : les émeutiers et la police (cette dernière agit habituellement pour le compte d’une catégorie sociale qui est différente de celle des émeutiers). Selon Reicher, les participants à une émeute ne peuvent se considérer ni comme une foule anonyme, du moins pas entre eux, ni comme un groupe non identifiable. Ils se voient plutôt comme un « groupe » partageant la même identité, une identité qui est presque toujours activée par la catégorisation endogroupe- exogroupe rendue saillante par l’action des autorités ou de la police. Il s’ensuit que, même si la coordination et l’organisation sont absentes, les membres de la foule peuvent agir conformément aux normes émergeant spontanément dans la situation présente en fonction de la catégorisation intergroupe saillante (Reicher, 1982, 1987 ; ces normes peuvent jouer un rôle important dans la définition d’un éventail d’objectifs relativement limité au sujet de la violence politique), en fonction de facteurs interactionnels situationnels (p. ex. Hare, 1985) ou en fonction d’actions antérieures dans des situations semblables (Naidu, 1980 ; Tilly, 1978). Les dynamiques de l’action collective sont complexifiées par les désaccords intragroupes potentiels. Des schismes au sein des groupes en ce qui concerne la définition et le degré d’importance des objectifs de groupe et, plus encore, à propos des moyens pour les atteindre peuvent apparaître.

Les moyens, plus que les objectifs, ont des implications comportementales et sont, par conséquent susceptibles d’occasionner des coûts très saillants. Le choix des moyens, surtout dans des « groupes conflictuels » fortement organisés, peut varier tout au long du conflit. Des schismes sont susceptibles d’apparaître avec l’émergence d’une faction extrémiste, surtout lorsque les divers moyens utilisés par les factions modérées ne conduisent pas à un changement social (Blalock, 1989). On ne devrait cependant pas exclure l’apparition éventuelle de schismes dans l’ordre inverse : des factions modérées peuvent apparaître (parfois en se séparant des factions extrémistes), surtout si une lutte prolongée qui utilise des moyens extrêmes n’a conduit à aucun changement, si les coûts des moyens prédominants atteignent un point qui dépasse le niveau que les membres du groupe sont disposés à supporter ou s’il existe des signes issus de l’exogroupe montrant qu’il est prêt à accepter un compromis.

Les dynamiques de la mobilisation et de l’action collectiv Après avoir défini les objectifs de groupe ainsi que les moyens de les atteindre, les représentants de groupe devront mobiliser leur masse constituante s’il faut déclencher l’action collective. Comme le conflit entraîne l’affrontement déclaré entre deux groupes et que chaque groupe se compose de la masse constituante et d’une direction organisée (il en existe parfois plus d’une), on pourrait répartir les processus d’influence sociale à l’origine du conflit entre : (1) chaque groupe organisé et sa masse constituante ; (2) les groupes organisés rivaux au sein d’un groupe, le cas échéant ; (3) les représentants organisés des deux groupes ; (4) chaque groupe organisé et la masse constituante de l’autre groupe ; et (5) les deux masses constituantes. La présente analyse se limitera à la première et à la troisième formes des processus d’influence – c’est-à-dire lorsque la source d’influence qu déclenche le conflit est un groupe organisé non dominant et lorsque les cibles sont, d’une part, sa masse constituante et d’autre part, le groupe organisé au pouvoir14. Ces processus d’influence sont le mieux appréhendés, en psychologie sociale, par les théories de l’influence des minorités élaborées par Moscovici (1976, 1980, 1985) et Mugny (1982 ; pour une revue, voir Paicheler, 1988 ; Turner, 1991) et, en sociologie, par les théories de la mobilisation ethnique (p. ex. Mc Carthy & Zald, 1977 ; Oberschall, 1973 ; Tilly, 1978). Ces théories, exposées brièvement dans les sections suivantes, fournissent des explication pertinentes sur les conditions dans lesquelles des groupes d’opposition minoritaires pourraient influencer leurs constituants ainsi que les membres de l’exogroupe, incitant ainsi à l’action collective.

La distinction entre les minorités active et passive se trouve au coeur de la théorie sur l’influence des minorités (1976) élaborée par Moscovici. Une minorité passive résiste à l’influence d’une majorité avec laquelle elle est en désaccord par la non-conformité. Les conditions de sa résistance sont bien exposées en psychologie sociale (pour des revues, voir Allen, 1975 ; Moscovici, 1985). Au vu de l’analyse précédente relative aux orientations identitaires, on peut estimer qu’une minorité passive (ex. une minorité qui accepte une identité négative ou un état de privation et de subordination) est susceptible de se marginaliser au sein de la société dans son ensemble. En revanche, une minorité « active » résiste non seulement à l’influence de la majorité mais, selon Moscovici, donne aussi un autre point de vue bien défini.

Ainsi, plutôt que d’être une résistance passive, une minorité active s’engage à affronter la majorité, à défendre ses propres opinions contre celles de la majorité et, finalement, à remplacer les points de vue de la majorité par les siens. Toujours selon Moscovici (1980), même si les majorités détiennent les ressources qui les rendent généralement plus puissantes et plus influentes que les minorités (voir Latané & Wolf, 1981), les minorités numériques peuvent exercer de l’influence en utilisant des stratégies comportementales particulières (en présentant leur message de façon persistante, unanime et autonome). Moscovici considère aussi que des processus différents interviennent dans les influences de minorités et des majorités actives. Les individus qui font face à une majorité numérique affichant une opinion ou un avis différent du leur se préoccupent plus de l’aspect « déviant » de leurs propres réactions que de la validité des arguments de la majorité15. Par conséquent, ils s’engagent dans un processus de validation superficielle par lequel ils comparent leurs réactions à celles de la majorité sans prendre en compte les arguments ou les contre-arguments. Leur intérêt principal est d’apaiser leur désaccord avec la majorité.

Par conséquent, l’influence de la majorité est susceptible d’engendrer la conformité – c’est-à-dire la conformité publique qui n’est pas nécessairement accompagnée d’une intériorisation de l’opinion de la majorité. En revanche, les individus exposés à une minorité active en désaccord, qui valorise son point de vue de façon cohérente et manifeste une cohésion et une unanimité internes, sont enclins à s’engager dans des tentatives qui visent à convaincre la minorité de modifier le sien. Par conséquent, ils sont susceptibles de s’engager dans un processus de validation qui se concentre sur le contenu de l’opinion de la minorité et qui peut potentiellement aboutir à l’intériorisation du point de vue de la minorité. D’une façon générale, il est donc plus probable que l’influence de la majorité engendre la conformité publique et il est moins vraisemblable qu’elle provoque l’intériorisation que l’influence de la minorité16. Une autre différence entre ces deux types d’influence repose sur le moment auquel elles sont ressenties. Ainsi, alors que l’influence de la majorité est ressentie au moment même où elle se manifeste, celle de la minorité est susceptible d’être latente et retardée.

Les indications qui étayent les arguments de Moscovici proviennent de données expérimentales montrant qu’une minorité a plus d’influence sur les réactions indirectes que sur les réactions directes tout comme elle a plus d’influence sur les réactions privées que sur les réactions publiques dans les tâches perceptives (Moscovici, Lage & Naffrechoux, 1969 ; Moscovici & Personnaz, 1980 ; 15 16 Nemeth, Swedlund & Kanki, 1974 ; Personnaz, 1981) et dans les tâches de jugement d’opinion (Mugny, 1975 ; Mass & Clark, 1984). En dépit des critiques interpellantes formulées sur ces données et de l’argument relatif à la différence qualitative de l’influence entre les minorités et les majorités (Doms, 1983 ; Doms & van Avermaet, 1980, 1985 ; Latané & Wolf, 1981 ; Tanford & Penrod, 1984), des études récentes au cours desquelles on a comparé les influences des majorités et des minorités soutiennent encore l’argument qui porte sur la différence d’influence (Maass & Clark, 1984 ; Mugny, 1984 ; Nemeth, 1985, 1986 ; Nemeth & Watchler, 1983). Le modèle de Mugny (1982) est d’un intérêt particulier pour les conflits intergroupes. En effet, il élargit les formulations de Moscovici et comprend trois parties distinctes : la minorité, l’autorité ou le pouvoir en place et la « population » ou la majorité silencieuse ».

Il place donc le processus d’influence des minorités dans le contexte politique des relations de pouvoir entre groupes. Dans ce modèle, la minorité active rivalise avec le pouvoir en place pour gagner le soutien de la population. Selon Mugny, un style d’affrontement rigide avec le pouvoir en place combiné à un style d’influence flexible sur la population augmente l’influence de la minorité. Il fait aussi une analyse et donne certaines indications sur les moyens par lesquels une minorité peut surmonter les nombreux obstacles idéologiques que le pouvoir en place peut utiliser pour diminuer ou éliminer l’influence de la minorité (Mugny, 1982 ; pour une revue, voir Paicheler, 1988). Des recherches inspirées par le modèle de Mugny montrent que l’influence d’une minorité active varie selon qu’elle partage ou non l’appartenance catégorielle de sa cible. En général, on constate une plus grande influence sur les membres de l’endogroupe quand les frontières entre l’endogroupe et l’exogroupe sont rendues saillantes (p. ex. Mugny, Kaiser, Papastamou & Pérez, 1984). Cette même stratégie diminue cependant l’influence de la minorité active sur les membres de l’exogroupe. Bon nombre de données expérimentales montrent qu’une minorité qui se distingue de la majorité, tant sur le plan de l’appartenance catégorielle à un groupe qu’au sujet des opinions, a moins d’influence sur les membres de la majorité qu’une minorité qui ne diffère de la majorité que par ses opinions (Nemeth & Watchler, 1973 ; Maass, Clark & Haberkorn, 1982 ; pour une revue, voir Maass & Clark, 1984).

Des études plus récentes ont cependant donné des résultats qui ne concordent pas avec ces constatations. Par exemple, alors que certaines études ont révélé que les minorités ont une plus grande influence sur les membres de l’endogroupe que sur les membres de l’exogroupe (p. ex. Clark & Maass, 1988 ; Mugny, Kaiser, Papastamou & Pérez, 1984) d’autres études ont donné des résultats contradictoires (Martin, 1988 ; Pérez & Mugny, 1987 ; Volpato, Maass, Mucchi-Faina & Vitty, 1990). Quand on compare ces études, un problème surgit à propos des résultat expérimentaux différents et inconsistants en ce qui concerne les principaux concepts. En effet, certaines études confondent la minorité avec l’exogroupe alors que d’autres prennent en compte la distinction entre les minorités de l’endogroupe et les minorités de l’exogroupe. Un autre problème dans ces études est la prise en considération de divers problèmes qui diffèrent dans leur pertinence par rapport à l’identité ou à l’intérêt de groupe. Certaines indications montrent que l’influence d’une source dépend du degré de pertinence d’un problème par rapport à l’identité ou aux intérêts de groupe et de ses cibles (p. ex. Mackie, Worth & Asuncion, 1990, expérience n° 2)

La raison la plus importante de cette inconsistance se trouve probablement dans la confusion conceptuelle de deux processus distincts (Turner, 1991) : l’influence d’une minorité de l’endogroupe sur un exogroupe (il s’agit d’une question relative à l’influence intergroupe) et l’influence d’une minorité de l’endogroupe sur la masse constituante de cet endogroupe (l’influence intragroupe). Turner (1991) présente un perfectionnement du modèle de Mugny (1982). Il propose de faire une distinction entre deux types de populations : l’une qui partage l’appartenance catégorielle du pouvoir en place, l’autre celle de la minorité. Ainsi, alors qu’une population est un endogroupe pour la minorité active, l’autre constitue son exogroupe.

Quoi qu’il en soit, les théories et les recherches sur l’influence exercée par les minorités doivent accorder plus d’attention à un facteur négligé jusqu’ici, mais qui peut jouer un rôle important dans la mobilisation de groupes ethniques, à savoir les revendications ou les points de vue particuliers avancés par la source d’influence. Comme indiqué dans une section précédente, il se peut donc que les exigences d’une minorité en ce qui concerne la reconnaissance corporative entraînent la représentation du conflit comme un conflit intergroupe plutôt que comme un conflit entre le point de vue d’une minorité numérique et celui d’une majorité numérique. L’analyse de Turner (1991) indique qu’une telle représentation catégorielle du conflit peut contribuer à l’effort de mobilisation du groupe (l’influence sur la masse constituante de l’endogroupe) parce qu’elle fait appel aux sentiments de loyauté et aussi parce qu’elle suppose que les exigences de la minorité active n’étaient pas considérées comme étant d’intérêt personnel mais comme représentant les intérêts d’une population constituante. Dans ce cas, le groupe dominant aurait tout intérêt à désamorcer cette définition catégorielle du conflit et à accentuer la loyauté envers le groupe supra-ordonné commun. Cette stratégie peut être instrumentale pour le groupe dominant parce qu’elle envisagerait les dirigeants du groupe minoritaire comme des dissidents plutôt que comme les représentants des intérêts collectifs d’une catégorie sociale. En effet, Mugny (1982) montre que toute stratégie de la majorité qui « psychologise » la minorité active (c’est-à-dire qui fait en sorte qu’elle ressemble à un groupe de déviants ou de fous) réduit l’influence potentielle de la minorité sur ses propres cibles.

Les conditions qui mènent à la formation d’une minorité active organisée n’ont pas constitué le centre d’intérêt des ouvrages consacrés à l’influence des minorités. La formation d’une minorité active organisée qui remet en question le statu quo résulte habituellement des actions d’individus qui détiennent les compétences, les ressources et l’engagement nécessaires pour mobiliser les membres de leur catégorie sociale et pour les inciter à se comporter comme un groupe (pour la distinction entre les catégories et les groupes sociaux (voir Campbell, 1958 ; Rabbie & Horwitz, 1988). Ce sont généralement les membres élitaires d’une catégorie sociale qui forment le groupe organisé (A.D. Smith, 1982 ; Taylor & Mc Kirnan, 1984 ; Taylor & Moghaddam, 1987). Les intérêts personnels de chaque fondateur du groupe organisé peuvent constituer une motivation importante liée à leur participation à sa formation (mais il ne s’agit pas de la seule, voir Toch, 1965). Il est plus probable que les aspirations des membres élitaires des groupes subordonnés s’orientent vers une carrière dans la bureaucratie politique plutôt que vers une carrière centrée sur l’esprit d’entreprise économique (Horowitz, 1985 ; A.D. Smith, 1982).

Etant donné ces aspirations et compte tenu de la rareté et de l’importance des fonctions convoitées, ces individus sont susceptibles de ressentir une discrimination de groupe et de connaître un plafond à leur ascension sociale qui est inférieur à celui des membres du groupe dominant. Par conséquent, ils peuvent « se désidentifier » de la culture et des valeurs du groupe dominant (Steele, 1988) et modifier leur engagement : passer de tentatives d’assimilation e tentatives de valorisation des objectifs de leur groupe ethnique et de mobilisation des membres du groupe en vue de l’action collective. Ils réalisent ce changement par l’articulation d’une idéologie explicite qui attribue l' »immobilité » sociale (par opposition à la mobilité sociale) des membres de leur groupe à la discrimination engendrée par l’exogroupe et à l’injustice du statu quo (Deutsch, 1985 ; Taylor & Moghaddam, 1987). D’un point de vue rationnel, il est possible que les stimulants soient à la fois symboliques et économiques : les biens symboliques (p. ex. l’identité et le statut de groupe) sont des biens publics, accessibles à tous les membres du groupe, et peuvent être cruciaux pour le processus de mobilisation, alors que les stimulants matériels – c’est-à-dire les biens non publics peuvent aider à soutenir l’engagement des élites ou représentants du groupe (Banton, 1983 ; Hechter, 1987), d’autant plus que les représentants actifs et engagés s’exposent à des risques et à des coûts personnels plus élevés que leurs partisans (Banton, 1987 ; Oberschall, 1973).

En déclenchant les processus de mobilisation, une minorité engagée et organisée doit surmonter les obstacles qui entravent la participation individuelle à l’action collective. Ces obstacles, au centre des analyses sur le choix rationnel, proviennent entre autres des éventualités suivantes : (1) que les relations causales entre les facteurs institutionnels et les résultats individuels ne soient pas immédiatement saillantes pour les individus, (2) que la discrimination ne soit pas perçue par les systèmes institutionnalisés ni ne leur soit attribuée (Blalock & Wilken, 1979), (3) que les constituants considérés individuellement ne connaissent pas avec certitude le nombre des autres membres de leur groupe disposés à participer à l’action collective (Gamson, 1975 ; Klandermans, 1984), (4) que les individus ne perçoivent pas que la réalisation des intérêts groupaux va dans le sens de leur intérêt personnel, (5) que l’adhésion des individus aux objectifs de groupe soit souvent en désaccord avec la réalisation de leurs intérêts personnels à court terme (Blalock, 1989 ; Dawes, 1980 ; Hechter, 1987 ; Olson, 1971 ; Wilke, Messick & Rutte, 1986) et (6) que les individus n’aient pas assez de ressources pour rassembler l’information pertinente requise pour susciter de fortes croyances en l’efficacité collective.

Etant donné ces obstacles, le groupe organisé doit décider de la stratégie à adopter en vue de mobiliser et de persuader ses membres. L’analyse précédente indique qu’une mise en évidence de la valeur de l’identité distincte du groupe ainsi qu’une accentuation des frontières intergroupes représentent une stratégie qui peut augmenter la probabilité de la participation individuelle à l’action collective. Les recherches en matière de critères de justice et de privation relative proposent une autre stratégie : une mise en évidence de l’aspect « moral » (c’est-à-dire l’injustice) des intérêts matériels du groupe. La seule accentuation des intérêts « rationnels-matériels » du groupe, dont fait mention la théorie des conflits réels, peut ne pas être suffisante ni nécessaire (Toch, 1965). Cette stratégie peut cependant être efficace pour mobiliser des segments particuliers au sein de la population de l’endogroupe. En général, on pourrait considérer que l’efficacité de toute stratégie de mobilisation dépend des caractéristiques du segment de la population ciblé. Une particularité fondamentale de la population est sa force d’identification à la catégorie ethnique par rapport à la catégorie supra-ordonnée. Par exemple, les individus qui s’identifient plus à la catégorie supraordonnée qu’à leur catégorie ethnique (c’est-à-dire manifestant l’orientation vers une assimilation) peuvent ne pas être affectés par les slogans qui illustrent l’importance de leur identité ethnique distincte. Ces individus pourraient pourtant être mobilisés s’ils sont persuadés que la protection ou la réalisation de leur intérêt personnel dépend de la réalisation des intérêts de groupe. Une mise en évidence des griefs identitaires peut être plus efficace pou les individus dont l’identification à leur catégorie ethnique est plus forte que leur identification à la catégorie supra-ordonnée. Pour ces individus, le fait d’augmenter la saillance de la catégorisation endogroupe-exogroupe et de l’identification à l’endogroupe peut aboutir à la « dépersonnalisation » de leur intérêt personnel et peut, par conséquent, donner le sentiment que l’intérêt personnel immédiat le plus important est l’intérêt du groupe (Turner et al., 1987).

Une stratégie de mobilisation efficace supplémentaire consiste à simplifier l’idéologie qui justifie le choix d’objectifs ou de lignes de conduite particuliers. L’efficacité de cette stratégie provient de la complexité des causes sociales et de la capacité limitée des individus à les comprendre (Blalock, 1989). Envisager le problème en termes d’une dichotomie endogroupe-exogroupe polarisée constitue l’une de ces stratégies de simplification (Blalock, 1989 ; Martin, Scully & Levitt, 1990). L’exagération de la divergence entre l’endogroupe et l’exogroupe constituerait un moyen d’imputer les attributions des désavantages et des menaces à l’exogroupe plutôt qu’aux incapacités personnelles des membres de l’endogroupe ou à ses caractéristiques déviantes (Taylor & Mc Kirnan, 1984).

Cette exagération développerait également une plus grande confiance dans le fait que d’autres membres de l’endogroupe ne vont pas faire un tour gratuit (Kramer & Brewer, 1984, 1986), consolidant ainsi leur disposition à faire abstraction de leur intérêt personnel à court terme afin de poursuivre les intérêts collectifs communs (Messick & Brewer, 1983). Le fait de condamner directement l’exogroupe est une autre stratégie de simplification qui pourrait augmenter l’interdépendance subjective entre l’intérêt personnel (ou la privation égoï ste) et l’intérêt groupal (ou la privation fraternelle). De plus, étant donné l’avantage perçu de la minorité organisée dans les ressources informationnelles, celle-ci pourrait renforcer les croyances des membres de l’endogroupe en la probabilité du succès de l’action collective (Hechter et al., 1982 ; Banton, 1987)

Les processus de mobilisation peuvent aussi nécessiter l’usage de la violence coercitive contre les membres de l’endogroupe et ceux de l’exogroupe, comme l’indique Laitin (ce volume). Parfois, par exemple au Liban et au Sri Lanka, la violence est utilisée par les factions radicales comme un moyen de punir les membres de l’endogroupe qui manifestent des signes de modération ou de compromis avec un exogroupe. Des actes violents réussis contre des membres importants de l’exogroupe pourraient augmenter le succès de recrutement dans un groupe, comme cela s’est vu dans le cas des Basques de l’E.T.A.. Dans ces deux situations, selon Laitin, la violence a pour effet d’augmenter le prix de l’acceptation du statu quo. Laitin estime également que les groupes de guérilla ont parfois recours à une stratégie d' »action-répression-action en spirale » qui comporte des actions violentes dont le but est de pousser les autorités à riposter, ce qui galvanise ensuite le soutien au groupe de guérilla. De plus, comme illustré par les analyses de Dandeker, Kapferer et Laitin, le recours à la violence peut jouer un rôle important dans la création et la cristallisation de frontières politiques et communautaires. Pour terminer, il faudrait ajouter que la mobilisation en vue de la participation à l’action collective violente peut impliquer un ensemble d’encouragements autre que la mobilisation en vue de l’action non violente. Dans la plupart des cas où les groupes sont en situation de guerre civile, on peut faciliter le recrutement dans les groupes de milice par la possibilité que ces groupes ont de fournir des chances d’ascension sociale rapides et faciles.

CONCLUSION :

Ce chapitre vise à montrer comment il est possible d’intégrer l’analyse des mécanisme psychologiques aux analyses au plan groupal afin de faciliter une compréhension globale du conflit intergroupe, en général, et du nationalisme ethnique, en particulier. La revue des ouvrages psychosociaux indique que l’incompatibilité des objectifs est un facteur déterminant nécessaire au conflit intergroupe. Cette conclusion n’implique cependant pas que l’on pourrait envisager les groupes dans une perspective similaire à celle des individus, à savoir qu’ils sont motivés à maximiser leurs intérêts. Ce fait s’explique par le fait qu’un groupe est composé d’individus qui peuvent ne pas avoir le même niveau de motivation pour agir au nom des intérêts de groupe. La définition des objectifs de groupe ne garantit pas que les membres du groupe vont automatiquement agir en vue de les maximiser. La disposition des individus à s’engager dans l’affrontement collectif au nom des objectifs de groupe dépend de processus psychosociaux complexes qui sont fonction : (1) du fait que la structure des relations entre groupes, qui entraîne souvent un accès différent aux ressources, soit perçue comme juste ou injuste, (2) de la perception du degré d’interdépendance entre les intérêts individuels et les intérêts groupaux et (3) de la force d’identification des individus à un groupe par rapport à leur identification à l’égard d’un groupe supra-ordonné plus inclusif. Les recherches en matière de critères de justice ont examiné les processus qui interviennent dans la perception de justesse ou non des systèmes de répartition des ressources.

Les recherche consacrées à la privation relative ont abordé le rapport entre cette perception et l’action collective. Bien que ces deux approches indiquent que les individus peuvent s’engager dans une action conflictuelle lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils sont privés de ce qu’ils méritent (à leurs yeux), aucune d’entre elles ne précise les principes distributifs et procéduraux particuliers qui font que les individus croient que leur groupe est privé de ce qu’il mérite. On a proposé un certain nombre de ces principes sur la base d’analyses comparatives de cas relatives aux conflits ethniques ainsi qu’aux systèmes constitutionnels dans les sociétés multi-ethniques. Une question fondamentale – en ce sens qu’elle sous-tend divers intérêts distributifs et procéduraux de groupe – concerne la reconnaissanc des groupes (par opposition aux individus) comme les bénéficiaires légitimes des ressources et des lieux en ce qui concerne l’identification et l’action politiques. La représentation politique ainsi que la reconnaissance des droits de groupes distincts représentent deux des intérêts de groupe les plus saillants dans le nationalisme ethnique. En effet, ils sont associés aux conflits les plus intenses, violents et difficiles à résoudre. Ils appartiennent pourtant aux phénomènes qui font le moins l’objet de recherches en sociologie et qui ne sont pas du tout abordés en psychologie.

Ces intérêts proviennent de l’importance que les individus accordent à la préservation et à la valorisation d’une identité sociale distincte. La théorie et les recherches relatives à l’identité sociale ont apporté de nombreuses connaissances sur les conditions qui activent ce besoin identitaire, en plus d’explications conceptuelles importantes sur les moyens que les individus utilisent pour combler et satisfaire ce besoin. Les sondages d’opinion portant sur les attitudes raciales ont aussi souligné le rôle des besoins et des intérêts symboliques dans la détermination de ces attitudes. Certaines approches anthropologiques et sociologiques des relations entre groupes ethniques ont également mis l’accent sur l’importance des motivations identitaires de groupe. Aucune de ces approches ne traite néanmoins des processus qui relient les besoins identitaires individuels à l’émergence des revendications identitaires de groupe. Cet aperçu indique que certains besoins identitaires individuels sont incompatibles avec la préservation de l’identité de groupe, et que la relation entre les deux dépend de la force d’identification des individus aux divers niveaux de la catégorisation en groupes.

La force d’identification dépend elle-même de facteurs sociopolitiques et socio-économiques. Les idéologies politiques jouent un rôle important dans la définition des relations individu-groupe aux divers niveaux de la catégorisation. Une idéologie dominante associée au système d' »Etat-nation » confère plus de légitimité à l’identification de l’individu au niveau supra-ordonné (c’est-à-dire l’Etat-nation) qu’à son identification à un groupe ethnoculturel subordonné. Combinées aux effets de facteurs socio-économiques, les idéologies politiques créent les conditions propices à des relations complexes entre les intérêts matériels et identitaires, aux plans individuel et groupal. Des incompatibilités entre les intérêts identitaires et matériels peuvent survenir au sein des groupes, produisant ainsi des schismes intragroupes potentiels à propos de la définition des objectifs prioritaires. Des schismes peuvent aussi avoir lieu entre groupes, provoquant ainsi un conflit potentiel.

L’interaction entre les motivations réalistes et identitaires est aussi évidente lorsque l’on envisage les processus qui interviennent dans la mobilisation des membres de groupe en vue de l’action collective. Cette revue indique que l’activation des intérêts identitaires ou de justice joue un rôle important dans la détermination de la disposition de certains individus à déclencher un affrontement collectif et dans la persuasion des autres à y participer au nom des objectifs de groupe. Le déclenchement de l’action collective ainsi que sa continuité requièrent l’émergence d’une minorité organisée, engagée, cohérente et active au sein des membres de l’endogroupe qui détient l’information et les ressources pertinentes pour définir les objectifs du groupe et ceux qui sont prioritaires, pour évaluer l’efficacité des diverses lignes de conduite et effectuer un choix parmi celles-ci en vue de la réalisation de ces objectifs et pour exprimer l’idéologie par laquelle elle va persuader chaque membre du groupe de soutenir l’action collective ou d’y participer. Les tentatives de mobilisation de sa masse constituante ont des chances d’aboutir si elle les persuade que l’action collective est plus efficace que l’action individuelle pour atteindre les résultats escomptés et si elle les persuade aussi de l’effet d’augmentation, produit par leur propre participation individuelle, sur les chances de succès de l’action collective.

En conclusion, il faut souligner le fait que l’analyse présentée dans ce chapitre n’a aucune connotation évaluable sur les concepts de conflit et de nationalisme. Alors que l’on a, la plupart du temps, considéré le conflit, en général, et le nationalisme, en particulier, comme des phénomènes « négatifs » et indésirables (p. ex. Gurr, 1980), la présente analyse indique qu’ils peuvent être soit un processus constructif, soit un processus destructif (Billig, 1976 ; Deutsch, 1973 ; Taylor & Moghaddam, 1987). Ces phénomènes sont constructifs dans la mesure où ils entraînent un changement social (Moscovici, 1976) ou pour autant qu’ils constituent le seul moyen par lequel les groupes menacés expriment leurs sentiments, leurs objectifs et leurs revendications. Ils sont aussi constructifs dans la mesure où ils réduisent les ambiguï tés idéologiques à propos du statut des divers groupes au sein de l’entité supraordonnée, p. ex. en précisant et en clarifiant les systèmes et les principes qui régissent les relations entre les groupes (Horowitz, 1985 ; Lijphart, 1977 ; Montville, 1990). Ils sont destructifs pour autant qu’ils entraînent un cycle de violence qui pourrait s’intensifier à tel point que le conflit devient insoluble et que ses coûts l’emportent sur ses profits.

NOTES DE BAS DE PAGE

1. Au cours de ces deux dernières décennies, les recherches psychosociales sur les relations intergroupes (pour des revues, voir Brewer & Kramer, 1985 ; Hamilton, 1981 ; Hogg & Abrams, 1988 ; Messick & Mackie, 1989 ; Stephan, 1985 ; Stroebe, Kruglanski, Bar-Tal & Hewstone, 1988 ; Tajfel, 1982a ; Taylor & Moghaddam, 1987) se sont concentrées sur l’examen des processus cognitifs qui sous-tendent certains phénomènes dans les relations intergroupes, par exemple les stéréotypes (p. ex. Cantor, Mischel & Schwartz, 1982 ; Hamilton, 1981 ; Hamilton, Dugan & Trolier, 1985 ; Jussim, Coleman & Lerch, 1987 ; Mc Cauley, Stitt & Segal, 1980), les attitudes raciales (p. ex. Dovidio & Gaertner, 1986 ; Kinder & Sears, 1981, 1985 ; Sears, 1988), les médiateurs et les conséquences cognitives de la catégorisation (p. ex. Linville, Fisher & Salovey, 1989 ; Rothbart, Dawes & Park, 1984 ; Taylor, Fiske, Etkoff & Ruderman, 1978 ; Wilder, 1981, 1986) et les effets de la catégorisation sociale sur l’évaluation des groupes sociaux et sur l’attribution des récompenses (p. ex. Brewer, 1979 ; Diehl, 1990 ; Tajfel, 1982a ; Turner, 1981, 1987).

Une conséquence fâcheuse de cette focalisation a été une baisse considérable des recherches qui examinent les sources du comportement conflictuel entre groupes comparativement à leur niveau élevé pendant les années soixante (p. ex. Blake, Shepard & Mouton, 1964 ; Deutsch, 1973 ; Le Vine & Campbell, 1972 ; Rabbie & Wilkens, 1971 ; Sherif, Harvey, White, Hood & Sherif, 1961, 1988 ; Sherif & Sherif, 1953 ; Wilson & Kayatani, 1968 ; Wilson & Miller, 1961). Les seules exceptions à cette tendance concernent les recherches sur la privation relative. En effet, leur nombre s’est accru ces dernières années (p. ex. Crosby, 1976, 1982 ; Gurr, 1980 ; Olson, Herman & Zanna, 1986 ; Vanneman & Pettigrew, 1972). Il est toutefois important de noter que l’intérêt actuel porté aux processus cognitifs pose en prémisse l’hypothèse selon laquelle les perceptions et les représentations intergroupes sont des facteurs importants dans le cadre de la détermination des relations intergroupes même si très peu de recherches, pour ne pas dire aucune, ont examiné les liens de causalité entre ces processus cognitifs et le conflit intergroupe. Les mécanismes potentiels qui servent de médiateurs entre certains de ces processus cognitifs et le conflit sont analysés ultérieurement dans ce chapitre. 2. La distinction entre ces deux types d’identification est parallèle à la distinction établie par George Herbert Mead (1934) entre les composantes du soi : le « je » et le « moi ». Le « je » constitue cette partie du concept de soi qui est impliquée dans l’action sans être consciente d’elle-même. Le « moi » est cette partie du soi qui prend naissance quand on réfléchit à propos de soi ; il s’agit d’un « objet », d’une représentation qui pourrait être modelée, façonnée et imagée de manière cognitive. Par opposition au « je », le « moi » est un produit de la communication et du discours sociaux, précisément parce qu’il s’agit d’un objet que l’on pourrait représenter de manière cognitive et linguistique.

3. Il vaut la peine de remarquer la différence entre cette définition et celle communément admise (en psychologie sociale) qui provient de Sherif et al. (1961, 1988) : « Chaque fois que des individus appartenant à un groupe établissent, en tant que membres du groupe, une interaction collective ou individuelle avec un autre groupe ou ses membres, nous avons un exemple de comportement intergroupal »17 (1988, p. 21). Contrairement à la définition de Sherif, celle qui est proposée ici différencie la situation dans laquelle les membres de deux groupes interagissent individuellement de celle où ils interagissent collectivement. L’action collective nécessite un certain degré de consensus entre les membres du groupe, alors que les actions individuelles ne le requièrent pas. Il s’ensuit que lorsque les personnes agissent individuellement, leur comportement peut ne pas être représentatif du groupe et peut même être inacceptable aux yeux des autres membres de ce groupe. Par exemple, un soldat qui tue un ennemi pendant un combat peut être félicité, mais un soldat qui tue un ennemi lorsque ses dirigeants sont assis à la table des négociations et déclenche ou aggrave accidentellement un conflit peut être jugé ou chassé. En effet, il arrive souvent que dans bon nombre de conflits ethniques, les factions radicales au sein d’un groupe utilisent la violence afin de compromettre le succès des négociations engagées par d’autres factions (p. ex. le Sri Lanka, le Liban). Etant donné ces éventualités, nous trouvons inacceptable une définition qui envisage une situation dans laquelle un individu affronte un membre de l’exogroupe comme un conflit « intergroupe » quand d’autres membres de l’endogroupe ne soutiennent pas cette action.

4. Les exemples de la première approche comprennent la théorie des conflits réels et la théorie des jeux (Campbell, 1965 ; Le Vine & Campbell, 1972 ; Sherif, 1966 ; Simmel, 1955 ; Coser, 1956, 1967 ; Rabbie et Horwitz, 1969 ; Wilson & Kayatani, 1968 ; Blake, Shepard Mouton, 1964), les théories de la privation relative (Gurr, 1970 ; Runciman, 1966 ; Vanneman & Pettigrew, 1972 ; Crosby, 1976), les théories du développement inégal (Bonacich, 1972 ; Furnivall, 1948 ; Hechter, 1978), les modèles du choix rationnel (Hechter, Friedman & Applebaum, 1982 ; Hechter, 1987 ; Banton, 1983, 1987 ; Blalock, 1967, 1989) et les théories de la justice (Austin, 1986 ; Walster, Berscheid & Walster, 1973 ; Deutsch, 1985 ; Folger, 1986). Les exemples de ces dernières approches reprennent la théorie de l’identité sociale et la théorie de la catégorisation de soi (Tajfel et Turner, 1986 ; Turner et al., 1987 ; Hogg et Adams, 1988), la théorie de la politique symbolique (Kinder et Sears, 1981 ; Mc Conahay, 1986 ; Sears, 1988) et les modèles de conflits ethniques qui mettent en évidence le rôle de l’identité culturelle (Horowitz, 1985 ; A.D. Smith, 1981).

5. Voir Doise, Csepeli, Dann, Gouge, Larsen & Ostell, 1972 ; Ferguson & Kelley, 1964 ; Kahn & Ryen, 1972 ; Rabbie, Benoist, Oosterbaan & Visser, 1974 ; Rabbie, Schot & Visser, 1989 ; Rabbie & Wilkens, 1971 ; Ryen & Kahn, 1975.

6. Voir Allen & Wilder, 1975 ; Billig & Tajfel, 1973 ; Doise et al., 1972 ; Doise & Sinclair, 1973 ; Tajfel et al., 1971 ; Turner, 1975, 1978 ; pour des revues voir Billig, 1976 ; Brewer, 1979 ; Brown, 1988 ; Diehl, 1990 ; Hogg & Abrams, 1988 ; Tajfel, 1982a et Turner, 1981.

7. De manière conceptuelle, si le groupe à statut supérieur est une minorité numérique et si la menace est sérieuse (p. ex. la menace d’un génocide), alors le départ (individuel et collectif) peut avoir lieu. La conversion religieuse des minorités chrétiennes dans les Balkans et au Proche-Orient sous les régimes musulmans, arabes et ottomans est un exemple de départ collectif. Une option supplémentaire pour une minorité à statut supérieur (et, potentiellement, pour les groupes à statut inférieur) consiste à quitter physiquement l’unité supra-ordonnée (p. ex. l’émigration en masse ou la séparation en une unité politique indépendante ou autonome), ce qui lui permet de conserver son identité de groupe positive.

8. L’analyse suivante a subi l’influence des interprétations relatives aux analyses générales sur les relations entre groupes ethniques réalisées par des sociologues (surtout Horowitz, 1985 et Lijpart, 1977) et par des analyses comparatives ou de cas qui couvrent un large éventail de méthodes et de régions géographiques (Amirahmadi, 1987 ; Barth, 1969 ; Ben-Dor, 1983 ; Boucher, Landis & Clark, 1987 ; Coleman & Rusberg, 1964 ; Demaine, 1984 ; Dutter, 1990 ; Esman, 1977 ; Esman & Rabinovich, 1988 ; Glazer & Moynihan, 1975 ; Goldman & Wilson, 1984 ; Hetcher, 1975 ; Hunter, 1966 ; Karklins, 1986 ; Kuper & M.G. Smith, 1969 ; Lim, 1985 ; Milne, 1981 ; Montville, 1990 ; Naidu, 1980 ; Paden, 1980 ; D. Rothchild & Olorunsula, 1983 ; J. Rothchild, 1981 ; Schermerhorn, 1978 ; Simpson & Yinger, 1985 ; A.D. Smith, 1981 ; Sugar, 1980 ; Tiryakian & Rogowsky, 1985 ; van den Berghe, 1965, 1967, 1981 ; Williams, 1982).

9. Les revendications relatives à la mise en oeuvre du principe d’autodétermination visent réduire la dépendance d’un groupe aux autres groupes en ce qui concerne la distribution des ressources. C’est probablement le principe qui est le plus fortement associé au nationalisme, en général, et au nationalisme ethnique, en particulier, parce qu’il implique l’expression d’une idéologie qui définit les frontières intergroupes selon des dimensions territoriales. Ces revendications sont liées à la valorisation d’une croyance en un destin commun entre les membres de l’endogroupe qui, selon des recherches dans le domaine de la dynamique des groupes (Cartwright & Zander, 1968 ; Festinger, 1950 ; Thibaut & Kelley, 1959), est susceptible de produire et d’accentuer les frontières psychologiques intergroupes ainsi qu’une définition consensuelle du groupe. Néanmoins, du point de vue des recherches en psychologie sociale, il ne va pas de soi qu’une définition subjective des frontières intergroupes suppose que ces frontières soient obligatoirement territoriales. Il est possible qu’une telle implication ne soit pas psychologique mais plutôt idéologique et qu’elle provienne de l’association étroite entre l' »appartenance à la nation » et la « souveraineté territoriale/politique » dans les idéologie politiques occidentales (voir Dandeker, ce volume ; et la section suivante dans ce chapitre). Néanmoins, le fait que la définition et la légitimation psychologiques des frontières catégorielles distinctes sont facilitées par la mise en place de frontières physiques « visibles » peut constituer un processus psychologique potentiellement apte à sous-tendre les implications « territoriales » des revendications d’autodétermination.

10. Cette position est évidente si l’on prend en compte la manière avec laquelle la représentation politique des groupes ethniques est traitée dans les systèmes légaux et constitutionnels. Les analyses des modes de représentation politique dans les sociétés multiculturelles (p. ex. Lijpart, 1977, 1990 ; Horowitz, 1985, 1990, 1991) montrent que, malgré l’introduction quasi mondiale dans les sociétés démocratiques de principes officiels relatifs à la répartition de la représentaôion politique dans les articles écrits et oraux, la représentation des groupe ethniques ou culturels n’est pas toujours abordée dans ces articles. En effet, dans beaucoup de sociétés plurielles (c’est-à-dire multiculturelles) et démocratiques, ces principes sont absents, non précisés ou explicitement évités. On pourrait attribuer ce manque de précision aux idéologies politiques individualistes qui sont surtout marquées dans le cas des groupes attribués, en particulier dans les groupes ethnoculturels (v. van Dyke, 1977). Cette idéologi (qui a été répandue, en grande partie, par le colonialisme occidental ; voir Kedourie, 1988) considère davantage les individus que les groupes comme les sujets légitimes des droits (May, 1987). En effet, selon ces idéologies, les droits de citoyenneté sont accordés officiellement aux individus en tant qu’individus et non aux individus en tant que membres de groupes, ni aux groupes en tant que groupes (bien que la privation des droits soit parfois, ironiquement, fondée sur l’appartenance à un groupe). De même, la citoyenneté de l’individu est valorisée en tant que centre de son identité vis-à-vis de l’Etat ; l’identification des individus aux groupes attribués constitutifs est considérée comme « primordiale » et devrait, au mieux, être moins importante que leur identification à l’entité politique supra-ordonnée (cfr. Geertz, 1973, ch. 10 ; Horowitz, 1985, ch. 4). Ce fait est clairement illustré, dans ce volume, par la description que donne Ueda des politiques des gouvernements américains au début du vingtième siècle au plus fort d’une vague d’immigration en provenance d’Europe. Ces politiques visaient à encourager la bonne éducation civique des nouveaux immigrants, exigeant d’eux qu’ils apprennent l’anglais, etc. dans l’espoir que l’acquisition des droits de citoyenneté devrait les désengager de leur identification ethnique. Néanmoins, son analyse montre également que les groupes ethniques ne furent pas tous soumis au même traitement, ni admis à s’assimiler à la culture nationale dominante. Ueda oppose l’intégration relativement harmonieuse des minorités européennes à celle des immigrants non occidentaux : les décideurs politiques estimaient que ces derniers étaient moins capables que les premiers d’exercer leur citoyenneté et, par conséquent, de s’intégrer dans la culture nationale américaine.

11. Etant donné que, dans la théorie de la catégorisation de soi, l’antagonisme fonctionnel entre les différents niveaux de catégorisation est généralement lié aux mécanismes de saillance, il faudrait, de toute évidence, distinguer le concept de « saillance catégorielle » du concept de « degré d’identification » (la théorie semble confondre les deux termes). Ainsi, on pourrait considérer que, alors que la « saillance catégorielle » active l’identité sociale liée à la catégorie saillante, le « degré d’identification » détermine le seuil relatif à l’activation d’une catégorie particulière en plus des conséquences émotionnelles et comportementales potentielles de cette activation. Plus l’identification à un groupe est forte, plus bas est le seuil relatif à l’activation d’une catégorie et de son identité et plus élevée est la valeur émotionnelle attachée à cette identité. De plus, le degré d’identification a un effet direct sur l’action collective potentielle, ce qu’une seule saillance catégorielle n’a pas. Ainsi, plus l’identification est forte, plus il est probable que l’individu choisira de rester dans le groupe et s’engagera dans l’action collective (même si l’ascension sociale est possible par le départ individuel). Cependant, quand l’identification est faible, les individus sont enclins à entreprendre des actions qui affirmeront leur désidentification l’endogroupe, surtout quand la catégorie liée à cette identité est saillante.

12. Cette analyse indique qu’il peut exister une différence qualitative dans la façon dont les individus ressentent les appartenances à un groupe avant et après la création de frontières explicites, territoriales et officielles. Ce processus de « formation d’une nation » (et aussi de nationalisme ethnique) implique un processus qui définit explicitement l’identité culturelle du groupe (c’est-à-dire l’identité entre les membres et la distinction des non-membres) qui, comme considéré auparavant, entraîne l’accentuation des différences culturelles intergroupes et dans lesquelles on investit une valeur psychologique (émotionnelle) et une signification « objective ». En revanche, l’identification dans les sociétés « prénationalistes » n’impliquait pas nécessairement des définitions juridiques, officielles et explicites des frontières catégorielles. En effet, il est peu probable que, dans ces sociétés, les individus se représentaient comme les membres des entités culturelles cohérentes et unifiées ; ils considéraient plutôt qu’ils appartenaient à une localité comprise dans d’autres localités (les villages, les villes, les régions) qui étaient autonomes mais qui avaient des réseaux non officiels de commerce, d’échanges et de relations sociales qui rendaient les frontières entre eux pour le moins floues (Leach, 1957). Gellner (1987), dans sa critique de l’analyse de Renan (1882) sur ce qu’est une nation, la résume comme suit : « L’homme traditionnel … n’avait aucune notion de « culture » … Il connaissait les dieux de sa culture, mais pas la culture elle-même. A l’ère du nationalisme, le changement est double ; la culture partagée est vénérée directement et non au travers du filtre de quelque symbole, et cette entité ainsi vénérée est diffuse, intérieurement homogène et exige qu’un voile d’oubli recouvre discrètement les différences internes obscures » (p. 10, en italique dans l’original).

13. On devrait cependant constater que les groupes qui sont formés sur la base de caractéristiques acquises plutôt qu’attribuées (p. ex. les partis politiques ; les départements au sein d’une institution ; les groupes professionnels) sont susceptibles d’être perçus comme les acteurs légitimes (Lijpart, 1977), même si ce fait reste controversé (voir May, 1987 ; J.M. van Dyke, 1977). De même, un groupe d’individus perçu comme un « ensemble » (p. ex. le jury) est susceptible d’être perçu comme un acteur plus légitime qu’un ensemble d’individus perçu comme un groupe.

14. Les recherches sur l’influence des minorités, présentées dans cette section, ne font pas de distinction entre l’influence qui cherche à toucher la masse constituante de l’exogroupe et celle qui vise atteindre ses dirigeants.

15. Dans ce cas, l’individu qui est une cible des tentatives d’influence de la majorité constitue une minorité « passive ». Lorsque cette minorité compte plus d’un individu, l’intérêt des membres pour leur « déviance » proviendrait vraisemblablement du fait qu’ils ne se coordonnent, ni ne se soutiennent les uns les autres ou, en d’autres termes, qu’ils ne réagissent pas à la tentative d’influence comme un « groupe » mais simplement en qualité d’individus.

16. Même si Moscovici ne traite pas largement des conditions dans lesquelles on peut rencontrer une « intériorisation » des opinions et des normes de la majorité, il est important de remarquer que la stabilité relative de l’ordre social nécessite un certain degré d’intériorisation des normes et des valeurs prédominantes. Une telle intériorisation n’est pas toujours le résultat de pressions coercitives exercées par une « majorité ». Il s’agit plus vraisemblablement du résultat de processus de socialisation à long terme ainsi que de processus de communication sociale récurrents qui engendrent les « représentations sociales » partagées par les membres d’une culture (Farr & Moscovici, 1984).

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