Rachid BEENEGADI : « Vivre en paix »

Interview par la revue TOC.

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

Comment digérer l’histoire de ses parents sans que ce soit un fardeau indépassable lorsqu’ils transmettent souffrances, tabous et rancœurs ? Pour éviter d’avoir à réparer leurs fautes ou à laver leur honneur, Rachid Bennegadi invite à la résilience. C’est une équation personnelle souvent difficile à résoudre, mais indispensable pour vivre en paix.

‘TOCQuelle est votre opinion de Psychiatre et d’anthropologue sur les blessures de l’âme liées au déracinement et à l’appartenance à deux cultures ? Est-ce, pour le fils, l’importance de l’histoire du père ?

Rachid Bennegadi – C’est très juste de démarrer par la prédominance du père. Le Maghreb comme l’Europe du Sud, est patriarcal et ce n’est pas anodin que ça passe par l’axe de la patrilocalité et de la patrilinéarité, qui sont deux concepts anthropologiques incontournables. Nous savons maintenant, par les travaux de la psychologie, de la neuropsychologie et de la psychanalyse, qu’il existe des faux souvenirs. Ce sont des souvenirs reconstruits. Nous savons que la mémoire se fabrique entre l’émotionnel et le sentiment : c’est donc autant la mémoire d’événements que j’ai vu que la mémoire d’événements que j’ai reconstruit. Et cela s’impose comme étant une réalité. Dans beaucoup de familles de migrants, le drame de la brisure entre le Maghreb et l’Occident, c’est cette incapacité à caler des mémoires ensemble. Il faut qu’elles soient dans la tragédie pour qu’elles puissent exister.

Il faut arrêter de re-convoquer l’horrible pour justifier tout.

TOC – À Propos de l’immigration et de l’exil qui ont suivi la guerre d’Algérie, n’avons-nous pas besoin la guerre d’Algérie, n’avons-nous pas besoin, aujourd’hui, de raconter mieux l’histoire ?

Dans une République, c’est la responsabilité du migrant lui-même. Il se met en relation avec les structures républicaines pour se fabriquer de la mémoire laïque. Si c’est une mémoire religieuse, c’est foutu. Le concept républicain ne correspond pas exactement à la mémoire culturelle de certaines sociétés, mais il y a largement de quoi trouver des consensus ! Qu’on arrête de nous faire croire que c’est systématiquement opposé, s’il y a certaines valeurs difficilement conciliables, il y a quand même assez de grain à moudre pour le faire. Pour les gens, ce qui est fabuleux, c’est la notion de résilience, admirablement définie par Boris Cyrulnik.

TOC – Vous pouvez donner un exemple de résilience ?

À partir du moment où, en thérapie, on se met à parler, la mémoire se met en place. Elle alimente le discours, elle alimente le conscient et l’inconscient. Si un jeune de 25 ans, d’une famille algérienne mais citoyen français, se met à avoir le discours de ses parents, c’est qu’il y a un problème, c’est qu’il y a quelque chose qui n’est pas réglé. Ce n’est pas à lui de solder ce compte, mais aux tranches d’âge qui étaient concernées. La résilience permet de se dire : J’ai une souffrance que je porte, j’ en ai même la mémoire,) je dois malgré tout me débrouiller pour construire ma personne, inventer mon avenir. Si le but est de créer du lien, la résilience est le seul moyen. Je dois être résilient et du côté du Maghreb et du côté de l’ex puissance coloniale.

Les gens reculent parce que seule s’impose la mémoire de la guerre pas de mémoire des liens avec les autres, pas la mémoire des arrangements, des négociations, elle est passée à la trappe. Aujourd’hui, les gens ont une mémoire sélective. Or le concept de résilience nous permet de sortir de cette impasse : il faut « challenger » la mémoire méditerranéenne, la mémoire maghrébine ou française, par la mémoire de « l’euromédien ». Il faut s’attacher à ce concept et faire un peu de déconstruction intelligente, comme Derrida le fait admirablement bien.

TOCLe conflit passé entre la France et d’Algérie n’est-il pas une vraie source de difficultés lorsque les deux cultures sont à nouveau dans les mémoires une génération plus tard ?

Prenons l’exemple de la France et de son tabou autour de la collaboration et de la Résistance. C’est facile de porter une critique virulente, il y a quand même une majorité de gens qui n’ont pas été résistants ! Mais cela n’a pas empêché la France de se réconcilier avec elle-même. La prescription, dans un contexte républicain, c’est le médicament de la mémoire douloureuse. Il faut arrêter à un moment donné de re-convoquer l’horrible pour justifier tout. Le contexte est central. S’il était auparavant impensable de ne pas mettre l’accent sur les exactions, après tant d’années, le travail du temps doit se faire. C’est obligatoire. Pour celui qui détient deux cultures et qui rencontre, dans l’une, une mémoire violemment opposée à l’autre, s’il ne retient que les exactions, la douleur, il y aura problème. Et beaucoup de gens sont névrosés par rapport à ça.

TOC : C’est tout le problème d’être issu de deux cultures

Rachid Bennegadi – Le jeune qui dit appartenir à deux cultures, je lui tire mon chapeau ! La mémoire du Maghrébin blessé par la colonisation, la mémoire du pied-noir blessé également par la décolonisation, cette mémoire doit cesser de jouer la fausse complicité. Le magnifique travail d’histoire fait par Benjamin Stora est un travail de thérapie. Les deux sociétés doivent se convoquer mutuellement pour établir ce travail de résilience. Construisons, avec les dégâts, des chantiers qui tiennent.

TOC – Dans certaines banlieues, auprès de populations considérées comme étant de deuxième catégorie, l’État français ne reproduit-il pas, aujourd’hui, une administration de type colonial ? Et, dans ce cas, la douloureuse mémoire familiale n’en est-elle pas réactivé ? C’est indéniable. Lorsque vous ne proposez pas assez d’idéal et que les mémoires douloureuses se rencontrent, c’est la douleur qui fait écho. Individuellement ou même pour le groupe, on a tous les outils pour se dégager de ce problème. Là où je suis, je vois des gens de tous milieux. Il faut que l’individu s’implique, tous ceux que j’ai vus s’impliquer dans la vie économique ou politique ont un discours résilient en devenir. Mais l’État a également un rôle à jouer, il y a de nombreux lieux où la République marche, mais il y en a d’autres où elle ne marche pas ! La société française, avec son principe magnifique de droit d’asile, doit, demain, intégrer une société européenne. Si elle s’est fait une mémoire élargie, ce problème se résoudra. Et même s’il y a des contentieux, c’est quand même mieux qu’un conflit. À la question Vous êtes Français, mais de quelle origine ?, on devrait pouvoir répondre sans problème. La résilience, c’est justement de pouvoir reconnaître là où ça fait mal et de ne pas construire uniquement sur les failles.

NOTES

PATRILOCALITE : Mode de résidence nouveau : c’est la femme qui va habiter avec la famille de son mari.

PATRILINÉARIITÉ : Il S’agit d’un mode de filiation Pour lequel seule compte la Parenté paternelle. Le nom, les privilèges, l’appartenance à un clan ou à une classe se transmettent du père et des parents du père aux enfants Aucun droit n’est reconnu aux parents du côté maternel.

JACOUES DERRIDA

L’un des philosophes français contemporains les plus connus à l’étranger, en particulier aux États-Unis, où il enseigne régulièrement depuis des années, Jacques Derrida est né en 1930 à Alger. Dans l’enfance, il a subi les vexations consécutives au statut des Juifs décrété par Vichy. Après l’École normale supérieure de la rue d’Ulm et l’agrégation de philosophie, il enseigne au lycée du Mans, puis à la Sorbonne. À partir de 1964, en même temps que le philosophe marxiste Louis Althusser, il est « caïman » de philosophie à l’ENS, c’est-à-dire chargé de préparer à l’agrégation les élèves de cette institution. Il appartient depuis 1984 à l’École des hautes études en sciences sociales. L’oeuvre de Jacques Derrida est considérable. Son livre le plus célèbre est probablement L’Écriture et la Différence, paru en 1967 au Seuil.

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