Rachid BENNEGADI : « Alcoolisation des travailleurs migrants en Europe »

In : Comité médico-psycho-social pour la santé des migrants, 1984, N° 38

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

Communication faite au Congrès du Comité national de défense contre l’alcoolisme du 20 au 23 avril 1983 sur le thème « Alcoolisation, phénomène sans frontières ? ».

Quand le Comité national de défense contre l’Alcoolisme a contacté notre association et nous a proposé d’intervenir sur le thème de l’alcoolisation des travailleurs migrants en Europe, nous avons accepté, heureux d’abord de constater que le travailleur migrant était pris en compte devant l’avancée du phénomène alcool, inquiet car si l’alcoolisation des travailleurs migrants est un fait évident, encore faut il l’étayer par des chiffres, des enquêtes, des statistiques. Si les travaux sur les groupes ethniques et alcool sont depuis dix ans importants en Amérique du Nord (USA, Canada), ils sont, par contre, maigres en Europe et plus particulièrement en France.

Ceci dit, je vais quand même faire une approche de ce monde du travailleur migrant et de sa rencontre avec l’alcool. Ce problème se présente sous un premier aspect :

Qui est travailleur migrant en Europe ?

Les origines sont très différentes : cela va du migrant européen au migrant africain, en passant par l’Asiatique et le Sud Américain.

En Europe, on parle de plus de 12 millions de travailleurs migrants, toutes nationalités confondues. La France, l’Allemagne, la Suède, la Belgique et la Suisse ont, par ordre d’importance, la plus forte population de migrants.

Nous prendrons l’exemple de la France pour plus de détails et au 31 décembre 1981, la population d’étrangers y est de 4 223 928. La population de travailleurs potentiels est de 50,45 % d’hommes et de 28,53 % de femmes ; à savoir, environ 3,5 millions d’individus qui sont ou seront « concernés » par l’alcool (j’ai exclu de cette population les enfants de moins de 16 ans : 21,02 %). La répartition par origine sera utile pour faire le passage avec les données socio culturelles. En effet, pour garder l’exemple de la France (c’est là où j’ai les chiffres les plus récents), les Portugais arrivent en tête avec 859 438, les Algériens ensuite avec 816 873, les Italiens 452 035, les Marocains 444 472, les Espagnols 412 542, les Tunisiens 193 203, les Turcs 118 073, les Asiatiques y compris les réfugiés 96 286, les Africains noirs 96 080, les Yougoslaves 67 764, les Polonais 66 317… pour ne citer que les plus importants.

Comprendre la relation migrant-alcool

Ce côté bigarré de la migration montre que, forcément, il faudra tenir compte de la composante culturelle, pour mieux comprendre la relation migrant alcool.

L’histoire de l’humanité nous montre le goût constant et général de l’homme pour l’alcool. De tout temps, les boissons alcoolisées ont primé les autres par l’effet tonique et euphorisant, le soulagement anxiolytique (valeur dionysiaque de l’alcool). Mais la relation alcool rites sociaux et privés a provoqué, selon les cultures, des réactions très différentes. Je ne vais pas me lancer dans une approche historique pour chaque culture, mais cela est tellement vrai que l’alcoologie (qui commence à s’imposer comme une discipline scientifique et particulière) doit nécessairement impliquer une approche transculturelle, tant l’alcoolisation devient un phénomène mondial.

Plusieurs formes de cultures

Alonso Fernandez, citant Pittman et Snyder (1962), distingue plusieurs formes de cultures :

1. Les cultures abstinentes, qui interdisent de s’adonner à l’alcool ; les plus représentatives sont les cultures hindouiste et islamique.
Sur ce point, il faudra dire deux choses :

- La première, c’est que le monde musulman n’est pas si peu concerné par l’alcool, dans les pays musulmans eux mêmes. L’interdit de l’Islam peut se formuler de cette façon : « L’alcool est strictement interdit par l’usage social musulman, alors qu’il est seulement déconseillé dans le Coran, contrairement au porc qui est formellement interdit. » De ce fait, la conduite alcoolique est réprouvée par le milieu traditionnel. Cette notion est importante pour lever le mythe du musulman abstinent à cause du tabou religieux.

- La deuxième, c’est la tentation de l’explication génétique. Depuis une dizaine d’années, un assez grand nombre de travaux Kissin (1979), Wolf (1972) font état et insistent sur les différences possibles dans le métabolisme de l’éthanol. Le métabolisme de l’éthanol serait accéléré par l’intermédiaire d’un enzyme : l’alcoolo-déshydrogénase atypique qui provoquerait une concentration très élevée d’acétaldéhyde. Cette accélération du métabolisme provoque des réactions de vasodilatation, d’hypersensibilité (le flush) et des perturbations thymiques. Cela jouerait dans le sens de la protection contre l’alcoolisation : Wolf en montrant que cela existe aussi chez les enfants élimine la reconstruction culturelle de cette protection.

La prudence s’impose quant à la tentation de faire trop vite des constructions ou des stratégies à partir de cette base biologique, physiologique, d’autant que ce phénomène ne concerne que 80 % des Orientaux et que l’alcoolisation parfois ne s’arrête pas toujours devant cet obstacle.

Ces deux points développés, revenons à la classification des cultures :

2. Les cultures ambivalentes où coexistent des tendances opposées vis à vis de l’alcool (Angleterre, USA, Pays scandinaves). La conception ascétique puritaine propre au protestantisme anglican joue un rôle influent.

3. Les cultures modérément permissives qui admettent qu’on s’adonne à l’alcool mais dans des conditions particulières :
- habitudes d’alcoolisation depuis l’enfance ;
- consommation limitée et évolutive permettant l’apprentissage, le cérémonial ;
- le rejet de l’ivresse et de l’excès alcoolique. Cette attitude serait celle de la plupart des pays méditerranéens.

Culture et parcours migratoire

Sur ces points également quelques remarques :

1. On perçoit mieux, même si c’est de façon générale, qu’entre une culture abstinente et une culture modérément permissive, le conflit se situera autant de groupe à groupe que pour l’individu lui même.

Exemple : Un migrant européen, Portugais, Espagnol ou Italien (pays latins), ne va pas vivre le conflit ou la relation avec l’alcool de la même manière qu’un travailleur migrant maghrébin, africain ou asiatique.

2. On voit également que va intervenir un facteur pas spécialement culturel mais « supporté » par certaines cultures : c’est la distance culturelle pour ne pas dire la non compréhension, le rejet, les conditions difficiles d’approche de la société d’accueil, en un mot les difficultés sociales du parcours migratoire.

3. Si dans ce parcours migratoire la rencontre avec l’alcool est classique ou déstructurante, ou, à l’inverse, un processus de socialisation, la responsabilité est partagée avec la société d’accueil de par les structures qu’elle propose au travailleur migrant et au statut qu’elle lui donne.

Dans cet ordre d’idée, il y a un travail qui a été fait par Thévenin qui, étudiant 182 dossiers de migrants algériens appelés devant la commission des alcooliques dangereux à Paris, fait intervenir l’alcoolisation dans le parcours migratoire : il n’y a pas beaucoup de recherche dans ce domaine et ce travail est récent (1981).

Le migrant type de la population en question commencerait, à son arrivée en France, à s’intégrer exclusivement à son groupe ethnique avec ses mœurs et ses valeurs. Si au lieu de repartir, il décide de rester, il peut amorcer un processus d’adaptation ; il a parfois recours à une alcoolisation massive permettant le passage à un acte délictueux (nous savons que les cultures modérément permissives rejettent l’ivresse). Cette alcoolisation se pratique plutôt en solitaire. Au bout d’un certain temps (en moyenne entre 8 et 10 ans) apparaît la « crise » qui traduit à la fois le respect des normes ancestrales et le désir de s’initier aux valeurs nouvelles que lui propose la société d’accueil. Thévenin ajoute que si le migrant se marie, plus le mariage est légalement et culturellement normatif (désireux d’être conforme), plus l’alcoolisation prend un type social (ce sont donc les signalements par alcoolémies qui vont donc prédominer).

À l’appui de ces hypothèses, l’auteur cite le cas du Ramadan (jeûne pour les musulmans avec mise en avant des interdits) où on trouve un minimum d’acte délictueux sous emprise alcoolique (sujets jeunes, respectueux des normes culturelles) contre un maximum d’alcoolémies (sujets adaptés). De plus, l’âge compte moins que la durée du séjour.
C’est une hypothèse qui pose la question : pourquoi l’alcool est il choisi comme critère préférentiel d’adaptation ?
En fait, peut être le travailleur migrant, dans les aléas de son expérience acculturante, se laisse prendre au « jeu de masque » d’une culture modérément permissive. De la société d’accueil, il risque de n’en apercevoir que les leurres. De l’alcool, il ne voit que la partie visible de l’iceberg.

Voilà, à partir de cette alcoologie transculturelle, ce que je pouvais apporter comme éléments de discussion ; ce travail manque cruellement de chiffres et, pour cela, à partir de cette tribune je lance un appel pour que la recherche sur l’alcoolisation des travailleurs migrants soit plus développée dans un cadre interdisciplinaire et inter associatif.

Quelles propositions ?

Plus concrètement, quelles sont les propositions que l’on peut faire ?

On remarque que, sans que cela étonne, le travailleur migrant occupe une place importante dans les emplois difficiles, souvent délaissés par les nationaux. Ils sont également nombreux dans l’entreprise. A notre avis, le médecin du travail, le médecin généraliste, les associations qui forment et informent sur le migrant et son mal-être, les associations qui luttent contre l’expansion de l’alcoolisation et de l’alcoolisme, doivent unir leurs efforts pour éviter que la migration reste un « état », une population éternellement considérée « à risque » et où les interventions médico-sociales ne peuvent être que ponctuelles.

Dans son rapport aux entretiens de Bichat, Hubert Haenel proposait, dans un plan de lutte contre l’alcoolisme, entre autre d’engager une série d’action dans le milieu du travail avec :

- interdiction des boissons alcoolisées dans l’entreprise ;
- initiation du personnel social et para médical aux questions d’alcoologie ;
- information permanente, documents sur l’alcoolisme…

Il faudrait que toutes ces initiatives puissent toucher le migrant soit dans sa langue soit par d’autres moyens, mais il doit être concerné. Car, dans ce milieu, subsistent encore les mythes sur l’alcool que dénonçait Sladeczek (1905), qui considérait que, dans une population, la cause fondamentale de l’extension de l’alcoolisation était la méconnaissance de la nature anti-vitale et toxique de l’alcool de même que la croyance en ses énergies alimentaires, thermogéniques et roboratives.

Dans ce milieu du travail, il faudra se donner les moyens d’adapter certaines techniques classiques comme l’application de la grille Le Go par exemple, pas fondamentalement, mais dans certains détails (par exemple : la première ligne de la grille groupe les signes dits cardinaux, sur lesquels s’appuie le diagnostic de l’alcoolisation et qui sont l’aspect du visage, de la conjonctive et de la langue. L’aspect du visage au moins va poser problème dans une perspective transculturelle).

Ce n’est qu’un élément pratique parmi d’autres remarques sur les structures qui vont faire « parler » le champ de la migration. Le recrutement dans les Centres d’hygiène alimentaire dépend beaucoup de l’équipe médico-sociale et l’approche culturelle, là, sera fondamentale si on veut que le travailleur migrant y trouve une place. De même, dans les mouvements d’anciens buveurs, que ce soit la Croix Bleue, la Croix d’Or, Vie Libre, les Alcooliques anonymes ou des mouvements corporatifs, on ne voit pas très bien où le travailleur migrant peut s’inscrire, comme si, pour l’instant, il ne « bénéficiait » que de l’alcoolisation comme lieu et moyen de communication.

Il est intéressant, pour conclure, de montrer combien d’écrans subsistent entre le travailleur migrant, l’alcoolisation et la société d’accueil.

À l’occasion d’un conflit récent dans le travail en entreprise, des travailleurs migrants musulmans furent plus ou moins suspectés d’être manipulés par un Islam intégriste : la réaction à cette accusation montre et illustre bien le danger des leurres et des raccourcis : « Pour prouver que nous ne sommes pas manipulés par la religion, nous sommes prêts à boire du whisky ».

BIBLIOGRAPHIE

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Revues et périodiques

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20. LA REVUE DE L’ALCOOLISME. – 1982. – Éditions Masson, Vol. 28, N° 3 (juillet-septembre), Vol. 28, N° 4 (octobre-décembre).

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