In : Médecine Tropicale, Revue française de pathologie et de santé publique tropicales, 1996, Volume 56, N° 4 bis : 445-452
Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).
RÉSUMÉ
L’anthropologie médicale clinique présente un avantage très particulier dans la compréhension et la gestion de la relation soignant- soigné en situation interculturelle. Au lieu de tomber dans le travers de la culturalisation exotisante et surtout inefficace, les aspects culturels de la représentation de la santé et de la maladie mentale sont intégrés comme un des éléments et non plus connue l’éclairage principal. De plus, quand le soignant ou le thérapeute n’a pas la maîtrise des éléments anthropologiques, cela lui évite de plaquer sans discernement son propre modèle explicatoire nosographique qui lui n’intègre pas forcément le regard sur les aspects culturels. Finalement, le cadre de l’anthropologie médicale clinique permet autant au généraliste qu’au spécialiste, autant au thérapeute qu’il soit psychologue ou psychiatre, quelle que soit l’orientation théorique, de pouvoir mener une relation, une prestation de soins, de la manière la plus efficace en ce qui concerne le diagnostic, l’orientation thérapeutique, l’expertise ou le travail psychothérapeutique. La question d’être de la même origine que le patient se pose autrement, la question de l’universalité de la psychopathologie se décline avec plus de perspicacité et le moins de dérapages possibles. Notre système de soins qui, lui, fonctionne sur le droit commun, y trouve son compte au même titre que la personne migrante qui consulte puisque il n’y a plus de faux discours sur la réponse à sa demande. Le seul problème reste dam la capacité de tout professionnel de la santé d’accepter d’élargir son cadre conceptuel et clinique, non pas par un processus magique mais tout simplement par la formation continue.
MOTS-CLÉS
Anthropologie médicale clinique – Illness – Compétence interculturelle – Cadre clinique interculturel – Modèles explicatoires.
La santé mentale du migrant en France sera considérée comme la résultante d’une gestion de soi par rapport à une société d’accueil dans un contexte particulier à chaque individu.
Il est logique de considérer que les dysfonctions de l’adaptation mettent en situation difficile l’organisation de soi et les interactions avec l’environnement. Le migrant, en situation d’acculturation par le fait même de la rencontre inter- culturelle, est donc confronté à des aménagement, nécessaires de ses conceptions éthiques sur son identité, sa personne, son rôle, son statut et sa fonction dans la nouvelle société où il évolue, travaille, produit, épargne, consomme, milite, etc. Et s’agit là d’un mécanisme actif, dynamique qui, en fonction des logiques résultantes des rapports engagés, mènera à un processus d’adaptation, d’insertion, d’assimilation ou de contre-acculturation. En effet, que l’on emprunte un item culturel ou que l’on s’efforce de ne rien emprunter, cela coûte une énergie psychique et un effort de socialisation qui ont directement ou indirectement à voir avec la santé mentale de la personne migrante.
Une analyse allant du plus simple au plus complexe, volontairement schématique, pourrait nous faire aborder la gestion psychique de l’acculturation d’une manière linéaire, allant de l’harmonie inter- culturelle à la décompensation psychiatrique en passant par les phénomènes de « choc culturel », de dépassement capacitaire selon Hall, de problématiques névrotique, psychopathique ou psychotique.
L’objectif explicite des acteurs de la société française est l’insertion des populations migrantes et réfugiées sur le sol français. L’amélioration des conditions d’accueil et l’augmentation des moyens pour créer ces conditions favorables à l’insertion sont reconnues par tous comme une nécessité incontournable. fi s’agira de distinguer naturellement l’aspect psycho- pathologique et l’aspect psycho-social.
ASPECTS PSYCHO-ANTHROPOLOGIQUES DE L’ACCULTURATION
Le concept d’acculturation continue à être utilisé au gré des disciplines de façon imprécise et souvent même en dehors de sa signification première. Il West que de voir dans les médias comment il devient tour à tour un handicap, un problème, un obstacle, etc… L’anthropologie et la psychologie sont pourtant claires sur son contenu.
En 1936, Herskouits, Redfield et Linton définissaient l’acculturation comme un changement culturel qui était le résultat de contacts concrets qui durent entre deux groupes culturels distincts. Il est vrai qu’à cette époque, l’idée prédominante était de considérer les éléments du changement au niveau de groupes d’individus d’abord, ensuite au niveau individuel. Les différentes approches et recherches de l’école culturaliste, américaine d’une part et d’autre part l’apport fructif de groupes interdisciplinaires ont amené à reposer la question du changement psychologique et culturel au niveau de l’individu et non plus seulement au niveau groupal. L’acculturation (ad culturem) prenait alors son sens actuel le plus précis en termes de psychological acculturation. Et nous retrouvons ainsi une dynamique nouvelle qui fait intervenir l’individu dans ses réaménagements psycho anthropologiques et ce, en interaction avec d’une part le groupe ethnique auquel il souscrit et d’autre part la société d’accueil dans laquelle il évolue.
Dans un travail récent et basé sur des travaux précis, Berry analyse la relation entre l’acculturation et la santé mentale (1). Le plus souvent, la situation typique d’acculturation concerne une personne d’une certaine origine ethnique, souvent en situation non- dominante pour ne pas dire de dépendance, en contact avec un groupe culturel, souvent en situation de dominance, ce qui nécessite une adaptation et par là- même de développer une panoplie de tactiques et de stratégies. Il est nécessaire de dire également que la situation d’acculturation existe dans tout contrat entre cultures ou sociétés, que ce soit donc dans des contextes politiques, économiques ou stratégiques. En toute logique, le phénomène d’acculturation n’a donc pas les mêmes résultats, les mêmes effets, les mêmes objectifs, les mêmes stratégies, qu’il s’agisse d’un touriste, d’un étudiant, d’un migrant économique, d’un réfugié, d’un coopérant technique, d’une représentation diplomatique.
L’exemple que je vais développer pour éclairer encore ce concept d’acculturation concerne un groupe d’individus caractérisé par une origine maghrébine, un lieu de naissance qui est la France (ou une arrivée en France très jeune), un âge qui tourne autour de l’adolescence et même parfois de la majorité (plus de 18 ans), une problématique, celle de la génération issue de l’immigration, appelée également deuxième génération. Cet exemple clinique illustre bien la complexité du processus acculturatif et ses conséquences sur le comportement et l’image de soi (2).
Le jeune A…, 17 ans, vient consulter accompagné par une éducatrice car il présente depuis plusieurs mois des difficultés avec ses parents, difficultés qui ont nécessité l’intervention des voisins, puis de l’assistante sociale du secteur et enfin celle de l’éducatrice par le biais d’une AEMO (aide éducative en milieu ouvert). L’histoire de ce garçon algérien, arrivé en France à l’âge de 3 ans, est assez classique. La scolarité est normale mais très rapidement, vers l’âge de 13 ans, il signifie à ses parents son désir d’arrêter la scolarité et de s’orienter vers une formation en technique pour, dit-il, avoir un métier rapidement et ne plus être une charge pour la famille. C’est le second d’une fratrie de 6 enfants. Le père, d’origine arabe, travaille toujours comme ouvrier salarié dans une usine d’automobiles ; la mère travaille au foyer, gérant la vie domestique et disposant d’une certaine autonomie – A… ne s’intéresse absolument pas à la manière dont J’éducatrice présente son conflit avec ses parents et explique que chercher dans le passé est inutile et que la meilleure aide possible pour lui actuellement consiste à le soutenir dans sa démarche d’autonomisation et d’entrée dans la vie active. Et il liste ses obstacles concrets :
Choix du lieu du service militaire conditionné aussi par le choix de la citoyenneté française : il n’est pas né en France, ses paient, ne sont pas français. Il doit donc faire la démarche pour devenir français.
Comment faire comprendre à ses parents, à son père particulièrement, qu’il ne veut pas faire de longues et prestigieuses études ? Le père lui ressasse sans cesse qu’il est prêt à se sacrifier encore longtemps pour lui payer des études.
Comment sortir du rôle dans lequel les parents le confinent celui de contrôle du comportement de ses soeurs, qui, elles, ruent dans les brancards à chaque fois qu’il joue ce rôle ?
Comment être sûr qu’il fera les bons choix ? Est-ce qu’il pourra rentrer en Algérie, ne serait-ce, dit-il, que pour visiter, avec une citoyenneté française ? Restera-t-il algérien également ?
On voit à travers ce cas où, manifestement, l’interaction entre les changements culturels et la santé mentale est claire, que le stress d’acculturation (Berry développe la notion de stressors qui est à comprendre dans le sens positif ou négatif selon l’interaction en jeu) n’est pas uniquement pourvoyeur de psychasthénies, de décompensations anxieuses, de nostalgies dépressives mais aussi de difficultés de décryptage des possibilités offertes par l’environnement (1). A… est en conflit avec des stratégies familiales s’appuyant sur des éléments culturels faisant référence encore à la famille élargie, patrilinéaire, organisatrice des filières pour les enfants, répartissant les droits et les devoirs en fonction du sexe des enfants et des attentes du groupe élargi. Cet adolescent, par contre, tout en sachant que cette stratégie existe en filigrane dans son univers affectif et familial, veut élaborer une tactique individuelle, congruente avec la société environnante, celle de ses pairs, celle qu’il idéalise en référence à d’autres valeurs culturelles.
Il est très fréquent de voir que, dans ce genre de conflit les professionnels de la santé ou du soutien social usent du recours aux soins alors qu’il est plus judicieux de chercher un cadre de management interculturel. L’acculturation n’est ni un symptôme, ni une maladie, ni un handicap, ni une fatalité. C’est une interaction entre l’individu et l’environnement, qui mobilise son énergie psychique à des niveaux conscients et inconscients.
Des chercheurs comme Hall ont beaucoup fait avancer les aspects de la relation interculturelle dans sa dimension purement psycho- anthropologique et s’il n’est pas inutile de rappeler que des processus inconscients sont également un jeu dans certaines stratégies d’échec ou de succès, il faut rendre au processus acculturatif sa dimension holistique en insistant sur les capacités d’adaptation en faisant référence aux processus cognitifs également (3). La « dissonance cognitivo- affective » est d’ailleurs une des étapes dans tout processus acculturatif. Il peut y avoir des déséquilibres dans les énergies mobilisées. On peut négliger le travail de perlaboration en situation d’acculturation et risquer l’anxiété qui paralyse l’élan vital, le désir de parachever ses ambitions, de s’inscrire dans le groupe social, et par là-même compromettre l’intériorisation même des expériences affectives.
On peut également minimiser le rôle du processus du coping qui joue une part importante dans les renforcements positifs des réalisations gratifiantes. Au-delà des stratégies individuelles, il est maintenant capital de signaler le rôle que joue en France là société où vit l’adolescent. Selon que les déclarations faites vis-à-vis de ce groupe d’âge sont bienveillantes ou rejetantes, les mécanismes de défense mis en place, autant psychologiques que sociologiques, coûtent plus ou moins. Il est plus facile d’intérioriser ou de faire écho à un regard motivant, dynamisant, que de se vivre comme un mauvais objet à travers les stéréotypes, les manipulations, l’ethnocentrisme camouflé, le racisme déclaré ou, tout simplement, la « culturalisation excessive » (4).
L’existence en France de regroupements associatifs qui canalisent les énergies d’adaptation autant psycho anthropologiques que socio- politiques, est la démonstration qu’il s’agit là d’un enjeu capital pour les individus ou les groupes d’individus concernés. La force du lobby n’est pas comparable avec celle de la personne isolée prêchant dans le désert. Le lien avec des institutions créatives, consommatrices de propositions concrètes, efface, même si cela est provisoire, tout sentiment de paralysie ou d’asthénie psychique et physique.
C’est là une réponse groupale adaptée à un questionnement individuel difficile. B faut donc réarticuler le sens que la société donne à la démarche de l’acculturation. Il n’y a pas de culpabilité ou de honte à se vivre comme acteur dans ce processus ? Il peut y avoir, bien sûr, de la culpabilité ou de la honte à l’issue du travail de deuil nécessaire devant tout réaménagement psychique. L’acculturation est l’école du renoncement d’une certaine manière, mais pas seulement, il faudrait y adjoindre également la créativité qui peut en déoou1er saris que l’on ait à se prononcer sur les conséquences de cette créativité. Pour rester en dehors du jugement de valeur dans la démarche du changement culturel, il faudrait qu’il soit entendu, comme compromis de base, qu’il n’y a pas de début et de fin du processus car, au moment où l’acculturation aboutit à un équilibre, c’est pour en engager un autre. Etre partie prenante de ce processus, ou être un acteur, c’est partir à la recherche d’un sens, recherche dans laquelle il ne faut exclure aucune méthode, aucune technique, car il est probable que c’est dans cette diversité que se joue la réalité interculturelle. Il est donc plus facile de repérer que les interactions de la population migrante avec la population française de l’Hexagone sont en fait d’innombrables interactions inter- personnelles dont il est presque banal de dire qu’il n’est pas possible de décrire en termes quantitatifs des productions comportementales et affectives relevant du qualitatif (5).
Un migrant turc arrivé récemment en France met en place avec son employeur français ou étranger un système de relation inter- personnelle qui va dépendre des deux partenaires et des conditions dans lesquelles se développera ce partenariat. Un français d’origine italienne (troisième génération) sera certainement plus proche d’un migrant d’origine maghrébine qui aura séjourné quelque temps en Italie. Un français pied-noir mettra en place un système de relation endoculturelle avec un maghrébin plus facilement que ne le ferait un français d’origine polonaise. Il n’y a là que simples constats et il serait peu sérieux de balayer tout cela d’un revers de la main sous prétexte d’humanisme et de transcendance des cultures. Rien n’est plus dangereux pour l’Autre que de le vouloir le même, car c’est le mettre dans une situation confusionnelle.
Hall, dans son approche anthropologique des cultures, a bien repéré l’aspect fondamental de la bonne qualité de la communication interculturelle (3). L’un des vrais problèmes du couple société française- population migrante, c’est qu’il y a saturation des stéréotypes et multiplicité d’injonctions paradoxales. Quand on apprend quelque chose sur la culture africaine noire par l’intermédiaire d’un migrant malien, on n’extrapole pas cela à toutes les ethnies noires. A l’instant des sociétés multiculturelles comme la société canadienne ou américaine, il faudrait pouvoir accepter la communication interculturelle comme une véritable base de la relation et non pas tenter de l’annuler en l’évacuant ou en la survalorisant.
La triade de Hall
Hall dans son effort de théorisation basée sur de nombreuses recherches et de nombreux voyages, a dégagé une triade qui, pour la compréhension du phénomène de l’intégration, est très éclairante (3). L’idée que nous pouvons fonctionner sur un mode formel, informel et technique est très proche de ce que nous repérons souvent dans la communication interculturelle.
Le système formel serait ce qui est appris dès le jeune âge, sans qu’il y ait à expliquer le contenu de l’apprentissage, et qui se situerait bien sûr à un niveau inconscient. Au niveau de la connaissance formelle, Hall explique que l’adulte « modèle l’enfant à l’aide de schémas qu’il n’a jamais contestés… par les méthodes d’enseignement des activités formelles que sont l’injonction ou la remontrance … » (3). La communication est alourdie du fait qu’aucune autre forme ne saurait être acceptée. Il n’y a donc pas d’alternative pour l’enfant à ce niveau là. Cela finit, selon Hall, par mettre en place un système formel que personne ne remet en question (3).
Le système informel se caractérise par le fait que « l’agent principal est un modèle utilisé en vue d’une initiation. On apprend en une seule fois tout un ensemble d’activités liées entre elles, souvent sans savoir qu’on apprend quelque chose ou que ce quelque chose est gouverné par des schémas ou des règles ».
Enfin, le système technique reste caractérisé par une transmission souvent à sens unique de la connaissance : les termes sont explicités, la transmission se faisant de professeur à élève, oralement ou par écrit. « Contrairement à l’apprentissage informel, il dépend moins de l’aptitude de l’élève ou de la sélection de modèles adéquats (mais) plus de l’intelligence avec laquelle est analysé et présenté le sujet » (3).
L’acculturation, une dynamique
Cette triade permet de pouvoir comprendre l’origine de certains malentendus interculturels. Relevons cependant que Hall insiste sur le fait que les trois types de systèmes peuvent exister en même temps, étant entendu que l’un de ces trois types dominera toujours les autres (3).
C’est dans le changement qu’apparaissent les difficultés culturelles. L’intégration est de toute manière, et quelle que soit l’approche, psychologique, sociologique ou anthropologique, un changement pour lequel se met en place une dynamique. Cette dynamique, c’est l’acculturation. C’est un processus obligatoire car à partir du moment où il y a interaction entre deux individus porteur-, de deux systèmes différents, il y a travail d’acculturation. Grâce à ce support théorique, il est moins difficile de repérer où sont les ratés de la communication interculturelle et surtout plus facile de mettre en place des moyens, des outils, des programmes permettant d’améliorer la relation interculturelle, donc d’uvrer dans le sens positif du travail acculturatif, positif dans le sens de gratifiant pour les uns, ceux qui proposent l’intégration, et pour les autres, ceux qui sont concernés par l’intégration.
Prenons l’exemple d’un migrant de la première génération, ayant migré pour des raisons économiques, décidé à revenir dans son pays d’origine, soit par décision du clan, soit à cause de la fin de son contrat. B peut, et il en a le droit, mettre en place un système minimal d’échanges avec la culture française et s’organiser soit dans un ghetto sécurisant (oui, cela existe !), soit auprès d’une diaspora bien structurée, soit dans le cadre d’une stratégie valorisant essentiellement la culture et le pays d’origine. Ce système fonctionne bien tant qu’il ne sera sollicité qu’au niveau technique, au sens de Hall et les réponses seront plus ou moins adaptées, en fonction de la complexité de la situation (3). Mais la nécessité de s’impliquer à un niveau informel ou formel rend la communication interculturelle plus risquée : tant qu’il n’y avait pas trop d’émotion, d’affects dans les échanges, la superficialité et la ponctualité de la relation ne mobilisaient aucune anxiété ni confusion.
La manière de se conduire en situation de groupe, si le groupe n’est pas homogène culturellement, fait intervenir des attitudes, des manières de parler, de gesticuler, de s’approcher de l’autre, de le toucher, qui mobilisent le système informel. Le langage non- verbal intervient souvent dans les dérapages de la communication. Telle intention chaleureuse là est perçue comme une intrusion dans la bulle de l’autre. Cela ne s’explique pas et pourtant cela joue un rôle parfois sérieux dans les interprétations abusives. Un regard appuyé peut transformer le désir d’enrichir la communication verbale en une tentative de séduction intempestive. Le respect de certaines démarches dans la relation amoureuse fait partie souvent du système informel et parfois le fait de brûler les étapes peut disqualifier la démarche.
Encore une fois, c’est tous les jours que nous sommes utilisateurs du système informel qui, pour être inconscient, n’en est pas moins repérable. C’est peut-être là que le discours de Hall (3), s’appuyant sur Sullivan (6), diffère de l’inconscient freudien qui, lui, ne peut être accessible que par la parole. Mais cela n’exclut en rien que la prise de conscience de son propre système informel et même formel soit le résultat d’une psychanalyse.
Prenons aussi l’exemple de certains items culturels sur lesquels se déchirent les tenants de l’interculturel quant à leur maintien ou leur disparition au nom du progrès social et culturel. La notion d’excision chez les africains, de circoncision chez les sémites juifs et arabes), fait partie de ce système formel dont parle Hall (3). Impossible de pouvoir l’évoquer en soi sans une grande anxiété -, en tout cas pas question de remettre en cause ce qui va de soi ! Et pourtant, rien de plus étranger et difficile à concevoir que l’excision pour les non excisés et la circoncision pour les non circoncis. Aborder cet aspect dans le cadre interculturel n’a jamais été sans excès ! C’est que chacun se réfère à son système- formel et verrouille toute possibilité technique de pouvoir échanger (7).
Si l’intégration est un objectif partagé par les partenaires, que sont les français et la population migrante étrangère, il faudrait pouvoir dégager des intérêts communs aux deux parties. La discussion sur les aspects économiques et sociologiques ne rebute personne et là-dessus, les avis techniques ne manquent pas. Mais sitôt que l’on parle d’identité, c’est à- dire que l’on se situe au niveau de l’informel et du formel, ça ne passe plus.
D’un point de vue pratique, un soutien réel à la dynamique de l’intégration passe par l’adaptation des moyens propres pour que cette dynamique ne tourne pas court en fonction des préjugés ou des outils inadaptés. La formation, qui est l’un des meilleurs atouts, devrait concerner les migrants qui en ont besoin, mais aussi les partenaires français, qui en ont tout autant besoin. Car sinon, que de gâchis ! L’énergie et le temps perdus à vouloir transmettre des informations qui se heurtent aux résistances des destinataires seraient plus judicieusement dépensés si l’aspect interculturel était pris en compte, tant au niveau informel que technique.
Mieux étudier les systèmes formels et informels des autres
Il est donc plus que nécessaire de mieux étudier les systèmes formels et informels des individus appartenant à telle ou telle culture. Il va de soi qu’il ne s’agit pas d’enquêtes ethnologiques ponctuelles mais de processus d’explication des modèles qui sont à l’origine de ces systèmes informels. Si on sait comment dans telle ou telle culture, le temps, l’espace, la relation hiérarchique, la sexualité…, s’articulent en systèmes informels et formels chez tel ou tel membre de cette culture, on est mieux à même, à condition d’être en situation d’échange, d’interaction, de rendre performante la relation interculturelle. Il nous faut savoir encore plus sur le Maghreb, l’Afrique, l’Asie, l’Europe pour nous dégager de cette spirale du fou qu’est le choix entre « assimilation » ou « intégration » ou retour dans le pays d’origine. C’est Jankelevitch (8) qui est dans le vrai et très proche de Hall (3) quand il se demande si on ne peut pas « revendiquer à la fois la différence impondérable et l’assimilation sincère à la communauté nationale. Par delà l’alternative du tout ou rien, dit-il, la vérité différentielle récuse toute mise en demeure ».
Ce même souci de l’intégrité de l’individu dans ses tentatives personnelles de répondre aux interrogations de l’environnement est partagé par Memmi qui, dans son uvre, ne cesse d’interpeller l’Autre pour échanger avec lui des réponses mais aussi des questions (9). Memmi n’est cependant pas resté dupe quant aux perversions de la relation interculturelle, en particulier le racisme (9). C’est, dit-il, « la valorisation généralisée et définitive de différences réelles ou imaginaires au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de légitimer une agression ou des privilèges » (9). Le racisme utilise son système à un niveau technique pour accuser le système aux niveaux informel et formel de celui qu’il désigne comme bouc émissaire. Si nous n’arrivons pas à nous dégager de cette mascarade, l’intégration n’est qu’un alibi et il faudrait y laisser tant de plumes que le processus en serait épuisant.
Les antécédents des migrations et des diasporas
On peut également prendre appui sur les antécédents des populations des différentes vagues migrantes en France. Le temps a joué, certes, mais les enjeux étaient différents, les phénotypes aussi, les bases religieuses et les appartenances également. Mais je ne passerai pas sous silence le fait que les populations migrantes européennes, italiens, polonais, espagnols, ont payé le prix. Les exactions racistes contre les « ritals » ou les « polacks » ont été de tristes réalités.
L’exemple des diasporas à travers le monde est aussi une référence possible et ce sont peut-être les structurations qui ont le mieux répondu aux exigences de la dynamique d’acculturation. La communauté, tout en étant solidaire et regroupée, laissait aussi la possibilité de s’organiser avec la société d’accueil dans un contexte moins risqué pour l’individu. Mais là non plus, les choses ne sont pas simples. Les diasporas chinoise et juive, sans oublier l’arménienne, sont parmi les plus anciennes et leur histoire ne se confond malheureusement pas avec la sérénité et la reconnaissance de l’Autre.
LES OBSTACLES CULTURELS À LA PRISE EN CHARGE THERAPEUTIQUE DES MIGRANTS
Je propose d’aborder cette problématique par un préalable important auquel je donnerai une valeur paradigmatique. Quand une relation soignant- soigné s’instaure elle a pour objectif classiquement de produire une indication aboutissant soit à une prise en charge thérapeutique, soit à une orientation sociale. Il est en effet question d’une interaction d’une part entre un patient qui exprime une demande en recrutant des croyances sur le manque de santé, sur la présence de mai ou de maladie, en s’appuyant sur un modèle explicatoire largement inspiré par sa culture, d’autre part avec un thérapeute qui exerce son savoir et sa compétence dans un lieu de soins, un espace nosographique, un statut de soignant, des croyances sur l’action à mener pour pallier le manque de santé ou la présence de maladie ou de mal être. Là aussi, la prestation est déterminée par des items culturels. Le cadre ainsi posé, il est donc logique de considérer comme un sous-système ce qui va déterminer la décision de la prise en charge thérapeutique et particulièrement psychothérapeutique d’un migrant (10).
Un patient algérien, première génération, 50 ans, ouvrier dans le bâtiment, qui n’a pas bénéficié du regroupement familial, qui vit donc sans sa femme et ses enfants (je ne dis pas qu’il vit seul) et qui, à l’occasion d’un licenciement, présente un tableau dépressif sévère caractérisé par une inhibition psychique intense, des troubles du sommeil difficiles à juguler par les petits moyens anti-insomnies. Il consulte son généraliste qui, après avoir essayé des anxiolytiques et des conseils empathiques, l’oriente vers un psychiatre devant l’apparition d’élément-, sémiologiques plus sérieux car le patient se dit envahi de décharges électriques à travers le corps, présente une série de troubles hypochondriaques (dès qu’il n’y a plus de parallélisme anatomo-clinique, on plonge sur l’hypochondrie, surtout si c’est un migrant qui exprime ces bribes de symptômes). Il y a également tout un discours sur une possession par de mauvais esprits mais cela est écarté par le généraliste comme étant un artefact au repérage syndromique et il verse cela au dossier culturel, mais où il me semble qu’il entendait « vestiges archaïques » plus qu’éléments sémiologiques. Le psychiatre se retrouve devant une prise en charge classique et un traitement antidépresseur peine rapidement une amélioration clinique. U patient parle plus facilement, développe dans un français moyen son explication étiologique de la maladie, usant de beaucoup de métaphores prudentes pour définirle mauvais il, les processus de sorcellerie qu’il suppute très sérieusement être à l’origine pêle-mêle de son licenciement, de son infortune, de ses plaintes somatiques, de son avenir bouché, de la faillite de son projet migratoire, de sa perte de statut social et culturel, embrayant par interprétations abusives, quasi délirantes, sur la pan du racisme, du rejet et de l’injustice du monde du travail (11, 12, 13, 14, 15, 16).
On retrouve là, dans une logique relationnelle, tout ce qui va déterminer une indication thérapeutique cohérente pour que l’observance thérapeutique soit en congruence avec le confort psychique et social du patient. A la lumière de ce cas clinique, quels sont les obstacles culturels que l’on retrouve souvent ? L’existence même d’un espace relationnel bienveillant devant un patient migrant ou réfugié. A cela, plusieurs raisons.
La première à ne jamais négliger est la performance des deux acteurs dans un outil linguistique commun suffisant pour que l’accès au symbolique ne soit pas bradé. En effet souvent le patient maîtrise mal la langue française, plus souvent le thérapeute ne maîtrise pas la langue maternelle du patient.
La deuxième est la capacité à laisser le patient développer sa propre version de la maladie ou du manque de santé (certaines cultures ne considérant pas comme un corollaire le manque de santé et la présence de maladie). Je reprends la notion de illness, qui traduit l’expérience subjective de la souffrance, de l’impotence. Elle est la construction mentale de l’anormalité vécue, elle est ce que le patient présente à son thérapeute. Pour Kleinman, elle englobe « l’ensemble des modifications et les réorganisations physiques et psychiques consécutives et constitutives de l’état de maladie. Elle ne se résume pas à la seule subjectivité du malade car elle est de plus partagée par les non malades. C’est donc une conception profane de la maladie, de ses causes, de ses conséquences, de son vécu, donc des moyens nécessaires pour y remédier » (17).
La troisième est la manière avec laquelle le thérapeute va reconstruire à partir des termes de l’illness du patient, en fonction de ses modèles explicatoires, théoriques. C’est l’état biophysique objectivement attestable par la technicité du praticien, qui vise à épurer l’illness de toute sa subjectivité. C’est tout de même une représentation de la maladie partagée par toute la profession médicale.
Enfin, il y a la nécessité d’accepter l’existence réelle d’un vrai cadre accompagnant la prestation médicale, c’est à- dire l’interférence d’éléments de la communication interculturelle comme le détaille Hall dam ses aspects proxémiques, la gestion du temps, la notion de contextes riches ou pauvres (3).
Cette compétence interculturelle est souvent un atout majeur dans le processus nécessaire de complexification de la demande du patient pour justement englober l’éventuel obstacle naturel dans le projet de prise en charge thérapeutique. Avoir engrangé le discours du patient sur les esprits, les rabs, les ancêtres, avoir entendu les messages métacommunicatifs, ne s’être pas seulement intéressé aux « bruits de fond », comme le dirait Shannon, voilà une stratégie plausible pour ce projet thérapeutique dont la mise en forme et la viabilité est une affaire à deux, la culture ne jouant pas le rôle du « tiers » mais devenant « loyalement » (essayez de l’entendre au sens ethnique) le cadre dans lequel deux modèles explicatoires se confrontent pour métaphoriser et donner à la prestation de soins une prestation de sens.
Profitons de cet exemple pour signaler quelques errances dans ce domaine. Un patient migrant présentant une souffrance psychique peut parfaitement exprimer son mai être en français, avec métaphorisations à la clé, et avoir besoin de se référer à des représentations traditionnelles de la maladie mentale. Il n’est pas « opérationnel » de s’étonner sur ce paradoxe. Il n’y a pas de nécessité à plaquer trop vite un cadre relationnel où le corollaire langue- culture fonctionnerait comme s’excluant l’un l’autre. « Il parle bien français, donc il partage nécessairement les codes implicites du discours sur la maladie mentale telle qu’elle est perçue, développée dans le système de soins auquel le thérapeute souscrit ». Ceci est une affirmation trop rapide. Il manque une étape, et elle est essentielle.
Il faut laisser les éléments culturels souligner le propos sans les figer dans un regard ethnologique stigmatisant et mettre en perspective les références culturelles dans le cadre proposé par le système de soins. C’est-à-dire faire « entendre » au patient les outils disponibles dans le lieu de soins où il vient consulter. Avec cette couverture relationnelle, il n’est pas nécessaire d’être spécialiste de telle ou telle culture, comme il n’est pas strictement nécessaire d’évacuer systématiquement toutes références culturelles, au nom du dogme de l’universalité de la psyché ou, ce qui est plus grave, de l’universalité de la pratique du thérapeute. A ce point de réflexion, il va de soi que toute stratégie thérapeutique visant à enfermer le sujet seulement dans ses références culturelles relève plutôt d’une perversion du discours anthropologique.
Le migrant vit en France, cherche le soin autant auprès des professionnels de la santé qu’auprès de certains tradipraticiens bien établis dans notre société. Le tradipraticien ne revendique jamais sa toute puissance sur le système de soins, car il n’ignore pas la liberté du patient devant l’efficacité du système de soins et des professionnels de la santé. E ne faut pas que l’on tombe dans le travers de nous substituer aux guérisseurs et aux chamanes sous prétexte d’inefficacité dans tel ou tel cas. En clair, un cas de possession nécessite au maximum un gentleman agreement entre psychothérapeute et tradipraticien (c’est le patient en général qui s’organise ainsi) mais il serait aberrant de demander au psychothérapeute de jouer à l’« initié » car les dégâts peuvent être considérables. Il ne s’agit pas de mise en place de clivages étanches mais de déontologie vis à vis du patient. Le reste est affaire d’éthique personnelle et de contrôle des pratiques par le système de soins lui-même (18).
Il existe des lois de l’interaction soignant-soigné dans un contexte multiculturel ou interculturel. Il serait bon de les énoncer aussi. La loi de la spécificité de l’individu par rapport au groupe socioculturel auquel il appartient. Par exemple, la manière avec laquelle un sujet migrant présentant une pathologie mentale par le biais des représentations culturelles exprime sa maladie (illness) lui appartient proprement et le caractérise dans son entité d’individu en même temps qu’elle est partagée dans les grandes lignes par une grande majorité de son groupe ethnique. Ceci est fondamental pour ne plus confondre le sujet migrant et son destin personnel avec le groupe migrant auquel il appartient et sa trajectoire économique. La loi de la compétence interculturelle regroupe des niveaux de savoir et des niveaux de vécu. Les niveaux de savoir sont bien évidemment une formation à la problématique de l’autre (cognitive et affective) mais également une approche convenable des aspects sociologiques et anthropologiques de la population migrante par rapport à la société d’accueil. Par exemple, un psychiatre est sollicité régulièrement dans sa pratique quotidienne (dans le public ou le privé) par des demandes qui lui paraissent éloignées de son modèle explicatoire médical et éthique, et ne peut pas se suffire à moyen terme de solutions incomplètes. Un travail multidisciplinaire incluant les aspects sociaux et anthropologiques est une nécessité de type santé publique. Les niveaux de vécu sont toujours à considérer avec vigilance et rejoignent la déontologie la plus rigoureuse : d’une part, les attitudes inconscientes ethnocentriques sont le risque pour tout thérapeute, quelle que soit son origine, dans une interaction soignant- soigné ; d’autre part, J’appartenance ethnique du thérapeute joue de façon déterminante dans la relation soignant/soigné. Le phénotype, la connaissance de la langue, la connaissance de la culture, sont autant d’informations conscientes et inconscientes qui interviennent dans la relation transférentielle et contre-transférentielle. Un thérapeute non migrant empêtré dans sa problématique ethnocentrique est tout aussi inefficace qu’un thérapeute migrant empêtré dans ces effets pervers de la complicité culturelle (19).
Le débat que l’on pose de manière inappropriée sur quel thérapeute pour le migrant ne doit donc pas se situer sur l’appartenance ethnique, ce qui ne serait qu’une façon habile de stigmatiser encore l’étranger, mais sur la compétence interculturelle du thérapeute, compétence dont nous venons d’énoncer les deux conditions essentielles.
À partir de cette « épistémologie morinienne », on peut mieux comprendre l’aspect cybernétique qui émerge lors de la confrontation du sujet migrant en souffrance mentale et du système sanitaire qui croit bien faire en tentant la réponse technique univoque, la meilleure, du moins le système y croit, pour garantir l’égalité devant le soin. L’intention est louable, les moyens encore peu élaborés, les résultats encore assez décevants tant que les acteurs du système de soins ne seront pas initiés à l’anthropologie médicale clinique, outil de réflexion et de connaissance au même titre que la physiologie du système nerveux central ou que la sémiologie psychiatrique.
En attendant cette « fécondation », il faut user de la formation continue, banaliser la nécessité d’utiliser un interprétariat linguistique et culturel quand c’est le moyen le plus pratique de résoudre des dysfonctions graves de la communication, faciliter l’aide à la décision diagnostique ou thérapeutique en considérant le thérapeute migrant compétent (dans le cadre de ce que nous avons défini comme la compétence interculturelle) comme un élément à part entière du système de soins et qui ajoute à la cohérence du système plus qu’il ne participerait à une marginalisation. Le cas clinique qui concerne un patient d’origine maghrébine, peut concerner d’autres aires géoculturelles, et ce n’est pas le lieu de citer toutes les pathologies spécifiques que l’on a cru isoler ici et là, tant la tentation est « naturellement » grande de cerner une pathologie en la figeant dans ses oripeaux culturels, peut-être pour mieux soigner, peut-être aussi pour mieux la mettre à distance (au sens de l’éloignement exotisant et non de la recherche de la bonne distance, celle qui évite la myopie ou la presbytie). Les notions de syndrome méditerranéen, africain ou asiatique sont à proscrire comme l’un des aspects les moins brillants de la psychiatrie transculturelle. Ont-ils servi à préparer le passage vers une approche plus centrée sur l’éthique dans l’interaction soignant- soigné dans un cadre interculturel ? Nous ne le croyons pas. Cette étape de la pensée médicale, et particulièrement psychiatrique, est une étape où l’on se rend compte de l’insuffisance notoire de la connaissance anthropologique sur l’autre.
L’anthropologie médicale clinique, donnant un accès à l’illness au patient et au thérapeute, projette la psychiatrie transculturelle à un niveau où l’incompétence culturelle devient source majeure de frustration mais où, également, la compétence interculturelle propose à tout thérapeute un complément nécessaire à son circuit clinique et à son besoin d’éthique.
La vague des cultures bound syndroms passe également son chemin. Les anthropologues médicaux ont alimenté toute une littérature sur l’amok, le koro, le latah, le susto, le taishin kaifucho, etc… comme mode d’expression d’un dysfonctionnement dans un groupe culturel défini. Et dans ces cas là seulement, ces entités comportementales (je ne dis pas cliniques) ont un sens. Régulation ou maîtrise des conflits sociaux et individuels sont le but recherché Oe ne dis pas non plus que cela réussit toujours). Mais le glissement vers un syndrome psychiatrique délimité par la culture comme une gangue qui, d’une part empêcherait toute évolutivité aux troubles du comportement, d’autre part nécessiterait de ne pas toucher à cette gangue, figeant ainsi le sujet est une démarche pervertie par la nécessité pour les chercheurs de vouloir répertorier et classer et par l’avidité de la psychiatrie à combler par la facilité, ce qui demande une démarche active, mobilise l’anxiété, interpelle les valeurs éthiques, bouscule l’activité randomisée ou routinière.
Le débat sur l’universalité de la psychose ou de la maladie mentale, laminant ainsi à l’autre extrême tout intérêt à l’expression du culturel, est également une fausse direction, d’autant plus fausse qu’elle n’est souvent qu’une attitude de déni devant l’angoisse de l’ignorance ou de l’incapacité à apprendre de l’autre, particulièrement quand il délire hors des normes établies par la nosographie psychiatrique. La perception de la paradoxalité de cette approche est difficile quand on est soi-même dans une compétence univoque, monocentrée et imperturbable.
La psychopathologie des migrants peut prendre des allures particulières dans un cadre qui n’a l’habitude de traiter que ce qu’il sait nommer ou classer. La capacité aussi du système à ignorer, égarer, est aussi très grande. Que dire d’une prestation où tout sépare le thérapeute du patient migrant et où le seul lien reste la nécessité de produire une prestation médicale, même s’il faut s’acharner à dénier que l’on n’a pas fourni une réponse adéquate ? La psychopathologie du migrant, quelle que soit sa culture, pour exister en tant qu’expression d’une souffrance, a besoin d’un sujet en confiance pour développer ses idées, les contextualiser quand il a l’impression que ses explications traditionnelles rendent perplexes le thérapeute. Le trouble du cours de la pensée ne peut être repéré par le clinicien que si pensée il y a. Pour que cette pensée soit référente, il faut qu’elle soit acceptée sous quelque habillage que ce soit. Un patient algérien qui développe un discours sur les djounoun n’est pas forcément dans une pathologie délirante, donc susceptible d’être traitée. Si le patient développe une étiologie culturelle quasi délirante et qu’au cours de l’entretien il soit en mesure de critiquer ou de se distancier de cette explication. en faisant preuve de ses capacités à admettre d’autres étiologies, y compris celle de la neurobiologie ou de la psychanalyse, si sa pensée n’est ni influencée ni parasitée, si son approche n’est pas le modèle univoque, irréfutable, des phénomènes psychiques qu’il expose au thérapeute, la connotation délirante devient plus ardue à discuter. Lorsqu’on est formé pour entendre ces subtilités anthropologico-cliniques, on se retrouve dans une situation qui rejoint par ce point l’universalité, non pas de la pathologie mentale ou de l’inconscient mais surtout d’une confrontation de modèles explicatoires.
Celui qui va ou veut aider celui qui souffre et qui demande de l’aide, va-t-il se donner les moyens d’être en mesure de le faire en respectant l’intégrité du sujet, en tant que sujet qui souffre et en tant que sujet qui souffre avec les moyens de sa culture ?
La pathologie mentale des migrants peut être abordée en toute sécurité par le biais de la nosographie, la difficulté n’étant jamais dans le repérage d’une entité syndromique (névrose, psychose, psychopathie, démence, arriération mentale), mais dans les moyens utilisés ou non pour retrouver la pathologie quand elle existe. Un rituel de lavage dans le cadre d’ablutions chez un musulman pratiquant peut, si cela est présenté hors de son appoint culturel et religieux, faussement orienter vers une névrose obsessionnelle, surtout si les traits de personnalité évoquent une structure rigide, stricte et si dans l’entretien transparaît une attitude méfiante ou trop sthénique. Si le cadre le permet et que cet élément réhabite son sens et entre dans un cadre cohérent, il faudrait vraiment forcer le trait pour argumenter dans le sens d’une pathologie. Si, par contre, ce rituel déborde l’activité rituelle définie par la culture et le dogme religieux, et que cela envahit le sujet comme une activité qui s’est déconnectée du sens social du rituel, on peut à ce moment là le garder en tête pour le confronter avec d’autres éléments pathologiques, et seulement dans ce cas tenter une formulation diagnostique.
Rappelons avec le Present State Examination (PSE) (Sartorius et CoR.), qu’il faut quand même qu’il y ait une certaine stabilité du symptôme dans le temps avant de le fixer et de le classer dans l’entité syndromique. De même, un bouddhiste, ayant comme stratégie individuelle et encadrée par sa culture, une attitude de retrait, de renoncement par rapport au réel physique et social, pourrait être facilement « victime » d’un diagnostic rapide de dépression grave, voire de mélancolie. Celui qui s’est retrouvé en tant que thérapeute, démuni de concepts ou d’outils de conceptualisation, devant des cas de ce type, sait combien il est urgent de mobiliser ses modèles explicatoires devant des comportements que l’on pourrait assimiler comme secondaires à un trouble grave de l’humeur. On peut facilement imaginer la « tempête sous le crâne » du thérapeute. On peut aussi aisément rappeler qu’il est toujours possible de « trouver le vent » quand on est capable d’admettre son incompétence interculturelle provisoire, car elle ne peut qu’être provisoire pour celui qui est imprégné de réalités cliniques.
L’ethnocentrisme, dans ce domaine, est dévastateur et nul d’entre nous ne peut s’exclure de ce genre d’aveuglement. L’avantage de l’approche anthropologique médicale clinique est qu’elle donne au cadre thérapeutique un aspect bien plus cohérent et plus ouvert sur l’interaction entre deux sujets et non entre un représentant d’un système de soins et un « extraterrestre ».
Poussons plus loin la réalité clinique pour donner à notre argumentation des bases convaincantes. Dans le domaine de la pathologie mentale, la possibilité pour le patient de quelque origine qu’il soit de pouvoir s’exprimer en confiance, dans de bonnes conditions linguistiques, dans un lieu personnalisé et identifié comme sûr, respectant l’intimité et le secret professionnel, est une garantie de bien engager la relation. Que faire cependant si un thérapeute rit intérieurement d’un discours déployé par un patient envoûté par un esprit malfaisant, ou d’un patient qui dit avoir contracté mariage avec un esprit femme dans un monde parallèle (20) ? Que faire si un thérapeute se refuse à différer un diagnostic trop rapide de pathologie psychotique devant des propos dont la bizarrerie ne peut parfois tenir qu’à l’éloignement culturel (sans parler parfois de rejet culturel) (20) ? Et pourquoi ne pas dire, pour mieux s’en prémunir, que le racisme n’est pas réservé aux autres et que, malheureusement, nous ne sommes pas immunisés contre les stéréotypes sur les noirs, les asiatiques, les arabes et bien d’autres à venir ? Que faire quand, dans le délire du patient, le thérapeute se trouve concerné, soit par référence à son groupe social, soit par la couleur de sa peau, soit par rapport à de supposées positions politiques ? Que faire quand les solutions thérapeutiques proposées ont plus d’effets pervers que thérapeutiques ? Que faire quand le traitement est contesté par un tradipraticien ? Que faire quand une pratique culturelle est considérée par le soignant comme une toxicomanie ? Comment faire le diagnostic chez un bouddhiste qui nous évoque la dépression grave mais qui, lui, ne se considère pas comme tel ? Faut-il entrer en « transes culturelles » ou faut-il être « possédé » par un savoir anthropologique vaste et érudit ? Peut-on tout savoir sur toutes les cultures (21) ? N est-il pas plus pratique de s’organiser autour d’une théorie universaliste qui permettrait de s’aventurer dans tous les inconscients, quelle que soit leur ethnicité ? Faut il des spécialisations de personnel, qui serait plus qualifié dans le culturel que d’autres ?
Si je liste ainsi les questions, ce n’est pas pour vous simplifier le travail mais pour faire appel à la complexité, au sens où l’entend Edgard Morin, celle qui met en interface les savoirs, les croyances, les hypothèses, celle qui ne cherche pas à répéter l’argument prédateur du sens qu’est l’assimilation, quand elle se présente comme la seule solution (22). L’anthropologie médicale clinique, dont Hellman et Kleinman sont les défenseurs les plus ardents actuellement, présente l’avantage de laisser une marge -bien plus grande aux discours du patient qui peut asseoir son argumentation sur sa propre représentation d’une part, d’autre pari d’exhorter le soignant à comprendre que lui aussi fonctionne sur un modèle explicatoire, explanatory model.
C’est la démarche qui est opérante, pas la théorie seulement. Cette démarche, peu importent les ancrages théoriques ou institutionnels du soignant, peu importent les tentatives d’hégémonie de telle ou telle obédience. C’est la qualité d’interface, la « capacité cybernétique », qui va faire de la rencontre avec l’autre une relation où se jouera parfois l’avenir des patients réfugiés, exilés, en voie d’acculturation ou en situation transitoire.
Rien de cela ne peut venir atténuer ou porter préjudice à une compétence. Bien au contraire, c’est le premier pas psychologique et éthique pour travailler dans les champs de la migration et de la santé. Ce premier pas, dès qu’il est « présent à la conscience », mène forcément à une formation plus correcte, plus poussée dans le management interculturel, la transmission d’informations dans un contexte transculturel. Ce que l’on peut dire, c’est que plus la formation s’organise, plus le besoin de l’intensifier se fait sentir. « L’épaisseur de l’expérience » dans le transculturel n’exclut pas qu’à tout moment il est possible de se trouver incompétent. L’art de guérir ou de soutenir consiste parfois à savoir faire appel à des personnes ressources, depuis l’interprète linguistique et culturel jusqu’à ce thérapeute de la même culture, pour démêler une situation grave, car c’est à ce prix que le principe éthique du « droit à la santé pour tous » rejoint le principe déontologique « primum non nocere ».
RÉFÉRENCES
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3 – HALL, E. T. – 1984. – Le langage silencieux. Paris, Seuil.
4 – TOUSIGNANT M. – 1982. – Les origines sociales et culturelles des troubles psychologiques. Paris, PUF.
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11 – BENNEGADI, R. – 1993. – « Pathologie du migrant au travail : Eclairage de l’anthropologie médicale clinique ». In : Migrations Santé, n° 75 : 55-62
12 – BENNEGADI, R. – 1992. – « Migrations et urgences ». In : Revue de Médecine Psychosomatique, n° 29 : 49-58
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19 – KIRMAYER, L. – 1989. – « Cultural variations in the response to psychiatric disorders and emotional distress ». In : Social Science and Medicine, n° 29 : 327-339
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21 – CHABANE, M., ORTIGUES, E. – 1992. – « Les plaintes somatiques chez les émigrés ». In : Intercultures, n° 19 : 45-51
22 – MORIN, E. – 1982. – Science avec conscience. Paris, Fayard.