Rachid BENNEGADI & François BOURDILLON : « La santé des travailleurs migrants en France : Aspects médico-sociaux et anthropologiques »

In : Revue Européenne des Migrations Internationales, 1990, Vol. 6, N° 3.

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

L’article traite des motivations des migrants et de leur comportement au travail, prenant en compte des considérations d’ordre anthropologique.

La représentation sociale (lu travail dans la culture d’origine est illustrée par le cas des magrhébins.

L’article montre la forte fréquence des accidents du travail par rapport aux Français.

Dans leur réinsertion professionnelle après un accident, les étrangers rencontrent des difficultés, que l’article examine.

Il conclut par des propositions visant à contribuer à une meilleure connaissance des risques professionnels et à diminuer la vulnérabilité des migrants.

ABSTRACT : Health of the immigrant workers in France : medico social and anthropological aspects

The article looks ai the motivation of immigrants as well as ilieir behaviour ai work, taking anthropological considerations into account. The social status of work in the culture of their country of origin is illustrated bY the case of North Africans. The article points oui the frequency of accidents at work in comparaison with the French.

Returning Io work after an accident immigrants come across certain difficulties which are examined in the article.

In conclusion the writer proposes certain ideas which aim to improve our knowledge of risks at work and thus to reduce the immigrants’ vulnerability.

CONSIDÉRATIONS PSYCHO ANTHROPOLOGIQUES (6)

Le processus migratoire est souvent lié de près ou de loin à la recherche d’un travail, soit parce qu’il n’en existait pas dans le pays d’origine du migrant, soit parce que dans la réalité ou par idéalisation, ce migrant cherchait un autre travail plus gratifiant ou plus rémunérateur (6). Quand on se réfère à la plupart des textes concernant le travailleur migrant, on retrouve d’une manière générale, la mise en équation : vie du migrant = vie de travail, qui, extrapolée, justifie la vie du migrant seulement par son travail et exclut toute la dimension d’un projet, d’un scénario migratoire où le travail ne serait qu’un élément. A cette confusion entre l’homofaber et l’homo migratus répondent d’autres analyses plus fines qui essaient de repérer la motivation de la migration et le rôle de la recherche du travail, la représentation sociale du travail dans la culture d’origine du migrant, la finalité de ce travail et sa valeur affective et symbolique.

LA CULTURE MAGHRÉBINE ET LE TRAVAIL

Concernant par exemple la culture maghrébine, la production d’un effort pour modifier l’environnement et en tirer un bénéfice ne se justifie pas de la même manière dans le monde rural ou citadin. Encore qu’il est plus juste d’ajouter à ces deux catégories le monde bédouin, le monde des éleveurs par rapport au monde agricole. La plupart des migrants d’origine paysanne, plus particulièrement ceux de la première vague migratoire, ont développé, par la force des choses, une version sacrificielle et ingrate du travail. Dans cette population, la vision du travail en Europe dans le contexte migratoire est réellement idéalisée : excepté le fait, vécu négativement, de s’arracher de chez soi, de sa famille, de son clan, de son ethnie, de son pays, de sa communauté islamo méditerranéenne qui est la source du processus nostalgique, tout le reste est plutôt magnifié. Ainsi s’est créé un discours implicite sur les bienfaits du travail à l’étranger, tout le monde banalisant le côté astreignant, dur, invalidant parfois du travail de l’autre côté de la Méditerranée, tant il était vital pour les structures sociales et familiales de continuer à entretenir ce mythe pour éviter l’effondrement des revenus financiers qui, en réalité, soutenaient à 90 % l’économie de plusieurs villages. Pourtant, il était de mise de ne pas participer trop clairement à un éloge de la société européenne (lui était vécue comme menaçante, car elle propose un ensemble de valeurs alternatives que certains membres du clan pourraient adopter. Tout, en fait, s’opposait à l’emprunt ou même la juxtaposition de valeurs éthiques ou sociales, seul le travail était à prendre car il « rapportait gros ».

Le regard porté sur le travail du migrant comme une fatalité, une exploitation éhontée d’une personne vouée à être toujours dans des sous métiers, des métiers dangereux, etc. doit être complété par le regard qui porte sur le migrant lui même, sur ce qu’il attend de ce travail et comment il le gère dans son histoire migratoire.

Les relations interpersonnelles pendant la production d’un travail sont très importantes chez les migrants maghrébins. Par exemple, la notion d’effort collectif avec partage de certaines tâches entre hommes, entre hommes et femmes parfois, entre adultes et enfants, aussi, est un élément important dans la hiérarchie structurale de la famille de type agnatique. Tous les éléments d’une famille, d’un clan, participent par la production de biens (au sens alimentaire) consommables par le groupe et au delà, négociables avec d’autres groupes dans le cadre du troc ou de la vente. Cette « circulation des biens » est un reflet de la structure familiale. La place du marché (le souk) hebdomadaire ou mensuel n’est pas seulement un lieu d’échanges économiques (au sens du « bazar oriental ») mais réellement un espace où les systèmes de valeurs de l’ethnie sont testés, consolidés, justifiés et pérennisés.

Cette structure auxiliaire groupale n’est plus aussi présente lorsque le migrant trouve un travail en France par exemple. D’une part, il ne reste que la part finale de la valeur du travail, c’est à dire ce qu’il rapporte financièrement (occultant ainsi toute la démarche narcissique et interactionnelle) ; d’autre part, certains postes sont dévalorisants. Par exemple, les travaux de force dans le bâtiment ou dans la manutention sont abordés de manière ambivalente. Le travail de force gratifie la puissance corporelle ; le potentiel viril, la notion de risque paradoxalement est parfois connotée positivement (comme une sorte de fuite en avant) mais le migrant n’est pas dupe de la relation de dépendance qu’il a par rapport aux tâches difficiles et ingrates.

Ce genre d’usure, cette prise de risque, cet aspect sacrificiel prennent une autre dimension dans le discours du groupe social d’origine. Celui qui se sacrifie ainsi est à honorer, car il assure ainsi la survie des siens et tout cela est répercuté dans la communauté. Et on retrouve la part de ce « moi auxiliaire » qui permet au migrant de justifier. n’importe quel travail.

Tout abord de sensibilisation, de formation, de prévention ou de traitement de la part de professionnels de la santé et de la médecine du travail doit par conséquent tenir compte des aspects chez le migrant. Par ailleurs, le contenu du travail a une importance capitale dans la compréhension de certains accidents ou prises de risques chez le travailleur migrant.

Par exemple, on note souvent quelques difficultés pour le travailleur migrant qui revient en vacances dans son groupe d’origine, à expliciter clairement le travail qu’il fait. Lorsque l’écart est trop grand symboliquement entre le statut social de la personne dans son groupe d’origine et celui dans le pays d’accueil, se développe toute une stratégie de non dit où la complicité est totale, admise et opérante ; on ne parle que du côté gratifiant de ce travail sans avoir à dire en quoi il consiste. Ces subtilités sont nombreuses. Par exemple, le migrant se borne à nommer son lieu de travail, surtout quand ce lieu est connoté d’un certain prestige, ou présente un aspect utile au groupe élargi. Prenons le cas d’un travailleur migrant marocain qui est balayeur à l’aéroport d’Orly. Ceci implique qu’il est à Orly. Il tombe sous le sens qu’il peut et doit faciliter l’arrivée des membres de son clan à leur arrivée en France. Ainsi est occultée la fonction de balayeur et mise en avant l’utilité pour le groupe d’origine. La profession de cuisinier est parfois aussi soigneusement camouflée, ce type de travail étant plus souvent dévolu à la femme, encore que pour les migrants d’origine citadine, cette connotation féminine soit vécue de manière moins marquée.

LE TRAVAIL N’EST QU’UNE STRATÉGIE SOCIALE

Les exemples pourraient être multipliés montrant l’ingéniosité de l’individu à transformer une « condition de travailleur migrant » pas toujours gratifiante en un « statut de travailleur émigré » valable aux yeux de son groupe d’origine. Pour certains, et c’est là une démarche d’insertion, une distance est prise par rapport au regard du groupe social. Il tente d’intégrer sa ( condition de travailleur » en une condition de personne migrante avec ses droits et ses devoirs, excentrant ainsi le travail et l’englobant dans une politique plus « individuelle » (au sens où l’individu s’autonomise dans ses projections dans le futur).

Cette démarche est surtout le fait des migrants qui ont bénéficié d’atouts particuliers : alphabétisation, sensibilisation aux droits et aux devoirs, implication plus réelle dans des relations inter personnelles avec les collègues de travail, formation professionnelle, amélioration des niveaux de qualification, amélioration des conditions de vie (regroupement familial, fréquence des échanges sociaux), utilisation adéquate des moyens de défense dans l’entreprise, recherche d’emplois plus gratifiants…

LA SANTÉ AU TRAVAIL

L’état de santé des travailleurs peut être évalué objectivement à l’aide de données épidémiologiques relevées par la médecine du travail ou les caisses d’assurance maladie. Ces données ne tiennent généralement pas compte de la fatigue diffuse du mal être au travail, de l’accumulation du stress, des tensions nerveuses, de l’usure, du vieillissement prématuré, Devant l’absence de données sur ce sujet, nous nous limiterons aux accidents du travail et leurs conséquences et aux maladies professionnelles.

LES ACCIDENTS DU TRAVAIL

Une question longtemps débattue a été de savoir si les travailleurs étrangers en sont proportionnellement plus souvent victimes que les salariés français (21 22). Les données de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés (CNAMTS) ou de l’INSEE ne fournissent qu’une réponse imparfaite. Les conclusions peuvent varier selon que l’on considère les chiffres officiels d’incapacités temporaires ou permanentes, que l’on prend en compte l’âge, la qualification et la mobilité professionnelle. Les chiffres officiels doivent être relativisés : le seuil qui sépare un incident d’un accident est il le même poõr tous ? Combien d’accidents sont ils non déclarés par peur du licenciement économique ?

On peut évoquer plusieurs explications. Les migrants occupent des emplois peu qualifiés, sont plus exposés au risque dans le travail et ont une plus grande mobilité professionnelle, auxquels il faut ajouter les difficultés de compréhension de la langue et l’insuffisance de l’apprentissage qui rend compte de beaucoup d’inadaptations au poste de travail (22).

Bellagh (1) soutient que si le Maghrébin, en situation d’émigration, adhère sur le plan de l’analyse des accidents au système cognitif dans lequel il baigne, il conserve néanmoins un esprit profondément religieux qui le porte à « fataliser » l’accident même lorsqu’il est conscient des causes (i objectives » qui sont à l’origine. D’une part, « il ne peut échapper aux conditions défectueuses du travail… et qu’il ne peut refuser les tâches dangereuses », et d’autre part le recours à la fatalité sous forme de la croyance au « mektoub » lui permet de sauvegarder son identité en tant que membre d’une collectivité profondément attachée aux valeurs islamiques.

La référence à la fatalité ne s’inscrit pas seulement comme un aspect négatif mais comme une donnée avec laquelle il faudra compter lorsque l’on voudra établir des stratégies de prévention des accidents du travail.

LES SUITES DES ACCIDENTS DE TRAVAIL

Après un accident du travail, le médecin du travail examine le travailleur avec pour seul objet d’apprécier l’aptitude de l’intéressé à reprendre son ancien emploi, la nécessité d’une adaptation des conditions du travail ou d’une réadaptation du salarié.

Il se peut que la reprise du travail soit impossible dans les conditions habituelles ; le médecin du travail doit se prononcer alors sur la relation nouvelle entre le poste de travail et l’état de santé du travailleur et, si nécessaire, proposer une modification ou une mutation du poste de travail. Il y a là un paradoxe à faire ressortir immédiatement, c’est que « la loi de 1946 régissant la médecine du travail vise à protéger « le droit à la santé mais non le droit au travail » (20).

A la suite d’un avis d’inaptitude ou d’aptitude avec restriction, ou de demande de changement de poste, le salarié risque donc d’être licencié. C’est le premier effet pervers de l’avis du médecin du travail qui précipite le travailleur dans une situation, où finalement, le problème social se superpose au problème de santé. Les travailleurs migrants, sans être au fait de ces finesses administratives savent bien que c’est là une épée de Damoclès suspendue sur leur tête. C’est aussi très souvent l’une des raisons pour lesquelles ils craignent l’avis du médecin du travail et désignent ce dernier comme à l’origine de tous leurs malheurs, lorsque, à la suite d’un avis sur l’aptitude, cela finit en procédure de licenciement, comme c’est malheureusement souvent le cas.

Bien qu’il existe peu de données épidémiologiques, les difficultés de reclassement de la main d’oeuvre étrangère semblent bien réelles. Delmas et Goutard (12) soulignent l’impossibilité de proposer des stages de reconversion pour absence de diplômes et les obstacles liés au « statut social de l’étranger, l’insuffisance du réseau de relations personnelles, et parfois une décompensation psychique qui entraîne une désadaptation psychosociale parfois difficile à combattre ».

Problèmes du reclassement professionnel

Lernould, faisant le point sur le ré entraînement, au travail et le reclassement professionnel dans un centre de rééducation fonctionnelle, note que pour des handicaps de même nature et de même étiologie (traumatisme des membres du rachis, voire amputations et traumatismes crâniens), il existe une proportion élevée de « comportements sinistrosiques » chez les migrants, le mot « sinistrosique » (voir encadré) étant pris dans un sens très large, c’est à dire toute complication survenant dans la reprise du travail, qu’elle soit psychologique ou socio administrative (18).

Parmi les facteurs favorisants, il faut insister sur un certain nombre d’obstacles réels dans le parcours de réinsertion socio professionnel du migrant accidenté :

- La grande méconnaissance du migrant sur le système de prévention, de soins et de formation auquel il a pourtant droit.

- Les difficultés relevant de la communication tronquée entre le système de soins et les soignés, et entre les soignants et les soignés. Cette dysfonction de la communication au niveau, d’une part, des différents partenaires médicaux, d’autre part, de ces médecins avec le migrant, et enfin, des médecins et du migrant avec l’employeur, est souvent à l’origine des troubles. En effet, tant que l’accident du travail n’est pas replacé dans le contexte global du projet migratoire de l’étranger accidenté, il v aura toujours des interventions intempestives (malgré toute la bonne foi, la bonne volonté et la compétence) de la part des professionnels de la santé : une restriction d’aptitude (justifiée médicalement stricto sensu) peut se transformer en catastrophe sociale et existentielle. Le recrutement d’un bon nombre de « sinistroses » prend sa racine souvent là, à ce niveau crucial.

- Les possibilités offertes aux migrants handicapés sont encore très limitatives. Parmi, les aides sociales, l’allocation aux adultes handicapés (AAH) attribuée par la COTOREP lorsque le taux d’invalidité est au moins égal à 80 %, ne concerne pas les travailleurs immigrés non originaires de la CEE. Il en va de même pour l’allocation compensatrice, le texte de loi reste vague sur les conditions de nationalité. Si les Algériens peuvent en bénéficier, c’est en référence à une convention bilatérale. De plus, au cas où les migrants seraient ressortissants de pays non signataires d’une convention, il existe une clause de résidence (résidence ininterrompue en France de 15 ans).

A côté de ces aides sociales, il est prévu également des aides matérielles ponctuelles qui sont souvent peu connues des travailleurs migrants (par exemple, les primes de reclassement). Par contre, l’une d’entre elles est bien connue et symboliquement importante. Il s’agit de l’obtention de la carte d’invalidité attribuée aux personnes dont le taux d’incapacité est supérieur à 80 %. Souvent surestimée par les migrants, elle est présentée comme une preuve que la société d’accueil a reconnu les faits préjudiciables et l’accidenté en espère, souvent de manière irréaliste, une réparation ou un reclassement alors que cette carte facilite seulement certains aspects de la vie quotidienne (priorité pour les places assises dans les transports, par exemple).

Concernant la réalité du reclassement professionnel, les possibilités de formation sont très souvent limitées à cause de l’illettrisme et des conflits de communication. Pour ce qui est de l’emploi dans les entreprises, la législation prévoit que les entreprises de plus de dix salariés doivent employer un pourcentage de travailleurs handicapés (et de mutilés de guerre) au moins à 10 % de l’effectif global. Ce n’est pas encore une coutume bien établie et le travailleur migrant handicapé a souvent peu de chances de réintégrer un emploi dans ce cadre. Quant à l’accès à la fonction publique, il est réservé aux Français.

Différents auteurs ont tenté une explication de cette pathologie observée, semble t il, dans les populations de bas niveau de qualification et pas seulement étrangères, mais avec, quand même, des colorations culturelles, propres à chaque culture et dépendantes du cursus migratoire.

Les sinistroses ont été décrites dès 1903 par Brissaud (8). Il les définissait « comme des états mentaux morbides dûs à l’inhibition de la volonté chez des accidentés du travail qui, après guérison ou consolidation des lésions traumatiques. restent inactifs pendant une période anormalement prolongée ou même pour toujours ».

Il est de fait que la perte de l’emploi et l’impossibilité de réinsertion du fait du handicap médical aggravé par le handicap social sont souvent le lit d’une pathologie psychosociale. Cette pathologie a été particulièrement bien décrite par le psychiatre portugais Z. de Almeida, sous le nom de sinistrose. Cette entité recouvre « des états à la fois dépressifs, hystériques, hypochondriaques et revendicatifs que le sujet extériorise par le biais de malaises somatiques, à caractère invalidant, qu’il impute passionnément aux lésions organiques, réelles ou fantasmatiques, provoquées par un accident du travail, une maladie professionnelle ou tout autre événement vécu comme tel » (2). Moussaoui (19) repère le migrant comme un travailleur, souvent non qualifié, et fragilisé à cause de la rupture des rythmes temporo spatiaux traditionnels. Le travail est abordé, un peu à tort, comme la raison d’être vis à vis de la société d’origine et par conséquent, l’accident du travail ou la maladie professionnelle devient une grande menace.

Bennani (5) analysera avec justesse les enjeux psycho sociaux de la sinistrose.

Le fait que les migrants ne soient pas familiarisés avec les cadences industrielles, qu’ils occupent des emplois mobiles, qu’ils ne savent pas lire les consignes de sécurité, qu’ils occupent des emplois à haut risque, les exposeraient davantage à l’accident du travail. Pour cet auteur, l’accident du travail peut jouer le rôle de révélateur d’un malaise psychologique ou social latent, où la sinistrose ne serait qu’une évolution catastrophique d’une situation qui devrait être prise en charge à trois niveaux, médicamenteux, psychologique et social. L’essentiel du propos de l’auteur montre que derrière le corps qui souffre, il y a une histoire, un statut, une parole.

Enfin, Bertheller & Lejeune (1), conscients de l’implication des représentations culturelles dans les symptômes de sinistroses mettent en avant parmi les moyens thérapeutiques, une approche traditionnelle (par des tradipraticiens).

Ces différents travaux complètent le travail d’Almeida (2) qui considérait : « Si la sinistrose camoufle des désordres profonds et définitifs de la personnalité (troubles du caractère, paranoïa), le pronostic est très défavorable. C’est le cas des migrants totalement inadaptés à la vie dans le pays d’accueil, mais remarquablement « intégrés » aux rouages de la sécurité sociale dont ils savent bien tirer les ficelles. Lorsque la sinistrose prend la signification de maladie « refuge », le pronostic est moins grave. Il s’agit alors de conduites réactionnelles qui disparaissent avec les causes sociales, affectives et autres qui les ont motivés ».

MALADIES PROFESSIONNELLES

A notre connaissance, il n’existe pas de statistiques sur les maladies professionnelles identifiant les travailleurs étrangers. Nous savons seulement que ces derniers sont plus exposés, le B.T.P. à lui seul étant responsable des 2/3 d’entre elles (15) (16).

De plus, le nombre de maladies dont on reconnaît l’origine professionnelle, sous estime la réalité quand on sait que

la liste des maladies professionnelles reconnues est limitative,

les 2/3 des maladies professionnelles sont déclarées par les médecins généralistes qui sont en général mal informés sur ces maladies,

les procédures administratives sont très longues et complexes,

les travailleurs hésitent à déclarer une maladie lorsqu’ils mettent en balance la perte de revenus que peut occasionner le changement de poste ou le licenciement, et le gain par ailleurs imposable d’une indemnité faible.

PROPOSITIONS

Déjà en 1971, Cassou et Zucarelli (10) s’interrogeaient sur les particularités de la surveillance des migrants dans le cadre de la médecine du travail. Ils soulignaient un certain nombre de difficultés qui s’amoncellent devant un travailleur migrant, et notamment la barrière linguistique (autant pour la connaissance du passé médicopsychologique que pour l’établissement d’une réelle communication). De manière plus approfondie, les auteurs soulignent « la responsabilité morale du médecin du travail… dans la délivrance à un sujet comprenant imparfaitement le français, d’une aptitude à un poste de sécurité ou à un poste dangereux nécessitant la connaissance et l’observance parfaite des consignes de sécurité », et l’importance de la relation entre le médecin du travail et le travailleur migrant.

Ce travail date de plus de 15 ans. En fait, depuis la situation de l’emploi s’est dégradée. La répartition des étrangers dans le monde de l’emploi a également évolué en diversité et en qualification professionnelle.

En définitive, il faudrait, d’une part améliorer les connaissances sur les risques du travail, et d’autre part, mener des actions afin de diminuer là vulnérabilité de la population active migrante.

Améliorer les connaissances sur les risques du travail

L’INSERM (11) traitant de la santé et des conditions de travail en général, souligne que le médecin du travail, qui est un « observateur privilégié », est rarement en position de chercheur à cause de sa condition d’exercice qui n’est pas favorable à la recherche : dépendance à l’égard de l’employeur, absence de formation à la recherche et absence de temps consacré à la recherche.

Parmi les thèmes de recherche, l’INSERM propose :

– le rassemblement de données sur certaines populations cibles, et notamment la population active immigrée,

- le développement des recherches en psychopathologie du travail dans plusieurs secteurs, comme, par exemple, les conséquences psychologiques des accidents du travail et les moyens de traitement, les syndrômes subjectifs post traumatiques, les névroses traumatiques, les sinistroses, les conséquences psychiques des maladies professionnelles, des accidents du travail et des invalidités,

– la recherche de critères ergonomiques en tenant compte des caractéristiques des groupes concernés dont les travailleurs immigrés.

Certaines analyses prévoient que, dans les années à venir, la population migrante sera une population un peu moins vulnérable, car elle aura eu accès à une instruction, une formation, même une qualification, C’est méconnaître la lourdeur des changements de mentalités, les contraintes et les abus du marché du travail. Il est nécessaire de travailler sur les structures intervenant dans l’insertion des populations migrantes.

- Diminuer la vulnérabilité de la population active migrante(‘)

La médecine du travail et l’entreprise

Il est indispensable d’intégrer dans l’enseignement de la médecine du travail la formation à la recherche et à l’épidémiologie, la formation à la réalité transculturelle (Vimportance de celle ci dans les décisions pendant la visite d’embauche, périodique et de reprise). Une coordination plus concrète et plus efficace entre les médecins du travail, les médecins traitants et les médecins conseils des Caisses Primaires d’Assurance Maladie devrait être la règle. C’est là une pierre de touche dans l’apparition des suites pathologiques des accidents du travail, la non coordination empêchant une approche globale du travailleur migrant accidenté.

Dans son rôle de prévention, le médecin du travail doit coordonner la mise en place de séances d’éducation pour la santé à destination des travailleurs migrants dans son entreprise, de séances de sensibilisation aux approches interculturelles pour le personnel de l’entreprise, et enfin de stages d’alphabétisation et de mise à niveau en français pour les travailleurs migrants dans l’entreprise.

Enfin, le médecin du travail doit faire partie d’un ensemble cohérent qui participe pleinement à l’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise en collaboration avec les comités d’hygiène et de sécurité pour les conditions de travail (CHSCT), les syndicats, le comité d’entreprise, les délégués du personnel, l’employeur, les inspecteurs de la santé, les inspecteurs du travail, etc.

Les autres structures de soins

Il serait très utile que les Caisses Primaires d’Assurance Maladie emploient des interprètes pour participer aux entretiens entre l’accidenté, le médecin conseil et (ou) l’assistante sociale, réalisent des enquêtes sociales systématiques et précoces afin d’orienter le mieux possible l’accidenté, insistent pour que le médecin conseil se mette en rapport avec le médecin du travail et le médecin traitant, et enfin raccourcissent les délais des contrôles et des procédures administratives.

Quant aux hôpitaux, le problème essentiel réside dans les difficultés de communication autant au niveau de l’accueil que de la relation soignant soigné.

Enfin, les médecins traitants doivent être mieux informés sur les procédures plus particulièrement concernant les maladies professionnelles et les accidents du travail, compte tenu du fait qu’ils assurent à la fois la prise en charge thérapeutique et la rédaction des certificats.

LES TRAVAILLEURS MIGRANTS

Une réelle politique d’insertion de la population migrante dans notre pays doit être mise en oeuvre par les Pouvoirs Publics. Rappelons que 70 % d’entre eux sont en France depuis plus de 10 ans. Il faut donc que les travailleurs migrants puissent accéder à des cours d’alphabétisation ou de mise à niveau en français, à des stages de préformation professionnelle, voire de formation professionnelle pour assurer un meilleur niveau de qualification, à des séances d’éducation pour la santé.

D’une manière plus globale, le travail n’étant qu’une partie du projet migratoire. il faut mettre en place les conditions réelles, d’une promotion de l’insertion dans la société française, d’un soutien concret et financier aux actions sur le terrain améliorant les conditions socio économiques (logement, scolarisation, accès à la santé) et culturelles.

C’est à cette condition que la prise en compte des aspects anthropologiques donnera un sens à une politique plus axée sur la prévention des accidents du travail et de leurs conséquences médico psychologiques.

C’est un objectif qui interpelle certes la médecine du travail, mais également le système de soins dans une optique santé publique et santé communautaire. Le monde du travail s’organise certainement dans l’espace social européen, et il serait juste que la santé des migrants au travail ne soit pas toujours considérée avec un certain « fatalisme législatif et organisationnel ».

ANNEXES

LESFORMALITÉS EN CAS D’ACCIDENT DE TRAVAIL EN FRANCE

En cas d’accident assez grave pour que le travailleur doit interrompre son activité salariée, c’est le salarié qui doit faire noter par écrit (et avec double) les conditions précises dans lesquelles s’est produit l’accident, la date et l’heure, faire l’analyse particulière des protections de sécurité en place et prendre le nom et l’adresse d’éventuels témoins. Il prévient immédiatement son chef et également les représentants du Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions du Travail (CHSCT) ou les délégués du personnel, s’ils existent.

L’employeur se doit alors de faire la déclaration d’accident qu’il doit envoyer à la Sécurité Sociale en recommandé dans les 48 h et surtout remettre au salarié accidenté la feuille d’accident qui comporte trois volets.

Le salarié consulte le médecin traitant qui doit établir un certificat médical initial, descriptif relatant en détail, avec précision et de manière approfondie, tous les maux dont se plaint le travailleur accidenté.

Si la Sécurité Sociale reçoit la feuille de déclaration de l’employeur, puis le certificat médical initial avec l’arrêt de travail prévu par le médecin traitant, il lui reste la possibilité de reconnaître ou ne pas reconnaître l’accident. En cas de reconnaissance de l’accident, aucune condition n’est exigée pour la prise en charge des frais médicaux et pharmaceutiques (pris en charge entièrement par la Sécurité Sociale, le salarié n’a rien à payer), ni pour le versement d’indemnités journalières

LA REPRISE DU TRAVAIL

Elle est ordonnée soit par le médecin traitant, soit par le contrôle médical de la Sécurité Sociale. Lorsqu’elle est ordonnée par le médecin traitant en accord avec le salarié qui est rétabli, il reprend le travail selon le Code de Travail. Art. R 241 51

« Après une absence pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle, un congé de maternité, une absence de plus de trois semaines pour cause de maladie ou accident non professionnel ou en cas d’absences répétées. Les salariés doivent subir obligatoirement lors de la reprise du travail une visite médicale ». Cet examen doit avoir lieu lors de la reprise du travail et au plus tard, dans un délai de 8 jours.

Si l’accidenté est complètement rétabli et guéri, le médecin traitant établit le certificat final descriptif, certifiant qu’il ne subsiste aucune séquelle de l’accident. Il reprend son ancien poste. Se posera seulement le problème de l’adaptation éventuelle des conditions de travail.

Si l’accident est rétabli et consolidé (dans le sens de stabilisé), c’est à dire qu’il subsiste des séquelles de l’accident (cette consolidation peut être ordonnée avec ou sans soins), les séquelles doivent être portées de manière très précise sur le certif icat final descriptif par le médecin traitant de manière à ce que

a) le médecin de la Caisse d’Assurance Maladie puisse estimer un taux d’incapacité permanente (IP),

b) le médecin du travail puisse également se prononcer sur l’aptitude au poste précédent du salarié, à un nouveau poste avec un travail semblable ou à un poste particulier de manière à éviter un risque nouveau d’accident par inadéquation entre le salarié et le poste de travail, ou une rechute nécessitant un nouvel arrêt souvent provoqué par une appréciation par excès à l’aptitude au poste de travail.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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