Rachid BENNEGADI : « La filiation méditerranéenne : Pénélope et Sinbad : Bi-appartenance ou filiation paradoxale »

In : Yahyaoui, A., Troubles du langage et de la filiation chez le jeune maghrébin de la deuxième génération, 1988, Paris, La Pensée Sauvage : 181-186

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

Claude Clanet, en introduction au livre d’Edgar Weber (1) Le secret des Mille et une Nuits rappelle que « le récit mythique et le conte sont deux modes d’expression et de conservation d’un héritage culturel. Cependant, si le conte est d’entrée de jeu situé sur le registre de l’imaginaire… le récit mythique est présenté comme vrai ».
Comme exemple de récit mythique, je pense bien sûr à l’Illiade et l’Odyssée d’Homère. Pour ce qui est du conte, je ferai référence aux Mille et une Nuits.

En effet, dans l’imaginaire méditerranéen, on peut dire sans excès que ce sont là deux matériaux incontournables. Qu’y a-t-il donc de particulier à relever au niveau de ces deux réservoirs de souvenirs, de références, de modèles, de rêves, de fantasmes, dont on peut dire qu’ils pourraient intervenir d’une quelconque manière au niveau des structures anthropologiques de l’imaginaire ?

Le thème de ces deux journées de réflexion se situant autour du langage, de la filiation et de l’adaptation, il me semble que toute personne d’origine méditerranéenne en situation d’adaptation utilise dans son travail d’acculturation le langage bien sûr, mais toujours en référence a une filiation. La richesse des travaux sur l’interculturel ces dernières années le prouve, et l’intérêt que suscite le devenir des populations migrantes en Europe relève parfois d’une démarche laborieuse mais vitale autant pour les « anciens » européens que pour les « nouveaux » (si tant est que l’on peut imaginer les générations issues de l’immigration comme de futurs partenaires dans l’Europe des années à venir).

Bien que le praticien confronté plutôt aux conséquences psychopathologiques de la rencontre interculturelle, je voudrais prendre une distance avec cet aspect pour privilégier dans mon propos plutôt des spéculations ne tenant pas du conte, mais plutôt du récit « hors cadre », c’est à dire de ce qui me paraît inhabituel dans les hypothèses des sciences humaines et sociales quand elles interrogent le champ de l’interculturel. Pour illustrer d’un paradoxe mon propos, je vous propose une métaphore : un vieux bédouin vient de mourir. Dans son testament il stipule que son désir serait que le partage de son troupeau de chameaux se fasse ainsi : la moitié pour le fils aîné, le tiers pour le puîné, le neuvième pour le cadet. Or il avait 17 chameaux. Comment respecter ses dernières volontés sans découper un chameau ? Cela est une colle classique dans les exercices de logique mathématique. Il est évident que si on ne cherche pas une solution en dehors du cadre ainsi posé’, soit l’héritage sera impossible à réaliser et les enfants seront lésés, soit la volonté du père sera détournée et son âme en pâtira. C’est un peu parfois l’impression qui peut se dégager dans la « logique » du discours actuel sur l’adaptation des populations migrantes en France.
Bref, il a donc fallu emprunter un chameau à un oncle et l’opération partage devenait possible car avec 18 chameaux, l’aîné en prenait 9, le puîné 6, le cadet 2, le total faisait bien 17 et on pouvait rendre le 18e chameau à l’oncle.

Bel exemple de ce que je voudrais essayer de faire aujourd’hui. Passer par le biais du récit et du conte pour parler de situations concrètes et contraignantes.

L’Illiade et surtout l’Odyssée nous rapportent des voyages et des aventures où les hommes et les dieux pour ainsi dire « s’amusent » à se faire des entourloupes. J’ai privilégié mon regard sur Pénélope, car elle me semblait rassembler tous les inconvénients du projet migratoire de son mari Ulysse.
Qu’a-t-elle de si différent de la femme de ce migrant parti en Europe pour gagner sa vie ou autre chose ? L’essentiel c’est qu’il est « ailleurs » et qu’elle reste, garante de ses liens avec le pays d’origine, parfois même d’une lignée, garante également d’un nécessaire retour, exigeant sans le dire un certain succès de son projet migratoire, car à quoi cela aurait il servi de partir ?
Mais Pénélope, me direz-vous, s’est trouvée dans une situation bien spéciale. Ulysse étant fantasmé comme disparu par ses compatriotes, elle était convoitée par une série de prétendants et cela donnait un côté dangereux à l’affaire ; elle se devait donc de démontrer sa fidélité à Ulysse (qu’elle seule ne croyait pas mort), mais en même temps, reine d’Ithaque, il fallait aussi ne pas figer la destinée du royaume. La fameuse toile tissée le jour « image de Pénélope brodant le jour ne rappelle-t-elle pas toutes ces femmes méditerranéennes, surtout les maghrébines, reines du métier à tisser) défaite la nuit, subterfuge bien naïf et vite dénoncé, démontre la fragilité du statut et la petitesse de la marge de manœuvre. Combien de femmes de migrants sont en situation problématique parce que le mari est absent ? On rappelle souvent qu’elle est prise en charge par le clan familial et que c’est là un aspect positif des traditions. Sommes-nous dans le conte ou dans la réalité ! Les pressions psycho sociales que toutes les Pénélopes peuvent subir sont parfois insoutenables. La responsabilité, la fidélité, la discrétion sont à un tel point poussée à l’extrême que le retour du mari est parfois attendu comme une délivrance, non pas seulement de l’absence d’un partenaire, mais aussi de la présence du clan. Mais ce ne sont là qu’analogies. Il y a des Ulysses qui ne laissent pas leur femme se transformer en Pénélopes. Des Ulysses, dis-je, mais j’aurais pu également invoquer Sinbad le marin, pas le terrien. En effet, c’est aussi une structure prégnante dans l’imaginaire méditerranéen que cet impénitent voyageur qui ne cesse après chaque voyage aventureux de jurer qu’on ne l’y reprendra plus, et qui dénoncera l’ambition, la bougeotte en glorifiant la paix et le calme chez soi. Quel migrant ne tiendrait pas le même discours, le temps d’une rêverie, bien sûr ? En fait, n’oublions pas que Sinbad le marin raconte ses voyages à Sinbad le portefaix comme une sorte de réponse aux lamentations de ce dernier qui pleurait un peu sur sa condition de portefaix, vie de labeur et de fatigue, sans honneurs et sans repos, questionnant le destin sur son infortune.

Et Sinbad le marin en fait de faire voyager par le rêve, grâce au conte, Sinbad le portefaix. Les sept voyages de Sinbad le Marin sont un hymne à la solidarité du groupe, aux dangers terribles loin de chez soi dans lesquels les personnages sont des géants, des anthropophages, aux bienfaits de certaines rencontres, mais en fait, rien ne vaut son village natal. Le thème de la richesse (les diamants) est toujours présent mais sans cesse lié au danger.
Dans le quatrième voyage, Sinbad épouse une jolie femme dans un pays dont il ignorait les coutumes. Il coulait des jours heureux jusqu’à ce qu’un événement le mette en face d’un rite mortuaire qui veut qu’on accompagne un conjoint dans la mort : sa femme meurt et il hurle son désarroi devant une pratique si dure. Les étranges coutumes sont par extension les pratiques culturelles différentes ; en forçant l’analogie bien sûr, que ne pourrait-on dire sur les aléas des alliances sans connaissance des coutumes.

Mais je ne dis pas tout cela pour vous faire voyager. On parle actuellement beaucoup de la nécessité d’insertion de la population migrante en France. On évoque et là des culs de sacs, des phénomènes culturels impossibles à négocier, on analyse les distances culturelles ; si on accepte l’idée qu’une majorité de cette population migrante s’insèrera coûte que coûte (cette phrase, je le sais, résume trop vite des coûts psychologiques, identitaires sociologiques et économiques, mais d’autres vont en parler) il n’est pas inutile de dire que l’imaginaire méditerranéen se ressource au niveau des récits mythiques et du conte sans distinguos ethniques. Comment s’insérer sans souscrire aussi a cela. Il y a dans le périple d’Ulysse des expressions édifiantes sur le danger du retour chez soi. Il finit par rentrer chez lui, mais ça, c’est le récit mythique. Quand, sur les conseils de Circé, il descend aux enfers, son dialogue avec Tirésias est plein d’ironie : « Retournerai-je un jour chez moi ? Reverrai-je mes parents, mon épouse et mon fils. Devrais-je affronter encore beaucoup d’épreuves ? » Tirésias dira « Je ne puis répondre à toutes tes questions. Les devins eux mêmes ne savent pas tout ». On admirera au passage la modestie de Tirésias qui avait été doté par Jupiter d’une exceptionnelle clairvoyance mentale et d’une rare aptitude à élucider les mystères et les énigmes. Ce même Tirésias, qui jouera un rôle moins modeste en se faisant presque le porte parole de l’oracle de Delphes auprès d’Œdipe.

Alors cette bi-appartenance du migrant méditerranéen en voie d’insertion peut elle s’alimenter sur cet imaginaire élargi ? De façon très originale, certains auteurs maghrébins analysant les structures de personnalité du maghrébin parlent du complexe du Jawdar sans l’opposer au complexe d’Œdipe. Pourquoi pas ! L’idée est bonne dans la mesure où le patrimoine est représenté aussi bien par le récit d’Homère que le conte des Mille et une Nuits. E. Weber, vérifié d’ailleurs le caractère interculturel des Mille et une Nuits en rappelant qu’elles ont traversé avec le temps des cultures diverses. Cette bi-appartenance doit-elle être harmonieuse ? Faut il s’imaginer un syncrétisme à ce niveau ou faut il accepter les emprunts sur un mode instrumental : la manipulation du récit mythique et du conte pour s’interroger sur soi, sur son processus d’insertion fait elle partie d’une stratégie identitaire positive comme en parle H. Malewska Peyre.

L’autre manière de poser le problème serait d’admettre la nécessité d’une filiation paradoxale. C’est à dire que, en période d’insertion, la référence à une filiation, si elle est nécessaire, doit répondre à un critère d’historicité et d’ethnicité au sens d’une appartenance culturelle.

En situation endoculturelle, cette filiation n’a rien de paradoxal. Elle se coule dans le moule proposé et s’interroge à l’intérieur même de ce moule.

En situation interculturelle, il n’en est plus de même. Déjà pendant la première génération, a fortiori dans la 2e et 3e génération :

Imaginons dans un cadre de récit mythique que la déesse République offre à un migrant en voie d’insertion deux cultures (faites un effort pour imaginer 1a culture en paquet cadeau). Celui ci fait son choix et décide d’en « porter » une pour faire plaisir à la divinité : le désarroi serait grand si au lieu de se réjouir la déesse République s’indignait en disant « et pourquoi, l’autre ne te plait pas V’ Cette parodie de la situation classique de l’injonction paradoxale peut nous éclairer sur la mauvaise question même du choix entre deux cultures.
Si le migrant en voie d’insertion ne veut pas être l’enjeu du débat entre orientalisme et occidentalisme, il devra réfléchir à la nécessité de gérer pendant un certain temps cette filiation paradoxale ; Comme le dit P. Watzlawick, c’est la saturation en injonction paradoxale, en « double binds » qui engendrera le processus psycho socio pathologique.

A. Laroui (2), dans son livre « Islam et Modernité », lui aussi navigue dans le paradoxe qui se joue entre les partenaires du monde musulman. Il va jusqu’à analyser finement ce que les « presque contemporains » Ibn Khaldoun et Machiavel auraient pu se dire, montrant que ce n’est pas seulement au niveau d’un patrimoine imaginaire qu’il existe des passerelles.

L’idée utopique de cerner quelque chose autour de la filiation méditerranéenne par le biais du patrimoine imaginaire ne vous a certainement pas échappé. J’ai voulu, en prenant ce chemin là, dire que l’adaptation en provoquant des remaniements dans la personnalité de celui qui cherche un équilibre, le pousse également à puiser dans son patrimoine imaginaire car la nostalgie est une donnée constante de ce problème.

V. Jankélévitch (3) se disait de tout cœur avec Ulysse quand il entre en mendiant dans sa propre maison, mais il se désintéresse de lui quand il brandit 1’épée justicière. Il lui trouve également un regard absent à son retour dans Ithaque. Peut être l’aimait il mieux dans l’inachevé, ce retour se faisant trop bruyamment et dans le massacre des prétendants, peut être préférait il Ulysse dans une diaspora ?
Ce même Jankélévitch se demande si on ne peut pas « revendiquer à la fois la différence impondérable et l’intégration sincère à la communauté nationale ? Par delà l’alternative du tout ou rien, la vérité différentielle récuse toute mise en demeure ».

C’est cette mise en demeure que vit actuellement le migrant en voie d’insertion et à laquelle il n’y a pas de réponses, mais des stratégies, des stratégies verbalisées ou non, des stratégies opérantes ou pas, des stratégies qui assurent une promotion ou qui broient, des aventures finalement où pourquoi ne risquerait on pas de se retrouver au pays des Lotophages, ou chez Calypso, se risquant à écouter le chant des sirènes, essayant de passer entre Charybde et Scylla, ou de se débarrasser comme Sinbad du vieil homme de la mer.

NOTES

(1) WEBER, E. – 1987. – Le Secret des Milles et une Nuits : L’interdit de Shérazade. Toulouse, Editions Eche.

(2) LAROUI, A. – 1987. – Islam et modernité. Paris, Editions La Découverte.

(3) JANKELEVITCH, V., BERLOWITZ, B. – 1978. – Quelque part dans l’inachevé. Paris, Gallimard.

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