Rachid BENNEGADI : « L’Approche clinique de la santé mentale des migrants »

In : Migrations et Pastorale, novembre-décembre 2004, n° 313

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

La santé mentale recouvre plusieurs aspects au sein de la santé publique. Lorsqu’une personne en migration vit une harmonie entre sa personnalité et son environnement, elle peut développer des stratégies lui permettant de s’adapter aux changements et se trouver ses propres réponses. Mais parfois il y a un prix psychique à payer. À partir du moment où cette personne ne vit plus cette harmonie, une série de signes et de symptômes comportementaux apparaissent. Ils sont une extériorisation de la souffrance psychique qui, dans certains cas, peut favoriser l’apparition d’une maladie mentale.

L’expression de la souffrance psychique utilise les concepts, les formes et les explications dont dispose la personne, quelle que soit sa culture. Dans la même culture, on sait qu’il a fallu beaucoup décloisonner, légiférer, ouvrir, organiser les structures avant que le sujet en souffrance psychique ne puisse d’une part formuler une demande et d’autre part trouver une réponse à sa demande, ou plutôt, devrions-nous dire, trouver un panel large de possibilités d’aide, de soutien ou de traitement, qu’il soit médicamenteux ou psychothérapeutique.

Le migrant et le système de soins

Concernant le sujet migrant, vont apparaître plusieurs possibilités :

1. La personne maîtrise les outils linguistiques du pays d’accueil, connaît les structures de soins ou d’aide ; dans ce cas elle pourra d’elle-même ou grâce à une orientation de son généraliste ou de l’assistante sociale accéder à une réponse adaptée à sa demande. S’il reste malgré tout une difficulté au niveau des représentations culturelles, tout thérapeute est capable d’organiser la stratégie thérapeutique à la condition, bien entendu, d’accepter de discuter la place des éléments culturels dans la thérapie.

2. La personne ne maîtrise pas suffisamment la langue du pays d’accueil et les choses se compliquent. Il n’est pas vraiment conseillé de s’engager dans une relation thérapeutique avec un obstacle majeur comme celui de la langue. Il est souhaitable et tout à fait possible de disposer d’un interprétariat en général suffisamment formé a ce genre de situations car, là aussi, il ne s’agit pas seulement de traduire d’une langue à l’autre. Les interprètes qui travaillent avec certaines équipes au Centre Françoise Minkowska savent bien qu’au delà de la traduction il y a toute une stratégie d’équipe qui est en jeu et que la place de l’interprète doit être bien définie, souvent reclarifiée et parfois soutenue.

3. La personne maîtrise plus ou moins la langue du pays d’accueil et fait référence uniquement à ses représentations culturelles induisant un cadre particulier aux thérapeutes qui ne sont pas familiers de cette culture ou qui n’en reconnaissent pas les éléments à caractère universel. À ce stade, plusieurs réponses sont possibles actuellement dans le système de soin et de soutien qui, faut-il le rappeler, est un système de droit commun, c’est-à-dire qui tend à proposer la même qualité de prestation à toute personne qui le demande en évitant la stigmatisation communautariste ou sectaire. L’offre est juste et correspond à l’idée que se fait le consommateur de soin ou le client qui cherche la meilleure réponse à sa demande et si possible la plus adaptée.

Une réponse parmi d’autres

Au Centre F. Minkowska nous disposons d’une structure clinique régie par la loi 1901. Cette structure se présente comme un centre médico-psycho-social pour migrants et réfugiés. Ce Centre existe depuis une quarantaine d’années et bénéficie d’un financement public. Les consultations y sont gratuites et les soins sont assurés par des équipes composées de psychiatres, psychologues, assistantes sociales et secrétaires médicales. Précisons que le centre n’est pas sectorisé, et qu’il reçoit adultes et enfants de toute l’Ile de France. Plusieurs aires géoculturelles sont concernées : l’Afrique, le Maghreb, l’Asie, le Portugal et pays lusophones, l’Espagne et les pays hispanophones, la Turquie et l’Europe Centrale. La particularité de ces équipes consiste dans le fait que les patients peuvent s’exprimer dans leur langue maternelle si cela s’avère indispensable ; les thérapeutes sont formés à la relation interculturelle et capables de donner la juste mesure de la part culturelle dans la thérapie. L’autre aspect remarquable consiste dans la flexibilité des équipes dans leurs relations avec les acteurs de la psychiatrie et la pédopsychiatrie de secteur, les structures psychologiques scolaires, la médecine libérale et les professionnels du social. Le travail de médiation est souvent déterminant dans les orientations. Dans le cas particulier du Centre, ceci est essentiel pour éviter toute dérive stigmatisante ou toute construction d’enclave dans le système de soins. La complémentarité quotidienne du travail social et du travail thérapeutique donne à cette institution une efficacité de bon sens pratique tant la souffrance psychique des migrants et des réfugiés demande une réponse globale au delà de la seule réponse psychothérapeutique, tout au moins dans les prémices de la prise en charge. Cela peut varier en fonction des équipes et de la population concernée mais c’est une donnée repérable en termes d’épidémiologie qualitative. D’autres lieux ou institutions participent à cette prise en charge difficile de la pathologie mentale des migrants et des réfugies.

La réponse est parfois apportée dans des cadres plus élargis que le face à face classique. Ici ou là les thérapeutes sont plusieurs autour du patient qui peut d’ailleurs être accompagné de membres de sa famille ou de sa communauté – la collaboration avec des tradipraticiens est chose aisée et maîtrisée par certains collègues. L’essentiel consiste à garder comme objectif l’allégement de la souffrance psychique des patients tout en maintenant une vigilance éthique. Cela concerne, d’une manière générale, la plupart des migrants qui ont besoin de se sentir soutenus dans les processus incontournables d’acculturation. Ceux-ci comme l’a très bien décrit la psycho-anthropologie sont générateurs de stress ou de décompensations selon la structure de la personnalité et des conditions socio-économiques, La consultation de psychiatrie transculturelle à l’hôpital Avicenne de Bobigny en est un exemple en région parisienne.
D’autres équipes privilégient l’approche ethnopsychiatrique où la culture des patients est mise exergue et à contribution. Là aussi l’objectif d’aider soit à reformuler soit à aménager les conflits qui découlent de la confrontation de modèles exploratoires différents parfois, en opposition aux concepts dominants de la société d’accueil.
Enfin d’autres structures dans l’hexagone utilisent le complément anthropologique et social dans la prise en charge des migrants et des réfugiés, que leur affiliation soit publique ou privée, associative laïque ou caritative.

Une réponse adaptée

En France et plus largement en Europe les enjeux institutionnels sont parfois pesants, mais l’intérêt principal reste la réponse adaptée au patient dans un système souple de soin et de solidarité.
Le fil rouge de toutes ces approches, au delà de la dimension humaniste qui en est le socle, peut se définir comme le souci de tenir compte de la confrontation de modèles exploratoires. Tout d’abord celui du patient qui déroule son discours, utilise ses concepts, convoque ses représentations culturelles et parfois grâce à l’usage de sa langue maternelle ; ensuite, celui du thérapeute qui met en avant ou en filigrane ses propres modèles, sa formation et son expérience sans oublier que cet échange se fait dans un but thérapeutique et que cela se passe dans un système de soin dont l’objectif est assez clairement défini.
Il est tout à fait de bon aloi dans ce genre de communication sur la clinique des migrants d’y ajouter des vignettes cliniques (bref historique de la pathologie). On peut effectivement évoquer le sujet migrant africain aux prises avec les dieux et les esprits (rabs et/ou jouons). On peut aussi faire remarquer que les représentations de la maladie mentale prennent des aspects complexes dans le modèle bouddhiste, dans la culture turque, chez les réfugiés du monde hispanophone ou lusophone, chez les patients ayant fui les soubresauts de l’ex-Yougoslavie ou des ex-pays de l’Europe de l’Est.
De toute évidence chaque migrant ou réfugié a son génie personnel pour décrire son désarroi ou sa pathologie. Indéniablement la maîtrise de la langue, l’expérience distanciée des représentations culturelles, la complémentarité du travail social apportent aux différentes équipes du centre, pour reprendre cet exemple, une plus grande efficacité tout au moins dans l’adéquation de la réponse à la demande. _Quant à l’exercice thérapeutique, il rejoint les mêmes frustrations ou gratifications que tout acte thérapeutique institutionnalisé à ceci près que les thérapeutes et les acteurs du social dans notre structure font en plus de l’intégration du malade mental dans la cité, un travail d’intégration culturelle.

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