Rachid BENNEGADI : « L’humour dans la relation endoculturelle »

In : Yahyaoui, A., Guyotat, J. (dir.), Travail clinique et social en milieu maghrébin, 1987, Paris, La Pensée Sauvage : 79-86

Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).

« Pour atteindre le sens, c’est à dire le vécu de l’autre, le psychiatre doit surmonter l’obstacle des filtres cu1ture1, celui du patient mais aussi et peut être plus difficilement le sien propre ». A. TATOSSIAN (1)

Il nous a paru intéressant de traiter ce thème de l’humour dans la relation endoculturelle pour ponctuer une expérience de travail dans un centre médico-psychologique qui assure des consultations dans les langues d’origines pour les migrants qui ne parlent pas la langue française.

I. LE CADRE

Dans ce centre, sont assurées 7 consultations différentes concernant plusieurs espaces linguistiques, culturels et géographiques qui ont comme lien causal le fait migratoire essentiellement.

Tout l’intérêt de cette mosaïque d’espaces, de niches culturelles vient du recoupement des entrelacements de langues, de cultures, d’ethnies différentes, réunis parfois l’instant d’une consultation psychiatrique « endoculturelle ». Ce terme, en fait, englobe l’idée au départ de « congruence linguistique » (parler la même langue). C’est une idée de base en ce qui concerne la relation en psychiatrie, c’est à dire qu’il faut au minimum une compréhension cognitive des signaux, des messages de communication. J’insiste bien sur la notion de « congruence linguistique minimale ». À partir de là, il est clair que le psychiatre qui est recruté pour assurer cette consultation doit parler la langue. Ce qui est intéressant par la suite, c’est de voir que très vite, dans le bon sens populaire trop facilement admis, le fait (est-ce réellement un hasard ?) de souscrire à la culture qui est portée par la langue bonifie le profil, c’est-à-dire qu’avoir dans sa « besace ethnique » l’avantage d’avoir utilisé une langue comme un langage (ayant donc pratiqué la symbolique d’une culture) semble apporter un élément favorisant dans la relation soignant soigné endoculturelle. Ce préliminaire est fondamental car il va nous permettre de mieux situer la dimension humoristique et son rôle dans le cadre d’une consultation psychiatrique.

II. LA MOSAÏQUE SUBCULTURELLE

Restons-en à la consultation maghrébine II (2) :

Le fonctionnement de cette consultation a en fait trois possibilités ; soit l’accueil, soit l’orientation, soit la prise en charge psychothérapeutique.

Par accueil, il faudra surtout entendre un accueil socioculturel en général, la partie médico-psychologique n’étant pas un passage obligé.

Par orientation, il faut comprendre le contraire de la désorientation, souvent spatio-temporo-culturelle mais parfois aussi un « dispatching ».

Le troisième point n’a pas besoin d’argumentation quant à sa nécessité, mais quant à ses modalités, il en sera justement question plus loin. L’équipe qui accueille, oriente et prend en charge est formée d’un psychiatre, d’une psychologue, d’un assistant social et de trois psychologues stagiaires co-optés pour leur motivation sur le champ de l’interculturel et leur capacité de fonctionnement en groupe.

Si l’on ouvre la boîte linguistique, la langue utilisée est officiellement l’arabe dialectal (par opposition à l’arabe classique parlé au Moyen-Orient). En réalité, cette entité arabe dialectal est à éclater en d’autres sous dialectes qui se différencient par le vocabulaire utilisé, par la symbolique de certains concepts (surtout en pathologie mentale) et mûrie par les intonations langagières.
En effet, le psychiatre utilise l’arabe dialectal algérien plus exactement de l’ouest, la psychologue le dialecte marocain de la région de Fès, l’assistant social le dialecte tunisien du nord de Tunis, la psychologue stagiaire le dialecte marocain de Marrakech (sud marocain), le psychologue stagiaire le dialecte tunisien du nord (proche de la frontière tuniso-algérienne) et l’autre psychologue stagiaire le dialecte tunisien du sud de la Tunisie.
Il est évident que lors de nos échanges pendant les entretiens, selon l’origine du patient (par origine, j’entends plus que la nationalité, je fais référence à la région, à la province, au clan même parfois), il s’est produit un certain nombre de mal entendus au sens propre du terme. Sans entrer dans le monde de l’anthropologie médicale avec la notion de représentations différentes de la santé mentale, de la maladie mentale et de la folie, les concepts eux mêmes ne véhiculaient pas le même sens.

L’exemple : une patiente m’expliquait qu’elle comprenait très bien mon arabe mais qu’elle avait des difficultés quand j’y mêlais des mots en « souria ». Dans un premier temps, cela m’évoquait la langue syriaque mais en réalité c’est comme cela qu’était nommée la langue française dans certains coins de Tunisie.
Cela m’a permis, également de découvrir que mon arabe était beaucoup plus que je ne le croyais infiltré de mots non-arabes, en l’occurrence des mots français mais également des mots espagnols mais très justement aussi de néologismes arabo-français qui ne faisaient aucun sens pour les interlocuteurs.

III. LE RISQUE DE BABELISAIION

Bientôt, à l’occasion de réunion de synthèse, nous découvrirons toute la relativité linguistique dans l’usage même de la langue.

Une situation humoristique va éclairer ce propos. Nous avons reçu en consultation un patient, de citoyenneté algérienne, d’ethnie kabyle (berbère d’Algérie) qui nous semblait très réservé, avare de ses mots ; s’exprimant en tout cas, de façon laborieuse. L’une de ses premières phrases a été : « Je suis très content d’être reçu par des soignants arabes, comme cela, on va pouvoir se comprendre. » Comme il existait des éléments de la série dépressive, nous avions eu la rapide tendance à rapporter ces difficultés de contact à ses troubles de l’humeur, étant entendu qu’ayant lui même verbalisé son confort d’expression et de communication, il n’était pas possible de repérer autre chose. C’était effectivement vite dit de la part du patient mais étonnamment vite entendu par nous, trop bien, au point que l’idée qu’il pouvait avoir un stock verbal en arabe réduit et qu’il disposait d’un meilleur outil linguistique qui était le berbère n’a pas émergé (ou a été refoulée ou déniée). C’est le patient lui même qui, dans un dégagement humoristique nous a avoué : « Je suis gêné pour vous le dire mais je ne parle pas bien l’arabe, » Finalement, il était passé d’un dysfonctionnement linguistique (français berbère) à un autre dysfonctionnement (arabe berbère) mais avec l’argument que la souscription à un pseudo espace culturel commun (où l’Islam et la tradition ne sont pas étrangers) avait créé l’illusion de vaincre cet obstacle.

Voilà un exemple où on peut dire qu’on fonctionnait à culture proche mais avec des langues différentes : la congruence minimale aurait voulu que la langue berbère ait été repérée comme passage obligé pour éviter cette situation. Il n’est pas question ici de stéréotyper quoi que ce soit je n’ai pas avancé l’idée que ce qui s’est passé entre ce patient et l’équipe s’est terminé en déplacement vers quelqu’un qui l’entretiendrait en berbère.

Il reste que c’est au patient aussi de s’exprimer là dessus, l’avantage étant qu’il sait qu’il peut le faire sans risque de rejet ou de dérapages de sa prise en charge.

IV. LES IMBROGLIOS

Allons maintenant beaucoup plus dans le contexte endoculturel : il apparaît de façon subtile parfois que cet endoculturel recouvre du transculturel, c’est à dire qu’en fait il ne s’agit pas forcément d’un travail dans la même culture, si on admet la notion d’une culture différente à catégorie socio professionnelle différente et l’importance de la répartition des pouvoirs (médical ou autre) dans un clan.

À ce propos, un de mes patients, Marocain d’origine, en entrant dans le cabinet de consultation, sert la main à tout le monde, disant bonjour à tous les hommes en arabe et adresse à la psychologue stagiaire un « bonjour madame » en français. Cela n’avait rien d’insolite jusqu’à ce qu’il pousse l’humour jusqu’à dire son étonnement lorsqu’elle lui adresse la parole en dialecte marocain, « je croyais que vous étiez une Française » provoquant une situation où il était le premier à rire.
Quand on sait que phonétiquement il pouvait repérer des éléments indéniables quant à l’origine ethnique, cela éclaire un peu sur le mécanisme utilisé : en effet, dans cette situation, l’humour est venu déplacer une situation qui faisait souffrir notre patient : peut être, la présence d’une femme, avec le statut de soignante, qui plus est, très proche culturellement de lui, lui paraissait difficilement supportable, ou pour le moins incongrue par rapport à l’image qu’il a de la femme marocaine.

Freud décrit bien dans « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient », le rôle du surmoi (de l’interdit parental, social) dans l’émergence du mot d’esprit l’économie psychique réalisée par ce biais. Ce cas illustre très bien ce mécanisme.

Au-delà de la problématique d’une femme à l’écoute de certains symptômes que la tradition recouvre de pudeur, nous avons été également confrontés à des jeux de rôles mis en place par le patient qui modifie la hiérarchie de notre équipe. Bien qu’ayant été informé du statut de chacun, un patient ayant repéré par la langue et le langage dès les premiers salamalecs le psychologue stagiaire s’est « organisé » dans sa gestion de la relation pour scotomiser tous les autres et « faire conduire » l’entretien à sa guise. Les propos ont été très riches mettant à contribution la maîtrise des rôles de chacun dans notre équipe : en effet, tant que la relation était culturellement orientée, son exclusivité n’était pas un réel problème. Lorsque le patient a commencé à parler médicaments, ordonnance, bref, lorsqu’il s’est mis sur le créneau de la prescription et du savoir médical, il a déséquilibré la relation.

L’humour là-dedans fut dans la pirouette du patient qui ne voulant pas reconnaître le fait qu’il a biaisé l’entretien (il n’est pas exclu que lui aurait tiré des bénéfices importants sur le plan de la reconnaissance de soi), et devant la nécessité d’introduire dans la relation le psychiatre (qui lui pouvait prétendre à la prescription médicamenteuse), déclara : « Dans la vie, il vaut mieux demander à celui qui a l’expérience plutôt qu’au médecin. »

V. LE CULTE DU CULTUREL

Une autre variété dans les potentialités de l’humour pour dépiéger des relations mal posées, ou posées d’avance, c’est à dire des patients qui viennent au centre « orientés » mais dans le sens « orientalisés » plutôt que dirigés dans le cadre d’une articulation souple. Je veux dire qu’il leur est trop souvent dit qu’ils trouveront dans Paris un îlot linguistico-culturel où leurs problèmes seront résolus. C’est vite dit et au fur et à mesure, on voit bien combien il faut « complexifier » les choses pour mieux les percevoir.

Par exemple, un patient dès le début de l’entretien, se demande pourquoi il est là. Il n’est pas particulièrement intéressé par une relation endoculturelle et parle de la nécessité de « le laisser tranquille » en affirmant qu’il n’a rien à nous dire. D’ailleurs son généraliste et lui, dit-il, se comprennent bien. Ce qui est intéressant, c’est que le généraliste l’a orienté vers nous en expliquant que la situation sociale de ce patient était bloquée et qu’il ne voyait pas ce qu’il pouvait lui apporter de plus. Encore une fois, il ne s’agit pas de chercher un bouc émissaire, mais de réaliser que les choses étaient là présentées sur deux niveaux qui se superposaient mais ne se complétaient pas. Le généraliste voyait l’impasse essentiellement sociale avec le risque de marginalisation du patient et ses répercussions psychologiques (d’où l’orientation vers nous), alors que le patient avait lui, investi sa relation comme une relation à la technicité médicale au savoir médical représenté par son médecin, extérieure à sa culture et lui permettant donc de fonctionner dans cet espace transculturel.
D’où son indignation lorsque par « méconnaissance », il s’est remis dans un contexte endoculturel. Il n’est pas dit que c’est plus facile de parler de soi devant des représentants de sa culture, il n’est pas exclu que dans un processus d’adaptation aux systèmes de soins, il ne puisse pas y avoir à un moment ou à un autre manipulation culturelle allant soit dans le sens du rejet des systèmes traditionnels ancrés dans la culture, soit de l’acceptation des deux systèmes (de la société d’accueil et de la société d’origine), soit de l’ambiguïté devant les soignants ; porteurs d’une part du background culturel de la société d’origine, d’autre part, du savoir et du pouvoir soignant de la société d’accueil. En bref, un soignant de la même culture ne rassure pas forcément. Ceux qui pratiquent dans l’interculturel connaissent bien cette réalité qui n’est qu’un des obstacles à contourner dans une réelle écoute de la demande du patient.

Un autre exemple et toujours dans un contexte où l’humour exorcise, dégage, extirpe du stéréotype dans lequel les théories interculturelles non confrontées au terrain risquent d’enfermer le patient : la croyance est un phénomène psychique sur lequel personne ne conteste l’utilité, la réalité, ni son lieu privilégié avec tout ce qui se rapporte aux représentations de la santé et de la maladie.
Souvent, dans un mouvement de balancier manichéen, interrogés par le patient sur une éventuelle causalité de sa maladie, nous sommes partis sur un piège et une erreur. Le piège c’est à partir de quel système culturel expliquer : il y a deux possibilités. La première, c’est la logique nosographique médico psychiatrique avec tout ce qu’elle a de clair dans la description du symptôme et d’obscur dans les étiologies (il ne s’agit pas d’une critique mais d’un constat sans prétention de proposition de notre part).

D’autre part, accepter l’éclairage traditionnel où le magico religieux n’a pas été laminé par le clinico-rationnel et où souvent l’explication est assez précise quant à l’existence des djounouns (3) mais déjà plus floue et peu convaincante quant au pourquoi ce patient a-t-il été possédé ou hanté.

L’erreur, c’est aller au devant de la demande du patient et dans une démarche paradoxale, avancer la possibilité d’une solution par un tradipraticien. Souvent cette anticipation disqualifie. Non pas tant parce qu’elle met sur un même plan deux techniques, une reconnue, l’autre « tolérée », mais parce qu’une demande d’explication par le magico religieux n’appelle pas forcément une demande de prise en charge dans cet espace-là.

Un patient nous expliquait combien il considérait cela comme une preuve d’ignorance et il ricanait devant notre naïveté. Cette capacité à retourner l’argument contre l’équipe lui redonnait presque un statut de conseiller éventuel, statut pour le moins gratifiant et facilitant la prise de parole.

Pourquoi ce souci de faire une place à l’humour dans la relation endoculturelle ? Bien que la théorisation ne se soit axée essentiellement que sur la partie verbale de la communication, il n’en reste pas moins évident qu’il y aurait des développements plus fructueux à faire sur la relation entre cet humour et la dynamique affective, l’économie psychique individuelle, interindividuelle et dans le cadre de notre groupe où les transactions sont riches et complexes.

Pour le moment, dans ce canevas endoculturel, privilégier la notion de l’humour est tout à fait critiquable ; si on accepte avec Freud que c’est là une manière de s’exprimer du Surmoi quand le moi est en situation défensive et qu’il veut économiser une souffrance ou une mobilisation importante des affects, on peut dire que c’est là un mode de fonctionnement particulier dans un contexte particulier non généralisable d’une équipe qui s’adapte à une situation originale.

Pour conclure sur une note humoristique, en paraphrasant Freud, disons que ce mode de fonctionnement nous apparaît comme l’un des moyens d’éviter que le migrant présentant une pathologie mentale « n’ait un grand avenir derrière lui. »

NOTES

(1) TATOSSIAN, A. – 1981. – Psychiatrie et société. Toulouse, Editions Erès.

(2) Pour la distinguer de la consultation Maghreb I assurée par le Dr Kaci-Doukhan et qui n’est pas impliquée dans cette théorisation.

(3) « Les esprits » dans la tradition magico religieuse.

BIBLIOGRAPHIE

BASTIDE, R. – 1971. – Anthropologie appliquée. Paris, PBP.

FREUD, S. – 1930. – Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Paris, Gallimard.

SULLIVAN, H. S. – 1953. – The interpersonal theory of psychiatry. New York, Norton ed.

WATZLAWICK, P. – 1984. – Faites vous-même votre malheur. Paris, Seuil.

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