Rachid BENNEGADI, Marie-Jo BOURDIN & Christophe PARIS : « Les apports de l’anthropologie médicale clinique dans la relation soignant-soigné en situation interculturelle »

In : La revue du soignant en santé publique, novembre-décembre 2009 ; 34 : 14-16.

Rachid BENNEGADI est psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).
Marie-Jo BOURDIN est assistante sociale, attachée de direction et responsable du Pôle Formation au Centre Françoise MINKOWSKA.
Christophe PARIS est directeur général du Centre Françoise MINKOWSKA.

MOTS-CLÉS : anthropologie médicale clinique – communication interculturelle – modèle explicatoire – obstacle linguistique – relation soignant-soigné – représentation culturelle.

L’anthropologie médicale clinique implique la prise en compte des aspects linguistiques et culturels dans la relation soignant-soigné. Elle permet au soignant de confronter ses propres modèles de soins à ceux du patient et ainsi s’assurer de mettre en place la meilleure stratégie thérapeutique possible.

Dans une approche de santé publique, l’anthropologie médicale clinique permet, quand l’implicite culturel n’est pas partagé, la compréhension et la gestion de la relation soignant-soigné en contexte interculturel.

UN CADRE THÉORIQUE OUVERT

Le cadre théorique de l’anthropologie médicale clinique permet d’éviter de tomber dans le piège de la « culturalisation exotisante » inefficace ; il ne fige pas l’autre dans sa culture, pas plus qu’il ne la dénie (le déni étant la porte ouverte à bien des dérapages ethnocentriques, aux préjugés jusqu’au racisme).
Au contraire, les aspects culturels de la santé et de la maladie physique ou mentale sont intégrés comme un éclairage principal. Ils font partie de la grille d’analyse.
L’anthropologie médicale clinique permet une écoute particulière, un savoir-être plus encore qu’un savoir-faire, où le professionnel, quel qu’il soit, ne focalise pas d’emblée sur les origines culturelles mais se centre sur le patient, ses difficultés, sa souffrance et la réalité sociale dans laquelle cette demande d’aide s’exprime.
De plus, quand le soignant ou le thérapeute n’a pas la maîtrise des éléments anthropologiques, cela lui évite de « plaquer » sans discernement son propre modèle explicatoires nosographique qui, lui, n’intègre pas forcément le regard sur les aspects culturels.
Finalement, le cadre de l’anthropologie médicale clinique permet à tous les soignants (autant au généraliste qu’au spécialiste, autant au thérapeute, qu’il soit psychologue, psychiatre, quelle que soit l’orientation théorique, également aux infirmiers) de pouvoir mener une relation, une prestation de soins, de la manière la plus efficace en ce qui concerne le diagnostic, l’orientation thérapeutique, l’expertise ou le travail psychothérapeutique.
La question d’être de la même origine que le patient se pose autrement, celle de l’universalité de la psychopathologie se décline avec plus de perspicacité et le moins de dérapages possible. Notre système de soins qui, lui, fonctionne sue le droit commun, y trouve son compte au même titre que la personne qui consulte, puisqu’il n’y a plus de faux discours sur la réponse à sa demande.
La seule difficulté réside dans la capacité de tout professionnel de santé d’accepter d’élargir son cadre conceptuel et clinique par la formation continue, telle celle proposée par le centre médico-psycho-social Françoise Minkowska.

Les obstacles culturels à la prise en charge thérapeutique des migrants

Quand une relation soignant-soigné s’instaure, elle a classiquement pour objectif de produire une indication aboutissant soit à une prise en charge thérapeutique soit à une orientation sociale. Il est en effet question d’une interaction, d’une part entre un patient qui exprime une demande avec ses croyances sur le manque de santé, sur la présence de mal ou de maladie, en s’appuyant sur un modèle explicatoire largement inspiré par sa culture (bien souvent il a recours au magico-religieux), d’autre part avec un thérapeute qui exerce son savoir et sa compétence dans un lieu de soins, un espace nosographique, un statut de soignant, des croyances sur l’action à mener pour pallier le manque de santé ou la présence de maladie ou de mal-être. Là aussi, la prestation est déterminée par des items culturels.
La notion de la séparation entre la psyché (esprit) et le soma (corps) autorise les soignants à, d’une part, dérouler leurs modèles explicatoires sur la toute-puissance du soin moderne et sophistiqué, et d’autre part à dénigrer la mort de l’autre dans une institution hospitalière. Il ne s’agit pas d’éviter d’en parler, il s’agit de savoir quand et comment en parler. Tout ce qui entoure « l’espace dangereux » entre la vie et la mort, où interviennent des symboliques très riches en métaphores liées à la culture d’origine, doit être considéré comme aussi important que le protocole médicamenteux mis en place.
Par exemple, un patient sénégalais atteint d’un cancer pose au soignant des questions du type : « Vous croyez que je vais m’en sortir avec cette maladie qui me vient sûrement d’actions maléfiques ? » ; « Vous êtes sûr que vous allez me guérir ? » ; « Vous pouvez me dire pourquoi c’est sur moi que ça tombe, en plus au moment où je commençais à y voir plus clair dans ma vie et celle de ma famille ? ». Se retrouve alors, dans une logique relationnelle, tout ce qui va déterminer une indication thérapeutique cohérente pour que l’observance thérapeutique soit en congruence avec le confort psychique et social du patient. À la lumière de ce type de cas, quels sont les obstacles culturels que l’on retrouve le plus souvent ?

La langue
La performance des deux acteurs dans un outil linguistique commun est la condition suffisante pour que l’accès au symbolique ne soit pas « bradé ». Dans le cas contraire, si le patient maîtrise mal la langue française et que le soignant ne maîtrise pas la langue maternelle du patient, alors c’est toute la place de l’interprétariat linguistique et culturel qui devient déterminante pour valider la prestation médico-psycho-sociale.

La culture
L’approche de l’anthropologie médicale clinique prend toute sa pertinence autour de la question de la culture. Il est nécessaire de donner au patient la capacité de développer sa propre version de la maladie ou du manque de santé (certaines cultures ne considérant pas comme un corollaire le manque de santé et la présence de maladie), lui permettre de dérouler sa souffrance physique ou psychique avec ses propres représentations culturelles.

ILLNESS, DISEASE ET SICKNESS

Le trépied de l’anthropologie médicale clinique comporte trois dynamiques.
La notion d’illness traduit l’expérience subjective de la souffrance, de l’impotence. Elle est la construction mentale de l’anormalité vécue, elle est ce que le patient présente à son thérapeute. Pour le psychiatre américain Arthur Kleinman, elle englobe « l’ensemble des modifications et les réorganisations physiques et psychiques consécutives et constitutives de l’état de maladie. Elle ne se résume pas à la seule subjectivité du malade car elle est de plus partagée par les non-malades. C’est donc une conception profane de la maladie (…) donc des moyens nécessaires pour y remédier » (1).
Cette expression de la maladie, de ses conséquences et de son vécu à travers l’illness se retrouve chez ce patient d’origine marocaine présentant un diabète insulinodépendant, mal équilibré, orienté par son généraliste pour une hospitalisation afin de réaliser un bilan : « J’ai pourtant fait mes injections à la bonne dose comme mon médecin m’a expliqué, j’ai fait un régime strict et, malgré ça, je ne comprends pas, c’est toujours à trois grammes ». Dans la discussion qui suit, par rapport à un régime strict sans sucre, le patient a privilégié sa représentation culturelle de la maladie diabétique et a été au-delà de la recommandation du régime alimentaire pourtant détaillé par son médecin généraliste. En confrontant la valeur énergétique et symbolique des aliments, il a été possible de faire entendre au patient qu’il ne s’agit pas seulement de supprimer tout apport sucré mais de les moduler en fonction des injections. « Mais on m’a dit que c’est une maladie qui peut tuer si on ne fait pas attention au sucre », ajoute le patient. Dans le discours de certains soignants, se retrouve souvent ce préjugé validé par les patients eux-mêmes qui consiste à dire que « Chez les Maghrébins, à cause de leur nourriture, on ne peut pas stabiliser le diabète ! Et sans parler du Ramadan ! ».
De même, chez cette patiente d’origine turque qui parle pour la première fois de son sida : « Ce n’est pas très facile de discuter avec vous de la malchance que j’ai eue d’attraper la mort à la suite d’un rapport sexuel isolé » ; « Évidemment vous allez vous moquer de moi si je vous dis que j’aurais mieux fait d’écouter mon père et de rester vierge jusqu’au mariage ! » ; « Vous croyez vraiment que je peux compter sur vous pour ne le dire à personnes ? » ; elle insistera finalement pour parler de tout ça avec une et non un psychologue…
Par ailleurs, la manière avec laquelle le thérapeute reconstruit, à partir des termes de l’illness du patient, en se référant à sa formation et à ses propres modèles explicatoires, théoriques, épure l’illness de toute sa subjectivité.
La notion de disease s’exprime alors par une représentation de la maladie partagée par tous les professionnels su champ médico-psycho-social.
Enfin, la notion de sickness recouvre plusieurs aspects du vécu et des représentations sociales et sociétales de la maladie, l’environnement, les perceptions de l’exclusion…

CONCLUSION

La compétence culturelle est un atout majeur dans le processus nécessaire de compréhension de la demande du patient pour justement englober l’éventuel obstacle naturel dans le projet de prise en charge thérapeutique. Avoir entendu le discours du patient sur les esprits, les ancêtres, la sorcellerie ainsi que les messages métacommunicatifs, constitue une stratégie plausible pour ce se projet dont la mise en forme et la viabilité est une affaire à deux (le soignant et le soigné), la culture ne jouant pas le rôle du « tiers » mais devenant « loyalement » (au sens systémique) le cadre dans lequel deux modèles explicatoires se confrontent pour métaphoriser et donner sens à la prestation de soins.

[NOTE]

(1) KLEINMAN A. GAW AC. Culture, ethnicity and mental illness. American Psychiatric Press, 1993.

[RÉFÉRENCES]

BENNEGADI R. Identité et biculturalité. Vie sociale et traitements, 1986 ; 164 : 44-49.

BENNEGADI R. Anthropologie médicale clinique et santé mentale des migrants en France. Médecine tropicale, Revue française de pathologie et de santé publique tropicales, 1996 ; 56(4 bis) : 445-452.

BOURDIN MJ. PARIS C. Le soin dans le milieu social des migrants. Migrations et Pastorale, novembre-décembre 2004 ; 313 : 28-31.

HALL ET. Le langage silencieux. Paris : Seuil ; 1984.

RAPAILLE C. Culture codes : Comment déchiffrer les rites de la vie quotidienne à travers le monde. Paris : JC Lattès ; 2008.

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