In : Bulletin régional : Communautés éducatives & Intégration, 1988, N° 16, Massy.
Rachid BENNEGADI est Psychiatre anthropologue, Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie (WPA-TPS).
Monsieur DUMONT nous a présenté ce grand Monsieur qu’était Georges DEVEREUX. Je voudrais simplement ajouter quelque chose pour l’anecdote ; Georges DEVEREUX, qui avait psychanalysé cet indien des plaines, avait demandé à la tribu la possibilité d’être enterré dans les lieux mêmes des territoires de cette tribu ce qui fait que, actuellement, comme disent dans leur langage les indiens « il chasse dans les plaines de Manitou ».
Je voudrais maintenant vous présenter les deux associations dans lesquelles je fonctionne, pour que vous puissiez entendre dans quel cadre je viens vous apporter quelques éclairages aujourd’hui sur les relations endoculturelles, leurs avantages et leurs inconvénients.
Tout d’abord MIGRATIONS SANTÉ, Association loi de 1901, née après 1968 à l’initiative d’un certain nombre de professionnels de la santé, inquiets du fait qu’il n’y ait aucun lieu pour débattre de la santé des migrants ; on savait qu’il y en avait, on les voyait dans les hôpitaux ou dans les consultations ambulatoires mais il n’y avait pas de lieu pour réfléchir sur cette problématique.
Les choses ont évolué pendant 20 ans, le discours est passé de la prise en charge clinique de la pathologie du migrant à un discours beaucoup plus concerné par les phénomènes d’adaptation et d’insertion d’une population migrante dont le visage a changé en 20 ans et la diversité est devenue plus grande et pose des problèmes de santé publique et communautaire. Ces problèmes ont d’abord été connotés de spécifiques dans le sens de différents des autres problèmes de la population française mais qui gagnent à être repérés plutôt sous cet aspect de santé publique et communautaire ; c’est-à-dire que si ces quatre millions de migrants (moyenne entre les chiffres du ministère de l’Intérieur et ceux de l’INSEE, du dernier recensement de 1982) ne sont pas en bonne santé physique, mentale ou sociale, ils vivent dans une société où l’autre groupe peut être menacé par des phénomènes de contagion pour la pathologie physique, des phénomènes d’exclusion pour la pathologie sociale ce qui n’arrange rien et également des problématiques au niveau de la gestion de la santé mentale.’J’entends par là autant l’enfant à l’école que l’adolescent à la recherche du statut, le migrant à la recherche d’un travail confronté au chômage, que le migrant de la première génération confronté à une retraite, que toutes migrations confondues confrontées au problème du retour dans les pays d’origine ou au problème de s’installer définitivement en France et maintenant en Europe.
MIGRATION SANTÉ bénéficie et a mis en place un Centre de documentation unique en Europe sur tout ce qui touche à la migration, toutes migrations et ethnies confondues dans l’esprit le plus large c’est-à-dire sur les plans médico-social et médico-culturel.
Le Centre Françoise MINKOWSKA, autre lieu, autre état d’esprit, est également une association loi de 1901, créée à l’initiative du grand psychiatre Eugène MINKOVSKI et sa femme F. MINKOWSKA, dont le président est actuellement le fils de ces deux éminents psychiatres, le pédiatre Alexandre MINKOWSKI. Cette Association a l’avantage de fonctionner avec un Centre qui se définit comme un centre médico-psychologique pour migrants non francophones ; c’est-à-dire qu’il y a là 7 consultations différentes, chacune travaillant avec une équipe composée d’un psychiatre, d’un psychologue, d’un assistant social et d’une secrétaire médicale. Parmi ces 7 consultations d’ethnies différentes une consultation Maghrébine dans laquelle nous sommes deux à fonctionner, le psychiatre (Kaci-Doukhan) une consur qui y travaille depuis dix ans et moi-même depuis trois années, avec l’aide d’une psychologue et d’un assistant social.
Dans ce cadre nous recevons des gens qui sont orientés, adressés par le système de soins et d’accueil tel qu’il fonctionne en France ou plutôt en région parisienne, puisque nous ne sommes pas sectorisés et que nous avons cet avantage peut-être, de pouvoir recevoir les gens de tous les secteurs, et inter-secteurs, puisque nous recevons aussi les enfants.
Je voudrais maintenant développer mon intervention en trois temps : Vous présenter notre fonctionnement et à l’intérieur de la présentation au fur et à mesure prendre des cas cliniques qui vont éclairer certain problématiques, certaines questions que vous vous posez ou certaines réponses que vous attendez. Globalement puisqu’il y a dans ce centre des thérapeutes de la même culture il devrait donc s’agir clairement d’un travail que l’on pourrait qualifier d’endoculturel, ou, pour reprendre la terminologie de DEVEREUX d’intraculturel (thérapeute et patient de la même culture), mais le cadre n’est pas aussi simple : il est mobile et dynamique, mais c’est en situation migratoire que cela se situe et que la migration change la donne.
Nous recevons des gens dans trois cadres :
soit on oriente chez nous des enfants pour un avis certains veulent connaitre la place que prend la culture dans la coloration des symptômes éventuels psychopathologiques et font appel à nous pour nous dire : « voyez les une fois, faites des tests s’il le faut, et donnez nous votre avis » ;
soit pour une prise en charge thérapeutique et c’est plus engagé. Les gens parlent avec nous, on échange des contacts téléphoniques, sous un courrier, mais c’est encore une orientation mais de moins en moins fréquemment ;
la dernière modalité étant les co-thérapies, c’est-à-dire qu’il existe des intersecteurs sur Paris ou la région parisienne qui travaillent en collaboration avec nous sur le cas d’un enfant ou d’une famille. Les modalités étant ouvertes selon les cas et les demandes d’inter-secteurs sans jamais se substituer à la prise en charge de l’inter-secteur. Il y a une sorte de repérage des rôles et des statuts de chacun qui est un garant pour ce genre de fonctionnement. Ce n’est pas simple lorsqu’on est nombreux dans une prise en charge, et plus les lieux sont distincts, plus les interventions sont d’éclairages différents et plu on a de risques de faire ce qui était projeté.
Qui oriente vers nous ? De manière générale, les écoles. Directement les enseignants, plus souvent les psychologues des GAPP (de l’ordre de 7 à 8 % en 86 pour la consultation maghrébine), les hôpitaux psychiatriques, les consultations d’hygiène mentale, tout le monde de la « psy » alimente aussi beaucoup de notre clientèle (environ 20 %). Les assistantes sociales sont de grandes pourvoyeuses de clients vers le Centre MINKOWSKA, parce que la problématique sociale est souvent au milieu de graves problèmes psychopathologiques, et l’une des grandes désillusions du secteur et des intersecteurs psy c’est de vouloir régler un certain nombre de difficultés familiales ou au niveau de l’enfant sans tenir compte de cette dimension sociale. Enfin, il en est tenu compte mais pas avec l’importance nécessaire qui est parfois au centre de toutes les difficultés.
Les médecins généralistes, le monde du privé, les spécialistes également sont des gens qui pensent à nous pour des éclairages culturels ou pour des prises en charge. Les juges pour enfants : de plus en plus nous sommes sollicités, de la part du juge pour un éclairage psychologique et culturel de la dynamique familiale d’un enfant qui a été placé. Le juge demande à l’équipe d’éducateurs de se mettre en relation avec nous pour articuler une prise en charge par des thérapeutes de la même culture et en même temps permettre à ces éducateurs de pouvoir faire, non pas des constats d’échecs au cours des mois devant les familles où le rideau, le masque culturel sont de véritables pièges où les plus futés tombent dans le panneau tant les choses se situent à des niveaux conscients et inconscients. Le volontarisme, la connaissance parfois même d’un peu de culture, la formation tout à fait correcte de certains ne suffit pas devant la complexité du phénomène mis en place.
Je voudrais passer aux aspects cliniques et vous parler d’un cas pour lequel nous sommes en relation avec l’équipe d’un IMPRO :
L’enfant est d’origine algérienne, avec un diagnostic de pseudo-débilité, avec un processus psychotique sous-jacent qui a évolué sur le mode de la débilité.
Que faire de ce grand enfant dans la mesure où le père n’est pas intéressé par les contacts avec l’équipe et en même temps il leur dit sans arrêt qu’il est émigré d’origine algérienne et que de toute façon « il part incessamment sous peu ». Ce départ angoisse l’équipe de l’IMPRO qui, elle, par réaction, se réunit de plus en plus pour savoir quelle stratégie adopter. Faut-il en avoir une, auront-ils le temps d’en mettre une en place et qui définit un projet autour de cet enfant ? Cela fait un an que ça dure.
Au niveau de notre équipe nous avons pris l’engagement dans la stratégie initiale de voir le père pour essayer de l’aider à comprendre le fonctionnement de l’établissement, lui expliquer ce que veut dire un projet pour son enfant et enfin l’importance des relations avec l’équipe de l’IMPRO parce qu’ils ont besoin de le voir de temps en temps, qu’ils souhaitent qu’il vienne voir son fils de temps en temps (sur une année il a du voir son fils une fois, et encore rapidement avec son camion entre deux livraisons). La difficulté est double : premièrement l’articulation entre cette équipe et nous et deuxièmement avec le père insaisissable, promettant de venir à nos consultations, de voir son fils, ne le faisant pas (argument social, alibi : s’il vient nous voir pendant les heures ouvrables, son patron ne supportera pas les absences, va le jeter du boulot. Actuellement c’est difficile de trouver du travail en France et que pour un travailleur émigré il ne trouvera pas facilement et que…). On ne peut pas ne pas entendre ses arguments, seulement il joue de cette indisponibilité à cause du processus vital de la perte de l’emploi. Sur un an on s’est dit qu’il y avait peut-être des aménagements à mettre en place.
Pourquoi ne pas les avoir mis en place ? Certaines équipes d’intersecteur peuvent penser que nous avons été frappés de psychasthénie pendant une année, mais il a fallu s’entendre sur les fantasmes des deux équipes. Celle de l’IMPRO pensait que nous serions les régulateurs familiaux, que nous allions mettre le père au pas et que, en tout cas, puisque nous savions parler sa langue il y aurait une complicité culturelle, (pourquoi pas, bien que ce terme puisse prêter à quelque malentendu). Elle comptait sur nous en tout cas pour réintroduire ce père dans cette relation. De notre côté nous avons fantasmé sur l’équipe de cet IMPRO qui se présentait avec un visage ouvert sur le point de vue anthropologique, psychologique, aux pratiques interculturelles, comme étant capable de mettre un projet en place et de nous soumettre des propositions.
Nous avons au moins pu dire ce que nous n’avons pas pu faire pour réintroduire ce père dans les relations. Ce père est venu, mais maintenant qu’il vient et qu’il parle son discours, nous pose plus de problèmes que lorsqu’il ne venait pas. Mais on est payé pour l’assumer. Son discours actuellement est : mon fils est débile, il est en France, c’est un pays merveilleux où l’on aide les handicapés et où beaucoup de gens assistent la misère et la souffrance des autres. Je ne peux pas le ramener en Algérie parce qu’il n’y a aucune structure pour s’en occuper (ça n’est pas vrai mais c’est comme ça que lui le vit), je vais partir un jour avec mes autres enfants, je ne sais pas si je l’emmènerai.
Depuis le début l’IMPRO se posait les bonnes questions, mais le père a mis un an pour les formuler. Cet état est habituel dans ce genre de situation, à savoir le projet de vie d’une famille d’une part et celui d’une famille ayant un enfant handicapé pris en charge par une équipe en France. S’il reste en France qui sera le référent ? Pourquoi faire des projets autour de lui si les parents disent qu’ils vont parti Nous nous trouvons devant le grand discours de qui est qui ? Faut-il faire quelque chose pour un enfant qui ne reste pas en France et que veut dire s’occuper d’un enfant dont les parents s’en vont et quelles seront les structures après ?
Ce sont de grandes questions auxquelles nous sommes incapables ! de répondre, d’autant que l’articulation après l’IMPRO, le C. A. T., n’est pas simple à élaborer.
Voilà un cas clinique qui met en évidence la collaboration entre une équipe qui fait son possible pour comprendre ce qu’elle a à faire, cherchant une stratégie peut-être pour justifier, par rapport à sa propre dynamique, un projet autour d’un enfant, et en même temps tout ce qui a été fantasmé sur nos capacités, nous qui avions la langue la culture et… autre chose que j’ignore. Il y a effectivement des liens dans l’imaginaire qui restent impossibles à dire, mais nous sommes quand même arrivés à nous dire clairement qu’il n’y a pas de projet pour cette famille, pas de projet pour l’enfant et il va falloir maintenant que l’équipe de l’IMPRO accepte la frustration d’avoir travaillé un an avec l’enfant, un faux projet, puisqu’il n’y en a pas eu. Il va falloir trouver autre chose.
Le deuxième cas clinique est celui d’une collaboration entre un intersecteur de psychiatrie infanto-juvénile avec le Centre Françoise MINKOWSKA, en l’occurrence l’équipe de consultation maghrébine. Le cas d’un jeune enfant tunisien qui a fait deux tentatives de suicide et qui a été hospitalisé dans une structure dépendant de l’inter-secteur. Cet enfant est encore mineur. Le père travaille comme éboueur à la ville de Paris, tunisien travaillant depuis trente ans en France, avec certainement une psychopathologie grave. Au départ le discours était le suivant : « C’est un salopard, il n’arrête pas de vouloir faire semblant de se tuer parce qu’il me fait du chantage ». Le chantage en question est le suivant : il veut absolument rester en France, et le discours du père à son premier entretien, me prenant à témoin dans la complexité culturelle, la plus dangereuse pour un thérapeute, c’est-à-dire celle qui demande l’aval inconscient et implicite : « Tu te rends compte, mon fils, un Français… ça n’est pas possible ». A partir de là il est difficile de mettre les choses à distance, mais ça reste possible.
La difficulté de ce père était : premièrement d’admettre qu’il y avait une souffrance concernant son fils : « Il n’a aucun problème, il mange et il dort. Nous sommes d’une grande famille très connue en Tunisie, or maintenant qu’il devient un petit délinquant, puisqu’il fume à son âge et devant son père c’est absolument impensable ». À partir de là le père fantasme sur les relations possibles avec les jeunes françaises et de là il arrive très vite à la citoyenneté française, voyant son fils s’installer en France et il dit : « C’est une fracture dans la lignée, pour moi c’est insupportable, il est mineur. J’ai encore des droits sur mon fils. Il faut qu’il rentre, ni la France, ni le juge ne peuvent m’empêcher de rapatrier mon fils ». À partir de là il y a eu une mesure d’intervention de la part du juge mettant en place une AEMO. De plus on me demande, (à moi et à mon équipe) dans quelle mesure on peut aider à décrypter cette relation, puisque le père sature la relation d’éléments culturels : chaque fois qu’on évoque la pathologie il répond, culture.
On lui dit votre fils est malade, faire des tentatives de suicide, de plus avec de la mort aux rats, ça n’est pas rien, il faut que l’on voit ce qu’il veut dire… Il répond : « non, il n’y a pas de problème ; son problème c’est que moi je veux le rentrer en Tunisie et lui il veut rester ». Le fils dit aussi que son père l’oblige à rentrer en Tunisie et que lui veut rester en France. A côté de cela il y a une structure de personnalité d’un adolescent très fragile et fragilisé par une structure paranoïaque du père. Le père est un grand paranoïaque, procédurier, connaissant bien la loi, qui a deux avocats et le consulat tunisien derrière lui, ce qui fait que mon confrère et médecin-chef de l’inter-secteur est tout à fait content d’avoir une aide et une intervention de notre part à chaque fois qu’il se fait déborder sur son aile culturelle si je puis dire. Chaque fois que le père ramène ses problèmes à la culture, il peut répondre : ce que vous me dites est très vrai mais je ne me sens pas capable de vous répondre là-dessus, cependant l’équipe de MINKOVSKA qui vous reçoit, qui voit votre fils, peut vous dire ce qu’elle en pense. Pouvoir de temps en temps excentrer et mettre à distance cet élément culturel a permis et à l’équipe de l’intersecteur et à nous de repérer la pathologie derrière les éléments culturels.
Cela peut vous paraître caricatural mais ces cas sont assez fréquents… Cette prise en charge continue. L’adolescent est toujours là et le juge n’a pas donné son aval pour que les choses reprennent un cours « normal » : répondre au père que son enfant retourne chez lui. Le fils est dans un foyer, toujours avec la mesure éducative. Le père attend et dit-il dans un an mon fils sera majeur et je pourrai lui expliquer l’intérêt qu’il a à retourner en Tunisie et la loi ne pourra pas me l’interdire. Nous arrivons là à des choses qui sont profondément lié à la manière de comprendre la patrilinéarité, de comprendre la structure d’une famille et dans quel contexte se place la migration dans une famille ou un semblant de famille puisque dans ce cas précis, la mère et les filles sont en Tunisie, et en même temps comment nous intervenons en tant que système de soin avec le Centre MINKOWSKA, puisqu’il est un centre médico-psychologique pour enfants migrants non francophones, qui a sa place dans le système de soin comme médiateur, lieu de passage et nullement comme endroit où l’on s’arrête.
Comment, nous, système de soin, médico-socio-pédagogique, avec la juridiction que nous avons aussi dans certains cas, sommes-nous capables d’appréhender tous ces éléments devant la problématique d’un adolescent. Quoi de plus dramatiquement banal qu’une tentative de suicide, chez un adolescent : ce sont des situations de crises qui se gèrent souvent bien avec des résolutions rapides en fonction de la personnalité et des raisons de cette TS ; mais là, nous sommes débordés par un discours qui se veut légitimiste par quelqu’un qui dit je suis tunisien, mon fils l’est aussi, qui vous donne le droit de le retenir en France parce qu’il a fait deux tentatives de suicide, que moi je considère comme étant des tentatives de chantage parce qu’il a peur de moi…
La place du juge n’était pas simple et elle nous a bien aidés parce que les grands paranoïaques, au moins, respectent la loi. Tant qu’il y a un flou, c’est catastrophique, mais dès que la loi signifie quelque chose ça peut marcher. Cet adolescent est resté en France uniquement parce que le juge a signifié qu’il devait rester pour des raisons thérapeutiques ce qui est faux dans la réalité, mais la stratégie est ainsi mise en place pour opposer à ce père ; qui est, verbalement, très violent, et qui pourrait passer à l’acte, et qui argumente, dans le piège où nous sommes, dans le vide juridique et parfois même du vide de sens il n’entend rien et nous renvoie quelque chose de l’ordre de la légitimité culturelle, à laquelle on peut difficilement rétorquer sans avoir une position idéologiquement pervertie. La grande difficulté avec l’intersecteur a été de pouvoir calmer le père qui a fait une grande crise en appelant police secours, parce qu’une infirmière qui a soigné le jeune a dit « il a raison de vouloir être français, c’est mieux qu’être tunisien ». Il n’y a aucune raison qu’elle ne le dise pas si elle est excédée de voir un grand paranoïaque leur faire peur et les menacer – la police est venue : les psychiatres étaient interloqués. Que dire devant la loi, brutalement, devant des choses aussi complexes qui demandent à être traitées les unes après les autres. Il faut trouver le bon mot, trouver la bonne indication, surtout quand le père est là et note tout ce qui est dit en reprenant chaque intervenant, en disant ceci n’est pas prévu par la loi, mon avocat m’a prévenu. Nous voici devant un homme très documenté et très convainquant d’un point de vue culturel, invoquant la liberté, la France pays respectant les droits de l’homme, et disant : « comment se fait-il qu’on ne me laisse pas faire ce que je veux avec mon enfant ? Vous m’avez déchu de mon rôle parental… ? » On ne règle pas ces problèmes ni par des effets de manches ni par un discours dans un couloir…
Voilà un second exemple de co-thérapie et de travail endoculturel, de la place que l’on prend dans une relation comme celle-ci, ou auprès de parents qui nous sont adressés par des pédopsychiatres nous demandant un soutien pour un enfant qui doit être placé, que ce soit en IME ou en hôpital psychiatrique pour des troubles graves du comportement ou une problématique psychotique, où l’on essaye d’expliquer aux parents que les troubles du sommeil, les automutilations… ne sont pas le fait du mauvais esprit, pas seulement la malchance mais aussi une pathologie qui peut avoir son origine dans une histoire familiale. Parfois expliquer à cette mère à qui on a dit que c’est plus ou moins à cause d’elle quelque part que son enfant est psychotique… Ceci est tout à fit insoutenable pour des mères maghrébines, c’est de l’ordre de la fracture de l’inconscient familial : il y a des explications qui sont des énormités si elles ne sont pas contextualisées et si elles ne sont pas différées. C’est là qu’intervient le discours du thérapeute de la même culture qui a une certaine distance par rapport à sa propre culture, c’est-à-dire qu’il maîtrise au moins les items culturels et qu’il est à l’écoute de ce que l’équipe, qui a orienté vers lui ces parents, veut qu’il fasse (s’il se met à être à la place des autres, s’il se met à défendre, à faire des contre diagnostics, l’affaire devient encore plus compliquée et c’est l’échec).
La place de l’endoculturel c’est aussi parfois, une meilleure prise en charge, par le biais de la langue et de la culture, qui, je n’hésite pas à la dire, donne de meilleurs résultats, que lorsque la prise en charge est faite par une autre équipe, aussi performante et formée qu’elle soit. Il y a des situations dans lesquelles les patients qui ne parlent pas suffisamment bien le français ; ils parlent ce que j’appelle, un français de tous les jours. Ils n’ont pas suffisamment de mots pour expliquer un certain nombre de malaises que nous connaissons bien lorsqu’il s’agit d’expliquer les difficultés à être. Quand je fais la traduction en arabe je suis obligé de passer par des métaphores pour pouvoir expliquer cela.
Je ne veux pas généraliser et je suis dans un exemple très pointu, mais dans certains cas la prise en charge dans la langue et dans la culture associée à une compétence (la langue et la culture ne suffisent pas) qui est la première des choses, se passe mieux, avec la possibilité de voir des phénomènes intéressants. on voit des familles demander à revenir auprès des équipes qui nous les ont adressées on apprend après qu’elles n’ont d’ailleurs jamais rompu, même si l’équipe les a orientées pour une prise en charge. Elles ont toujours gardé un lien téléphonique, ou quelqu’un de la famille voit quelqu’un de l’équipe, même si c’est l’assistante sociale. Certaines équipes se réinvestissent auprès des familles, avec l’obstacle de la langue et de la culture replacé à un autre niveau. on ne peut pas dire qu’il soit dépassé, dans la mesure ou l’on ne dépasse pas un obstacle comme celui-ci, mais il ne gêne pas la communication, et la relation transférentielle et contre transférentielle peut être opérante.
L’illusion dans l’inter- et le transculturel, et les psychanalystes s’en sont rendus compte, c’est de vouloir évacuer le culturel. Il est à replacer dans un cadre qui peut être le premier ou le dernier élément à traiter, et là ce sont les patients qui vous le signalent en refusant d’être compris d’emblée au travers d’un filtre culturel. On voit cela apparaître parfois en milieu de thérapie. Je pense à un jeune adolescent né en France et qui se considère comme culturellement français qu’il définit ainsi : parlant français (se définissant par un manque et non par une acquisition, en disant ne pas parler l’arabe) et dit également non pas qu’il veut rester en France mais qu’il ne veut pas rentrer en Algérie, ce qui est particulier mais propre à l’adolescence. Il commence après quelques mois de prise en charge pour des problèmes d’exhibitionnisme, et rapporte les propos de sa mère à savoir que la culture arabe c’est ça, que les « djounounes c’est ca. « je vais être maudit par Dieu si je continue à montrer mon zizi aux petites filles, que je n’ai pas le droit, que c’est « Ahame » c’est pas licite… » on voit ainsi émerger, un discours extraordinaire- ment documenté sur la culture traditionnelle magico-religieuse alors que ce sujet ne voulait pas que d’emblée on lui parle de son univers culturel De fait, s’ils veulent utiliser la culture là où ils veulent comme levier quand ils le désirent, c’est le moment de la relation à utiliser et les thérapeutes et les cliniciens futés savent que les choses émergent comme ça et ne sont pas plaquées. Je mets en garde contre l’attitude manichéen trop classique en France dans toutes les disciplines, de vouloir qu’une chose conceptuelle existe ou n’existe pas. Il faut pouvoir admettre que dans la relation psychothérapeutique, dans le monde pédagogique et de l’éducatif il y a échange interculturel lorsque les deux partenaires sont décidés à échanger au niveau culturel.
Il n’est pas exclu qu’un thérapeute soit aussi impliqué dans ses manières de vivre dans sa propre culture. Je constate d’ailleurs avec mes amis thérapeutes d’origine anthropologiquement Gauloise, qu’ils sont très à l’aise avec des patients d’autres cultures quand ils sont capables d’exprimer devant ces patients comment eux s’ancrent à des valeurs culturelles. Il se passe un phénomène qui scelle une relation transférentielle tout à fait opérante quand le patient sent que le thérapeute se situe en tant que sujet culturel. Il s’autorise alors soit à dire qu’il ne veut pas dire de sa culture, ce qui représente un moment clé dans la prise en charge de la thérapie.
Je m’inquiète actuellement de l’incapacité que nous avons nous poser trop peu de questions sur notre propre patrimoine culturel, sur la manière dont nous croyons à l’éducation nationale, sur la façon dont nous pensons que notre système de soins est fabuleux. La protection sociale en France est très enviée dans beaucoup de pays européens et anglo-saxons, et enfin qui ici comprend exactement comme fonctionne tout le système de soins, de la sécurité sociale jusqu’aux problématiques de l’aide sociale à l’enfance ?… Nous avons des visions parcellaires, pour certains d’entre nous, nous nous définissons dans un système de soins dans lequel nous apportons de l’aide comme si ça allait de soi.
C’est ce qui gêne les migrants, qui leur pose des problèmes dramatiques. Souvent ils vivent l’ensemble des membres d’une équipe comme des gens qui veulent les aider mais qui débarquent dans leur vie. Il faut ralentir. D’abord pour limiter les démarches inutiles qui coûtent cher au groupe, et ensuite pour permettre qu’une demande soit explicitée. Je dois ainsi, culpabiliser beaucoup d’entre nous. Moi-même au départ, j’étais très coupable quand je travaillais avec cette population migrante. J’avais honte, d’autant qu’on dit que la culture maghrébine est la culture de la honte, ce qui n’est ni aussi stéréotypé, ni si simple que de dire les Arabes ont honte et les Français sont coupables, dans la personnalité judéo-chrétienne, et nous devrions seulement dire judéo puisque chrétienne vient de judéo, nous pourrions au moins dire judéo-occidentale, nous mettons en avant la culpabilité, mais il existe également la honte (dans la façon de travailler ; certains disent : « on a honte de ne pas s’en sortir ») et inversement il y a des personnalités islamo-méditerranéennes, pour ne pas dire arabo-méditerranéennes, puisque les Berbères existent également, dans lesquelles fonctionne la culture de la honte, dans le sens d’un mécanisme défensif, mais également celle de la culpabilité.
Ceci nous conduit à être prudent par rapport au discours anthropologique qui enferme. Il vaut mieux s’imprégner d’une culture en rencontrant les sujets, que de rencontrer un sujet en ayant appris par cur sa culture. C’est l’observation participante des anthropologues sérieux, qui sont allés sur le terrain et qui ont vécu ce qui s’est passé dans leur relationavec les gens et qui ont fait des approches tout à fait subtiles. Si l’on peut opposer les gens je dois dire que je préfère le travail de MALINOWSKI au travail de LEVY-BRUHL, qui est brillant, mais il a travaillé dans son bureau à la Sorbonne, tandis que MALINOWSKI, bien qu’ayant fait l’erreur de s’accrocher avec FREUD, a vécu plus de trente ans avec des populations qu’il a décrites de manière admirable, si on exclut sa grande erreur qui consiste à dire que le complexe d’dipe n’est pas un phénomène universel.
Pour nous qui sommes sur le terrain, rencontrons les gens, mettons nous en situation de pouvoir entendre les symptômes ou les éléments qui peuvent être en rapport avec la culture. N’hésitons pas à demander des avis quand on ne sait pas et en même temps, la performance dans les domaines du thérapeutique, du pédagogue, du psychologique ou du social, est également de pouvoir fonctionner en réseau, d’utiliser les performances de chacun en sortant un peut de ces situations à la Woody ALLEN que nous voyons dans certains rapports faits par des collègues sur des familles qu’ils nous adressent employant un discours psychanalytique hautement spécialisé pour une famille qui n’a absolument ni les outils conceptuels ni la formation ni la disponibilité d’entendre cela. C’est trop tôt, ça pourrait venir après, mais là les gens ne savent plus où ils sont, on les emmène à l’dipe. J’allais dire à motocyclette, alors qu’il faut aller pas à pas : si ça va trop vite, les gens ne sont pas d’accord pour être mis dans des situations comme celles-là, ils n’entendent pas, ils ne comprennent pas, ils prennent tout à l’envers. on voit des situations un peu difficiles où les adolescents viennent nous demander des psychanalyses en urgence en disant « je vais tout comprendre : pourquoi mon père était accidenté et qu’il était sinistrosique… Peut-être comprendra-t-il mais avant j’aurais plutôt envie de commencer par lui expliquer le système social et le trajet migratoire pour le laisser ensuite faire ce qu’il veut de sa demande.
Je voudrais conclure en invitant au décloisonnement des théorisations et des chapelles sur le monde du transculturel, parce que, actuellement les discours des différentes écoles, bien que basés sur des pratiques, semblent décousus, demeurent sans ralliement sur une attitude générale. Il n’y a pas de discours de la psychiatrie transculturelle et d’anthropologie médicale. Il y a un discours ethno-psychanalytique qui se forme mais il devrait y avoir autre chose au delà qui permettrait d’aborder tous les problèmes de la santé et de la migration dans le sens de la santé physique, mentale et sociale, c’est-à-dire tous les éléments qui interviennent dans la gestion d’une vie migratoire qui permettrait de donner des outils conceptuels aux professionnels de la santé, de l’accueil aux professionnels autour de l’enfance et de l’enseignement pour être capables de mener ensemble des recherches qui puissent permettre de comprendre telle ou telle dynamique migratoire, telle ou telle ethnie. Faute de quoi on lance des chiffres ou des théorisations, des mini-recherches, et au fond, cette migration reste un mystère pour tout le monde.
Sans jamais sortir de la description ethnologique dans le sens où chaque ethnie sera stigmatisée à chaque fois et sans être cuménique, sans dire que tous les migrants sont identiques, si on a un outil conceptuel, une méthodologie de recherche sur une épidémiologie de tel ou tel problème, dans telle ou telle ethnie, on comprend mieux les choses à des niveaux décisionnels sans en rester à des flashes.
L’avantage du travail endoculturel est de permettre à un médecin d’une même culture (mais peut-on dire qu’un médecin et un ouvrier ont la même culture ?) d’être capable de servir d’outil médiateur de se rendre ainsi utile dans un système de soin et pédagogique, dans un projet global concernant la migration et non pas dans des projets trop ponctuels qui morcellent et ne font pas avancer le débat.