Rachid BENNEGADI : « Un divan pour mon djinn »

In : Le Courrier de l’Atlas, n° 16 – Juin 2008 : 50-51

INTERVIEW. Propos recueillis par Nadia LAMARKBI.

Rachid BENNEGADI est psychiatre anthropologue au Centre Françoise MINKOWSKA (Paris), Secrétaire Général de la Section Transculturelle de l’Association Mondiale de Psychiatrie.

Djinns, mauvais œil, tous ces esprits se retrouvent un jour sur le divan. La psychanalyse s’est penchée sur l’importance des représentations culturelles dans la perception de la souffrance psychique. RACHID BENNEGADI, PSYCHIATRE, explique.

Qu’est-ce qui, selon vous, pousse un patient à aller voir une voyante, un taleb ou un imam ?
L’effroi, la terreur devant la maladie mentale :« Pourquoi je ne maîtrise pas mon cerveau ? C’est incroyable. J’ai beau exorciser et dire ‘n’hel chetane (maudit soit le diable), rien n’y fait. » Cette formule est une technique utilisée par le patient depuis qu’il est petit pour exorciser sa peur. D’abord, il l’utilise en urgence. C’est un apport psychologique puissant qui suffit pour les choses purement existentielles et réactionnelles. Pour des choses plus graves, il faut consulter. À condition de leur laisser le choix, il faut laisser les gens consulter où ils veulent. Le psy n’a pas à remplacer les tradi-praticiens et inversement.
La confrontation de modèles explicatoires est le succès de notre approche. Elle remet les positions à égalité entre le patient et celui qui apporte de l’aide : « Je ne suis pas venu pour vous demander de respecter ma culture. Je suis venu pour vous demander de l’aide. Vous êtes un professionnel, vous êtes supposé comprendre mes problèmes et la manière dont je les exprime, et vous êtes à l’endroit où vous pouvez me donner des outils pour que je m’en sorte. Ne vous mêlez pas de ce que, moi, je vais faire ailleurs pour m’en sortir. Si je vous fais confiance et que je vous sens dans l’aide et non dans le jugement, je vous en parlerai. Je vous demanderai votre avis. Mais si je sais que vous êtes bloqué là-dessus, je ferai tout pour ne pas vous le dire. »

Le désenvoûtement est-il pour vous une solution possible pour soigner ?
La liberté, c’est d’aller chercher de l’aide là où on veut. Mais les pratiques de désenvoûtement ne sont pas remboursées par la sécurité sociale. Cela ne signifie pas qu’elles ne sont pas valables. Elles nécessitent une adhésion de la part de celui qui va se faire désenvoûter comme de celui qui le désenvoûte. Mais elles ont une fonction. De tout temps, dans toutes cultures et dans tous les systèmes, il y a tout ce qui vient remplir ce qui que ne peut pas gérer la rationalité. Il suffit de l’entendre, de l’organiser et de le reconnaître.

Quelle est la part du religieux dans ces pratiques ?
Le comportement varie selon la religion. Ici, nous recevons des personnes de toutes les confessions. On voit bien comment les gens se réfèrent à des choses qui les dépassent pour trouver une sérénité. Mais cela vaut pour une personnalité structurée.

En revanche, pour une personnalité atteinte d’une pathologie grave, comme la schizophrénie par exemple, la religion va l’aider à tenir seulement pour une part. Aucun religieux ou théologien ne vous dira le contraire. C’est une prescription presque fondamentale : « Cebeb ya aabdi ou ana n’hynek », signifie : « Fais ce qu’il faut pour te dégager du problème et Dieu t’aidera pour le reste. » La religion ne pousse pas à une position passive, mais à une prise en compte de soi, avec l’aide de Dieu.

Y a-t-il encore une honte à avouer que l’on va chez un psy ?
C’est de moins en moins vrai. Cette honte est liée au discours du groupe. Ce discours a toujours confondu volontairement la folie et la maladie mentale. Les gens ont des problématiques psychologiques, tout le monde peut l’admettre.
L’hbel, la folie, signifie que vous n’êtes plus bon à rien. Cela veut dire que le « maboul », le fou, ne pourra pas accéder à ce qui va permettre de se reconstruire, de se reconnecter au monde. Le malade mental, lui, le pourra. Mais le groupe joue sur la folie et non sur la maladie mentale. Les groupes qui sont tendres avec leurs membres, et c’est la grande majorité, l’orientent vers un psychologue. Ceux qui jouent sur la folie sont des groupes aliénés qui veulent aliéner tout le monde.
En France, tout est mis en place pour qu’une personne en détresse puisse trouver de l’aide quelle que soit son origine culturelle ou sociale. Une grande énergie est investie également dans la prévention de la maladie mentale. Il faut le dire et le redire pour que les patients maghrébins ou autres sachent que la souffrance psychique peut trouver des réponses dans notre société solidaire.

Pouvez-vous nous présenter le Centre Françoise Minkowska où vous exercez et sa spécificité ?
Ce centre médico-psycho-social a été créé dans les années 60 par deux psychiatres visionnaires, Eugène Minkowski et Françoise Minkowska. L’idée était de mettre en place une structure pour aider dse patients migrants ou réfugiés en souffrance psychologique. Ce lieu est sollicité à chaque vague migratoire, au moment où se pose le problème dse réponses thérapeutiques adaptées. On a pensé que ce serait bien de recruter des psys ayant la capacité de parler une langue commune avec le patient, de tenir compte de ses représentations culturelles et de le faire dans un contexte qui, théoriquement, ne soulève ni problème de néocolonialisme ni de repentance ou de xénophobie, ce qui provoquerait un vécu douloureux chez le patient et une faillite de la prise en charge.
J’y travaille depuis prèsde vingt-cinq ans. Je suis psychiatre, anthropologue (1), et je parle l’arabe dialectal en plus de l’anglais et du français. Nous formons une équipe motivée et capable de fournir une grande variété de réponses à la demande de toute une population d’Île-de-France, enfants et adultes.

Quelle est votre approche thérapeutique ?
Nous privilégions depuis quelques années l’anthropologie médicale clinique. Cette approche a été formalisée par Arthur Kleinman (2). Elle est utilisée par les Canadiens dans un contexte interculturel. Elle nous permet de proposer au patient, en utilisant une langue commune avec lui et en tenant compte de ses représentations culturelles de la maladie mentale, une prise en charge cohérente, autant pour lui que pour le thérapeute et pour l’institution dans laquelle est prodigué le soin. Les aspects culturels sont pris en compte. Au lieu d’en faire obstacle, nous en faisone un élément qui entre dans la discussion quand il le faut pour aider le patient. Au total, nous pratiquons une aide centrée sur la personne et dans le cadre du droit commun.

Par exemple ?
Par exemple, un patient peut nous dire qu’il est possédé par un djinn qui l’oblige à vérifier vingt-cinq fois si la porte de son appartement est bien ferée ou qui sépuise dans des rituels de nettoyage incessants. Si vous demandes à un psychanalyste d’analyser ce discours, il vous dira que c’est une problématique névrotique grave et qu’il faut, dans le cadre d’une psychanalyse, comprendre les processus qui ont participé inconsciemment à la structuration de ce trouble de la personnalité. Il ajoutera que l’amélioration du vécu de ce patient passera également par un travail de transfert et contre-transfert. En revanche, si vous sollicitez un ethnopsychiatre (3), il vous expliquera que ce qui compte, c’est d’organiser la réponse thérapeutique en s’appuyant sur les pratiques traditionnelles et dans un cadre thérapeutique original.
Aucun des deux n’a tort : l’un ne parle qu’à partir de l’universel, et l’autre qu’à partir de la culture. En France, actuellement, il existe beaucoup de structures de soins pour migrants et réfugiés ou pour ceux qui souhaitent un regard élargi aux représentations culturelles et aux aspects linguistiques. Elles proposent des cadres thérapeutiques efficaces et intégrés au système de soins, que ce soit dans le cadre public ou privé.

Concrètement, comment agissez-vous ?
De notre point de vue, il faut d’abord écouter ce que le patient nous dit dans sa langue et à sa manière. Le thérapeute interprète cette expression de la soufrance psychique dans le cadre ouvert de l’anthropologie médicale clinique où toutes les orientations théoriques ont leur place. C’est la confrontation de modèles explicatoires : « Je ne vous renvoie pas à votre culture, je ne vous renvoie pas à une seule technique. J’écoute. Je vois quelle est votre demande et j’essaie de vous donner une réponse qui existe dans le système de soin français. »
Je ne suis pas obligée de croire à ce que le patient me dit, mais je suis obligé de l’écouter et de comprendre ce que cela signifie en terme de psychopathologie. Le psychisme est universel, mais la manière de souffrir psychologiquement varie en fonction des expressions culturelles.
Pour nous, thérapeutes, lorsque quelqu’un parle de « djinn » (un bon ou mauvais esprit), il est important de savoir si c’est un délire ou juste une façon particulière d’exprimer un malaise. Le problème n’est pas de savoir si les djinns existent ou pas. Si on écoute un peu plus le patient, il va lui-même nous dire qu’en fait, il va mal. À ce moment, on passe à un autre registre. Le patient va préciser son mal : « Je ne dors pas, je n’ai envie de rien faire, j’ai perdu le goût à… » Là, on touche à des choses universelles, exprimées dans toutes les cultures. Les patients n’arrivent jamais en nous disant : « Je veux une psychanalyse à tel tarif, de telle manière, parce que je sais que c’est ce qu’il me faut ! »

Même s’il n’y a pas de pathologies liées à la culture, n’y en a-t-il pas de récurrentes chez les Maghrébins ?
Il n’y en a pas. Les Maghrébins sont concernés par les mêmes causes sociologiques ou psychologiques que toute autre personne. Il y a en revanche des expressions culturelles de la souffrance psychique. Chez les Maghrébins, cette expression passe par l’évocation d’une malédiction, d’un mauvais œil, etc. C’est la façon dont ils ont été « formatés » pour expliquer leur mal. Le patient va dire : « Ce mal me fait souffrir parce qu’on m’a fait des choses, parce qu’on me jalouse. » Mais après avoir parlé avec le psychothérapeute, ce même patient commence à moduler ses propos. Il va dire : « On m’a jeté un sort, mais moi, je n’ai pas de chance. Moi, ma mère ne m’a pas donné autant d’affection qu’aux autres… » Ce « mai moi » va faire sortir le patient de l’inconscient collectif et lui permettre d’accéder à de nouveaux éléments de sa personnalité.
La souffrance psychique et la maladie mentale sont universelles. Elles fonctionnent sur un cerveau humain qui ne s’intéresse pas à une distinction de « race » au sens anglo-saxon. Chacun exprime sa souffrance psychique de la manière dont on lui a appris ou parfois interdit de le faire. Si moi, thérapeute, je ne suis pas capable de comprendre que ce que vous me dites veut dire aussi autre chose, alors je ne suis pas thérapeute. Particulièremenet pour les migrants, il faut avoir cette interface culturelle flexible, riche, noble, intelligente et non pas misérabiliste, stigmatisante ou même tellement limitée que cela en est pathétique.

[NOTES]

(1) Bennegadi R. (1996) : Anthropologie médicale clinique et santé mentale des migrants en France. In : Médecine Tropicale, Revue française de pathologie et de santé publique tropicales, 1996. Volume 56, numéro 4 bis : 445-452

(2) Kleinman A. (1980) : Patients and Healers in the Context of Culture. An exploration of the borderland between anthropology medicine and psychiatry, Berkeley, Univ. of California Press.

(3) L’ethnopsychiatrie a été vulgarisée en France essentiellement par l’école de Tobie Nathan et privilégie les réponses culturelles chez les patients migrants.

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