Religion et éthique : variations en 2 temps sur leur (dés)-articulation.

Par Jean-Marc Larouche.

Au cours des dernières années, le religieux et l’éthique ont été l’un et l’autre successivement, proclamés « de retour ». Pour le religieux, l’accent a été mis d’une part sur le mouvement identitaire à l’œuvre dans les grandes religions, soit la mise en valeur des caractéristiques propres de chacune d’elles au profit d’un positionnement socio-politique – ou plus largement culturel – et dont les diverses formes de fondamentalisme sont exemplaires ; d’autre part, le retour du religieux a été évoqué à propos d’un amalgame de phénomènes dits post-modernes qu l’on interprète de manière analogique, métaphorique, substitutive et diffuse en termes de religion. Pour l’éthique, une même distinction peut être opérée. D’une part, des études ont souligné l’importance de l’institutionnalisation du débat éthique suscité par les éveils et sursauts de consciences devant telle ou telle puissance de l’agir, notamment dans le domaine techno-médical ; d’autre part, d’autres se sont intéressés à l’éthique implicite en y référant sous l’angle des axiologies et des éthos émergeant dans la culture post-moderne.

Interpellés, les spécialistes de la religion et de l’éthique y ont cependant moins vu des retours que des déplacements, des transformations, voire des recompositions des champs religieu et éthique et du travail de construction sociale que ceux-ci mettent en œuvre. Dans ce contexte, les spécialistes de la religion et de l’éthique ont soulevé les questions relatives à la construction et à la définition de leur objet spécifique. Cependant, la question de l’articulation du religieux et de l’éthique a largement été reléguée dans l’ombre. En effet, il semble que la construction de l’objet religieux ou celle de l’objet éthique se soit faite en oblitérant tendanciellement l’objet d l’autre. En d’autres termes, se seraient élaborées une étude de la religion sans rapport à l’éthique, et une étude de l’éthique sans rapport avec le religieux. Un tel phénomène s’observe d’autant plus si on le resitue dans un contexte de construction sociale de la connaissance, plus particulièrement par le biais de la construction d’entreprises universitaires spécifiques telles que le département des sciences religieuses de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) – dont on célèbre ici le 25e anniversaire – et le programme de maîtrise en éthique de l’Université du Québec à Rimouski.

En effet, le programme de maîtrise en éthique de l’UQAR et le département des sciences religieuses de l’UQAM ont en commun d’avoir développé des constructions particulières d l’éthique et de la religion comme objets d’étude respectifs, soit l’éthicologie pour le programme de l’UQAR, et la religiologie pour ceux du département des sciences religieuses de l’UQAM. Ce n’est pas le lieu ni notre but de procéder à une analyse systématique de la signification des termes religiologie e éthicologie, mais sur la base de notre connaissance de ces entreprises, de leurs acteurs et de leurs productions, nous nous permettons d’utiliser ici la procédure de construction idéal-typique en accentuant volontairement certains de leurs traits e vue d’illustrer que la construction religiologique du religieux e la construction éthicologique de l’éthique institutionnalisent cett désarticulation de l’éthique et du religieux que nous avons évoquée ci-haut.

Notons que nous considérons ces constructions spécifiques davantage dans leur rôle et force instituants que pour ce qu’elles sont effectivement devenues. En effet, dans le cadre des consignes et des limites souhaitées par la revue pour ce numéro, nous nous limiterons à poser les balises d’une problématique et d’un dossier à poursuivre.

Dans un premier temps, on se permettra une incursion dans les entreprises universitaires qui nous intéressent ici en vue de rendre compte du phénomène ci-haut mentionné ; dans un deuxième temps, nous évoquerons un récent essai d’articulation entre éthique et religion qui nous apparaît exemplaire quant au problème soulevé dans ce numéro, la construction de l’objet religieux.

Incursion dans les entreprises universitaires

Dans le contexte universitaire québécois, la création de néologismes pour désigner de nouvelles disciplines ou de nouvelles approches dans un champ donné témoigne non seulement d’une innovation au plan épistémique mais surtout d’un changement social et culturel se traduisant en tant qu’entreprise universitaire. Instance légitimatrice par excellence, celle-ci incarne et officialise ce changement avec son corps de spécialistes au savoir désormais socialement valable. Nous avançons même l’hypothèse que l’innovation épistémique est subordonnée à la volonté de se distinguer socialement et culturellement, du moins, qu’elle lui sert d’adjuvant dans la phase d’institutionnalisation de la nouvelle entreprise universitaire. Ainsi, on ne peut considérer hors d’ordre le fait que les entreprises religiologique et éthicologique manifestent dès leurs premiers pas une volonté de distinction par rapport à l’environnement immédiat duquel bon nombre de leurs premiers artisans originent : la théologie.

La religiologie uqamienne

En effet, jusqu’à la fin des années soixante, et bien que des facultés et départements de théologie des universités québécoises aient été positivement ouverts au développement des sciences humaines de la religion, l’étude de la religion et de l’éthique s’inscrivait largement sous l’égide du parapluie théologique. La création de l’UQAM en 1969 offre donc l’opportunité d’ouvrir un département de sciences religieuses indépendant de toute référence épistémique à la théologie et, surtout, de toute dépendance politique par rapport à l’institution ecclésiale.

Bien sûr, ce dernier aspect peut également être un irritant pour les facultés de théologie, mais à l’UQAM, point besoin de concordat, le champ est libre. L’entreprise religiologique uqamienne émerge et se développe en cherchant à se distinguer de la théologie et l’expression religiologique renforce cett distance mieux que celle de sciences religieuses. En effet, en dehors du cercle des initiés, on associe très souvent la théologie aux sciences religieuses et vice versa. Pour les étudiants inscrits en sciences religieuses à l’UQAM, une telle association de la part d’un interlocuteur non averti était – nous référons principalement à la phase instituante – presqu’une insulte, voire un affront qu’on s’empressait de corriger en évoquant « qu’ici on ne fait pas de la théologie mais de la religiologie ». C’est une telle expérience que nous avons vécue il y a une quinzaine d’années, en 1978, alors que nous étions étudiant en théologie à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et que, dans le cadre d’un congrès du Rassemblement des étudiants en théologie du Québec, nous avions invité nos « frères et sœurs religiologues » afin de mieux comprendre leur rapport au religieux. De manière idéal-typique, reconstruisons le travail de perception alors en jeu.

S’identifiant en opposition au champ et au travail théologique, l’étudiant en religiologie nous apparaissait être « l’athée-au-logis » mais non un incroyant. Il était plutôt un « nain-croyant », celui qui croit que le religieux et le sacré taraudent les corps individuels et le corps social par la médiation privilégiée des productions symboliques et des institutions ritualisées de l’imaginaire. Le sacré et la dimension religieuse existent en dehors de toute prétention théologique à les interpréter, voire à les contrôler, et c’est le but de la religiologie de les dévoiler.

Comptant sur les effets durables de la Révolution tranquille, et à l’instar des sexologues qui croyaient que dans un avenir rapproché l’enseignement de l’éducation sexuelle serait entre leurs mains, les religiologues ont notamment cru au passage de l’enseignement religieux confessionnel à l’enseignement du religieux manière religiologique. Si des percées ont été faites, il faut reconnaître, vingt-cinq ans plus tard, que le passage ne s’est pas fait et, qu’au contraire, la confessionnalité de l’enseignement religieux s’est consolidée. Le plus paradoxal est que le département des sciences religieuses de l’UQAM doit aujourd’hui répondre aux exigences du ministère de l’Éducation quant à la formation quasi-théologique qu’il doit dispenser aux enseignants en formation !

Aux apprentis-théologiens qui apprenaient à désacraliser le monde au profit de l’intelligence d’une « religion de la sortie de la religion » – pour reprendre ici en rétrospective l’expression de M. Gauchet à propos du christianisme sans en partager l’ensemble de l’interprétation -, s’opposaient les apprentis-religiologues qui, au contraire, s’employaient à repérer dans le monde actuel les nouvelles formes et lieux du sacré. Que ce soit en dévoilant les figures contemporaines du sacré, les déplacements et métamorphoses de celui-ci ou encore les formes de recomposition du croire, le religieux du religiologue se déploie davantage dans le rapport au JE/NOUS et au pôle esthétique de l’expérience subjective et collective que dans les rapports au TU – pôle éthique de l’intersubjectivité – et au IL – pôle socio-éthique.

La religiologie s’inscrit ainsi dans un paradigme de dévoilement du religieux où ce n’est plus l’éthique qui est le centre, mais plutôt le sensible, le pôle esthétique. L’expérience religieuse qu’elle met en lumière laisse ainsi dans l’ombre la sphère éthique et, avec elle, la problématique théorique de leur articulation, sans toutefois la reléguer entièrement aux oubliettes. Celle-ci refera cependant surface au gré du virage éthique qui marque l’ensemble des sciences humaines et dont le programme de recherche stratégique en éthique appliquée du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada constitue l’emblème. Pour autant que l’on suive ici M. Weber, la sphère éthique s’est développée dans la mesure où les divinités se sont personnalisées et, conséquemment, les rapports avec elles. La conduite de la vie passait ainsi d’une soumission au destin ainsi qu’aux techniques de magie et de divination à un ensemble d’obligations qu’induisent ces rapports personnels. Par le retour des divinités perçues comme puissances ou forces plutôt que comme personnes – ainsi que l’indiquent les recherches actuelles sur les croyances des Québécois -, la conduite de la vie se déséthicise-t-elle au profit de formes contemporaines de soumission au destin et de nouvelles techniques de magie et de divination ? Telle peut être une des conclusions qu’on peut tirer de ce type de travaux.

IL’éthicologie à l’UQAR

D’autre part, notre séjour dans l’entreprise éthicologique uqarienne, au début des années quatre-vingt nous a placé devant un phénomène semblable à celui que nous venons d’évoquer, soit une volonté de distanciation d’avec la référence théologique et ce, à un point tel que toute référence ou articulation de l’éthique à la religion devenait caduque. Issu d’un département de sciences religieuses où les perspectives théologiques et pastorales sont centrales dans le curriculum des programmes de premier cycle, le programme de maîtrise en éthique – sous prétexte d’interdisciplinarité et de non-confessionnalité – ne contient pas de cours où la question de rapports éthique et religion serait abordée de front. Tout se passe comme si le religieux comme objet ne croisait pas celui de l’éthique. Pire encore est le sort d’une approche théologique dans le champ éthique qu’on ne saurait évoquer devant une audience post-chrétienne ! Afin de marquer la distinction, le département a changé de nom : il n’est plus le département « des sciences religieuses », mais le département « des sciences religieuses et d’éthique ». Conscient de forcer le trait afin de mieux donner à penser de manière idéal-typique, les entreprises éthicologiques et religiologiques nous semblent bien illustrer, du moins dans ce qui constitue leur phase émergeante, une exclusion réciproque de l’objet de l’autre et, ainsi, négliger de part et d’autre l’articulation de l’éthique et du religieux. Celle-ci nous semble être un des défis actuels posé tout autant aux spécialistes de la religion qu’à ceux de l’éthique, notamment dans une perspective sociologique.

Deuxième temps : un essai d’articulation entre religion et éthique

À cet égard, nous voulons signaler le texte que le sociologue François-André Isambert a écrit en guise de postface à son volume De la religion à l’éthique où il s’emploie à théoriser les modes d’articulation du religieux et de l’éthique en lien avec les questions empiriques qui se donnent à voir dans nos sociétés occidentales. Théoriquement, Isambert se situe dans la perspective « d’une sociologie compréhensive qui typologise les rapports existant dans la pensée et l’action collective entre religions et éthiques vécues. Il ne sera pas question, par conséquent, d’expliquer une éthique par une religion, ou l’inverse, mais de rendre compréhensible leur articulation ».

D’emblée, la théorisation ne saurait souffrir d’être à la remorque de définitions substantielles ou fonctionnelles des deux termes, soit comme « essences déterminées par le contenu de l’éthique et de la religion authentiques ni comme de fonctions inhérentes à toute société ». Reprenant l’expression de Gurvitch, Isambert choisit de les considérer comme des « œuvres de civilisation (…) en termes assez larges pour qu’elle s’appliquent à ce que nous savons de leurs formes primitives et de leurs modalités actuelles, tout en fixant les critères qui les font émerger dans leur originalité et apporter une différence par rapport aux sociétés d’où elles sont (au moins éventuellement absentes) » .

Ainsi, le religieux et l’éthique renvoient globalement au travail d’organisation significative du monde dans la double acception du mot sens : celui de donner un sens par des « croyances en des réalités (objets, puissances, êtres) donneuses de sens et, en tant que telles, inaccessibles à l’expérienc sensible » ; et celui relatif à l’orientation de la conduite de la vie, de la direction que celle-ci doit prendre sur le terrain de l’action. Si on peut parler d’éthique religieuse lorsqu’on réfère à des attitudes et à des actes purement religieux, notre conduite dans le monde profane peut, quant à elle, référer soit à une éthique entièrement et exclusivement séculière, soit à « une éthique à affinité religieuse. Celle-ci peut être l’objet d’un véritable enseignement de la part des instances religieuses, être inspirée par l’esprit d’une religion, ou, en sens inverse, l’intention éthique étant première, elle se prolonge et prend une dimension religieuse » .

En identifiant l’acte individuel quotidien, le rapport intersubjectif et la communauté comme trois lieux où l’articulation entre l’éthique et la religion donne prise au travail sociologique, Isambert vise à défendre théoriquement et à observer empiriquement l’idée et le fait suivants : si nos actions d’ordre éthique ne sont pas réductibles à une vision strictement utilitariste ni à la pure satisfaction d’un besoin psychologique, elles « peuvent s’ouvrir à cette idée un peu folle que ce qui doit être s’appuie sur quelque chose qui est en quelque manière mai que seules l’explication d’une Révélation, l’interprétation de manifestations, ou une foi absolue permettent de viser, sino d’atteindre ».

Pour l’acte quotidien, c’est principalement en référence aux travaux de M. Weber sur les religions de salut que l’éthique et la religion trouvent un point d’attache commun. Par delà les diverses formes que peut prendre cette articulation – ritualisme, éthique des œuvres, auto-perfectionnement, ascétisme intra ou extra-mondain -, celle-ci se fait au niveau de l’individu, du Je, « même si celui-ci constitue avec ses semblables des Églises ».

C’est le salut individuel qui compte, tant dans la version religieuse où l’acte quotidien est jaugé en fonction d’une loi morale que valide l’acte de foi, que dans une version séculière où l’acte quotidien est mis à l’épreuve des critères du self-achievement et de la réussite sociale qui obligent à un ascétism intra-mondain. Cette expérience religieuse au niveau du Je peut ainsi se rapporter à la dimension éthique. Mais l’individu est aussi une personne et, en ce sens, il es inséparable de ce qui la constitue : le rapport à autrui, deuxième lieu où peut s’observer l’articulation de l’éthique et du religieux. Le lien intersubjectif est lien éthique et lieu de l’investissement religieux dont le travail peut transposer cette relation en fraternité religieuse (chrétienne, musulmane ou autre) jusqu’à transposer la relation à autrui en une mystique de présence d’Autrui. Enfin, la communauté ou le groupe religieux s’avère, pour Isambert, un point privilégié de rencontre entre l’éthique et le religieux, cette communauté étant un lieu de solidarité et d’éthique interpersonnelle tout autant qu’une médiation éthique au plan social, prenant ici la contre-partie de la thèse de Gauchet.

En évoquant brièvement ces trois lieux pour lesquels l’argumentation et l’explicitation d’Isambert se déploient sur plus de trente pages, nous voulions simplement attirer l’attention sur ce qui nous semble être un essai exemplaire de construction de l’objet religieux dans le cadre de son articulation avec l’éthique articulation que religiologues et éthicologues devront davantage prendre en compte afin de ne pas laisser dans l’ombre ce qui, aussi, mérite d’être éclairé, et qui ne peut l’être vraiment que dans l’articulation même de l’une et de l’autre.

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