Religiosité et santé mentale : oublions-nous le lien manquant ?

Dimanche 16 février 2003.

Les sociologues ont depuis longtemps reconnu la complexité de la définition des concepts universels de santé et de maladie. D’innombrables études ont montré que les significations et les compréhensions de la vie et de la mort diffèrent d’une culture à l’autre.

Des analyses comparatives entre le système culturel occidental et le système culturel oriental remettent en question les distinctions uniques entre les deux parties. Mais après l’étude de documents portant sur la culture et la santé, notre attention se porte sur les rapports accablants décrivant les inégalités en terme de soins médicaux au sein des groupes ethniques minoritaires. Un grand manque d’acceptation de la spiritualité et des perspectives de croyance dans le discours portant sur la santé mentale amène à une sur-représentation et à un traitement pauvre des groupes ethniques en comparaison au système psychiatrique des groupes blancs.

Au cours de la dernière décennie, les résultats d’innombrables études ont montré comment les groupes noirs (incluant ceux issus de milieux musulmans) ont plus de probabilité d’être admis dans des hôpitaux. Il ont plus de risques que soient émis à leur égard des diagnostics de schizophrénie ou de dépression, et qu’on leur donne de fortes doses de neuroleptiques. D’autre part, ils ont moins de chances de recevoir un traitement qui ne serait pas basé sur les médicaments, tels que la thérapie par la discussion. Les écrivains noirs ont affirmé que ce mauvais traitement avait comme origine les stéréotypes raciaux ainsi que l’impérialisme culturel adoptés par le système qui perçoit les groupes ethniques comme étant incapables d’exprimer leurs émotions, hostiles dans leur comportement, non motivés par le traitement et psychologiquement partiaux.

Certaines études affirment qu’il y a une sous-représentation disproportionnée de personnel musulman pratiquant au sein des services et évoquent les difficultés pour y accéder. De ce fait, l’évaluation des défaillances psychiatriques est principalement faite par des docteurs blancs de classe moyenne et basée sur des valeurs et concepts européens de ce qui est normal et de ce qui ne l’est pas. Les faits basiques entourant le débat du traitement superficiel des groupes minoritaires – comme résultat, aucun effort n’est fait pour aller vers une compréhension plus poussée des problèmes qui affectent ces communautés – mettent les musulmans de côté lorsqu’il s’agit de santé mentale. Afin de comprendre certaines complexités liées à la santé mentale et aux musulmans, nous devons nous intéresser au système de valeurs de la Ummah (communauté) musulmane en comparaison aux problèmes idéologiques des valeurs séculaires trouvés dans le domaine de la psychiatrie.

Les Croyances et la foi musulmanes jouent un rôle central dans nos vies ; elles nous protègent de la maladie et nous aident à mieux gérer les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Le fait que l’Islam joue un rôle majeur dans la compréhension de chaque cas et l’expression des détresses mentales des musulmans est un fait connu. Pour ce groupe, il y a une forte tendance à conceptualiser les maladies mentales (ou toute autre maladie) comme étant la volonté de Dieu – la croyance en l’existence d’une réalité ou d’un pouvoir supérieur non perçu par les sens. Le centre de cette croyance est l’idée du Qadar (destinée). C’est à dire que le Qadar de chaque personne est écrit dès sa conception. Tout ce qui lui arrive dans la vie est écrit dans le Qadar et ne pourra jamais être changé, excepté par les invocations et il n’appartient qu’à Allah de l’accepter (An-Nisa 4 :48). Allah est l’architecte du destin et l’avancement de l’individu dépend de Lui. Tous les évènements de la vie sont sous Son contrôle et ne peuvent être changés que par Lui seul. Cette croyance est soutenue par le Noble Coran dans la Sourate At-Taghabun (64 : 11)

« Nulle calamité n’atteint son but sans la permission de Dieu. Dieu dirige le cœur de celui qui croit en Lui. Dieu connaît parfaitement toute chose. »

Très souvent, la souffrance est considérée comme étant un moyen d’arriver à une fin. Ainsi, le prophète (paix et bénédictions d’Allah sur lui) a dit que, lorsqu’une personne est affectée par une douleur, elle ne doit pas se plaindre mais endurer avec patience car la maladie est un moyen d’être pardonné de ses péchés et de recevoir une récompense.

La maladie est également considérée comme une épreuve pour les gens de la part d’Allah pour tester leur niveau de piété, de dévotion et de confiance. Amr Ibn ‘Othman al Makki souligna ce point lorsqu’il dit : “La patience veut dire rester proche d’Allah et accepter calmement les épreuves qu’Il envoie, sans se plaindre et se sentir triste.”

D’autre part, on note qu’il est demandé aux personnes atteintes d’une maladie de prier pour les autres car ils sont considérés comme étant plus purs aux yeux d’Allah. Ainsi, il est dit que les invocations de leur part ont plus de chance d’être acceptées. En plus de cette croyance, la magie noire (sorcellerie) ou l’œil maléfique (Ayn, Nazar) sont considérées comme des causes de troubles émotionnels et de comportements irrationnels. Alors que le nazar peut être la cause de façon intentionnelle par un regard envieux et être responsable de multiples tensions émotionnelles, ces actes sont également attribués à ceux qui transgressent les lois islamiques. Lorsqu’il sont affligés par de tels phénomènes, les musulmans se tournent vers la lecture du Coran pour trouver le salut.(Al-Bakarah 2 : 255, 285-286 ; Ya-Sin 36 ; Al-Falaq 113 ; An-Nas 114)

Il est également fréquent de trouver que les tensions émotionnelles soient communiqués par des plaintes physiques ou somatiques. Le haut du corps, et principalement le cœur, (ruh, nafs, qulb, akl) est connu pour être le lieu de la peine émotionnelle. Les symptômes somatiques ont beaucoup d’importance dans le système culturel musulman. Ici, la perception est une des connections entre le « psyché » et le « soma », les multiples façons par lesquelles les problèmes physiques et psychologiques interagissent. Ainsi, la personne subissant le trouble présente essentiellement des symptômes somatiques. Les troubles mentaux sont perçus comme l’une des manifestations d’un cœur perturbé – une âme instable – qui est perdue et qui s’est donc éloignée de son Créateur : Allah.

Ainsi, une santé mentale stable et saine veut dire un cœur bon, véridique, propre ou guidé qui est calme et qui est donc en accord avec les lois islamiques. Un cœur dur, « rouillé » est le symptôme de sensations de maladie chronique et mène ultérieurement le mécontentement de Dieu. Cet état est décrit principalement par celui de : cœur douloureux, cœur tremblant et la pression dans le cœur. Alors que la tête est le principe vital et animant, le cœur / l’âme est le lieu des pensées, sentiments, de la conscience et du souvenir. Un individu « pense », « devient conscient » ou « se rappelle » par le cœur (Al-Munafiqun 63 :3 ; Al-A’raf 7 :179).

Ainsi, la « maladie » est la maladie du cœur ou du corps. Ceci ne veut pas dire que penser avec le cœur est un analphabétisme émotionnel mais que c’est penser qui est métaphorique et fortement lié aux sentiments. Ceci trouve ses origines dans le Coran, Sourate Al-Baqarah (2 :10) :

« Leur cœur est malade : Dieu aggrave cette maladie. Un châtiment douloureux sera le prix de leur mensonge. »

La signification du cœur comme étant une entité vivante est également indiquée par Boukhârî :

« Attention ! « Dans le corps, il existe un bout de chair, s’il est sain tout le corps le sera, et s’il est corrompu, tout le corps le sera ; il s’agit du cœur. » (Ansari, 1992 : 7)

Puisque les troubles mentaux dans la communauté musulmane pratiquante ont pour signification une transgression morale ou le résultat de la Volonté Divine, on a fréquemment recours aux méthodes ou interventions religieuses pour les guérir. Le jeûne, le repentir (tawbah) et la récitation régulière du Coran sont des exemples fréquents de traitement et de procédé de guérison. Ainsi, la croyance en ce traitement est fortement liée à la croyance concernant la maladie. Le fondement de cette croyance est l’idée de retrouver un lien et une intimité avec Allah et ainsi de permettre à un individu de tirer profit de sa situation. Ceci doit permettre de réduire l’attraction vers les péchés et de soulager les troubles, ceci amenant à un meilleur état de santé. Cette compréhension est renforcée par les versets suivants du Saint Coran :

« Quiconque agit mal ou fait du tort à lui-même, puis aussitòt implore d’Allah le pardon, trouvera Allah Pardonneur et Miséricordieux.  » (Al-Nisa 4 :110)

« Si Dieu vous secourt, nul ne l’emportera sur vous. S’Il vous abandonne, qui donc, en dehors de Lui, pourrait vous secourir ? Les Croyants placent leur confiance en Dieu » (Al-Imran 3 :160)

« Les cœurs ne s’apaisent-ils pas au souvenir de Dieu ? » (Ar-Ra’d 13 :28)

Outre la sphère spirituelle, nous avons la psychiatrie, qui fait partie des traditions médicales occidentales, qui attache son explication des troubles humains au modèle biomédical d’un individu. Dans cette optique, le trouble est perçu comme étant une défaillance dans les mécanismes hormonaux qui contrôlent les émotions et les pensées, par exemple les niveaux de sérotonine et de dopamine qui causent des déséquilibres chimiques dans le cerveau. Il est question de la classification, du diagnostique et du traitement de ces personnes que l’on détermine comme mentalement malades sur la base d’un large éventail de troubles d’humeur cliniquement reconnaissables. Ceci veut dire que la personne est observée sans tenir compte des facteur religieux, sociaux et environnementaux. L’idée est basée sur les concepts philosophiques de matérialisme, de séparation de l’esprit et du corps qui sont présent dans la culture occidentale. Ainsi, toute l’expérience de la personne est divisée entre plusieurs éléments tels qu’“entendre des voix”, « se sentir déprimé », etc. Ceci veut dire que d’autres facteurs tels que la croyance en une force supérieure telle qu’Allah et les conséquences de l’inégalité qui jouent un rôle important dans l’expérience et les concepts sont systématiquement mis de côté. Ceci sous-entend que la part qu’occupe la religion dans la compréhension des souffrances humaines n’apporte qu’une aide minime dans la compréhension des origines des troubles humains. Le modèle biomédical suppose que le trouble n’a aucune valeur intrinsèque et qu’il ne peut donc être traité qu’avec des anti-dépresseurs ou des interventions techniques modernes telles que la psychologie occidentale. Le problème de cette approche est qu’elle encourage la formation d’attitudes par lesquelles des méthodes insensibles à la culture d’interpréter les expériences humaines seront imposées à des personnes qui ne sont pas issues de culture occidentale, y compris les groupes musulmans. Ceci peut être le cas même pour des personnes qui ne partagent pas les concepts occidentaux d’esprit et de cerveau ou les valeurs attachées aux concepts occidentaux de santé et de maladie.

Il est alors intéressant de noter que lorsque nous observons les cas de troubles mentaux dans le système de croyances islamique, en comparaison avec le modèle biomédical, nous trouvons des différences frappantes. Alors que les troubles dans la perspective occidentales se concentrent sur le « soi », l’Islam nous apprend à nous concentrer sur la « conscience de Dieu » (la relation avec Allah).

En écrivant cet article, des questions essentielles viennent à l’esprit. Quel sens cela a-t-il de prescrire des comprimés à une personne qui considère que son problème et lié à une inadaptation religieuse ? Les praticiens non croyants sont-ils suffisamment équipés pour traiter des problèmes psycho – religieux complexes ?

Alors qu’une évaluation psychiatrique a une valeur en elle-même, peut-elle atteindre sa pleine valeur sans que cette dernière ne construise à la fois une compréhension et une responsabilité ? A quel point les groupes musulmans sont-ils capables de se rendre compte de leurs forces et ressources intérieures sans un mécanisme plus large supportant le contexte dans lequel ils vivent et grandissent. La montée de la sécularisation dans les sociétés occidentales contribue-t-elle à développer une vision de la croissance religieuse ou spirituelle comme étant purement et simplement symptomatique de la folie ?

Les questions posées nous indiquent que les pratiques occidentales ne tiennent pas compte, dans leurs évaluations, des différentes visions de la vie, d’approches par rapport aux problèmes de la vie, aux croyances et aux sentiments provenant de cultures non occidentales telles que l’Islam. Si nous devons attacher de la valeur aux diverses expression de la vie humaine, nous devons être ouverts aux systèmes religieux contenus dans une culture et qui déterminent de quelle façon la vie est conceptualisée. En ce sens, si nous devons développer une compréhension plus profonde des modes de vie et de la mort, nous avons besoin de regarder au-delà du costume de la nationalité. A la place, il faut s’intéresser aux lois ou organisations spirituelles qui sont générées au sein d’une culture.

De ce point de vue, on peut déduire le fait d’apprendre sur le concept de vie après la mort (connue comme Akhira dans les termes islamiques) et sur la façon dont ce concept est lié à certains symboles au sein des communauté ayant la “conscience de Dieu” est un point de départ utile afin d’augmenter l’empathie et la sensibilité envers ces groupes.

En d’autres termes, travailler en harmonie avec les discours religieux est un pas vers la réalisation de la vision du monde des autres. Les écrivains « de perspectives » anti-raciste et anti-discriminatoire disent qu’à cause de la sous-valorisation des paradigmes religieux, trop d’importance est donnée aux « différences culturelles », à l’exception des systèmes de croyance qui soutiennent qu’une culture est en faint partie intégrante. Ils stipulent qu’une approche occidentale de vision du monde pour comprendre la santé mentale d’une communauté doit se faire par l’engagement du dialogue et inclure le contexte de « communauté de foi ».

Pour de nombreuses personnes, la foi religieuse ou la spiritualité peuvent agir dans le processus de guérison holistique. Ils peuvent aider à trouver le “centre” – l’équilibre – qui redonne le calme et la paix à une vie chaotique, chose essentielle à toute guérison. Les principes et valeurs spirituels doivent être explorés si nous voulons vraiment apprécier et travailler de façon créative avec la richesse d’une communauté dans toutes ses facettes.

Texte écrit par Abul Hussain, BA Hons. International Social Work Studies , Mental Health Social Worker (UK) , traduit par la soeur Inaya (qu‘Allah la récompense ).

Références :

Interpretations of the Meanings of the Holy Quran in the English Language, Maktaba Dar-Us-Salaam, Riyadh. (1993).

1. Kitayama S & Markus H (1994), Emotion and Culture : Empirical Studies of Mutual Influence, American Psychological Association, USA.

2. Fernando S (1995), Mental Health in a Multi-Ethnic Society, Routledge, London.

3. Robinson L (1995), Psychology for Social Workers – Black Perspectives, Routledge, London.

4. Hussain A (1999), An Exploration into the Iíportance of Understanding Cultural Issues in the Presentation of Mental Distress in Bangladesh, Unpublished Paper, University of East London.

5. Nasiruddin al-Khattab (1997), Patience and Gratitude, TA-HA Press, London.

6. Sa’eed Ibn Ali-Ibn Wahf Al-Qahataani (1996), Hisnul Muslim, Safir Press, Riyadh.

7. Ansari Z (1992), Quranic Concepts of Human Psyche, Islamic Research Institute Press, Pakistan.

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