In : Constellation, 8, 1, 51-65.
Article d’abord publié dans « Development », 45.1, Printemps 2002, dans le cadre du projet dirigé par la Société de Développement International (Rome) sur « La Femme et les conséquences politiques de sa place ».
Dès que les gens migrent, ils ont tendance à songer à l’endroit où ils sont nés sentimentalement. Ils évoquent de chaleureuses images de leurs proches, des objets de la vie de tous les jours, de leurs rituels, des chansons, de la nourriture. Dans toutes les cultures, beaucoup de fêtes religieuses et nationales réifient certains concepts comme le « chez soi » et la « famille », habituellement par des images d’un passé folklorique. Dans ce contexte, la migration est perçue comme étant un ultime recours, un déplacement désespéré et les déplacés comme étant privés de l’endroit auquel ils « appartiennent ». Pourtant pour des millions d’individus tout autour de la Terre, il n’est ni réaliste, ni désirable d’entreprendre des projets plus adultes ou plus ambitieux au lieu de naissance ; et changer de lieu de vie est une solution conventionnelle – pas traumatisante.
Comment cette décision de se déplacer se produit-elle ? Les tremblements de terre, les conflits armés, les maladies ou le manque de nourriture contraignent certaines personnes, ne leur laissant pas beaucoup de choix ni de temps pour considérer leurs options : ces gens sont parfois appelés des réfugiés. Quand un homme célibataire décide de voyager, son geste est généralement vu comme une évolution entendue, le produit de son ambition « normale » et masculine d’améliorer son lot par son travail : on l’appelle un migrant. Puis, il y a le cas de la femme qui tente d’en faire autant.
La recherche dans la marge : la géographie de l’exclusion.
Pendant très longtemps j’ai travaillé en educación popular dans différents pays d’Amérique Latine et des Caraïbes, ainsi qu’avec des migrants latinos en Amérique du Nord et en Europe ; ces programmes d’éducation étaient voués à l’alphabétisation, à la prévention du SIDA et à l’avancement de la santé, et à la préparation pour la migration et la conscientisation. Sur le sujet des femmes migrantes, il y a un immense écart entre ce qu’affirment les femmes elles-mêmes et ce qu’affirment les agents sociaux des pays industrialisés (les gouvernements, les travailleurs pour les ONG, les activistes) ; c’est ce constat qui m’a amenée à étudier et à témoigner sur ces questions.
Je me suis délibérément positionnée sur la frontière qui sépare les deux groupes : les migrantes et le social, en Europe, là où généralement les seuls emplois ouverts aux femmes migrantes sont dans les industries domestique, « de soins » et du sexe. Mon travail se penche à la fois sur le social et les migrantes, alors je passe beaucoup de temps dans les bordels, les bars, les maisons, les bureaux, les véhicules « d’action directe » et « la rue », dans ces multiples aspects. Les données citant les femmes migrantes proviennent de recherches ; la mienne et celle de d’autres intervenants dans plusieurs pays de l’Union Européenne. Certaines femmes ont aussi été interviewées avant ou après avoir migré en Amérique Latine, en Europe de l’Est, en Asie et en Afrique. Les données citant les intervenants sociaux proviennent de ma propre recherche avec ceux qui travaillent sur les questions entourant la prostitution dans ces pays, incluant l’évaluation de projets pour le Bureau International du Travail et la Commission Européenne.
Bien que les chercheurs et le personnel des ONG travaillent avec les prostituées migrantes depuis bientôt vingt ans en Europe, la publication de leurs conclusions demeure en retrait de la presse et des revues traditionnelles. La plupart de ceux et celles qui ont rencontré et discuté avec des prostituées migrantes ne sont ni des théoriciens ni des écrivains. On conçoit différemment ce que l’on appelle « l’action directe » et « la recherche » et on la finance généralement sous la rubrique prévention VIH/SIDA. Ce qui signifie que les produits publicisés de la recherche résultant de l’action directe sont généralement limités à de l’information sur la santé et les pratiques sexuelles ; bien que considérable, le reste de l’information glanée n’est pas publié. Il y a des gens qui travaillent au sein de ces projets qui ont l’occasion de se rencontrer et de partager l’information, mais la plupart n’ont pas cette chance. Récemment, une nouvelle race de chercheur a fait irruption dans le décor : de jeunes théoriciennes étudiantes en sociologie ou en anthropologie et qui étudient les migrations. Ces chercheuses veulent rendre justice à la réalité qui les entoure, dans laquelle elles retrouvent autant de prostituées migrantes que de travailleuses domestiques/ »soignantes » migrantes. La plupart de ces chercheuses recueillent des historiques oraux et certaines ont commencé à publier, mais il faudra un certain temps avant que de telles conclusions soient reconnues. Le stigmate fonctionne de toutes sortes de manières, entre autre en taisant les résultats qui ne concordent pas avec le discours hégémonique. Les représentants du courant dominant se plaignent du fait que « les données ne sont pas systématisées » ou « qu’il n’y a pas de données. » Dans mon travail, je recherche ces résultats « marginalisés ».
Quitter la maison : le discours.
Il est frappant qu’encore en 2001, la femme qui quitte la maison pour la même raison que l’homme – pour améliorer son sort en travaillant – soit si largement perçue comme y étant poussée, obligée, contrainte ou forcée. Mais le concept de la femme comme partie essentielle de la maison (quand elle n’est pas carrément la maison) est si bien ancré qu’on lui refuse de façon régulière les moyens d’entreprendre une migration. Ainsi commence l’image pathétique de la femme innocente arrachée à sa demeure, forcée de migrer, quand elle n’est pas carrément enlevée ou vendue comme esclave. Cette image suit aujourd’hui celles qui migrent vers des endroits où les seules occupations rémunérées qui leur sont accessibles sont dans le service domestique ou le travail du sexe. Le discours du « trafic » repose sur la présomption qu’il vaut mieux pour la femme de rester chez elle que de quitter sa demeure et de s’attirer des ennuis ; les « ennuis » abîment la femme de façon irréparable (elle est ainsi groupée avec les enfants), alors qu’il va de soi que l’homme rencontrera des ennuis et qu’il en viendra à bout. Mais si l’un de nos buts est de trouver une vision de la mondialisation dans laquelle les plus pauvres ne jouent pas uniquement le rôle de victimes, nous devons reconnaître que des stratégies qui semblent moins gratifiantes pour certaines personnes peuvent être utilisées avec succès par d’autres. Ainsi, cet essai ne pose pas les questions à savoir si le service domestique peut être agréable ou si la prostitution devrait être vue comme un « travail ».
Les mauvais débuts ou les moments tristes, effrayants ou mêmes tragiques que traversent les gens qui migrent pour le travail ne les marqueront pas nécessairement pour toujours, et peuvent ne pas définir toute leur expérience de vie. L’impuissance relative lors d’une étape de la migration ne sera pas nécessairement permanente ; les gens pauvres profitent aussi « d’identités multiples », les échangeant au cours de leur cheminement de vie, composé de différents besoins, étapes et projets. En insistant sur la qualité intermédiaire de la migration lors de conditions moins qu’idéales, l’existence des pires expériences n’est pas niée. Les abus des agents qui vendent des entrées dans les pays industrialisés s’étendent aux migrants qui travaillent comme serviteurs domestiques et dans les ateliers clandestins, les maquiladoras, les mines, dans les industries agricoles, sexuelles ou autres, qu’il s’agisse de femmes, d’hommes ou de transgenres. Mais ces histoires tragiques ne sont heureusement pas la réalité de la plupart des migrants.
Déplacement ou égarement ? Questions de volonté et de « choix ».
La recherche chez les prostituées migrantes et les travailleuses domestiques révèle peu de différences essentielles dans leurs projets migratoires et démontre que les migrations qui ont pu commencer comme une sorte de mal de place (un sentiment de rejet, de n’avoir pas de choix raisonnable) ne sont pas condamnées à être des histoires tristes en permanence. Même les plus pauvres et celles qui ont été partiellement « trafiquées » ou « bernées » recherchent et trouvent des endroits dans lesquels elles peuvent être elles-mêmes, elles s’enfuient, changent d’emploi, apprennent à tirer parti d’amis, de clients, d’employeurs et de petits criminels. En d’autres mots, elles font comme d’autres migrants et dans tous les cas, sauf les pires, elles tendent éventuellement à trouver un chemin les menant vers une situation qui leur convient mieux, qu’il s’agisse de trouver une bonne famille chez qui faire le ménage ou un bordel dont le propriétaire est correct ou de bons contacts pour travailler à la pige.
Les migrations ne sont pas non plus totalement motivées par des soucis économiques. Exposés aux images médiatiques dépeignant les voyages à l’étranger comme étant essentiels pour l’éducation et les loisirs, les migrants potentiels apprennent que les pays industrialisés sont des lieux de vie très confortables et sophistiqués. Ils sont excités à l’idée de rencontrer des gens venant de d’autres pays. Ce ne sont pas tous les pauvres qui décident de migrer ; de ceux qui le font, les plus nombreux sont des gens intéressés et capables de prendre les risques inhérents au déracinement, dans le but de « se faire une place au soleil ».
Le cas qui m’occupe ici est celui des femmes et des transsexuels ayant migré vers l’Europe, mais les discours qui les représentent comme étant victimes d’un « trafic » existent partout autour du monde et sont étudiés par plusieurs organismes internationaux. Au moment de la rédaction de ce texte, la majorité des prostituées migrantes en Europe proviennent de l’Afrique de l’ouest, de l’Amérique Latine, de l’Europe de l’Est et des pays de l’ex-Union Soviétique.
Les travailleurs domestiques ont commencé à s’unir en dépit des frontières ethniques pour exiger le respect de leurs droits fondamentaux. Ce n’est pas le cas des travailleuses du sexe, ce qui en fait une population impossible à insérer dans les structures migratoires classiques, dans lesquelles des associations sont habituellement formées, constituant une étape essentielle à « l’installation » des migrants. Pour toutes sortes de raisons législatives et sociales, la moindre n’étant pas les politiques répressives de la police et des agents de l’immigration partout en Europe, les prostituées ont tendance à se déplacer constamment, de ville en ville et de pays en pays. Ce mode de vie itinérant crée une relation particulière entre l’individu et son « chez soi » qui l’empêche de faire ce que le migrant est « censé » faire afin de s’établir et de devenir un bon citoyen (de seconde classe) ; les Roma souffrent du même phénomène. Alors que le nomadisme est considéré romantique quand il est lointain (comme chez les Bédouins), on tend à le voir comme un problème social en occident.
Les écrivains qui se sont penchés sur les migrations et les diasporas gardent un silence presque total sur les prostituées migrantes. Pourtant, quels excellents sujets d’étude : elles traversent à répétition et avec intrépidité les frontières, et d’ordinaire elles arrivent avec peu d’information, peu de bagages et peu de connaissance de la langue locale. Mais les seuls aspects de leur vie qui soient examinés (par tous, pas seulement par les lobbyistes anti-prostitution) sont leur statut de victimes marginalisées et leur rôle présumé dans la propagation du VIH/SIDA ; ce sont là des injustices stigmatisantes. Cependant, l’on peut présumer que si le groupe utilisant la prostitution afin de passer en Europe et de faire un bon salaire était composé majoritairement d’hommes, le mouvement serait vu comme un geste créatif et non pas constamment qualifié de tragédie.
Trouver son plaisir dans la marge.
Un élément crucial de cette réaction sexospécifique est la présomption très répandue que le corps d’une femme est tout d’abord un « endroit » sexuel. Les expériences sexuelles de la femme ainsi que ses organes sexuels seraient essentiellement reliés à son estime de soi. Bien que ceci soit vrai pour beaucoup de femmes, ce n’est pas universel, et pour beaucoup de prostituées, le fait de se servir de son corps pour faire un profit n’est pas si bouleversant ou important ; d’ailleurs elles rapportent habituellement que leur première semaine au travail s’est révélée difficile, mais qu’elles se sont adaptées par après. Certains théoriciens affirment que quelque chose de l’ordre de l’âme ou du soi réel est « aliéné » quand une relation sexuelle se produit en dehors du contexte de « l’amour », et que cette expérience fait subir un tort irréparable à la femme, mais ces hypothèses demeurent moralisantes et impossibles à prouver. Certaines femmes se sentent blessées par la pratique de la prostitution alors que d’autres y trouvent du plaisir, ce qui signifie qu’il n’existe pas une seule expérience corporelle partagée par toutes-ce qui n’est pas une surprise, après tout. De toutes façons, même les prostituées qui n’aiment pas leur métier disent que c’est mieux que beaucoup d’autres options qui ne leur plaisent pas plus ; apprendre à s’adapter aux nécessités et à ignorer les aspects désagréables d’un métier est une stratégie humaine normale.
Lorsque l’on sentimentalise les « migrants déracinés », l’on oublie la kyrielle de façons qu’ils pourraient être misérables dans leur pays natal. Beaucoup de femmes, d’homosexuels et de transsexuels quittent les préjugés des petites villes, des emplois sans avenir, des rues dangereuses, des pères autoritaires et des conjoints violents. La « maison » peut aussi être un endroit ennuyeux ou suffocant, comme le démontre l’énorme variété de lieux de divertissement que l’on trouve à l’extérieur des maisons. Dans beaucoup de cultures du tiers monde, seulement les hommes ont le droit de jouir de ces plaisirs, d’occuper ces lieux ; en Europe, tout le monde y a droit. Les gens qui font de la prostitution ont aussi une vie privée, vont voir des films, fréquentent des bars, des discothèques, des restaurants, assistent à des concerts, des festivals, des fêtes d’église et vont dans les parcs. Leur désir de laisser derrière eux le travail et d’être ordinaire est pareil à celui de tous ; dans le contexte des espaces urbains, ils deviennent des flâneurs et des consommateurs, comme n’importe qui.
Concepts sociaux de la « place » des prostituées.
Plusieurs projets d’ONG en Europe oeuvrent avec des prostituées migrantes et cherchent à encourager leur auto-organisation pour la défense de leurs droits fondamentaux. Cependant, de tels projets demandent inévitablement que le sujet s’identifie comme prostituée, ce que font peu d’entre elles ; la femme s’identifie plutôt comme migrante de Cali ou de Benin City ou de Kherson travaillant temporairement dans l’industrie du sexe, pour arriver à ses fins. Ceci signifie que les questions d’identité l’intéressent moins que d’avoir le droit de continuer à gagner de l’argent comme elle le fait, sans se faire harceler et violenter d’un côté, et sans subir la pitié et les projets pour la « sauver » de l’autre.
Très souvent, le discours de la solidarité établit une dichotomie sur la « place » que doivent occuper les migrants : de un, leur pays natal (qu’ils aimaient et qu’ils ont été obligés de quitter) et de deux, l’Europe (d’où ils ne veulent pas être déportés). Les relations compliquées qu’entretiennent les migrants avec leur pays natal, qui n’est pas toujours un endroit qu’ils désirent visiter ou dans lequel ils aimeraient retourner vivre, sont exclues des discussions les concernant. Et quand les prostituées migrantes sont représentées comme étant des victimes d’un « trafic », on présume qu’elles ont été arrachées de chez elles contre leur gré, ce qui donne aux immédiates mesures de déportation peu subtiles des allures de gestes bienveillants (phénomène que certains activistes ironiques ont nommé du « re-trafic »). Divers théoriciens ont souligné que le travail des migrantes qui s’occupent d’enfants, de gens âgés et de personnes malades crée des « chaînes » d’amour et d’affection qui comprennent les familles qu’elles ont quittées, les familles pour lesquelles elles viennent travailler et les nouveaux liens tissés à l’étranger. Cette vision plus nuancée du rôle de la « place » dans la vie des femmes migrantes n’est cependant pas habituellement appliquée aux travailleuses du sexe.
Les milieux comme lieux de travail …
Toute cette théorie concerne peu la femme concentrée sur son avancement, pour qui sa relation aux « endroits » est dramatiquement affectée par l’industrie au sein de laquelle elle oeuvre, une série de milieux. Une femme provenant d’une région rurale du tiers monde peut arriver en Europe et, avec les bons contacts, bientôt gagner 5000 Euros ou plus par mois. Ce chiffre ne vise pas celles que l’on appelle parfois les prostituées « de luxe » qui travaillent avec des clients « d’élite » (qui peuvent gagner beaucoup plus), mais correspond à la somme moyenne gagnée dans de grands ou de petits clubs et bordels tout comme dans les appartements, dont les noms et les caractéristiques particulières changent d’un pays à l’autre.
Avec cette somme, une migrante peut assez rapidement rembourser les dettes encourues lors de sa migration. Pour la gagner, elle travaille dans des clubs, des bordels, des appartements et des bars multiculturels et multilingues. Ici on trouvera des gens de la Guinée Équatoriale qui travaillent avec des Brésiliens et des Russes, des Nigérians avec des Péruviens et des Bulgares. Les milieux sont des « lieux de travail » pour celles qui y vendent des services sexuels ; elles passent de nombreuses heures dans le bar, elles socialisent, elles parlent et boivent entre elles et avec la clientèle et d’autres travailleurs aussi, comme les chefs, les garçons de table, les caissières et les videurs. Pour ce qui est des appartements, certaines y vivent alors que d’autres ne viennent que pour faire leur quart de travail. Le fait de passer le plus clair de leur temps dans de telles atmosphères, pour peu qu’elles s’y adaptent le moindrement, produit des sujets cosmopolites, qui, par définition, entretiennent une relation spéciale avec la « place ». Les cosmopolites considèrent que le monde leur appartient, mais qu’ils n’y sont pas chez eux, et il n’y a rien dans le concept qui les empêche d’être pauvres ou d’être prostitués.
Il est facile de trouver des travailleuses du sexe migrantes qui ont vécu dans plusieurs villes européennes : Turin, Amsterdam, Lyon. Elles ont rencontré des gens provenant de dizaines de pays et parlent un peu plusieurs langues ; elles sont fières d’avoir appris à être flexibles et à tolérer la différence. Qu’elles parlent avec amour de leur pays natal ou non, elles ont dépassé la sorte d’attachement patriotique qui mène à la ferveur nationaliste et font partie du groupe qui pourrait bien être l’espoir du monde, celui qui juge les gens par leurs actes et leurs idées et non pas leur apparence ni leur origine. Voilà la force du cosmopolite.
Certaines personnes doutent qu’il puisse exister des relations de travail normales dans ces milieux. Ce doute semble faire de tous les autres lieux de travail des endroits moins aliénants : bureaux, cliniques et hôpitaux, usines, maisons, mines, ateliers clandestins, fermes, écoles et universités, etc… Mais l’industrie du sexe est énorme, comprenant clubs, bars, discothèques et cabarets, lignes téléphoniques érotiques, sex-shops avec cabines privées, salons de massage et saunas, services d’escorte, certaines agences matrimoniales, appartements, cinéma pornographique, restaurants érotiques, services de domination et de soumission et prostitution de rue. Beaucoup de ces emplois sont à temps partiel, occasionnels ou des emplois parallèles, et les conditions de travail pour ces millions d’emplois autour du monde varient énormément. On ne peut donc pas faire de généralisation en termes de « place ». Il y a souvent un grand roulement dans le personnel, mais ce phénomène est aussi caractéristique des emplois dans le milieu du cinéma et des arts de la scène, et aussi du travail de bureau « temporaire » et dans le domaine de l’informatique (où personne ne met en doute que des relations normales puissent avoir lieu). Selon l’individu, les relations avec les collègues peuvent traverser les frontières ethniques ou non ; les possibilités sont plus grandes là où l’on trouve une grande variété de personnes sans aucun type prédominant. C’est le cas dans les milieux, maintenant que les migrantes constituent la majorité des prostituées à travers l’Europe-jusqu’à 90 pourcent en Italie (Tampep 200).
… et les milieux comme frontières.
Les milieux ne sont pas que multiethniques ; ils sont comme des sortes de pays frontaliers : des endroits de mélange, de confusion et d’ambiguïté, où les « lignes » qui séparent les choses sont floues. Comme tant de prostituées migrantes d’Europe sont étrangères, les langues parlées dans les milieux incluent les pidgins, les créoles, le langage des signes et les lingua francas, où les Espagnoles apprennent à communiquer avec les Nigérians, les Italiennes avec les Russes, les Françaises avec les Albanais. De la même façon, beaucoup de clubs ressemblent à des carnavals, où le monde est à l’envers, où la prostituée est comme le pícaro, la semi-étrangère qui dupe son prochain au lieu de travailler honnêtement, remplissant le rôle de “l’étrangère cosmopolite … qui exploite l’état liminal d’être ni tout à fait l’un ou l’autre des points fixes dans une séquence de statuts et en fait une chose permanente” (Turner 1974, 232).
Les milieux sont des sites d’expérimentation et de spectacle, où les uns jouent la masculinité et les autres la féminité. Des enquêtes aussi éloignées les unes des autres que Tokyo et Milan démontrent que pour beaucoup de gens, l’acte sexuel accompli à la fin d’une soirée en ville ou d’un puttan tour n’est pas le cur de l’expérience, qui réside plutôt dans le partage avec des amis d’une soirée où l’on discute, l’on boit, l’on regarde, l’on conduit, l’on flirte, l’on fait des remarques, l’on consomme de la drogue et, de façon générale, l’on se comporte en « hommes' » (Allison 1994, Leonini 1999). La prostituée dans son uniforme de travail fait ce qui rapporte de l’argent : dans le cas de la transsexuelle, une hyperperformance de féminité. N’importe quel service sexuel contracté n’occupe habituellement pas plus de quinze minutes ; pourtant, les travailleuses et les clients passent de longues heures à se tourner autour, en marge de l’acte sexuel.
Dans l’institution patriarcale qu’est l’industrie du sexe, ce sont les hommes qui ont la « permission » publique d’expérimenter avec leur masculinité et d’entrer en relation avec des gens qu’ils ne rencontreraient pas ailleurs. La disponibilité des femmes migrantes, des hommes homosexuels et des transsexuels signifie que des millions de relations se produisent chaque jour entre des personnes de cultures différentes. La réduction de ces relations à des « actes » indistincts et leur élimination de la considération culturelle à cause du fait qu’elles impliquent de l’argent ne peut être justifiée. Pour ceux qui théorisent que le sexe c’est la culture, les pratiques sexuelles sont construites, transmises, changées, et même mondialisées, et les travailleuses du sexe migrantes sont les porteuses du savoir culturel.
Tous s’accordent pour dire que l’industrie du sexe existe dans le cadre d’une structure patriarcale. Les critiques continueront de déplorer la perte de leur « chez soi » des prostituées migrantes et la quasi-impossibilité qu’elles s’organisent formellement. Mais rendons aussi à César ce qui est à César : il faut reconnaître la débrouillardise de la plupart des femmes migrantes et leur donner la possibilité de vaincre leur victimisation et de ressentir plaisir et satisfaction dans les situations difficiles et les endroits qui leur sont étrangers.
Références :
Agustín, Laura. 2000. “Trabajar en la industria del sexo.” OFRIM Suplementos, 6, Madrid. Traduction anglaise, “Working in the Sex Industry”
Allison, Anne. 1994. Nightwork : Sexuality, Pleasure and Corporate Masculinity in a Tokyo Hostess Club. Chicago : University of Chicago Press.
Appadurai, Arjun. 1996. Modernity at Large. Minneapolis : University of Minnesota Press.
Hefti, Anny Misa. “Globalization and Migration”. Présentation à la conférence Responding to Globalization, 19-21 Septembre 1997, Zurich.
Leonini, Luisa, éd. 1999. Sesso in acquisito : Una ricerca sui clienti della prostituzione. Milan : Edizioni Unicopli.
Nielsen Netratings, publié dans Ciberpaís, 9 Mars 2001, p. 13, Barcelone.
Parker, Richard, Barbosa, Regina Maria et Aggleton, Peter. 2000. Framing the Sexual Subject : The Politics of Gender, Sexuality and Power. Berkeley : University of California Press.
Sibley, David. 1995. Geographies of Exclusion. Londres : Routledge.
Tampep (Transnational AIDS/STD Prevention Among Migrant Prostituées in Europe Project). 1999. Health, Migration and SexWork : The Experience of Tampep. Amsterdam : M. A de Graaf Stichting.
Turner, Victor. 1974. Dramas, Fields and Metaphors. Ithaca : Cornell University Press.