In Le journal des psychologues ; n° 220 – septembre 2004
Christine Bonardi : Maître de conférences à L’université de Nice Sophia AntipoLis
Claude Tapia : Professeur émérite de psychologie sociale à L’université de Tours
L’actualité offre matière à s’interroger, sur le réveil de la laïcité militante face à des manifestations communautaires plus affirmées ou agressives que par le passé, dans la société française. Les problèmes posés par ces nouveaux conflits notamment celui de l’affichage ostensible des symboles religieux ou ethniques ont été étudiés, dans le registre théorique, par les sciences humaines et sociales. Christine Bonardi les aborde ici sous l’angle de la psychologie sociale appliquée.
Claude Tapia Au cours de l’année 2003, les débats aussi bien dans le monde politique qu’intellectuel ou éducatif, ont été vifs, passionnés, à propos d’une pratique qui s’est répandue en France, consistant, surtout chez les jeunes, à afficher ostensiblement des symboles d’appartenance religieuse ou communautaire. Avant d’aborder ce problème sous l’angle théorique, peut on, à votre avis, caractériser l’approche naïve (au sens psychosociologique) du problème par l’opinion ?
Christine Bonardi Sur un plan très général, les psychologues sociaux distinguent deux modes de pensée qui caractérisent l’être humain.
Le premier, « scientifique », s’exerce lorsqu’il s’agit de traiter les informations disponibles de manière objective en prenant appui sur des principes de rationalité. On progresse en créant, au fur et à mesure, des critères objectifs pour infirmer ou confirmer les déductions, les raisonnements, puis les conclusions. L’objectif est de découvrir des lois de fonctionnement de portée universelle pour, ensuite, par exemple, émettre des diagnostics sur les cas particuliers ou expliquer des phénomènes précis. La pensée sociale, l’approche naïve donc, fonctionne différemment : elle satisfait à une logique qui s’enracine dans l’expérience immédiate (vécu, témoignages) et s’oriente vers la gestion des situations de la vie quotidienne, la recherche d’approbation ou d’influence sociale. Sa fonction pratique la met au contact direct des intérêts et de rengagement social de ceux qui la produisent. Être impliqué dans ou par quelque chose focalise le raisonnement explicatif sur le singulier, le cas particulier permet d’obtenir immédiatement une réponse aux questions que l’on se pose ou la solution d’un problème. Le sujet social n’est certainement pas préoccupé en priorité par la généralité ou la validité de ses déductions, mais plutôt par leur légitimité sociale : les connaissances quotidiennes se construisent en situation et non dans l’abstrait, les explications produites prennent sens par rapport au regard d’autrui et non par rapport à des concepts scientifiques, l’affectif prend souvent le pas sur le cognitif
Les débats contradictoires et passionnés à propos du problème que vous évoquez sont bien le fait d’une pensée sociale en acte : face à l’affichage d’une appartenance, chacun réagit en sélectionnant parmi les faits et les informations disponibles dans le circuit social ceux qui correspondent à ses valeurs et à ses expériences antérieures, et fait appel à des conceptions plus générales (représentations, idéologies ou croyances). Cette façon de produire du sens est éminemment sociale : en adhérant à des idées communes, un groupe de personnes dispose d’une visibilité sociale ; les connaissances retenues lors de communications ou d’échanges donnent une grille de lecture qui sert ensuite à orienter les communications et les actions de chacun.
C.T. À présent, il faut se demander sur quelle toile de fond théorique on pourrait projeter ce phénomène d’affichage ostensible des fidélités religieuses ou ethniques. Il me semble a priori concerner aussi bien la sociologie religieuse que les chapitres de la psychosociologie traitant des représentations sociales et de l’identité. Vos propres travaux s’inscrivent, je pense, dans ce contexte théorique.
C.B. Religiosité et ethnicité ne peuvent être fusionnées de manière systématique, bien que cela semble le cas pour le problème qui nous occupe, mais un arrière-plan théorique en rapport avec les représentations sociales me paraît tout à fait pertinent pour éclairer ce phénomène, puisqu’elles émanent directement de la pensée sociale et en épousent les finalités. Les représentations sociales sont des constructions relatives à un objet social, élaborées par un groupe social et différent d’un groupe à l’autre ; Serge Moscovici les considérait même comme un équivalent moderne des mythes et systèmes de croyances caractéristiques des sociétés traditionnelles. Les représentations aident à comprendre le monde, à résoudre les problèmes qu’il pose, à s’y adapter et à s’y conduire efficacement. Comme signe d’appartenance à un groupe, elles donnent à celui-ci une visibilité, une identité sociale.
En première lecture, on pourrait donc concevoir qu’afficher des appartenances c’est faire état de ce que l’on est – une signature identitaire – et de la manière dont on conçoit un aspect du monde social. Les groupes ou les fractions de population que vous évoquez ne se bornent pas à arborer des signes de reconnaissance ou d’identification collectifs, ils développent dans le même temps des discours, réalisent des actions spécifiques et, ce faisant, exposent leurs représentations. Débats et prises de positions contradictoires sont ainsi des occasions d’échange de représentations entre (et sur) divers groupes.
Les travaux de psychologie sociale ont bien montré de quelle manière les groupes s’approprient des informations circulant dans le tissu social : elles sont sélectionnées – suivant des critères de préférence dépendant des valeurs et idéologies auxquelles la personne adhère -, extraites de leur contexte, recomposées en un « noyau imageant » autonome, puis confrontées aux catégories que l’individu et le groupe possèdent déjà pour leur propre usage. Lorsqu’un phénomène donné vient sur le devant de la scène publique et médiatique, il remplit notre cadre quotidien en saturant les communications – comme c’est le cas en ce moment pour les signes d’appartenance -, nous sommes alors amenés à réévaluer nos positions, à prendre conscience d’éléments nouveaux relativement à un problème que l’on nous présente aujourd’hui comme majeur, à moduler nos représentations.
Les mécanismes de la catégorisation sociale, traités par la psychologie sociale, font que nous pensons en opérant des regroupements d’événements ou de personnes en catégories, définies par les caractéristiques les plus typiques des objets qui les composent. C’est une façon économique (qui a pour corollaire une certaine simplification) de traiter une quantité plus importante des informations présentes de notre environnement. Cela fonctionne aussi au niveau des rapports entre groupes : les membres d’un groupe partagent des idées et des préoccupations dans un registre donné et se présentent comme une catégorie à part entière, avec ses finalités et représentations propres. L’affichage ostensible de fidélités au groupe est une façon de se rendre visible aux yeux de la société, d’affirmer son existence.
C.T. Peut-on, à votre avis, mettre en relation, comme je le pense, la volonté de certains groupes d’exhiber des signes identitaires forts et la tendance assez nette, aujourd’hui, de communautarisation de la société et d’ethnicisation des relations sociales ?
C.B. La fidélité à une communauté peut pousser à rendre ostensible son affiliation, mais le relief de tels signes identitaires peut faire question dans la société actuelle, restreignant alors peu ou prou l’image sociale de la communauté à ces signes et à leurs connotations. Les termes de communautarisation et d’ethnicisation ont une valence plus négative que constructive en regard d’une société qui réaffirme haut et fort son attachement à des valeurs fondamentales de liberté ou de citoyenneté. C’est l’une des plus belles démonstrations de la psychologie sociale que d’avoir mis en évidence combien il est facile de créer un fort sentiment d’appartenance et une solidarité sans faille simplement en répartissant arbitrairement des personnes en groupes distincts, ce que Matt Ridley appelle le « groupisme ». Jusque dans les années soixante-dix, la solidarité que la société française affichait le plus volontiers concernait la partition en catégories sociales issue de la lutte des classes (patrons/ ouvriers …). Ces clivages fonctionnels n’empêchaient pas un étiquetage transversal lié à la notion de citoyenneté. La crise pétrolière, un chômage devenu structurel, le contrecoup de la décolonisation et des indépendances ou encore les phénomènes politiques mondiaux sont passés par là. Et ce que l’on qualifie de « communautarisme » peut aussi bien se lire comme les prémices de l’apparition de nouvelles formes de socialité, propres à diluer les distinctions traditionnelles dont le pouvoir d’explication et de justification des rapports sociaux s’estompe.
Certains sociologues, comme Michel Maffesoli, étudient des formes de socialité nouvelles, transversales par rapport aux classes sociales. Les « tribus modernes » qu’il décrit (internautes, rassemblements sportifs, villages urbains, tribus techno…) sont des ensembles flous fonctionnant sur l’affectif, la communauté de pensée et le partage. La fragmentation des sociétés occidentales se lit dans le fait que les individus paraissent délaisser les appartenances à des groupes identifiés au profit de regroupements basés sur du relationnel symbolique, qui se vivent dans un présent fortement investi. Chacun conserve ses fonctions sociales (politiques, associatives, de travail) qui le contraignent à se plier aux objectifs du groupe, mais, à travers ses tribus, l’individu peut jouer une multiplicité de rôles, revêtir diverses apparences. Le communautarisme est encore un autre type d’agrégation : l’affectif et le symbolique y jouent un rôle fort, mais l’appartenance au groupe est au centre d’une définition identitaire de type religieuse, ethnique, culturelle idéologique, et le besoin d’une légitimité sociale est fort. Selon les cas, les régimes ou les époques, le communautarisme est analysé positivement (échange culturel et social, diversité synonyme de richesse, etc.) ou négativement (repli, retour vers structures archaïques, menace pour l’intégrité nationale, etc.). Dans ce dernier cas, la revendication communautariste est perçue comme dangereuse pour la société. Certains propos de Jacques Chirac vont d’ailleurs dans ce sens quand il affirme que la République reconnaît la citoyenneté de chacun, mais non l’appartenance à une communauté, comme composante de la citoyenneté française ; l’affirmation d’appartenances ethniques et/ou religieuses n’ayant pas valeur d’acte politique.
Deux prototypes de groupe occupent places inégales (dominants/dominés) dans nos sociétés : le type « collection », dont les membres se trissent eux-mêmes et sont socialement perçus comme un ensemble d’individus ayant chacun leurs caractéristiques propres, et le type « agrégat » dont l’identité sociale se base sur l’homogénéité, les caractérises étant groupales et les individus plutôt interchangeables.
L’identité sociale et personnelle s’exprimerait alors en des termes plutôt singuliers ou plutôt collectifs/relationnels. Considérant que la norme qui prévaut dans les sociétés occidentales est plus nettement individuelle – d’autonomie et de responsabilité de l’individu -, la conscience aiguë ou marquée d’appartenir à une communauté dispose à une définition identitaire en termes agrégatifs et peut évidemment s’associer au port de signes clairement visibles. En cela, les identités communautaires s’opposent frontalement à la norme individualisante des sociétés occidentales.
Reste que notre société ne semble pas favorable à un partage social fondé sur le communautarisme, lors même que l’Europe peut être vue comme une menace pour les identités nationales. La communautarisation et ses marques identitaires, tout comme les tribus, pourraient être les témoins d’un malaise social, dune perte des repères hérités de l’époque dorée des sociétés industrielles, avec pour corollaire le besoin des personnes de réviser leur place dans la société, de redéfinir leur identité sociale. Les modèles forts et « affectivisés », dans lesquels on peut se reconnaître comme un tout, un agrégat, seraient une façon de se positionner et de se rassurer. Il n’est donc pas surprenant que l’adhésion des jeunes à de tels modèles soit la plus visible.
C.T. Autre point qui mérite réflexion : l’inégale prégnance ou visibilité des différents symboles religieux. On peut avoir l’impression que ceux-ci correspondent à des degrés différents d’identification groupale et que cela est perçu et catégorisé socialement. Par ailleurs, il semblerait que les polémiques se concentrent plutôt sur le voile islamique que sur d’autres symboles religieux ou ethniques. Faut-il voir là une indication sur le potentiel de significations singulières contenues dans cet attribut religieux ?
C.B. La conjoncture internationale est telle que certains groupes sont en ce moment plus visibles que d’autres dans la mesure où ils se présentent sous une forme agrégative en soulignant leurs points communs, en affichant des signes d’appartenance souvent considérés comme symptômes ou indices de caractéristiques sous-jacentes. Il est alors aisé de raisonner à leur endroit en termes essentialistes. On sait, notamment grâce aux travaux sur les stéréotypes, avec quelle facilité nous nous représentons les groupes comme fondés sur des essences – l’essentialisme est aussi saillant émotionnellement plutôt que sous la forme de coalitions – qui impliquent une estimation précise de la fiabilité des autres et la prise en compte du rapport coût/bénéfice résultant de l’adhésion au groupe. Par ailleurs, le fonctionnement sociétal sur le mode majorité/minorité fait que, pour Serge Moscovici notamment, les marques distinctives d’un groupe peuvent se concevoir comme des stigmates ou comme des signes de reconnaissance. Les premiers constituent une forme de discrimination d’autrui qui limite ou empêche l’intégration dans la société parce qu’ils focalisent l’attention. C’est le cas, par exemple, des marques que nous apposons au niveau de la couleur de peau, des accents ou des modes d’habillement. Le groupe qui est ainsi rendu visible par un attribut stigmatisant sera largement perçu au moyen de traits et d’attributs négatifs : on met alors en exergue le topoï de l’étranger, de l’altérité, menaçante pour sa propre culture. À l’inverse, les signes de reconnaissance font d’autrui un « presque-soi » ou un complément et incitent à raisonner en termes de réciprocité, d’entraide, d’échange.
Le voile islamique est, en France, un bon candidat à l’étiquetage stigmatisant : il peut marquer, par exemple, l’oppression des femmes, les inégalités intersexes, la privation de liberté… Edgar Morin, dans un article paru en novembre 1989 dans Libération, refusait cet étiquetage au nom de ses connotations sous-jacentes : selon lui, le foulard banalise la pratique, le tchador l’« ayatollise », le hidjeb la « maghrébise » ou la « folklorise » et le voile (islamique) renvoie au religieux et à l’interdit visant la femme. La polysémie du terme revêt alors une autre ampleur si l’on considère par ailleurs les tentatives, avortées, de statuer sur les barbes, croix, kippas et autres uniformes, ou sur la taille requise pour les symboles d’appartenance. Les significations attachées au voile sont sans doute les plus dérangeantes pour notre culture : il suscite la comparaison plus que la reconnaissance sociale d’une différence, débouche sur une discrimination soi/autrui et dénote une part des représentations que la société française développe à l’endroit des appartenances ethniques et religieuses. La communauté française est alors susceptible de mouvements ethnocentriques ou nationalistes/patriotiques, puisque le groupe d’appartenance est le terme valorisé de cette comparaison entre cultures. Le voile islamique, s’il relève bien de différents registres de pensée, réactive aussi le contexte mondial avec la résurgence de l’antique partition Orient/Occident, la problématique de l’immigration/intégration, voire le nationalisme. Il permet alors une assez nette stéréotypisation : les « antivoile » peuvent lier religion et politique – avec, en arrière-fond, prosélytisme et intégrisme, rapports intersexes, menace pour la paix civile et la cohésion sociale, détérioration de l’esprit républicain sous la poussée communautariste – et les « provoile » accentuer le partage, la tolérance, le droit à la scolarisation pour tous – sur un arrière-plan d’égalité des citoyens. Les significations de cet attribut religieux ne sont donc pas singulières en elles-mêmes, mais le sont dans la mesure où leur saillance témoigne d’une cristallisation sur un groupe d’un ensemble de problèmes convergents, locaux et nationaux (accroissement des comportements intolérants à récole et tensions interethniques dans certains quartiers) ou internationaux (guerres et terrorisme, par exemple).
C.T. Vous avez publié dans la dernière parution de la revue Connexion un article sur la mémoire collective.
Peut-on dire que, dans la mémoire bien de nationale française, la conquête de la laïcité a laissé une trace telle que la moindre dérive ou menace sur celle-ci suscite des réactions très vives et l’exigence d’un rappel impérieux de la norme ?
C.B. La conquête de la laïcité dans la lutte de l’État contre l’Église fut un moment fort pour la nation française et une grande affaire idéologique, religieuse, morale et de pouvoir. Le terme conserve donc encore un sens collectif. Mais les réflexions de la psychologie sociale, relativement aux cadres de la mémoire, portent à penser que les choses ne sont pas simples : on promeut au rang d’objets de mémoire des lieux et événements périodiquement magnifiés ou fêtés ; cela ne signifie pas que leur mémoire se transmette inchangée d’une génération à la suivante. On sait aussi que notre capacité de réactiver des éléments du passé est partielle et plus ou moins fidèle. Dans le cadre sociétal, le travail de mémoire reconstruit le passé pour les besoins du présent : il s’appuie sur les nécessités du moment, les positions idéologiques ou politiques dominantes ; certains épisodes ou faits sont ainsi renforcés, lors même que d’autres sont occultés. Que reste-t-il alors aujourd’hui pour les plus jeunes sous cette étiquette de laïcité ? La définir et en esquisser les limites ne peut assurément se faire de la même manière qu’à l’époque de jules Ferry. Sans lui dénier son importance, deux aspects peuvent éclairer les réactions exacerbées et la rigidification par rappel des normes laïques de la République : tout d’abord, l’existence de représentations normatives transmises d’une génération à l’autre est une composante de la mémoire collective. Il s’agit de prescriptions stables et obligatoires, de comportements impersonnels et de règles morales que la société a déduits de ses expériences antérieures et des effets des infractions sur les personnes. La laïcité peut donc faire partie des représentations normatives transmises par l’éducation. À ce titre, nous avons tous une idée, fût-elle vague, de son registre d’application, mais, ses tenants et aboutissants faisant partie du passé, la place est libre pour des reformulations. Par exemple, Jacques Chirac fait de la laïcité un cadre de liberté, le philosophe Pierre-André Taguieff voit dans le port du voile une stratégie d’intimidation de la société, Philippe de Villiers parle d’un processus de colonisation à rebours de la France. Le rappel de la norme républicaine de laïcité devient donc une nécessité lorsqu’elle est mise à mal, mais il va de pair avec une reconstruction du sens à partir des problèmes présents : l’État, qui doit en redéfinir les frontières et en rappeler les grandes lignes, doit aussi fournir un « mode d’emploi » et donner, notamment à l’éducateur, les moyens de rappliquer et de la gérer au quotidien ; c’est tout l’écart entre la représentation normative de la laïcité et des représentations, disons immédiatement fonctionnelles, sur le voile ou les rapports au sein de l’école. Par ailleurs, Serge Moscovici et Georges Vignaux ont nommé « thêmata » des principes premiers qui suscitent des formes de discours sociaux poussant l’individu à se plier aux idées communes ou, au moins, à en tenir compte. Ils se trouvent emboîtés dans de grands systèmes d’oppositions archétypaux qui régissent le champ social, par exemple moralité/immoralité, justice/injustice… mon sentiment étant que l’on pourrait y adjoindre laïque/religieux.
Si des thêmata tels que la tradition, l’égalité, la scolarisation, etc., sont malmenés, dans la mesure où ils étayent une structure profonde, transgénérationnelle et fondamentale pour la vie quotidienne d’une société, il n’est pas surprenant que les réactions soient immédiates et vives : tout ce qu’ils ont servi à mettre en place est alors en danger d’être mis en cause.
C.T. Dans le prolongement de la précédente question, j’observe, d’une part, que les intellectuels ne se sont pas retrouvés tous sur la même ligne défense de la laïcité et de la « républicanité », d’autre part, que le clivage au sein de la classe politique à ce sujet ne recouvre pas l’opposition idéologique droite/gauche. Les sciences humaines et sociales peuvent-elles être de quelque secours pour comprendre cet état de fait ?
C.B. En son temps, l’affaire Dreyfus avait déjà fait sauter les verrous de cette partition droite/gauche. Mais, effectivement, depuis février 2oo3, la classe politique comme les institutions et les mouvements associatifs font jouer laïcité dure contre laïcité ouverte. Par exemple, Jacques Chirac et Jack Lang ont pris position faveur de l’interdiction du port du voile à l’école, Luc Ferry s’est montré plus sensible au rappel du principe laïcité intégré à la loi d’orientation sur l’éducation prévue pour 2004. Intellectuels et éducateurs de tous bords ont également affiché des positions divergentes, le conflit et débats paraissant plutôt refléter une partition réactionnaires/progressistes, chacun avançant, au nom des mes valeurs, des arguments différents. En fait, il semble que le déplacement des clivages traditions provienne, en partie, d’une difficulté à cerner les contours du problème : ce qui n’était, au départ, qu’un point particulier – le port du voile – devient une préoccupation pour tous, et il convient alors de se demander ce qui fait qu’une pratique, somme toute assez courante, acquiert, à un moment donné, une forte valeur identitaire et symbolique. Il est possible que nous ayons là passage d’un fait d’actualité à un événement social. Un événement marque un tournant historique et symbolique ou une prise de science qui amène à des réinterprétations, oblige à mettre en mots ce qui n’est pas encore verbalisable. Un système de représentations se cristallise alors, une sensibilité et une connaissance nouvelles se développent, un langage se met en place. Notre société éprouve apparemment ce besoin de donner un sens global à l’affichage de signes religieux ou ethniques, la vigueur des débats, les prises de position, radicales ou contradictoires, ou encore la volonté de légiférer, participent de cette quête de sens. La tempête médiatique qui a fait rage témoigne du grand nombre de significations potentiellement affectables au problème : du côté des grandes valeurs et du symbolisme, les façons de penser, les tropismes et les rapports de force qui traversent la société française dès les années quatre-vingt tournent autour de la laïcité en tant que question de société, de problèmes de culture et de religion, du cléricalisme, de la citoyenneté et des principes républicains ou encore de l’immigration/ intégration. Si tous adhèrent à ces valeurs qui transcendent les clivages politiques, la lecture du phénomène semble plutôt différer selon des sensibilités plus larges. La recherche de sens achoppe aussi sur les modalités d’action : circulaires, projets de loi, mesures ou suggestions nous entraînent vers la violence à l’école ou dans les quartiers, le retour au port de l’uniforme à récole, la tolérance de cette dernière vis-à-vis de l’affichage de croix chrétiennes dans ses murs, la délicate partition entre tenues religieuses et tenues traditionnelles, les hôpitaux, les fêtes religieuses, les cimetières ; bref, tout ce qui, en son temps, a constitué la matière des débats de la Commission Stasi chargée en 2003 de se pencher sur l’application du principe de laïcité et les délices des médias. Pour me limiter à un seul exemple d’impact du travail médiatique, l’ébauche d’un langage commun est largement de leur initiative : Paul Siblot signalait, en 1992, l’existence de préférences verbales – « foulard » pour Le Monde, « voile » pour Libération, « tchador » pour Le Quotidien de Paris et Le Figaro – qui montre qu’ils esquissent déjà par les appellations des liens entre cette pratique et la religion, les traditions, la culture, voire le fanatisme ou le fondamentalisme. Cette articulation entre mots et images sociales rend saillantes certaines identités sociales plutôt que d’autres. Et cela est typique de la construction du sens dans les séries événementielles. La spectacularisation médiatique amplifie évidemment les ressorts affectifs et passionnels du problème, et le travail réalisé sur l’information avant sa présentation conduit à limiter les termes de l’interprétation, à réduire les enjeux à une appellation susceptible de réveiller des implicites culturels ou religieux et de susciter un étiquetage stéréotypé. On n’a certes pas appris grand-chose dans les débats médiatiques sur les fondements de la laïcité et ce qui fait d’elle une grande valeur de la République ou encore sur les racines des « grandes peurs » (intégrisme, islamisme …). Et la décision de légiférer sur les signes religieux, qui semble vouloir clore le débat, peut laisser un sentiment d’inachevé. Au sein même de la Commission Stasi, des voix se sont élevées pour clamer cette insatisfaction : Bernard Stasi, Alain Touraine, René Rémond ou Gilles Kepel signalent que le voile fut, dans les débats de la Commission, un problème annexe par rapport à des préoccupations telles que la capacité française d’intégrer de nouvelles populations, les problèmes de conscience publique, de libertés des personnes, de mobilité des populations issues de l’immigration.
C.T. Les récents sondages, de même que le rapport annuel de la commission consultative des droits de l’homme dénoncent sinon un accroissement du moins la persistance des agressions racistes ou antisémites. Certes, il est admis qu’une partie importante de ces actes est le fait de jeunes délinquants des quartiers dits « sensibles » qui agissent par provocation xénophobe, antirépublicaine, anti-intégrationniste, il reste que, globalement, les rapports entre les groupes sociaux sont actuellement marqués, en France, par la méfiance. La psychologie sociale peut-elle apporter un éclairage particulier sur ces formes nouvelles d’ethnocentrisme au sein des sociétés libérales démocratiques ?
C.B. Nous finissons sur une question épineuse et sensible : le climat de méfiance des sociétés libérales et démocratiques envers les revendications ethniques est une constante. Il ne s’agit donc pas d’un nouveau virus menaçant des valeurs fondamentales. En tant que psychologue social, j’analyserais le problème à différents niveaux, non absolument congruents entre eux : le mouvement de stéréotypisation de certains groupes ou communautés montre qu’il est dans l’ordre des choses de décrire les groupes auxquels on n’adhère pas à l’aide d’un petit nombre d’attributs – souvent négatifs et proches de ceux qui caractérisent les personnes – que l’on applique sans distinction aucune à tous les membres du groupe. À quoi peut s’ajouter le mécanisme ethnocentrique de discrimination positive de son groupe d’appartenance ou de sa communauté assortie d’une dévalorisation du ou des autres. Au regard du climat de suspicion actuel, ce mécanisme amènerait la société à réaffirmer ses propres valeurs tout en dépréciant ceux qui ne les partagent pas. Et, sans pousser très loin l’analyse, il n’est besoin que d’écouter les propos émis pour qualifier les actes agressifs lorsqu’ ils évoluent sur le registre du racisme ou de la ségrégation. En outre (et le travail de Jean-Léon Beauvois consacré à la « servitude libérale » en constitue une bonne analyse), les formes d’exercice du pouvoir dans les États dits « libéraux » et « démocratiques » qui font appel à de grandes causes, valeurs ou idéaux, pourraient donner du relief à de nouvelles formes de revendications ethnocentriques : si l’individu a le sentiment d’un partage affectif ou cognitif plus intense dans des formes communautaires, voire des tribus, il se définira en tant qu’être social en s’opposant aux grandes valeurs républicaines, libérales, démocratiques, donc au pouvoir institutionnel.
Enfin, notre société, à l’image d’un « village planétaire », se trouve beaucoup plus qu’auparavant dépendante des phénomènes qui se produisent en d’autres lieux. Grande est alors la tentation pour tout un chacun – et les médias nous en fournissent quotidiennement la preuve – de retenir des explications dans lesquelles causes et effets relient à l’envi problèmes internationaux et locaux, figures célèbres et quidams quelconques, actes de grande portée et phénomènes microlocaux. L’effet papillon d’Edward Lorenz prendrait tout son sens en s’exprimant, par exemple, dans des arguments du type « quand Sharon éternue, une agression antisémite se produit en France ». Ce durcissement des rapports entre les peuples et à l’intérieur des pays, tel que les populations le perçoivent et que les médias le retransmettent, pourrait bien figurer une autre image de la, mondialisation. a
BIBLIOGRAPHIE
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