Mauvezin mars 2005
Le cas des maltraitances d’enfants Méditations sur les mythes du temps présent
Définitions et présentation générale Les défenseurs de la résilience nous disent ceci : Le mot « résilience » vient du latin rescindere, c’est-à-dire l’action d’annuler ou de résilier une convention, un acte. Emprunté au terme resilire, il signifie aussi « ressauter » ou « sauter en arrière », « se retirer ». Le mot « résilier » a pris dans le vocabulaire juridique le sens de « renoncer, se dédire ». Selon B. Cyrulnick, « résilier un engagement signifie aussi ne plus être prisonnier d’un passé, se dégager. La résilience n’a rien à voir avec une prétendue invulnérabilité ou une qualité supérieure de certains mais avec la capacité de reprendre une vie humaine malgré la blessure, sans se fixer sur cette blessure. »
La résilience appartient au vocabulaire technique du traitement des métaux, elle désigne à l’origine, une qualité des matériaux qui tient à la fois de l’élasticité et de la fragilité, et qui se manifeste par leur capacité à retrouver leur état initial à la suite d’un choc ou d’une pression continue.
Dans le domaine de l’écologie, la résilience souligne, d’une part la capacité de récupération ou de régénération d’un organisme ou d’une population, et d’autre part, l’aptitude d’un écosystème à se remettre plus ou moins rapidement d’une catastrophe – inondation, sécheresse, etc. Les écosystèmes développent plusieurs mécanismes d’autorégulation et parviennent à surpasser les effets des désordres en rétablissant simplement et de manière progressive le stade initial de leur homéostasie écologique. Les écosystèmes subissent également de nombreux changements adaptatifs de nature créative qui transcendent les simples corrections apportées aux dommages subis.
Les anthropologues évoquent la possibilité pour certaines ethnies, sociétés, langues ou systèmes de croyances de conserver des traces de leur patrimoine malgré les vicissitudes du colonialisme et les pressions des groupes dominants.
Dans les domaines de la psychologie, de la victimologie et de la criminologie, le terme s’est imposé dans le traitement des situations à risque et en particulier celui des enfants vulnérables dont on cherche à solidifier les aptitudes à rétablir un équilibre émotionnel lorsqu’ils subissent des moments de stress ou des abus importants, par une meilleure compréhension du ressort psychologique.
En psychologie clinique, la résilience devient un concept plus complexe. La résilience est « l’aptitude des individus et des systèmes (les familles, les groupes et les collectivités) à vaincre l’adversité ou une situation de risque. Cette aptitude évolue avec le temps ; elle est renforcée par les facteurs de protection chez l’individu ou dans le système et le milieu ; elle contribue au maintien d’une bonne santé ou à l’amélioration de celle-ci. » (Mangham et al., 1995)[1]
En psychologie clinique, la résilience est la capacité à vivre, à réussir, à se développer en dépit de l’adversité. D’un point de vue psychique, il s’agit de la possibilité pour un individu de développer des mécanismes de résistance et de survie malgré les vicissitudes de l’existence, des circonstances difficiles, des malheurs, un choc traumatique ou un environnement défavorable, voire hostile. Sorte d’endurance face au stress post-traumatique, la résilience offre au sujet un sentiment de compétence, une ouverture différente sur lui-même et d’autres perspectives qu’un stress continu ou répétitif. Ce mécanisme psychologique restaure ainsi une certaine confiance en soi impliquant plus de sécurité intérieure et apporte de nouvelles possibilités d’épanouissement malgré les difficultés rencontrées, les traumatismes subis ou les risques d’abréactions désagréables.
Il est intéressant de noter que ce terme désigne la capacité intrinsèque des systèmes vivants à retrouver un état d’équilibre, soit leur état initial, soit un nouvel équilibre, qui leur permette de fonctionner après un désastre ou en présence d’un pression persistante. (Dans la médecine traditionnelle chinoise on connaissait déjà un processus identique…)
De manière plus transcendantale et convergente, pense la résilience comme « un processus diachronique et synchronique », c’est-à-dire « l’articulation des forces biologiques développementales avec le contexte social, pour créer une représentation de soi qui permet l’historisation du sujet ».[2]
A partir de son expérience traumatisante, le sujet résilient parvient à maintenir et dynamiser son économie psychique afin d’en conserver l’efficacité représentative. Ce processus est d’autant plus complexe qu’il dépend des données objectives du traumatisme réel (guerre, génocide, torture, viol, attentat, etc.) et des données subjectives du trauma psychique (effet d’après-coup, décompensation réactionnelle, effet et état de stress post-traumatique, etc.).[3]
Quelle que soit la nature du traumatisme, la résilience mobilise l’ensemble des processus psychiques et exige une dépense d’énergie considérable. Dans le traumatisme, dès lors qu’il existe une atteinte corporelle, une rupture entre somatique et psychique (état de sidération post-traumatique où la victime est absente de la scène), une effraction de la sensorialité (la stupeur, l’anesthésie de certaines zones agressées), en relation avec la qualité des processus d’attachement primaires (de type maternel), la résilience dépend aussi de la représentation du corps et sa construction. Ainsi, dans les cas d’agression sexuelle, l’identité sexuelle et les mouvements identificatoires sont gravement altérés et les processus originaires d’émergence de la psyché et d’inscription au corps endommagés.
Enfants victimes de maltraitance et résilience Les enfants ne sont pas épargnés par la dictature de la vie et la férocité de certains adultes. Comment s’en sortent-ils et suivant quels mécanismes ? Et comment fonctionne cette capacité psychique qui permet aux enfants, écorchés vifs de la vie, victimes de violence, de cruauté mentale et d’agressions sexuelles, de rebondir, d’évoluer et de donner un sens à leur existence ? Mais surmonter ses blessures traumatiques ne suffit pas, encore faut-il se réconcilier avec ses émotions et son corps, avoir un bagage affectif suffisant et bénéficier d’un soutien bienveillant et empathique.
Selon Cyrulnik, dans certaines situations de maltraitance, des enfants développent des stratégies de survie significatives ou au prorata de l’intensité du traumatisme qu’ils ont subi. Malgré cette charge traumatique, ces enfants semblent tenir le coup et montrent ensuite des signes encourageants de guérison et d’adaptation souvent surprenants. Cette perspective offre aux cliniciens et aux thérapeutes de nouvelles ouvertures en termes de diagnostic, de pronostic et de prise en charge.
Le rôle principal des professionnels qui soutiennent les enfants dans une démarche de soins, est de les aider à chercher du sens et à élaborer une signification à la fois parlante et libératrice de leur propre histoire. Le passage du traumatisme à la mise en place du processus résilient se façonne à partir des différents appuis que l’enfant aura réussi à tisser autour de lui, et surtout de sa capacité à se faire accepter et comprendre.
Parce qu’elle perturbe son potentiel et son énergie intrapsychique, et épuise ses ressources psychologiques, la maltraitance met l’enfant à rude épreuve. Ces situations de violence – psychique, physique ou sexuelle – peuvent avoir un effet sidérant sur les pulsions de vie de l’enfant. Afin de survivre, la victime mobilise des mécanismes de défense qui encombrent l’expression de sa personnalité ou enrayent son développement. Cette utilisation de moyens défensifs exige une dépense d’énergie psychique aux dépends d’autres fonctions psychologiques, telles que la verbalisation, la mentalisation, l’imagination, la fantasmatisation, la créativité, la sublimation et la symbolisation, éléments de défense du moi fondamentaux à la structuration de la pensée, et prémices des processus mentaux de résilience.
Par ailleurs, les répétitions traumatiques, angoisses, inhibitions et cauchemars se retrouvent chez des sujets très névrosés qui ont été maltraités au cours de leur enfance. C’est également parce qu’il est dénué de sens, que le trauma engendre tout un cortège de symptômes – somatisations, perte de l’estime de soi, troubles relationnels, manque de confiance, marginalisation sociale, idéations suicidaires, passages à l’actes, autodestruction, addiction, dépression, etc. Ajoutons que le tourment psychique dure tant que le sujet ne parvient pas à reconnaître et à faire reconnaître sa souffrance. Dans ces contextes, tant le langage – comme expression de l’authenticité de la personne – que les émotions ont été verrouillés par l’effet du traumatisme. Or, la résilience peut être un moment d’élaboration permettant au sujet de libérer un discours sur son histoire et/ou de tenter de déverrouiller cette double fermeture. Sous l’effet de la résilience, le traumatisme peut ainsi devenir un moteur. Toutefois, la résilience ne suffit pas toujours ou n’apparaît pas de manière aussi spontanée. Les facteurs favorisant le processus résilient peuvent être enrayés ou inhibés. Cette capacité est souvent enfouie, voire empêchée par l’état de stress post traumatique, les divers symptômes associés et les réactions du corps social.
En éveillant le psychisme, une thérapie peut tenter de faire émerger un processus résilient. L’objectif du travail thérapeutique est de transformer le traumatisme en moteur, en pulsion de vie : exploiter, éduquer, ou soigner le traumatisme, le conduire « hors de », pour mieux le travailler. C’est le trauma qui sécrète de l’inconscient, qui donne un sens profond à nos désirs et à nos vérités, mais également à nos angoisses. La psychothérapie est un travail verbal qui essaie d’apprivoiser les émotions que le trauma soulève. La bienveillance de l’écoute et l’empathie essayent de libérer le sujet de sa “commotion psychique“. La parole circule et prend alors le pas sur le trauma.
Dans la plupart des cas, l’enfant traumatisé n’a plus accès au secret de son être, principalement parce que la situation de maltraitance a fracturé son identité et altéré sa personnalité. Cependant, le vécu corporel, même s’il est associé à un véritable massacre, peut s’intégrer à son histoire à condition de la reconstruire. Bien que le corps n’oublie pas, c’est-à-dire là où le trauma réel s’est inscrit, parler peut aider à représenter le trauma. Le travail sur soi permet donc de reconstituer les liaisons conscient/inconscient, le temps que le trauma regagne sa place et que le jeune patient retrouve le goût de désirer vivre une seconde naissance, celle de la résilience.
En victimologie clinique, la recherche démontre que ceux qui s’en sortent le mieux parmi les enfants traumatisés, sont ceux qui ont réussi à tisser autour d’eux des réseaux de solidarité et à se lier affectivement, ceux qui sont parvenus à effectuer des démarches efficaces, à orienter leurs demandes et à trouver les bons interlocuteurs pour se faire aider. Ces liens soutenants (les « tuteurs de développement ») ont un effet structurant sur l’individu. La résistance psychique intérieure est donc également une question de force relationnelle, de capacités d’attachement et de confiance en soi.
Résilience et thérapie « Il me semble que, lorsqu’on a été blessé dans sa vie, on est contraint de mettre en place, de tricoter un processus de résilience jusqu’à sa mort. La blessure est enfouie, maîtrisée, transformée, mais elle ne guérit jamais complètement. »[4]
Loin d’être une cicatrisation miraculeuse ou magique, cette capacité de résilience n’est pas une vaccination contre la victimisation ou une anesthésie de la souffrance. Elle paraît cependant offrir un immense espoir à ceux qui veulent s’en sortir et à ceux qui soutiennent les premiers. Les victimes de drames humains, et il en existe une pléthore, doivent continuer le chemin qu’elles se sont tracé et espérer.
Les développements psychologiques d’adaptation des sujets résilients incluent tout à la fois l’humour, l’imagination, la créativité, l’investissement affectif, l’idéalisme, l’engagement, l’altruisme, l’éthique relationnelle, la spiritualité, etc. Par ces différents mécanismes psychiques, il est ainsi possible de s’échapper, de transcender ou de sublimer ses propres blessures. Toutefois, ces processus mentaux ne traitent pas en profondeur toutes les blessures existentielles et peuvent même engendrer d’autres types de souffrances, comme la marginalisation, l’isolement, le sentiment d’étrangeté, etc. La résilience fonctionne à certaines conditions – individuelles, familiales, environnementales. Il faut donc entrer dans le vif d’une blessure traumatique, la cicatriser par les mots et le sens pour lui échapper. Il faut encore se réconcilier avec l’humain et envisager l’autre – thérapeute, confident, partenaire, etc. – comme soutien privilégié, guide ou passeur.
Lorsqu’un sujet est blessé gravement par l’existence, il est donc contraint de tisser un processus psychique de résilience jusqu’à sa mort. Parce que le traumatisme est gravé dans la mémoire individuelle, l’oubli ne peut l’emporter sur la guérison. Enfouie dans les tréfonds de l’inconscient, maîtrisée, transformée ou sublimée, la blessure reste toujours vivace et ne guérit jamais. La résilience est cependant à l’uvre dans la vie de tous les êtres humains, voire dans tout ce qui appartient au domaine du vivant.
Nous l’aurons compris, les lignes ci-dessus qui sont une compilation de nombreux articles dithyrambiques sur la résilience[5] nous laissent croire que le miracle existe. Il est alors d’autant plus gênant de passer à la critique de ces éloges. N’est-il pas question, le plus souvent, d’enfants en danger ? On a la vague sensation de briser un arbre de Noël, la veille de la fête… ou d’être un mistigri pissefroid.
Élaboration critique
Ancienneté de la résilience C’est un concept largement connu depuis l’antiquité, notamment en Médecine Traditionnelle Chinoise. Les Chinois connaissaient la capacité des systèmes vivants à se régénérer après une blessure grave. Nous dirions même qu’il s’agit d’un des postulats fondamentaux de cette médecine. Les circuits énergétiques se reconstituent très rapidement après une lésion afin de re-créer rapidement la charpente énergétique de l’entité humaine. Cependant, cette médecine nous apprend aussi que la reconstitution ne se fait pas sans dommage. Le vide béant créé par la blessure, appelle une énergie fournie par l’ensemble, celle-ci provient d’autres circuits. Cela crée un déséquilibre, une sorte de marque calleuse sur l’arbre de vie. Un vide se crée, le plein pourvoit au remplacement de l’énergie perdue, mais la réserve est la même dès la conception. Le concept d’entropie – la masse d’énergie disponible dans un système vivant est une dès l’origine – existe aussi au plan humain. Si les tenants de la résilience – qui s’appuient aussi sur un modèle issu de la physique des matériaux – allaient jusqu’au bout de leur modèle, physique notamment, ils modèreraient leur enthousiasme. À moins de changer de système de représentation du monde ! Tout est possible. Nous aurions affaire alors à une sorte de mutation de l’espèce humaine. Pourquoi pas ? La Médecine Traditionnelle Chinoise ne raisonne pas en terme de pathologie mais de déséquilibre ou de rupture de synchronisation entre l’être humain et le milieu naturel. Beaucoup de médecines dites ethniques évoquent également cette perte de communication ou d’alliance avec la Nature ou avec le « génie tutélaire de l’individu ». Ces rappels nous montrent combien l’être humain demeure soucieux de la qualité de cette alliance entre Nature – la nature en nous – et Conscience. Nous sommes bien loin de ce que la résilience décrit, elle qui se cantonne à une sorte de brillance extérieure et purement adaptative.
Résilience et Inconscient La résilience est, certes, un concept qui paraît dépasser les anciens clivages d’école. Comme beaucoup d’autres qui meublent la volonté des théoriciens de la psychologie de sortir des dogmes archaïques, il demeure dans une perspective descriptive – ce qui n’est pas si mal – sans rien dire du pourquoi ? On décrit les facteurs qui favorisent la résilience, on les a étudiés de l’extérieur mais on ne sait rien des composants intrinsèques qui la permettent. Si ceux qui s’en sortent le mieux sont ceux qui peuvent et savent s’inscrire dans un réseau affectif soutenant, pourquoi ceux qui demeurent introvertis seraient-ils exclus de la résilience ? Il s’agit bien de systèmes vivants, non ? Et la Nature ne se trompe pas !
La résilience décrit partiellement les effets de la Fonction Transcendante, dont Jung[6] parle, chez les extravertis – plutôt ceux de type sensation. Accordons néanmoins à Boris Cyrulnik et à ses maîtres qu’ils reconnaissent que les facteurs favorisant le processus résilient puissent être bloqués ou inhibés. Cette capacité est souvent enfouie, voire empêchée par l’état de stress post traumatique, les divers symptômes associés et les réactions du corps social. La résilience ne nous présente pas de véritable voie thérapeutique, elle ne suffit pas pour « guérir » – et, pour la circonstance, il faudrait redéfinir ce mot. À travers cette notion on comprend que l’on peut dépasser certains moments dramatiques de l’existence ou tout ce qui peut altérer gravement le cours normal de l’évolution d’un individu. On soupçonne, en élargissant la portée de ce concept, qu’il existe en l’être humain une formidable potentialité, non de guérison mais de retrouvaille avec les sources de la vie. Mais on ne connaît pas le prix à payer… Cyrulnik s’exprime comme un entraîneur sportif et il ignore les effets en profondeur d’un traumatisme. Comme un coach avant le match, il semble exhorter sa troupe… On verra après ! Jung nous mettait en garde, il y a bien longtemps sur les effets d’un travail sur soi qui ne reposerait pas sur des bases solides. « Le développement de la personnalité qui sort de ses dispositions germinatives pour arriver à sa conscience totale est charisme en même temps que malédiction. La première conséquence en est la conscience d’un inévitable isolement de l’individu qui se sépare du troupeau indistinct et inconscient. C’est la solitude ; il n’est point pour cela de désignation plus consolante. Même l’adaptation la plus réussie n’en délivre pas, ni l’ajustement sans la moindre friction, au milieu, nulle famille, nulle société et nulle situation. Le développement de la personnalité est un bonheur tel qu’on ne peut le payer que très cher. »[7] Certes, on peut acquérir la capacité de transcender les effets de blessures cuisantes et terribles mais la question reste posée de la complexité des réseaux réparateurs. En effet, il ne faut pas négliger les facteurs de contamination psychique : si l’effet d’un traumatisme puissant bloque l’écoulement de l’énergie psychique, la stase ainsi provoquée peut fort bien passer inaperçue mais cela ne l’empêche ni d’exister, ni d’agir en sourdine. Bien souvent, par un mécanisme bien connu de transmission psychique, il peut se faire qu’un membre du groupe, auquel appartient la personne ‘ résiliente ‘, « éponge » les effets de ce traumatisme. Et la famille est un groupe très restreint. La résilience, telle qu’elle est conçue en psychologie par Cyrulnik, pose un problème d’éthique et une question : « qu’est-ce que la bonne santé psychique ? » Je n’ai pas trouvé beaucoup de textes sur la résilience qui évoquent l’existence de l’Inconscient et bien moins encore de l’existence possible d’une dynamique de communication entre l’Inconscient et le Conscient. Une critique de la notion de résilience nous met, par ailleurs, en garde sur certains effets pervers. « Il y a donc lieu de craindre que le discours optimiste sur la résilience et le succès qu’il rencontre dans les médias ne soient qu’un nouvel avatar de la tendance à justifier les parents, tendance universellement acquise sous leurs coups (cf. le syndrome de Stockholm). Une nouvelle manière, après bien d’autres, de dire, sans vérifier de près la rigueur du raisonnement « Mais non ! les gifles et les fessées, ce n’est pas si terrible ! La plupart des gens s’en sortent très bien ! D’ailleurs, la transmission intergénérationnelle, ça n’existe pas ; c’est un mythe ! Et puis, les épreuves de la vie, ça rend les gens plus fort ! » (Cf. Cyrulnik : « Le traumatisé est biologiquement mieux préparé au stress comme un champion entraîné à répondre aux épreuves. » (Un Merveilleux malheur, p. 179) « Le blessé a acquis désormais une manière de sentir le monde et d’y répondre. Meurtri lors de son enfance, il acquiert, comme un champion, un mode de réaction. » (id.) !). »[8] C’est pour cette raison que nous pouvons nous étonner de voir combien d’associations de défense des droits de l’enfant, entre autre, réservent une place royale à ce concept directement issu des milieux américains du management. Cet aveuglement est étonnant.
Une dépendance pour une autre Partant d’un constat fait sur certains individus particuliers la résilience apparaît d’abord comme un état. L’analyse du milieu et de l’histoire des sujets spontanément « résilients » permet à Cyrulnik d’en déduire qu’il suffit de créer, en quelque sorte, ces conditions pour que l’effet du traumatisme s’estompe ou disparaisse chez les autres, en général. La généralisation est hâtive. Il ne s’agit que de comportementalisme. Re-conditionné, l’individu peut fort bien déverrouiller son discours et aborder sa souffrance, mais ce sera sur du vide si l’énergie endiguée ne s’écoule toujours pas. Cela peut s’avérer « efficace » durant quelques années de vie mais l’individu se trouvera fatalement fragilisé et inquiété par la menace d’une rupture de cette dorure. Il sera à la merci de la moindre fracture dans sa vie : divorce, maladie, déménagement, licenciement, etc. Ce qui ne manquera pas de le placer dans une dépendance à l’égard de son thérapeute ou des circuits de soutien. On troque une dépendance funeste pour une autre bienveillante mais l’authenticité de l’être ne peut émerger. L’individu épuisera ses forces à colmater les moindres brèches, à moins qu’il ne déléguer cette tache à des proches qui, à leur tour dépendent de lui. Le cycle de la transmission réactionnelle au traumatisme peut ainsi se perpétuer durant deux ou trois générations. Ces faits ne sont pas rares en psychologie clinique. À travers les circuits d’aide, de conseil et de soutien, on crée ainsi des rites et des dogmes qui prennent un caractère mystique en protégeant les individus « résilients » des expériences intérieures qui pourraient être fatales. Il ne faut cependant pas oublier que les dogmes n’ont qu’un caractère provisoire et ils sont faits pour être transgressés quand le moment est venu et que l’attitude consciente doit changer. Un autre aspect mérite d’être souligné : dans l’engouement actuel pour la résilience il y a à la fois une réaction d’hostilité à la psychanalyse et la fascination par une illusion. La plupart des victimes ont trouvé dans une psychanalyse classique le renforcement institutionnel à leurs propres refoulements. Pourtant de telles cuirasses n’apaisent pas longtemps. Malheureusement, les angoisses infantiles grossies par des complexes archaïques reviennent vite à l’assaut. La justification oedipienne a toujours été faîte au bénéfice d’une pseudo innocence de l’adulte dans sa relation à l’enfant. À trop systématique user de cette interprétation la psychanalyse a été conduite à complètement ignorer, voire à masquer les abus réels subis par les enfants. Les abus et attitudes abusives ont même été amplement justifiés. Combien de patients ont dû taire leurs souvenirs et émotions d’enfants sous la pression d’un thérapeute qui niait la vérité ? Rien n’est plus facile que de manipuler des mécanismes de défense en les détournant afin qu’ils cadrent avec une théorie. C’est ce que feignent malheureusement d’ignorer les zélateurs de la résilience, en procédant de même – manipuler des symptômes très lourds à des fins pseudo adaptatives. Mais ils détournent également au seul profit de leur prestige cet enthousiasme qui surgit quand le miracle est annoncé après le malheur. Les militants de la cause des enfants se nourrissent de l’illusion de croire que la guérison peut survenir par la seule magie d’une rencontre entre une disposition psychique et un milieu protecteur. C’est conduire les rescapés de la maltraitance à une addiction qui les conduira à prolonger leur lien aux associations de défense et à tous les groupes d’aide qui vont naître. Il faudra bien cela pour éviter le retour des angoisses. Cela passera inaperçu car largement institutionnalisé et « pour leur bien ». Peut-être verra-t-on surgir des groupes durables comme c’est le cas pour les addictions ? On aura transformé des symptômes diffus et puissants en ghetto. Un atome de plus dans des sociétés qui ont perdu leur ciment et qui sont déjà outrageusement morcelées.
Tout ce que développent les défenseurs de la résilience ne peut être que provisoire, c’est un premier pas qui permet au Moi de se solidifier, de reprendre confiance. Mais, l’individu, plus tard, doit être averti des dangers qu’il court s’il ne décide pas, à un moment ou à un autre, quand les angoisses reviennent, d’amorcer un travail sur soi, en profondeur.
La question de la parole Si le concept de résilience semble se démarquer nettement de la théorie psychanalytique, en ce qui concerne la parole, nous retombons dans un mythe caractéristique de celle-ci. Si la psychothérapie est un travail verbal qui essaie d’apprivoiser les émotions que le trauma soulève, elle ne l’est que pour certaine personnes et encore. Nous vivons dans un bain de parole et d’images. Nos conceptions sont bien souvent d’une pauvreté puérile : un problème une solution ! Et nous ne comprenons pas pourquoi cela ne marche pas toujours. Que la parole circule afin de transformer le traumatisme en moteur de la vie psychique relève de l’utopie. Ce ne peut être qu’un vernis provisoire, dangereux de surcroît car il masque la gigantesque excavation créée par le trauma. Il est étrange que Cyrulnik qui, pourtant, évoque souvent la réconciliation du corps et de la psyché, tombe si facilement dans ce dogme de la psychanalyse, plutôt lacanienne. Parler son trouble, dire ses souffrances ne devient libérateur que quand se produit un besoin intérieur de synchronisation entre le dedans – l’Inconscient – et le dehors – la Conscience. Cela, seuls les rêves et les images intérieures peuvent nous le dire. « La bienveillance de l’écoute et l’empathie » ne suffisent pas même si elles sont essentielles. Il faut dire, à la décharge des propagandistes de la résilience, qu’il est étrange d’avoir à rappeler ces conditions essentielles à l’accueil de toute personne : « bienveillance de l’écoute et empathie ». C’est un signe que la psychologie a perdu un élément essentiel à son exercice clinique. Rogers est mort ! Là réside un réel problème qui dépasse le cadre de ce court article !
Le théorème de la résilience, tel qu’il est exposé par ses défenseurs est incohérent, superficiel et surtout opportuniste. Il relève fort bien d’une théorie du management, mode américain : performance, efficacité, positivation… Il ne peut en aucun cas restituer à l’être humain blessé cette mobilité de la curiosité qui le pousserait vers la vie en inventant, chaque fois, de nouvelles formes d’évolution. Il peut s’avérer opérationnel dans un contexte stable, dans une société sécurisée mais ce n’est pas un concept psychologique opérant pour des enfants qui vont connaître de multiples changements durant leur vie, des exilés, des rescapés de conflits militaires, pour des personnes qui devront, outre leur trauma, développer de gros efforts pour vivre dans un milieu qu’ils ne connaissent pas ou bien auquel ils ne peuvent s’abandonner en toute confiance.
Bien plus intéressante est la notion de Fonction Transcendante dont Jung a parlé et que j’évoquerai dans un prochain article.
Mauvezin mars 2005
Mots clés : Cyrulnik, résilience, traumatisme, fonction transcendante, positivation, énergie psychique
[1] – Cité par Yves-Hiram Haesevoets « La résilience, un concept métaphorique contemporain », [2] – Cyrulnik B. (1991). La naissance du sens. Hachette littérature, 1991, Le vilain petit canard, Odile Jacob, 2001 et Parler d’amour au bord du gouffre, Odile Jacob, 2004.
[3] – Brissiaud P. Y. Surmonter ses blessures. De la maltraitance à la résilience, Retz, Paris, 2002.
[4] – Cyrulnik, 2003.
[5] – Je n’ai cité en référence que les articles les plus importants. Pour plus de détails, lire la présentation du concept faite sur ce site par Claudia Samson.
[6] – Depuis 1916.
[7] – Jung, L’âme et la vie, Éd. Buchet Chastel, page.403.
[8] – Olivier Maurel, sur le site