CARTIER-BRESSON Jean : Corruption, libéralisation et démocratisation
La corruption est un sujet à la mode, la récente perception de sa nocivité est une nouveauté qui prend sa source dans la progression récente de la démocratisation et de la libéralisation économique. Cependant, l’affirmation d’une volonté générale de lutter contre le phénomène par les grandes organisations internationales, qui intègrent le débat avec leur prêt-à-penser universaliste, n’aide pas à mettre en uvre des stratégies crédibles et efficaces face à un phénomène dont les origines et les conséquences sont diverses. Il est alors important de fonder le renouveau des approches sur la corruption à partir d’études de cas traitant les problèmes de clientélisme, de libéralisation, de démocratisation, de rapport de force Nord-Sud et de pauvreté. L’objet de ce numéro spécial de la Revue Tiers Monde est de participer à ce renouvellement des analyses fondées sur la mise en perspective des mutations de la corruption et de l’évolution des rapports politiques économiques et sociaux dans le monde du postajustement.
Béatrice HIBOU et Mohamed TOZY : Une lecture d’anthropologie politique de la corruption au Maroc : fondement historique d’une prise de liberté avec le droit
Le phénomène de la corruption ou celui de la lutte contre la corruption ne peuvent se comprendre que par rapport à un référentiel historique et culturel donné, dans un pays donné. Cet article présente l’actualité judiciaire du Maroc et la façon dont le pouvoir politique a traité la question de la corruption (à travers notamment la « campagne d’assainissement » des années 1995 et 1996) en faisant ce détour historique et anthropologique. L’imaginaire juridique et politique marocain qui permet de donner une signification à cet épisode est influencé par le droit communautaire des sociétés segmentaires, le droit musulman et le droit positif d’un régime autoritaire. A partir de là, on doit interpréter la « campagne d’assainissement » et ses suites non pas en termes techniques ou de moralisation de la vie publique, mais en termes de recentrage politique.
Fatiha TALAHITE : Economie administrée, corruption et engrenage de la violence en Algérie
Après un examen critique des théories qui attribuent la corruption à la rente pétrolière et au fonctionnement rentier de l’économie ou de l’Etat, ou encore à la nature néo-patrimoniale du pouvoir, l’auteur préfère centrer son analyse sur le caractère administré de l’économie. Elle montre comment la colonisation, puis l’option socialiste, ont entraîné un grand désordre en matière de droits de propriété, faisant de la corruption un phénomène insaisissable et en expansion. Engagées dès le milieu des années 80, les réformes visant à libéraliser l’économie sont impuissantes à l’enrayer, tant que la légalité des transactions n’est pas nettement définie et protégée par la loi. Or ce processus bute sur un conflit qui a pour enjeu la légitimité des institutions et du système juridique en vigueur en Algérie.
Jean-François MEDARD : Clientélisme politique et corruption
Les termes « clientélisme » et « corruption » méritent d’être clarifiés, tant au niveau des concepts que des interactions entre les phénomènes auxquels ils renvoient. Doit-on opposer corruption politique et clientélisme ? Si l’on adopte une position de neutralité axiologique, les deux phénomènes possèdent une forme de légitimation sociale et le clientélisme s’oppose à la corruption – échange marchand, mais pas à la corruption – échange social. Cependant, un point de vue normatif est souhaitable pour mettre fin à des pratiques qui apparaissent de plus en plus comme perverses.
Johann LAMBSDORFF : De la proprension des exportateurs à verser des pots-de-vin. L’impact sur les échanges
L’auteur s’intéresse au comportement des pays corrupteurs, à partir de données concernant les échanges bilatéraux. Il montre que le degré de corruption dans les pays importateurs affecte la structure des échanges chez les exportateurs. Ainsi, alors que la Malaysia, l’Australie et la Suède sont désavantagées dans leurs exportations vers les pays jugés corrompus, une corrélation positive apparaît entre les exportations de l’Italie, de l’Union belgo-luxembourgeoise et de la France, d’une part, et le degré de corruption dans les pays importateurs, d’autre part. Après neutralisation des autres influences, notamment géographiques, sectorielles et linguistiques, dans les régressions, l’auteur conclut que ces constats sont dus à des différences dans la propension des exportateurs à offrir des pots-de-vin.
Michael JOHNSTON : Corruption et démocratie : menaces pour le développement, possibilités de réforme
La démocratisation, le développement économique et la corruption sont étroitement liés. Dans certains pays, richesses, démocratie et niveaux de corruption faibles ou modérés se renforcent mutuellement ; ailleurs, pauvreté, institutions politiques non démocratiques et niveaux élevés de corruption composent une riche mosaïque de cas. A partir d’analyses économétriques, cet article propose une étude des liens, directs et indirects, entre corruption et démocratie, puis évalue les conditions d’une limitation de la corruption par la concurrence politique. Pour être efficace en tant que stratégie anticorruption, la démocratisation doit être intégrée à un développement économique solide et à des méthodes anticorruption institutionnelles.
Irène HORS : Les difficultés de la lutte contre la corruption : l’expérience de quatre pays en développement
Si la littérature théorique sur la lutte contre la corruption dans les pays en développement est abondante, la pratique reste difficile. L’étude des institutions impliquées et des réformes engagées contre la corruption dans quatre pays — le Bénin, le Maroc, les Philippines et le Pakistan – et l’analyse du contexte dans lequel s’y inscrit l’action gouvernementale et non gouvernementale nous renseignent sur les outils qui paraissent les mieux adaptés au problème tel qu’il se pose dans les pays en développement. L’efficacité des réformes globales apparaît limitée. En revanche les réformes sectorielles, dès lors qu’elles obéissent à certaines règles, permettent d’avoir prise sur les problèmes de corruption et peuvent donc contribuer à leur réduction de manière durable.
Jean CARTIER-BRESSON : La Banque mondiale, la corruption et la gouvernance
L’article présente une analyse critique de la façon dont la Banque mondiale appréhende l’Etat à partir de la « bonne gouvernance », comme forme dépolitisée des rapports de pouvoir, et étudie comment ce concept fournit, avec la libéralisation économique, le cadre de référence de la lutte contre la corruption de l’institution internationale. Il en déduit qu’une stratégie fondée sur la vertu des réseaux sociaux et sur une réduction des domaines de compétence économique et sociale des pouvoirs publics, dans le cadre d’Etats faibles et peu démocratiques, risque d’accentuer le passage de l’ancienne à la nouvelle corruption, mais pas de réduire le phénomène.
Jean-Marc GUILLELMET : Réseaux parallèles et Etat : compromis, corruption et tolérance passive dans la filière de l’émeraude colombienne ?
L’histoire de la filière de l’émeraude colombienne témoigne du dynamisme structurel des logiques informelles et de leurs influences incontournables dans la définition des institutions économiques et des réseaux qui configurent et assurent la régulation systémique de la production et des marchés. L’institutionnalisation étatique récente de l’exploitation et du commerce dans les formes que leur ont donné les comportements parallèles, constitue donc à ce titre une preuve de la capacité des comportements déviants à jouer le rôle de moteur dans le développement sectoriel en définissant des cadres d’action opérationnels, même s’ils ne sont pas optimaux au sens classique du terme ni sans limite face à l’État.