Soraya AYOUCH & Catherine GOLLIAU : « Psychanalyse et mythes : Histoire d’une passion »

In : Le Point, Hors-série n° 14, juillet-août 2007 : 122-123

Soraya AYOUCH est Psychologue, Centre F. Minkowska, Paris.

La psychanalyse aurait-elle pu exister sans les mythes ? De l’inceste au meurtre du père en passant par la création de la loi, Sigmund Freud et ses disciples vont faire du récit fondateur le socle de la pensée psychanalytique, ouvrant ainsi la voie à de multiples théories et interprétations.

À l’origine de la psychanalyse est Œdipe, l’enfant adopté qui tue son vrai père et épouse sa mère sans le savoir. C’est sur les malheurs du roi de Thèbes que Sigmund Freud (1856-1939), l’inventeur de la psychanalyse, va fonder ses théories de l’inceste, de l’inconscient et du développement psychique de l’individu. La date de cette prise de conscience, on la connaît : 15 octobre 1897. Le médecin viennois écrit alors dans une lettre à son ami Wilhem Fliess : « J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants… » Ainsi naît le complexe d’Œdipe : ce sentiment d’amour de l’enfant pour sa mère, qui, selon Freud, apparaît quand le très jeune garçon (deux à trois ans) commence à ressentir des sensations voluptueuses. Amoureux de sa mère, il veut la posséder en se posant en rival du père. Le complexe disparaît quand survient le « complexe de castration » : l’enfant reconnaît alors la figure paternelle comme obstacle à la réalisation de ses désirs. Il se détache de sa mère et trouve à investir d’autres objets d’amour de sexe féminin. Pour que l’Œdipe se construise, il faut que la représentation du père vienne s’inscrire dans le psychisme de l’enfant. S’ébauche alors un sentiment de culpabilité qui permet la construction progressive de ce que la théorie psychanalytique appelle le surmoi. S’élabore aussi le « mythe personnel » de l’individu, qui va avoir besoin, pour résoudre ses conflits, d’élaborer une histoire autour de ses sentiments. Pendant la petite enfance, le jeune garçon doit se dire qu’il est l’unique objet d’amour de sa mère. Si la mère ne sait pas à un moment donné faire appel au père, le petit garçon court alors le risque de s’installer dans l’amour incestueux, comme OEdipe. Tel est le canon freudien, ou plutôt œdipien.
Esprit scientifique autant que littéraire, Freud va se nourrir des récits fondateurs pour arpenter la psyché, se servant autant des textes de l’Antiquité grecque et latine que de la Bible (Moïse et le Monothéisme, 1939). La tragédie des Atrides telle que la conte l’Iliade d’Homère lui permettra d’analyser le complexe d’Œdipe version féminine. Il utilisera aussi le mythe de Narcisse raconté par Ovide : l’histoire d’un garçon trop beau qu’une déesse condamne à s’admirer indéfiniment dans le miroir d’une source et qui, mort d’inanition, se transforme en fleur. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le terme « narcissisme » était utilisé par les sexologues pour désigner une perversion sexuelle. Avec Freud, il devient un concept clé du développement psychique (Pour introduire le narcissisme, 1914) : l’enfant a besoin de s’aimer pour asseoir son identité. Plus tard, le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) retravaillera ce mythe en mettant en évidence ce qu’il appellera le « stade du miroir » devant son image reflétée par le miroir, le bébé (entre 6 et 18 mois) ressent un sentiment de jubilation car il anticipe la maîtrise de son unité corporelle.
Les mythes vont structurer toute l’œuvre de Freud, au point que, s’il ne trouve pas de récits fondateurs pour nourrir son propos, il en invente. Comme cette histoire de la « horde des frères », qu’il expose en 1912 dans Totem et Tabou : les hommes d’une tribu mythique tuent le père, propriétaire exclusif du harem, pour pouvoir se partager les femmes et assurer leur descendance. Après le meurtre, acte fondateur par essence qui rappelle le crime de Zeus commis sur Kronos, le père devient totem et donc tabou : nul ne peut le toucher. Ainsi naît la loi, assure Freud, qui souligne aussi l’importance de l’événement traumatique comme fondateur du mythe.

L’enfance des héros
Car il en est convaincu : si les mythes fondateurs sont collectifs, l’individu non seulement se les approprie mais crée ses propres « récits », qui sont autant de représentations de son inconscient. Freud va ainsi porter son attention sur les histoires que chacun se raconte pour pouvoir vivre et développer la notion de fantasme, ces situations rêvées dont tes individus sont parfois convaincus qu’elles ont vraiment existé. Dans la foulée, il met aussi en évidence le concept de « roman familial », c’est-à-dire la manière dont un individu névrosé peut modifier sa généalogie en s’inventant une autre famille. Ce concept sera particulièrement étudié par son disciple Otto Rank (1884-1939) dans Mythe de la naissance du héros (1909), où il compare le scénario type des grandes légendes occidentales (histoires de Remus et Romulus à Rome, de Moïse dans la Bible, d’OEdipe chez Sophocle). Et qu’y découvre-t-il ? Que les héros sont souvent des enfants abandonnés par leurs parents pour éviter une sombre prédiction, puis heureusement recueillis par une famille nourricière. La légende type apparaît ainsi comme un fantasme « inversé » par rapport au « roman familial » : dans la réalité, ce n’est pas l’enfant qui est abandonné, mais lui qui rejette sa famille et s’en fabrique une autre plus conforme à ses désirs.
Les mythes et en particulier celui d’Œdipe seront si importants chez Freud que l’on parlera à sa mort de « psychanalyse œdipienne ». Et son approche des mythes fera souche, donnant naissance à de multiples théories et interprétations, au grand dam des mythologues, qui, comme l’helléniste Jean-Pierre Vernant (1914-2007), auteur en 1967 d’un Œdipe sans complexe, contestent la réinterprétation sauvage des héros, hors de tout contexte historique et culturel. L’une des approches les plus originales sera ainsi celle de Cari Jung (1875-1961), fondateur de la psychologie analytique et ancien disciple devenu concurrent de Freud. Sa théorie ? Les mythes sont L’« âme du peuple » et s’imposent comme un caractère inné. Quand Freud estime que le récit fondateur est un apport collectif que le sujet retraduit dans son langage individuel, cet érudit fasciné par les religions postule que l’homme se construit à par- E tir de l’inconscient collectif qu’il a reçu en héritage à la naissance. En 1919, il forge ainsi la notion d’archétype pour définir une forme préexistante et inconsciente d’inconscient collectif, qui détermine le psychisme. L’archétype provoque une représentation symbolique qui peut apparaître dans les rêves, l’art ou la religion. Jung identifie trois principaux archétypes : l’animus (image du masculin), l’anima (image du féminin), et le selbst, véritable centre de la personnalité. Cette « psychologie des profondeurs » de Jung va nourrir un vaste mouvement d’interprétation du patrimoine symbolique des mythes et des contes de fées. Même s’ils sont dépourvus de l’aspect sacré du mythe, les histoires merveilleuses destinées aux enfants sont reconnues par la psychanalyse comme particulièrement structurantes. L’enfant y trouve ses premières représentations et les utilise pour élaborer ses mythes personnels.
Et aujourd’hui ? Essentiellement européenne et monothéiste, la psychanalyse s’est surtout intéressée au patrimoine mythique occidental. Avec la mondialisation se pose la question de savoir comment aborder les « récits personnels » de patients venus d’autres cultures. Ainsi du meurtre du père. Pour Freud, la psychanalyse ne se conçoit pas sans lui. Or, s’il est présent dans les différents monothéismes, qu’en estil par exemple dans le bouddhisme ? Comment alors valider la théorie freudienne ? Peut-être la psychanalyse doit-elle penser autrement ce qui fonde le sujet dans une culture ou dans une autre, et réfléchir à la manière dont il s’inscrit dans l’héritage symbolique de ses mythologies.

Aller au contenu principal