Rédigé par Philippe Davezies (université Lyon I)- atelier 1 : protéger et construire la santé au travail. Intervention aux Journées Nationales de la Fédération d’Aide à la Santé Mentale Croix-Marine, le 22 septembre 2003, à Lyon.
Au cours des deux dernières décennies, les questions de santé mentale au travail sont devenues un sujet de préoccupations pour un nombre croissant de professionnels de santé. Cela ne signifie pas pour autant que ce phénomène soit aisément compréhensible et que nous disposions des modalités de prise en charge adaptées. Construire ces modalités implique d’analyser ce qui s’est passé et d’essayer d’entendre ce qui s’exprime à travers les termes de souffrance au travail, de stress professionnel, de harcèlement moral.
Pour tenter cette analyse, je vous propose de partir des acquis de la littérature scientifique internationale.
La littérature anglo-saxonne aborde la question sous l’angle du stress professionnel. Elle est organisée autour d’un modèle qui a émergé à la fin des années 70, le modèle de Karasek. Un des avantages de ce modèle est probablement sa simplicité. A la place des usines à gaz que proposait antérieurement la littérature il met en avant deux facteurs : le niveau d’exigences et l’autonomie. Premier résultat de ces recherches : le niveau d’exigence en lui-même n’est pas prédictif des pathologies du stress. Pour rendre compte de la souffrance au travail et des atteintes à la santé qui en résultent, il faut plutôt considérer l’autonomie dont disposent les salariés.
L’autonomie, c’est ici la possibilité de disposer d’un espace d’expérimentation dans lequel le sujet puisse s’éprouver et chercher les voies de son développement. A la lumière de la clinique, nous dirions que ce qui est ici en question, c’est le pouvoir d’agir, c’est-à-dire le pouvoir de se manifester comme humain et non comme un rouage. Et les travaux anglo-saxons montrent que le risque de basculer dans la maladie physique ou mentale concerne avant tout les salariés qui sont soumis à un fort niveau de pression mais qui, surtout, ne disposent que d’espaces d’expression et de développement très réduits. A la fin des années 70, la cible du stress professionnel, ce sont donc essentiellement les ouvriers spécialisés des processus tayloriens.
A partir de là, il est intéressant d’observer l’évolution de la littérature : à la fin des années 80, le modèle de Karasek s’enrichit d’un nouveau facteur. Il s’agit du soutien social : la possibilité ou non de bénéficier du soutien technique et de la compréhension de la hiérarchie, de l’aide et de la solidarité des collègues. Toutes choses égales par ailleurs, l’absence de soutien social, l’isolement au travail, apparaît comme un facteur de dégradation de la santé. Nous assistons donc à l’émergence d’un facteur de souffrance qui ne concerne plus seulement les ouvriers spécialisés mais qui présente une validité pour toutes les catégories de salariés.
Le pas suivant, dans les années 90, est l’apparition du modèle de Siegrist qui met l’accent sur la reconnaissance. Le sentiment d’un déséquilibre entre la mobilisation et la rétribution, le sentiment d’injustice, apparaît très prédictifs des atteintes à la santé. Et la question concerne, ici encore, tous les salariés. En effet, les données de l’INSEE montrent que le sentiment d’exploitation est exprimé par plus de 50 % des ouvriers ce qui est conforme à l’image traditionnelle d’une classe ouvrière dont l’identité est historiquement liée au vécu d’exploitation. Mais des phénomènes tout à fait nouveaux apparaissent lorsque l’on s’intéresse aux catégories sociales qui passaient antérieurement pour privilégiées. C’est ainsi que le sentiment d’exploitation est exprimé par 40 % des employés et, chiffre tout à fait impressionnant, par 30 % des cadres supérieurs.
Dans la période antérieure, la souffrance au travail était étroitement liée à la division en classe de la société. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une diffusion à l’ensemble du monde du travail des phénomènes de souffrance psychique. C’est ainsi que la première dépression reconnue par la sécurité sociale comme maladie professionnelle, dépression soldée par un suicide, a concerné un cadre supérieur. Ces résultats ouvrent donc sur une série de questions. Par quels mécanismes les formes du travail actuel font-elle de l’isolement un danger pour l’identité et une menace pour la santé ? Comment comprendre ce sentiment d’être traités de façon injuste exprimé par des catégories de salariés considérées comme privilégiées ?
Il nous faut, pour comprendre plus avant, quitter les observations générales produites par l’épidémiologie et avancer du côté des investigations cliniques. A y regarder de près, les évolutions actuelles de l’organisation du travail apparaissent, en effet, porteuses de transformations qui modifient le rapport au travail dans l’ensemble des secteurs du monde du travail et à tous les niveaux hiérarchiques.
Remontons en arrière : L’organisation de la société industrielle était dominée par le taylorisme. Sous ce régime, l’injonction faite aux individus était de se comporter comme des rouages. La situation laissait peu de place à l’improvisation. L’industrie produisait en masse des produits standardisés pour des marchés de premier équipement et le public qui découvrait la consommation achetait ce qu’on lui proposait.
L’activité de production était prévisible. L’organisateur pouvait donc prétendre la prescrire dans le détail et traiter les salariés comme de purs exécutants. Le tableau a radicalement changé. L’industrie est aujourd’hui confrontée à des marchés de ré-équipement et donc à des clients avertis, dans une situation de concurrence exacerbée. Du point de vue des sciences de la gestion, les conditions de la performance en sont transformées. Elles ne tiennent plus aux économies d’échelles que permettait la production de masse d’objets standardisés mais à la capacité à adapter l’activité au plus près des variations quantitatives et qualitatives de la demande. Les rôles respectifs des directions, de l’encadrement et des agents sur le terrain en sont profondément affectés.
Le pilotage par l’aval tend à se substituer aux modalités antérieures d’organisation. L’activité est de moins en moins effectuée sur ordre de l’encadrement et de plus en plus sous la pression directe du client, du patient, de l’usager. La proportion de salariés dont le rythme de travail dépend d’une demande extérieure obligeant une réponse immédiate passe de 28 % en 1984 à 54 % en 1998. Et à ces 54%, il faudrait ajouter les 27 % dont l’activité dépend immédiatement de la demande de collègues. Partout le travail évolue sur le modèle du service. On parle de serviciarisation du monde du travail. Si la performance dépend de la capacité à s’adapter et en permanence aux variations, aux aléas, aux imprévus la croyance en la possibilité de prescrire le travail dans le détail n’est plus tenable. L’appel à l’autonomie, à l’initiative, à la responsabilité découle de cette prise de conscience par l’encadrement de son incapacité croissante à prescrire le travail. Nous avons ainsi assisté à un désengagement des hiérarchies vis-à-vis des modalités d’exécution du travail.
L’organisateur a cédé la place au manager. L’organisateur prétendait connaître le travail ; le manager n’a plus cette prétention. Son bagage est constitué de savoir décontextualisés, sans lien avec les contenus techniques des activités qu’il doit encadrer : outils de gestion et fragments de sciences humaines constituant une sorte de technologie politique.
Résultat :
Le principe d’organisation probablement le plus répandu aujourd’hui est « débrouillez-vous ! » Mais cela signifie que l’évolution du travail oblige à faire appel à l’intelligence des salariés. Par ailleurs, ces mêmes évolutions confèrent à l’activité un contenu relationnel plus explicite. La question du sens de l’activité est, de ce fait, beaucoup plus présente. Travailler dans une perspective de service suppose de se déterminer sur ce qui est bon pour celui que l’on doit servir. Le travail en devient potentiellement plus intéressant. Non seulement parce qu’il faut mobiliser son intelligence mais aussi parce que ce contenu inter-humain impose une réflexion éthique.
Et de fait, les questions éthiques surgissent, au cur de l’activité, à un niveau probablement jamais atteint dans les formes d’organisation antérieures. À la différence de la situation antérieure, l’investissement de l’intelligence et de la personnalité dans le travail est donc requis par l’organisation du travail. Ces évolutions peuvent légitimement être considérés comme favorables. C’est d’ailleurs ce qui a permis leur développement. Les employeurs se sont sortis de la crise de gouvernabilité qui tendait à paralyser les entreprises dans les années 70 en surfant sur les critiques du caractère oppressant de l’organisation sociale et sur les aspirations montantes à l’accomplissement de soi.
Il semble donc, au premier abord, que les salariés auraient vu augmenter leur pouvoir d’agir ce qui devrait avoir un effet positif sur leur santé physique et mentale si l’on en croit les travaux de Karasek. Or, ce n’est pas le cas. Il faut donc essayer de comprendre comment les perspectives d’accomplissement que proposent manifestement les organisations du travail actuelles peuvent se transformer en cauchemars pour une partie non négligeable des salariés…. Dans cette direction, notons tout d’abord que l’importance croissante prise par la réflexion éthique au coeur de l’activité constitue un puissant appel au débat sur le travail, sur ses modalités et ses finalités. En effet, face aux situations particulières qu’il rencontre, chacun tend à envisager la situation sous un jour particulier, chacun tend à promouvoir des formes de vie marquées de son histoire propre – ce qui correspond à peu près la définition de la santé dans la perspective de Canguilhem.
Mais la singularité de la mobilisation individuelle ouvre très rapidement sur le constat d’une pluralité de conceptions du bien. En rester à une situation dans laquelle chacun agit à sa guise n’est pas possible du fait du caractère de plus en plus collectif de l’activité. L’activité éthique appelle donc une activité communicationnelle orientée sur la construction d’accord normatifs susceptibles de cadrer la mobilisation et d’organiser la coopération. Plus simplement : il n’a jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui de prendre du temps pour réfléchir et pour discuter sur ce qu’on a fait hier, sur ce qu’on est en train de faire aujourd’hui et sur ce qu’on fera demain. C’est sur ce point que nous voyons surgir les difficultés.
En effet, le désengagement des hiérarchies vis-à-vis des modalités d’exécution du travail ne s’est pas traduit par le déploiement d’un laisser faire généralisé. Le contrôle ne s’est pas relâché.. Bien au contraire, il s’est plutôt accentué sous la pression d’une exacerbation de la concurrence sur les différents marchés. Mais il est surtout exercé selon des modalités différentes de ce que nous connaissions antérieurement. Il est assumé par des individus plus éloignés du métier qu’autrefois et il repose sur des indicateurs de plus en plus abstraits. Ces indicateurs ne sont pas neutres. Ils répercutent tout au long de la chaîne hiérarchique, sous la forme d’indicateurs comptables, les exigences de la rationalisation financière.
En effet, à partir des années 70, les mesures de libéralisation et de globalisation des marchés financiers ont entraîné une montée en puissance des logiques financières qui s’est traduite par une course permanente à la réduction des coûts et à l’accélération de la production. Nous touchons là les ressorts de l’un des paradoxe de la période : alors que l’ensemble des activités évolue vers les modalités d’organisation des services, alors que les dimensions qualitatives prennent une importance croissante dans l’activité, par un mouvement inverse, les modes d’évaluation purement quantitatifs, statistiques, comptables, les évaluations en terme de débit qui sont ceux de la chaîne taylorienne tendent à être appliqués à l’ensemble des activités. Les activités les plus complexes sont aujourd’hui évaluées avec les outils comptables conçus pour les activités élémentaires du travail sur chaîne. Le caractère réductionniste de cette approche se traduit par une incapacité des managers à prendre en compte les dimensions de l’activité qui ne s’expriment pas en termes de valeurs marchandes.
La pression temporelle tend ainsi à réduire voire à écraser les temps de préparation, d’anticipation, de discussions, d’études.
Nous disions que jamais la nécessité de réfléchir et de discuter sur le travail ne s’était autant imposée. Il faut maintenant compléter : jamais n’a été aussi prégnant le sentiment de travailler pour hier, d’être constamment pris par l’urgence et de n’avoir pas de temps pour la réflexion et le débat.
Mais cette situation a aussi d’autres conséquences qui vont donner leur contenu dramatique à cette évolution. Dans ces conditions de pression à l’abattage et de restriction sur les moyens, de nombreux salariés se trouvent dans l’incapacité de maintenir la qualité de leur travail. A tous les niveaux hiérarchiques, nous rencontrons des individus qui ne se reconnaissent pas dans les formes dégradées imposées à leur activité au nom des contraintes économiques. L’ensemble du monde du travail est ainsi traversé par une conflictualité autour des critères d’évaluation de la qualité du travail. Dans ce débat sur la qualité, le management tient une position très claire mais qui n’est souvent pas comprise. Pour vous et moi, lorsque nous parlons de qualité, nous avons en tête la bonne qualité, référée à des critères d’efficacité technique, de justice et d’authenticité. Mais pour le manager, il s’agit d’autre chose. La qualité, c’est la qualité pour le marché et dans le temps du marché. Dans la perspective du Management de la Qualité Totale, l’excellence c’est le juste nécessaire. En faire plus qu’il n’est nécessaire pour vendre, c’est gâcher des ressources collectives. Celui qui prétend faire plus, au nom des normes de son métier et de ses propres conceptions éthiques, celui là ne travaille pas pour le collectif. Il fait cela pour satisfaire des exigences personnelles. Il se fait plaisir. Il manifeste une attitude individualiste. Ainsi, les salariés sont en permanence incités à abréger, à en rabattre sur la qualité, au nom d’évaluations focalisées sur les indicateurs de débit, sur les délais de réponse, sur les temps d’attente et, au bout du compte, sur le chiffre d’affaire. Et tout cela est exprimé à travers des discours franchement paradoxaux puisque les exigences de qualité sont en même temps, toujours réaffirmées.
A travers ces pressions, les agents se voient encouragés à mettre en oeuvre les techniques qui leur permettent de « botter en touche » et de se débarrasser d’un client trop lourd et donc non rentable ; techniques qu’ils connaissent, auxquelles ils ont parfois recours mais qu’ils considèrent comme des pratiques honteuses. Des salariés appartenant à des catégories autrefois préservées expriment donc un sentiment d’amputation et de dégradation de leurs activités. La montée du thème de la reconnaissance vient de là. A travers le sort qui est fait à leur investissement dans le travail, à leur intelligence, à leurs exigences éthiques, les salariés font l’expérience du mépris.
De telles situations compliquent considérablement les discussions sur le travail. Dès lors que ce qui est en jeu, c’est le sentiment de faire un mauvais travail, il est difficile d’en débattre sans s’exposer immédiatement à une accentuation du contrôle par la hiérarchie. En discuter impliquerait de disposer d’espaces d’élaboration autonomes en préalable au débat public avec le management. De tels espaces n’existent pas. Chacun se débrouille comme il le peut avec les manquements et les entorses aux règles du métier. Les repères communs définissant un travail bien fait s’estompent, des dissensions surgissent entre collègues, le sentiment de valeurs partagées tend à se dissoudre et avec lui la solidarité, la capacité collective à affirmer le point de vue du travail face à l’abstraction croissante de la prescription. A la mesure de cet affaiblissement, s’installe une extrême sensibilité aux remarques de la hiérarchie, du public ou des collègues. Le sentiment de faire du mauvais travail est en effet vécu sur le mode de l’indignité personnelle et suscite des réactions défensives qui aggravent la situation.
À partir de là ceux qui souffrent, ceux qui tombent malades, ce sont ceux qui ne laissent pas couler, qui prennent malgré tout au sérieux les enjeux du travail dans des situations où ces enjeux sont écrasés par le déploiement des logiques marchandes. Arrivés à ce point, l’activité ne nous apparaît plus seulement comme mobilisation de l’intelligence et délibération éthique. Elle prend une dimension politique. En effet, ces tensions entre normes marchandes et normes sociales qui sont vécues au coeur de l’activité, ce sont précisément, dans leurs dimensions les plus concrètes, les questions politiques les plus générales auxquelles sont confrontées nos sociétés. Le paradoxe est qu’elles sont affrontées, au travail, dans l’isolement et traitées trop souvent par chacun comme témoignant de défaillances personnelles, dans la honte.
Le processus d’émancipation vis-à-vis des formes de domination traditionnelle, le processus d’individualisation dans le prolongement de la réforme et des lumières, semble toucher ici un point de butée voire de retournement. Car ce même processus d’émancipation contribue, du côté des salariés, à la perte des capacités à affronter collectivement la conflictualité sociale, à donner à la souffrance une expression collective, à lui donner un sens. La montée de l’expression de la souffrance psychique apparaît liée à cette individualisation avec ce qu’elle véhicule paradoxalement de perte des capacités à penser, à débattre et à agir.
Il y a là, me semble-t-il, un effet paradoxal de ce processus. Poussé à son terme, jusqu’à l’individu ponctuel de l’idéologie libérale, il ne conduit pas au déploiement des potentialités de celui-ci mais ouvre sur une évolution qui évoque plus souvent l’attrition ou le collapsus. Nous en avons le contre-exemple tous les jours : les individus qui parviennent à investir les possibilités actuellement ouvertes de manifestation de soi le font toujours à partir d’un enracinement dans des réseaux et des traditions.
À partir de là, il faut constater que la plupart des réponses proposées par les professionnels du psychisme tendent à approfondir le processus d’individualisation et de psychologisation de ces questions. Du côté des directions d’entreprise, la réponse à la souffrance est recherchée dans les multiples formes de gestion du stress, de développement personnel et de coaching qui prolifèrent sur le marché. D’une façon générale, il s’agit d’approches déconnectées des enjeux subjectifs de l’activité réelle. Centrées sur l’individu dont elles prétendent accroître les performances, elles s’inscrivent dans le droit-fil de l’idéologie libérale. Mais cette tendance possède un pendant du côté des salariés : il s’agit de l’approche victimologique en termes de harcèlement moral. Il ne s’agit plus de la performance mais de la chute de l’individu libéral. Mais, ici encore, le modèle vise un individu ponctuel coupé de son histoire comme des enjeux subjectifs de son activité et des conflits de logique qui traversent le milieu de travail.
Le point de vue des approches cliniques du travail qu’avec quelques autres nous tentons de développer est diamétralement opposé. Dans cette direction, défendre leur santé mentale implique, pour les salariés, de saisir ce qui, dans leurs souffrances individuelles, fait potentiellement cause commune. La perspective est alors celle d’une assistance à l’élaboration de leurs propres positions subjectives par les salariés en difficulté. Cette assistance vise à reconquérir la capacité à penser l’expérience du travail, à en discuter avec les collègues, à en soutenir les enjeux dans le nécessaire débat avec le management. Il s’agit ainsi de ramener dans le registre de la conflictualité sociale les dilemmes que les agents vivent chacun comme un drame personnel.