Parmi les études relatives aux comportements de santé la question du respect de l’ordonnance médicale a donné lieu à des analyses sociologiques sur les diverses attitudes des patients à l’égard de la prescription médicale. Dans cette perspective de recherche, S. F., en tant qu’anthropologue, s’interroge sur la manière dont des patients et leurs familles gèrent les médicaments prescrits par leur médecin, et aussi sur les rapports que tous entretiennent avec ce dernier, plus largement encore avec l’autorité médicale. En effet, l’auteur pose la question de la longévité d’une ordonnance médicale, et de l’importance que les individus accordent à la matérialité de « la chose écrite ». Mais la question essentielle porte sur les dimensions susceptibles de faire varier les attitudes des patients à l’égard de la coopération avec les médecins parmi lesquelles elle retient l’origine religieuse.
L’ouvrage s’ouvre sur les thématiques du patient et de son rapport au suivi de l’ordonnance, aux médicaments, à son corps et aux médecins. L’analyse repose sur un travail comparatif, fondé sur l’observation et la participation, mené par l’A. durant cinq ans dans les régions du Gard et de l’Hérault auprès de populations rurale et urbaine. Celles-ci sont composées de patients et de leurs familles, de médecins, d’infirmières, rencontrés dans des contextes très divers : à domicile, à l’hôpital, au cours de consultations de services spécialisés, lors d’hospitalisations de jour, dans des associations. Des membres des communautés religieuses catholiques, juives, musulmanes, protestantes ont également participé à l’enquête.
Comme le souligne S. F. il ne s’agit pas d’opposer le comportement des catholiques à celui des protestants, des juifs ou des musulmans, vis-à-vis des habitudes sociales en matière de santé, qui peuvent être, selon la citation de Lévi-Strauss, « des gestes en apparence insignifiants, transmis de génération en génération… » Le but est de discerner et de comparer les comportements d’individus de même sexe, de même âge, appartenant à des milieux sociaux équivalents, atteints de maladies équivalentes dans la gravité, vis-à-vis de la prescription médicale, au travers de leur appartenance religieuse qui est une marque culturelle. Et c’est à partir de la notion d’empreinte religieuse, terme choisi par S. F., que celle-ci propose l’hypothèse d’une différence possible entre les individus vis-à-vis du suivi de la prescription médicale. L’intérêt de cette démarche rigoureuse se fonde précisément sur la manière d’aborder la dimension religieuse en tant que système de valeur, qui confère un sens au comportement des patients à l’égard du médecin, de l’ordonnance et des médicaments. Car, il ne faut pas étiqueter les individus d’après une pratique ou une doctrine religieuses – croyants, non croyants ; pratiquants, non pratiquants ont été également interrogés – mais considérer leur héritage culturel comme modelé par « les traces inconscientes » de leur origine religieuse.
Pour comprendre la diversité des conduites avec le monde médical des personnes interrogées d’origine religieuse différente, S. F. procède à une analyse du statut de l’écrit et de sa valeur dans les doctrines religieuses auxquelles ces personnes sont supposées être rattachées. Il s’avère que les catholiques ont longtemps délégué la lecture de textes religieux à des clercs qui seuls avaient le pouvoir de les interpréter. Contrairement à cette attitude, les protestants ont permis, dès le XVIe siècle, avec l’ouverture d’écoles, l’accès à la lecture de la Bible. De même les juifs, le « Peuple du livre », établissent une relation privilégiée avec l’Écriture qui ne comporte pas un caractère sacré, puisque les textes de la Torah donnent lieu à de multiples controverses. Pour les musulmans, la parole de Dieu est révélée par le prophète Mahommet à travers le texte du Coran ; l’homme ne doit pas intervenir dans la parole divine. L’Écriture comporte ainsi un caractère sacré. Ces traits culturels trouvent leur application dans les analyses de l’A.
La gestion de l’ordonnance est mise en lumière par l’usage qui en est fait, la place que celle-ci occupe dans la vie quotidienne. L’A. fait la démonstration de sa démarche rigoureuse par une analyse très détaillée des différentes façons de ranger les ordonnances, en allant « y voir de près » après avoir réalisé un travail d’observation au domicile même des enquêtés. Mais c’est la nature de la notion d’usage qui éclaire davantage les comportements : on peut garder l’ordonnance pour la montrer à d’autres médecins en cas de besoin, la consulter soi-même, ou en tirer « une quelconque vertu thérapeutique. » Par exemple, il ressort que les personnes catholiques ou d’origine catholique ont tendance à garder leurs ordonnances pour pouvoir mieux informer les médecins en vue de consultations futures et aussi parce qu’elles pensent qu’il faut le faire, tandis que les protestants font le choix de garder l’ordonnance afin d’y recourir eux-mêmes. Parmi les personnes juives interrogées, l’A. a remarqué que le fait de garder l’ordonnance répond à un besoin de se donner la possibilité de questionner le médecin sur la pertinence du traitement octroyé et d’en discuter avec lui. Chez les musulmans, il est intéressant de noter que l’ordonnance médicale n’est pas seulement gardée durant le traitement médical, mais peut l’être aussi jusqu’à la guérison.
L’analyse de la thématique de l’utilisation des médicaments permet à S. F. de différencier les conduites des personnes examinées en considérant la nature et la fonction des médicaments prescrits. Ses observations l’amènent à noter que les patients catholiques et musulmans ne sont pas tant préoccupés par le nom et l’usage des médicaments prescrits, car c’est le médecin « qui sait, » alors que les protestants et les juifs contrôlent davantage les médicaments ordonnés par le médecin.
Ce qui surprend, dans les résultats de cette enquête, concerne l’utilisation individuelle et/ou collective des médicaments. Les patients catholiques auraient tendance à vouloir partager avec les membres de la famille qui en ont besoin, les médicaments qui ont été efficaces pour eux-mêmes. On retrouve quelquefois cette tendance dans les familles juives, alors que les protestants sont enclins à gérer individuellement leur prescription médicale, comme ils le font pour la maladie.
Le rapport au temps constitue un autre élément qui met en évidence des traditions culturelles différentes.
S. F. poursuit ses investigations sur l’utilisation des médicaments en prenant l’exemple des médicaments psychotropes qui montrent des divergences d’attitudes notables. Les réticences des catholiques sont liées à la crainte relative à l’inconfort de leur état corporel, comme la somnolence, entraînée par la consommation de ces médicaments. Cette réaction est partagée par les musulmans, en particulier par les femmes qui admettent difficilement, en tant que soutien affectif et familial, de prendre des neuroleptiques face aux autres membres de la famille. Les protestants se montrent réticents de peur d’être dépendants, de perdre leur « libre arbitre ». Cette réticence est aussi marquée chez les personne juives (ou d’origine juive) qui craignent tout particulièrement que ce type de médicament puisse amoindrir la mémoire, celle-ci étant considérée comme une valeur « cardinale qui ne doit pas être mise en péril » par fidélité à la commémoration des événements du passé.
En ce qui concerne le rapport du patient avec son médecin, S. F. observe tout d’abord que le choix du médecin n’est pas fondé sur l’appartenance culturelle de ce dernier, d’autres critères pouvant intervenir pour des personnes interrogées de même niveau socio-culturel. Les protestants sont sensibles à la place de l’argent dans leur relation avec leur médecin. Ils sont méfiants à l’égard des médecins qui font revenir trop souvent leurs malades pour renouveler l’ordonnance. Cette méfiance peut atteindre le corps médical lui-même ; l’A. cite le cas d’un chirurgien protestant qui décide de se salarier afin de n’être pas soupçonné par ses patients d’être une personne « intéressée ». Les catholiques tiennent compte davantage de l’âge de leur médecin, l’expérience médicale acquise représentant un atout. Il en est de même pour les musulmans interrogés, qui eux préfèrent un médecin homme, musulman, la loi religieuse risquant d’être ainsi mieux respectée. Quant aux patients juifs, croyants, ou non croyants, S. F. met l’accent sur l’importance accordée au visage du médecin, à l’impact du regard de celui qui « ausculte, sait observer le malade et son corps, lire les symptômes ».
Une autre thématique nourrie d’informations denses et d’analyses fines, approfondies, achève de construire cet ouvrage : le rapport du patient à son corps dont il faut laisser le plaisir de la découverte au lecteur.
On ne doit pas minimiser les difficultés auxquelles S. F. a fait face sur le terrain. Dans cette région de France où l’enquête s’est déroulée, le protestantisme est ancré depuis des siècles et il était sans doute plus aisé d’interroger des personnes qui reconnaissent être issues de cette tradition religieuse. Mais, les autres appartenances religieuses, en particulier le catholicisme et le judaïsme, hormis pour les croyants et les pratiquants, font partie, en France, de l’espace privé et non de l’espace public ; la religion n’est donc pas considérée comme une variante apparente de la vie quotidienne. Le mérite de S. F. et l’intérêt de son livre consistent à avoir osé et tenté de discerner les comportements de patients à l’égard du monde médical, selon le seul critère de la culture religieuse (la religion étant une dimension complémentaire de la conduite de l’homme, suivant la pensée anthropologique), et d’avoir cherché, d’après sa propre expression, « le sens derrière l’évidence. »
Renée WAISSMAN, « Sylvie Fainzang, Médicaments et Société. Le patient, le médecin, et l’ordonnance », Archives de sciences sociales des religions, 116 (2001) – Varia, [En ligne], mis en ligne le 21 novembre 2005. URL : http://assr.revues.org/index456.html. Consulté le 02 février 2010.