Transférer les techniques par René Bureau

LA TABLE ET L’AVION

Le problème n’est pas nouveau. L’école « fusionniste, dès le début du xxe siècle, a contribué à montrer comment des traits techniques et culturels sont passés d’une société à l’autre et ont pu traverser les continents, souvent sans transformation notable. Ainsi, une certaine manière de nouer la corde au bois de l’arc s’est diffusée parmi des groupes très éloignés les uns des autres. L’équipement technologique des civilisations est un patrimoine en partie commun.

Telle qu’elle se pose aujourd’hui, la question des transferts de technologie a cependant des caractéristiques nouvelles par rapport à ce qui s’est déroulé au cours des millénaires antérieurs. En effet, la civilisation occidentale, appelons la ainsi qui s’est étendue à partir du Proche Orient ancien, où déjà avait été inaugurée la période néolithique marquée par l’agriculture et l’élevage, a développé, surtout depuis ce que l’on appelle la révolution industrielle du xxème siècle, des moyens de transformation de la nature dont l’ampleur et la complexité sont sans commune mesure avec l’outillage technique des civilisations agraires qui caractérisent une bonne partie du reste du monde.

je discutais un jour avec un paysan africain. Nous étions dans son champ ; il tenait sa houe à la main. Un avion de ligne est passé au dessus de nos têtes. Et le paysan m’a fait part de ses réflexions :

« Les objets des Blancs ne sont pas tous de la même espèce. Le premier jour où j’ai vu une table, je l’ai regardée, dessus, dessous ; j’ai compris comment elle était fabriquée, et je me suis dit : tu serais capable de faire une table semblable. Mais le jour où j’ai vu un avion, je me suis dit : ni moi ni mes frères, même en s’y mettant tous ensemble, nous ne pourrons fabriquer un avion. »

Cet ami soulignait ainsi très simplement la différence entre l’artisanat et l’industrie. Le transfert industriel ne relève plus de la propagation par diffusion. Les sociétés qui adoptaient la faucille, déjà utilisée par leurs voisins, étaient relativement homogènes ; elles adoptaient en même temps la consommation et la production. Aujourd’hui, on adopte partout la voiture par exemple sans pour autant que le pays se mette à construire des automobiles. Raoul Vaneigem (1) rapporte ce qu’un ouvrier noir disait à son patron blanc :

« Quand nous avons vu vos camions, vos avions, nous avons cru que vous étiez des dieux et puis nous avons appris a conduire vos camions et vos avions. Nous avons compris que ce qui vous intéressait le plus, c’était de fabriquer les camions et les avions pour gagner de l’argent. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de nous en servir. Maintenant, vous êtes nos forgerons. »

LES SECRETS DES BLANCS

Entre l’usage et la production, il y a un gouffre que les transferts de technologie veulent combler. Du moins en principe. Le monde industriel en effet conserve jalousement des techniques de fabrication ; les pays développés protègent leurs connaissances en déposant des brevets, car leur puissance tient avant tout à leur capacité d’innovation technologique. J’ai entendu très souvent des Africains évoquer ce qu’ils appelaient « le secret des Blancs ». Depuis que l’on ne prend plus les Blancs pour des dieux, on s’interroge sur l’origine de leur supériorité technique et on les accuse de retenir sciemment leur savoir pour mieux exploiter les peuples tenus à l’écart des « secrets ». Tels la Pythie de Delphes, les experts internationaux délivrent leurs oracles en disant : « N’ayez crainte, nous nous occupons de vos problèmes, faites nous confiance. » Grâce à la Pythie, les Grecs ont tenu, dit on, les peuples méditerranéens sous leur coupe pendant des siècles. Le delphisme se poursuit dans la modernité sous des formes plus subtiles. Le transfert des technologies n’est pas une question neutre. Ce n’est pas le lieu ici de la traiter de façon politique, mais il n’est pas possible d’ignorer le contexte dans lequel il s’opère. Comme l’a montré André Leroi Gourhan, un savoir faire technique n’est pas isolable de plusieurs ensembles, d’un ensemble technique proprement dit, d’un ensemble économique, puis, surtout, d’un ensemble culturel.

L’ENSEMBLE TECHNIQUE

Si nous prenons le domaine de l’énergie, nous constatons que les savoir faire évoluent selon que l’on passe de l’énergie humaine à l’énergie animale, puis aux énergies éolienne ou hydraulique, à la vapeur, au moteur à explosion et à l’électricité. La roue, le levier, la bielle manivelle, … et toutes les techniques de production et de transformation du mouvement et du transport sont liées aux divers types d’énergies utilisées. Ceci constitue des évidences. Il va de soi, par ailleurs, que les membres d’une société développent leur « sens pratique » à l’intérieur d’un système technologique donné et améliorent leur savoir faire et leurs aptitudes en relation avec l’équipement technique dont ils disposent. Isolé dans le désert de Kalahari, un ingénieur européen, malgré ses connaissances, risquerait la mort, alors qu’un Bochiman, muni de l’expérience millénaire de son ethnie, est capable de subsister sans difficulté.

L’ENSEMBLE ÉCONOMIQUE

La satisfaction des besoins élémentaires, c’est à dire la conservation de l’unité sociale, est assurée par des tâches de production et de reproduction. Celles ci tiennent compte des ressources naturelles et de l’environnement. L’économie est d’abord écologique. Pour cultiver la terre, divers paramètres sont en jeu : la terre elle même et sa fertilité, le soleil, l’eau, les semences, mais aussi l’énergie pour préparer le sol, semer, récolter, les connaissances techniques qui permettent de déposer de l’information dans la matière (engrais, sélection des espèces, outillage, … ), sans oublier, et ce n’est pas seulement une lapalissade, des consommateurs (ou bien soi même et sa famille, ou bien aussi des clients … ). Si l’on ne vit pas de chasse, de pêche et de cueillette, il faut maîtriser ces divers paramètres. Les sociétés l’ont fait, chacune selon son « économie » respective, c’est à dire selon son art propre d’administrer sa maison.

Cette administration suppose à la fois une cohérence interne et une adaptation aux conditions naturelles. Si l’on se trouve dans la situation d’auto subsistance et que le régime des pluies est régulier, il est a prion’ inutile d’investir dans des travaux d’irrigation. Une recherche pour améliorer la fertilité du sol est sans objet s’il est possible d’utiliser indéfiniment des terrains vierges en pratiquant la culture itinérante. Une tragique démonstration a contrario de l’importance primordiale de cette cohérence a été fournie par le cas de l’ethnie des Ik, aux confins de l’Ouganda et du Soudan. La vaste plaine où les IK chassaient et collectaient les produits naturels ayant été affectée à une réserve de faune, ils ont dû émigrer dans la région montagneuse voisine. Ils n’ont pas pu s’adapter à leur nouveau milieu il aurait fallu qu’ils entreprennent des cultures à flanc de colline et rien ne les y préparait. Leur société est devenue une sorte d’enfer (2) où le système du chacun pour soi prend des formes inimaginables.

L’ENSEMBLE CULTUREL

C’est ici le domaine où les contradictions avec les données techniques sont les plus importantes, et les moins bien connues. On a pu montrer (3) que les inventions techniques majeures du début de l’histoire, et dont nous sommes toujours les héritiers, sont issues de préoccupations d’ordre symbolique, rituel, religieux. La roue n’a servi longtemps qu’à la charrette utilisée pour l’enterrement solennel du roi divin. L’observation du ciel et la notion de temps astronomique sont tributaires, à l’origine, de spéculations astrologiques, etc.

Les sociétés humaines ont, d’emblée, élaboré des représentations du monde. L’imaginaire humain a mis de l’ordre dans la réalité naturelle, en instituant des différences, en assignant une place à chaque élément du cosmos. Contraintes, par opposition à l’animal dont les comportements sont codés génétiquement, de se donner des finalités, les sociétés ont dû définir en premier lieu des visions du monde exprimées par des symboles et porteuses de normes et de valeurs.

Suivant qu’elle considère que l’homme est une partie du cosmos comme une autre et dépend de puissances surnaturelles , ou bien que l’homme est le maître de l’univers, la culture d’une société conduit celle ci à investir plus ou moins dans le domaine technique, c’est à dire à multiplier ou à restreindre le nombre des besoins à satisfaire au delà des simples impératifs de la survie.

C’est ici le point majeur. Le rapport à la nature qu’est la technique est défini par le rapport de l’homme à l’homme et par le rapport de l’homme à Dieu. Ici intervient ce que l’on pourrait appeler le prix humain à payer au progrès. Pour inventer la galère, il a fallu d’abord « inventer » l’esclavage. La technique est une dimension paradoxale de la condition humaine. Comme le dit Melvin Kranzberg (4) « la technique n’est ni positive, ni négative, ni neutre. » C’est une illusion en effet de croire que l’on peut faire ou un bon ou un mauvais usage de la technique (avec l’atome : l’électricité ou la bombe … ) La vérité est que la sphère technique a progressivement conquis son autonomie, comme si elle échappait par nature aux considérations d’ordre éthique. Elle fonctionne, de nos jours, comme si « tout progrès technique qui est du domaine du possible devenait obligatoire » (5). »

LE MODÈLE DE LA VIE

En ce sens, la société industrielle occidentale connaît une émancipation technologique manifestée par une rupture pour ne pas dire un hiatus, entre culture et technique. Les autres sociétés, celles qui sont « bénéficiaires » du transfert de technologie, tiennent en laisse, si l’on peut dire, le domaine de la production et des besoins, c’est à dire de leur équipement. Leurs cultures ont l’oeil sur la sphère économique. Leur vision du monde tient la technique à sa place, qui n’est pas la première. Le modèle de la vie, à l’intérieur de laquelle l’homme est situé, inspire les attitudes vis à vis de la matière ; au centre de ce modèle, il y a le cycle du passage de la vie à la mort et de la mort à la vie, et non pas le déroulement linéaire d’une évolution orientée vers la croissance indéfinie. En corollaire de cette vision, l’explication surnaturelle (religieuse, magique ou sorcière) vient toujours en contrepoint de l’explication naturelle et causale. L’homme a partie liée avec les puissances cachées dont il doit obtenir l’aval en permanence.

Dans le monde agraire pas encore désenchanté, pour parler comme Max Weber, les moyens dont les sociétés pourraient se doter pour satisfaire des besoins nouveaux sont a priori suspects. D’une part, ils risquent de menacer la cohésion communautaire en introduisant des clivages dangereux. Déjà le fait de diviser le travail en spécialisant des professions est considéré comme le point de départ d’une stratification et d’une compétition sociales dommageables. C’est pourquoi, par exemple, dans une société où tous sont agriculteurs, les forgerons sont castés ; on n’épouse pas leurs filles. J’ai vu des parents détruire sciemment des jouets astucieux construits par des enfants, en leur disant :

« Les enfants qui font des choses pareilles quittent un jour leur famille et ne s’occupent plus de leurs parents. »

D’autre part, plus largement, les entreprises de transformation ambitieuse de la nature sont perçues fondamentalement comme des défis portés aux divinités, comme des plagiats insolents de la création elle même. C’est en se fondant dans l’ordre global du cosmos que l’homme réalise sa destinée. Bien des mythes sur l’origine de la technique stigmatisent son caractère de prétention à supplanter la puissance des dieux.

Les populations ethniques, de fraîche appartenance nationale, se comportent donc comme si elles étaient conscientes, avant expérience, du manque à gagner en richesse humaine et communautaire qu’entramerait l’adhésion inconditionnelle au système représenté par les nations industrielles. Par crainte d’une aliénation qu’elles observent chez les « développeurs », elles gardent leurs distances vis à vis de ce que nous appelons La civilisation et le progrès. Nous n’entendons que les voix de leurs leaders qui, eux, sont passés de l’autre côté de la barrière idéologique et constituent les relais locaux de l’expansion de la technostructure (pour parler comme G. Galbraith). Mais, pour les peuples paysans, « la pauvreté est leur richesse » (6).

L’AFRICANISATION

Il reste, bien entendu, que le processus de la diffusion obligée des technologies propres au monde industriel est effectivement en marche, depuis longtemps. Si la ques tion du transfert est posée avec acuité, c’est parce, que du point de vue des pays développés et de celui des gouvernements des pays en voie de développement, le rythme d’adoption des techniques importées est trop lent. Le « retard de croissance » est supposé être à l’origine de la misère, des famines, de la stagnation économique des pays décolonisés. Les emprunts contractés pour améliorer la productivité agricole et mettre en place une industrie n’ont pas fourni le potentiel local nécessaire pour fonctionner de manière autonome. Après l’euphorie des indépendances, les Africains noirs, pour prendre leur exemple, ont progressivement réalisé, de leur côté,’que la souveraineté politique n’avait pas entraîné automatiquement l’indépendance économique. Il fallait « africaniser » les postes et saisir les rênes de la production et de la gestion. Dès les années 70, les gouvernements ont mis sur pied de vastes programmes de formation et de perfectionnement. Les anciens colonisateurs se sont précipités dans la brèche ainsi ouverte et, depuis, les transferts de technologie constituent l’enjeu majeur pour les partenaires économiques. Les pays riches visent à faciliter le recouvrement de leur mise (la fameuse dette) et les pays pauvres veulent assurer l’auto suffisance alimentaire et l’équilibre de leurs budgets.

Dans le public comme dans le privé, des milliers d’agents sont ainsi attelés à la tâche immense de la transmission des connaissances et des savoir faire. L’objectif de cet ouvrage est de les faire profiter des expériences acquises et de les aider à éviter les erreurs qui ont conduit à l’échec de nombreuses manières de procéder.

Nous avons évoqué le contexte dans lequel s’est posée et se pose aujourd’hui la question des transferts de technologie. Il importe à présent d’analyser les conditions nécessaires et en principe suffisantes pour que ceux ci se déroulent avec un maximum d’efficacité. Ce que nous avons dit jusqu’ici peut paraître décourageant, mais ce n’est certainement pas en se masquant les difficultés du problème que l’on parviendra à le résoudre. Au bout du compte, ce n’est pas l’amélioration des conditions de vie qui rencontre des résistances mais plutôt les risques de déperdition de valeurs sociales et humaines que cette amélioration peut faire courir.

LE DONNEUR ET LE RECEVEUR

Le texte fondateur de la notion d’acculturation, le « Mémorandum sur l’acculturation », est paru dans l’American Anthropologist en 1936. Il était signé de trois anthropologues américains : R. Linton, M. Herskovits, R. Redfield. Notre langage sur l’interculturel est toujours tributaire de ce document clair et novateur. Autant le texte a vieilli sur le plan de la transmission des « traits » culturels, dans la mesure où il traite ceux ci comme des entités quasiment autonomes, autant sa manière d’aborder la question de la rencontre des sociétés différentes sur le plan des connaissances et des savoir faire techniques reste pertinente. Les éléments technologiques fournis par un « donneur » à un « receveur » peuvent être distingués selon qu’ils sont sélectionnés, choisis, rejetés, réinterprétés, … par le receveur, en fonction de ses aspirations et de ses valeurs. Les éléments technologiques peuvent être imposés, interdits, proposés, adaptés, … par le donneur, selon ses intérêts, et par des méthodes variées. Le Memorandum distingue les situations de transfert, les modes de contact, les processus du transfert, les résultats du contact. Un affinement de ces données a conduit à distinguer entre la transmission des formes et celle des fonctions. L’exemple banal du bidon de pétrole utilisé pour fabriquer les baraques des bidonvilles illustre cette distinction. Plus noblement, on peut évoquer par exemple l’adoption du système des partis politiques pour organiser la défense des intérêts tribaux dans la nation nouvelle. Et ainsi de suite.

La culture ne se « donne » pas, puisque, par hypothèse, elle correspond à ce qui personnalise une société. En revanche, un savoir faire technique se donne et se reçoit. Encore faut il ici rester nuancé. Venu comme coopérant en Côte d’Ivoire, je me suis fait dire par un fonctionnaire important du ministère du Plan : « Vous nous apportez vos connaissances, mais ne vous occupez pas du reste. » Il voulait certes me dire de ne pas m’occuper de politique mais aussi de laisser de côté les problèmes culturels. Or il est évident, étant donné ce que nous avons dit de l’insertion de la technique dans des ensembles, que la moindre transmission technique, ne serait ce que du fait qu’elle s’exprime dans une langue particulière, est porteuse de références culturelles propres à sa société d’origine. Et, réciproquement, cette transmission touche, d’une manière ou d’une autre, la culture du receveur.

Aussi, le « donneur », pour garder le vocabulaire du Memorandum, doit il être doublement conscient : de ses propres références et de celles du receveur. je prêche ici pour mon saint, puisque c’est l’anthropologie qui m’a amené progressivement à la sociologie du développement. De fait, j’ai pu me rendre compte à quel point la connaissance de l’autre était indispensable au « déblocage » des attitudes du transmetteur. Et, au cours de nombreux stages consacrés au problème de l’africanisation de l’encadrement, j’ai pu observer que cette connaissance du partenaire africain conduisait immanquablement les expatriés à s’interroger sur leur propre système social et culturel.

LES BLOCAGES DE L’ÉMETTEUR

La première prise de conscience porte généralement sur la nature des difficultés du transfert. Même si chacun se défend, de bonne foi, d’être raciste, un sentiment diffus que les « manques » ont quelque chose à voir avec la génétique reste latent dans les esprits. Une meilleure connaissance de la culture contribue à balayer ces tendances. Une meilleure appréhension des différences culturelles débloque les attitudes négatives exprimées dans des jugements qui commencent d’habitude par des formules typiques : « Ces gens là… » ; « je ne suis pas raciste, mais… ». Si les jugements ne sont pas racistes au sens strict, du moins sont ils, chez les Occidentaux, marqués la plupart du temps par des présupposés évolutionnistes. Il y aurait des degrés dans les niveaux de civilisation, le degré supérieur étant, bien entendu, celui de la civilisation industrielle. Il est évident, bien sûr, que le niveau des performances technologiques atteint par le monde occidental est sans commune mesure avec celui des civilisations agraires. Mais l’évolutionnisme se manifeste lorsque cette supériorité est mise en relation avec le niveau des aptitudes et des valeurs. La performance technique n’est pas lajauge de la qualité humaine. Sur le plan des capacités d’imagination et de création, l’invention de l’arc, par exemple, a demandé autant d’intelligence (pour employer un terme un peu vague) que les inventions modernes, de même que les fresques pariétales de Lascaux, caractérisées par une esthétique et un sens de la stylisation qui nous émeuvent toujours, ne sont pas moins « civilisées » que les productions artistiques contemporaines. En reconstituant l’histoire et la logique de l’évolution préhistorique des techniques, A. LeroiGourhan (7) a distingué le « quoi faire » et le « comment faire ». Le quoi faire répond aux besoins qu’une société a choisi de satisfaire ; le comment faire correspond aux moyens mis en oeuvre pour satisfaire un besoin donné. A. Leroi Gourhan dit, à peu près, ceci :. les problèmes qui se posent à l’homme sont facultat fs pour la plupart ; les solutions, elles, sont obligatoires.

Ainsi, il n’est pas absolument nécessaire de construire des maisons dans la mesure où on dispose d’abris naturels ; mais si on en construit, le toit en pente est la solution nécessaire pour s’abriter de la pluie. Toute l’histoire de la technique a montré que les sociétés avaient trouvé les solutions adéquates pour assurer leur survie. Le cas des Ik que nous mentionnions plus haut montre seulement que les solutions doivent être cohérentes avec les éléments non techniques de la culture. Le bâton à fouir, assez sophistiqué, des Bochiman est un outil parfaitement adapté à la survie dans le désert de Kalahari ; en revanche, le Bochiman n’a rien à faire d’une bouteille de Coca Cola (cf. le film Les dieux sont tombés sur la tête).

Pour résumer ces données préalables fondamentales, disons que les aptitudes des receveurs ne sont pas en cause, mais leurs attitudes devant la matière ; celles ci sont relatives aux besoins que leur culture les amène à vouloir satisfaire. A l’issue d’un stage sur l’africanisation, un participant avait conclu en disant :

« J’ai compris l’essentiel : les différences ne sont pas génétiques mais culturelles. »

Cette réflexion indiquait que le problème des écarts apparents n’était pas clair dans son esprit au début du stage ; cependant, il était cadre expatrié en Afrique depuis une dizaine d’années.

LES BLOCAGES DU RÉCEPTEUR

Nous nous acheminons petit à petit vers une explicitation des conditions d’une bonne réception des connaissances et des savoir faire technologiques. Le donneur doit connaître le cadre de référence du receveur, pour parler le langage de la théorie de l’information. Il doit également connaître ce que l’on appelle le champ intentionnel du récepteur. L’Européen, expert privé ou coopérant, s’imagine généralement qu’il vient inaugurer une nouvelle relation, dégagée du poids des idéologies révolues, au delà des errements colonialistes, mais sous tendue par l’idée noble de la coopération entre égaux. Il doit pourtant prendre en compte le fait qu’il n’est pas le premier émetteur de connaissances techniques sur le terrain et que son interlocuteur projette sur sa personne l’image formée par la superposition des images qu’ont données ses prédécesseurs. L’explorateur, le militaire, la marchand, le colon, le missionnaire, l’administrateur, le juge, le gendarme, l’instituteur, … ont précédé l’expert contemporain. je le dis pour l’avoir entendu maintes fois de la bouche des Africains : le trait le plus marquant attribué à l’ensemble de cette galerie de personnages est celui d’exPloiteur. Le « Blanc » est venu mettre en exploitation les ressources naturelles et humaines. Entre exploitant et exploiteur la nuance est ténue. Face au coopérant le plus ouvert, l’Africain ne pourra se garder d’une attitude défensive, car, d’expérience presque séculaire, il sait que l’Européen (ou l’Américain, ou le japonais, … ) cherche toujours, au bout du compte, son propre intérêt.

Cette image du Blanc, répondant à l’image du sauvage que le Blanc s’est forgée du Noir (même si le mot a aujourd’hui disparu, remplacé par l’expression plus « technique » de sous développé) ne sera pas directement repérable dans le comportement du receveur. Cependant, de même que les évaluations négatives bloquent l’attitude de l’Européen, le stéréotype du Blanc exploiteur bloque le Noir dans son attitude vis à vis de ce que le Blanc représente et de ce qu’il transmet. Les manifestations de ce blocage sont très variées. Cette méfiance latente a été bien exprimée par cette phrase mise dans la bouche d’un personnage campé par Hamidou Kane dans L’aventure ambiguë : « Avant de revêtir le bleu de chauffe, nous mettrons notre âme en lieu sûr (8). » Il y a danger en effet à se livrer pieds et poings liés à l’entreprise générale de l’industrialisation du monde selon le modèle blanc.

LES FACTEURS ENDOGÈNES

Dans La société contre l’Etat (9) P. Clastres montre comment les sociétés modèrent leurs besoins :

« Deux axiomes paraissent guider la marche de la civilisation dès son aurore : le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’Etat ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler… Les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production de biens matériels… A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? C’est toujours par la force que les hommes travaillent au delà de leurs besoins… Lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. »

Les sociétés non industrielles se caractérisent par la cohérence de leurs choix. Leur attitude vis à vis des acquisitions techniques est en relation avec leur vision du monde. En d’autres termes, ces acquisitions sont tributaires de facteurs endogènes. C’est le désir de disposer de temps libre qui pousse les Indiens dont parle P. Clastres à adopter les haches importées. Le souci pur et simple d’accroître la productivité ne fait pas partie de leur système de valeurs. En général, le transfert de technologie devra donc trouver dans le système culturel du receveur un point d’ancrage, faute de quoi la pure contrainte n’obtiendra pas de bons résultats ; l’adoption sera superficielle ; les données techniques seront apprises par coeur au besoin, mais on ne fournira pas l’effort de compréhension qui permet d’intégrer les principes ; la fâme sera adoptée, mais pas la fonction. L’équipement transféré en même temps que le know how sera bientôt délaissé ou abandonné. C’est ainsi que, dans les industries implantées, le service de l’entretien est le plus difficile à organiser et à maintenir.

Pour clarifier le problème central des facteurs endogènes, il est bon de mettre de l’ordre dans les niveaux de fonctionnement des sociétés, de toute société, qu’elle constitue une unité ethnique ou nationale. Ouvrons donc une (courte) parenthèse plus théorique.

L’équipement technique d’une société correspond à la fonction de production. Qu’il s’agisse de cueillette, d’agriculture ou d’industrie, la société doit satisfaire en premier lieu les besoins élémentaires liés à la survie des membres du groupe. L’utilisation des ressources naturelles, leur transformation, la répartition des produits, exigent un outillage, au sens large, dont le troc, le marché, éventuellement l’argent font partie.

Directement liée à ce niveau, ce que j’appellerai la fonction de gestion répond à la nécessité de normaliser les rapports des hommes aux choses et les rapports des hommes entre eux pour assurer ce que l’on entend par le « bien commun ». C’est le niveau des standards officiels, de la coutume et du droit. Ces dispositions gestionnaires postulent l’organisation des pouvoirs : hiérarchie des lignages, des chefferies, des royaumes ou des États.

La production et la gestion constituent un ensemble manipulable, mis en oeuvre par une tecknè : la fabrication comme l’administration relèvent de méthodes, de décisions volontaires, de métiers et de professions. La production et la gestion induisent la division du travail, l’établissement des connaissances, qu’il s’agisse de ce que C. Lévi Strauss appelle « la pensée sauvage » ou de la science. Nous pouvons désigner la totalité de ces deux niveaux (ou fonctions) par le terme de « civilisation », en donnant à cette notion son sens le plus restreint et le plus précis. A ce titre, toute société a sa civilisation. L’évolution de l’histoire montre que ces niveaux de la réalité sociale tendent à une certaine uniformisation. Les mêmes équipements deviennent communs à un nombre de plus en plus grand de sociétés et de pays. Ainsi, par exemple, le système de l’autoroute, qui supprime le croisement des véhicules, s’est répandu sur toute la planète. Le modèle du système politique républicain, démocratique et parlementaire, est en passe d’être adopté par toutes les formations étatiques du monde. Et ainsi de suite.

Le moindre journal publié dans les pays occidentaux consacre la quasi totalité de ses pages aux fonctions économique et politique. Les rubriques « vie quotidienne », « loisirs », « culture », etc., sont reléguées en fin de publication, comme des desserts après les plats de résistance.

LE SAVOIR DE LA VIE

Les sociétés de l’oralité n’ont pas de journaux mais leur équivalent, l’information communautaire qui va de bouche à oreille, relègue les problèmes techniques dans la rubrique verbale des « à côtés » de la vraie vie, à l’opposé des sociétés qui se disent, à juste raison, plus « civilisées », en ce sens qu’elles investissent en priorité dans les oeuvres de la civilisation, telle que nous l’avons définie. Mais ceci nous amène à dire qu’en revanche les sociétés agraires sont plus « cultivées » que les sociétés industrielles. Expliquons nous.

Production et gestion correspondent à un pôle de la réalité sociale, à l’opposé duquel se situe le pôle de la culture, entendue dans le sens que les anthropologues ont contribué à imposer, c’est à dire de ce qui, à l’inverse de la technique, personnalise les peuples, fonde leur identité, marque leur différence. Ce pôle est davantage du côté de l’être, alors que celui de la civilisation est du côté de l’avoir, pour prendre une référence philosophique classique. Quel est le contenu de cette autre composante de la réalité sociale ? je propose de distinguer ici deux nouvelles fonctions, celle de la reproduction et celle de la représentation. Nous sommes à présent hors des standards et des choix conventionnels. Ces niveaux ne sont pas manipulables car ils viennent du vécu immédiat, de la spontanéité créatrice des peuples. Chaque société a donc son système de reproduction constitué par la famille et tout ce qu’elle représente de « vie privée », de tâches et de devoirs. De nombreuses sociétés ont vécu et vivent encore sans autre instance d’organisation économique et p9litique que la parenté étendue (les « sociétés contre l’Etat »). La tâche majeure de cette instance est donc celle de la reproduction, non seulement biologique mais « culturelle ». Les « transferts » s’appellent ici la tradition, et ce que l’on appelle l’endoculturation, par opposition à a£culturation, est l’affaire de chaque génération vis à vis de la suivante. Ce n’est pas l’école (outil de « gestion ») qui transmet la langue, mais le milieu familial, et ainsi de toute « pratique » élémentaire. La complémentarité des sexes et la répartition des tâches masculines et féminines s’établit à ce niveau, de même que les formes fondamentales de l’autorité, attachées à la filiation.

M. Henry (10) met en avant ce qu’il appelle « le savoir de la vie ». Ce savoir, c’est sa thèse, est occulté à notre époque par les savoirs scientifiques et techniques. Dans son jargon de professeur, M. Henry définit le rapport entre culture et vie :

« Le problème de la culture, … ne devient philosophiquement intelligible que s’il est délibérément référé à une dimension d’être où n’interviennent plus ni le savoir de la conscience ni celui de la science, qui en est une forme élaborée, s’il est mis en relation avec la vie et avec la vie seulement… La culture est l’auto transformation de la vie.

En tant que la culture est la culture de la vie et repose sur le savoir propre de celle ci, elle est essentiellement pratique. Elle consiste dans l’auto développement des potentialités subjectives qui composent cette vie… »

L’« auto transformation de la vie » conduit les sociétés à élaborer, dans l’imaginaire, à partir des données des sens, une vision du monde tout entier, c’est à dire à se représenter un ordre cosmique dans lequel elles sont incluses. Un système d’expression symbolique, marqué par son esthétique propre, cachet de son originalité, appartient à chaque société. Cet ordre du monde, et le matériau imaginaire dont elle se sert pour lui donner forme, expriment son système de valeurs, c’est à dire les finalités de la vie individuelle et communautaire, en relation avec les puissances supérieures dont elle dépend. C’est à ce niveau, étranger à l’idéologie comme à la science, manifesté généralement par les mythes, les rites et les interdits, que les orientations et les choix des autres niveaux trouvent leur origine et leur légitimité.

UN ÉTAT D’ APESANTEUR

Dans les sociétés qui ont conservé une cohérence entre leur civilisation et leur culture, cette dernière imprègne les ceuvres produites par la technique. Ainsi la maison des Dogon du Mali non seulement répond aux critères fournis par la résistance des matériaux, mais sa forme correspond à une sorte de schéma symbolique de l’univers. On observe ainsi que, d’un pôle à l’autre de la réalité sociale, les références, les renvois, les correspondances manifestent une continuité et garantissent la cohésion de l’ensemble. Les choix techniques, entre autres, sont cautionnés par le système de valeurs et la représentation générale que l’on se fait du monde. Chaque élément est ainsi rapporté au tout. Les comportements sociaux s’inscrivent dans une globalité. Une activité de production, par exemple, est aussi une action rituelle, une participation au mouvement et à la fécondité de la vie. Les explications des phénomènes et des événements ne sont pas purement causales, elles se réfèrent à des intentions cachées, elles ont à voir avec la marche ou les perturbations de l’ordre global du monde.

Nous devions, me semble t il, mettre en place cette grille des niveaux de la réalité sociale pour comprendre dans quel contexte s’opèrent les transferts de technologie d’une société industrielle à une société à dominante agraire.

En effet, nous le disons depuis le début, une technique donnée fait partie d’un ensemble. Lorsqu’elle « s’expatrie », si l’on peut dire, elle rencontre un ensemble différent de son ensemble originel, c’est bien clair. Mais la difficulté est accrue par le fait que cette technique « quitte » sans problème un ensemble où elle est coupée des légitimations d’ordre culturel, où elle a trouvé sa légitimité en elle même, de son existence seule, ou tout au moins de l’existence d’un ensemble exclusivement technique, et elle « débarque » dans un contexte où les légitimités sont aussi, sont surtout, d’ordre éthique, symbolique, religieux (où « civilisation » et « culture » sont en continuité). Et, de cela, le transmetteur occidental n’a pas tenu compte jusqu’à aujourd’hui. L’échec du développement tient à cette faute tactique, à cette hérésie stratégique.

De ce fait, les éléments techniques importés, qu’ils concernent la production ou la gestion, restent comme en état d’apesanteur, sans autre légitimité que celle de la contrainte des donneurs, c’est à dire sans vraie légitimité. Ce n’est qu’après coup que le receveur, séduit au départ par la nouveauté et fasciné par la puissance du Blanc, prend conscience du caractère irrémédiablement étranger des techniques venues de l’Occident : il s’agit de pièces rapportées, dont on se trouve souvent bien embarrassé de les avoir chez soi.

Dans tel Centre hospitalier universitaire d’un pays africain, on a investi des sommes considérables ; le matériel médical est très sophistiqué ; la conception architecturale, d’extérieur et d’intérieur, correspond aux normes les plus modernes. Après quelques années de fonctionnement, on s’aperçoit d’abord que la plupart des appareils ne servent pas, faute de personnel qualifié et faute de spécialistes pour les entretenir. D’ailleurs, le budget de fonctionnement dépasse largement les possibilités du ministère de la Santé Publique. Plus grave, l’ambiance de cet hôpital, conçu pour une utilisation très technique et très fonctionnelle, est mal supportée par les malades. Bientôt circule dans la ville la rumeur selon laquelle le cHu est un endroit où l’on meurt beaucoup et la clientèle potentielle s’arrange pour être soignée dans le vieil hôpital où les familles font dans la cour la cuisine des pensionnaires et dorment dans les couloirs. Le transfert de technologie avait été réalisé sur une opération de séduction par des experts soucieux de faire une bonne affaire et qui avaient flatté la fierté nationale, sans souci des conséquences à moyen et long terme d’une telle transplantation dans un corps médical non préparé et au sein d’une population allergique. L’objectif d’exportation à tout prix que se donnent les firmes industrielles conduit ainsi à des aberrations économiques locales.

Faute de pouvoir être supportées financièrement, professionnellement, et surtout culturellement, de nombreuses technologies sont vouées ou bien à l’abandon pur et simple ou bien à ce que l’on peut appeler un détournement defonction. Une illustration presque caricaturale de ces détournements a été fournie par le cas de ces Esquimaux qui achetaient des réveille matin en quantité. En fait, ils étaient exclusivement intéressés par le ressort d’acier du réveil avec lequel ils fabriquaient des aiguilles courbes pour coudre les peaux de bêtes, à la place des alênes en os, trop cassantes, qu’ils utilisaient jusque là.

AFRICANISER LES STRUCTURES

Ce qui vaut pour les objets matériels et l’outillage vaut aussi dans le domaine des techniques de gestion, de comptabilité, de droit, d’organisation, de formation, de commandement, etc. Le modèle du syndicat, par exemple, n’a pas été réellement adopté dans les pays africains. D’une manière générale, le modèle du jeune cadre dynamique, responsable, soucieux de sa promo tion, exerçant une autorité personnelle, rompu à la compétition, … est loin de l’idéal de sagesse et de sens communautaire représenté par l’« ancien ».

Il serait trop long d’analyser ici les conceptions traditionnelles de l’autorité et de montrer combien la concurrence entre individus est mal perçue. Les psychiatres ont pu observer comment les névroses étaient souvent dues à des promotions ou à des réussites personnelles qui, en fait, perturbaient profondément les relations égalitaires entre frères (11).

Le principe de la solidarité communautaire au sein de la famille étendue est en contradiction avec les structures hiérarchiques de l’entreprise. L’africanisation des postes, comme on joue aux dames en poussant les pions noirs, ne touche pas à cette structure, car les Blancs ne savent pas et ne veulent pas africaniser les structures elles mêmes. Les Africains, eux, n’osent pas, dans l’état actuel des choses. En donnant des cours de sociologie industrielle dans une université africaine, j’avais mis en avant les méthodes non tayloristes d’enrichissement des tâches, de délégation des pouvoirs, et ainsi de suite. je me suis fait rétorquer par les étudiants que ces méthodes étaient bonnes pour les pays avancés mais que, pour commencer, les entreprises africaines devaient passer par le travail à la chaîne et les méthodes classiques d’organisation. L’évolutionnisme était dans les têtes, inculqué par nous mêmes, les Occidentaux. L’idée qu’il faut reproduire l’histoire du développement et de sa logique supposée et franchir les mêmes « étapes » parcourues en Europe depuis la « révolution industrielle », est un obstacle majeur à une progression technique véritable.

LA COMMUNICATION TECHNOLOGIQUE

« Pour enseigner les mathématiques à John, il faut d’abord connaître John. » La boutade de G.K. Chesterton est tout à fait pertinente à notre sujet, si l’on remplace les mathématiques par la technique et John par Maniadou. Connaître Mamadou, c’est avoir une idée de sa culture d’origine, savoir que sa perception de 1’espace et les notions qui s’y rattachent, de géométrie, de mécanique ou de cinématique, n’ont pas fait partie des connaissances acquises dans son enfance ; c’est savoir aussi que la langue européenne qu’il parle avec vous n’est pas sa langue maternelle ; qu’il n’est pas habitué à la communication purement fonctionnelle (il cherche dans tout message une connotation affective) ; que, s’il est bien entendu apte à la rationalité scientifique, les arrière plans des phénomènes, reliés à ce que l’on appelle parfois le monde de la nuit, sont aussi présents à son esprit ; que la gestion du temps et le souci de la productivité ne lui sont pas familiers ; qu’il est habitué davantage à la responsabilité collective qu’à l’initiative individuelle ; qu’il est réticent à l’analyse et à la décomposition mentale des opérations dans la mesure où le tout, cosmique à la limite, a plus d’importance que la partie ; que son milieu, en général, le « tient en laisse » dans la mesure où sa promotion dans « le monde des Blancs » est une concession faite par le groupe et dont celui ci entend bien tirer un profit. En un mot, la pratique dufeed back s’impose en permanence, plus encore qu’ailleurs. Celui ci est difficile à pratiquer, car le receveur est en partie aliéné par son appartenance à une société supposée inférieure, si non dépendante. La reformulation des messages reste souvent formelle et purement mnémonique.

La pratique souple et dialoguée de la communication technologique amène progressivement le transmetteur à donner à son interlocuteur le nécessaire sentiment de sécurité. Dans cette perspective, la transmission à un groupe de receveurs est plus efficace que la formation individuelle. A la limite, l’émetteur étranger doit devenir inutile : il aura accompli idéalement sa tâche lorsqu’un formateur local pratiquera lui même le show how. Ce dernier est finalement le seul qui soit, par hypothèse, apte à tenir compte de la culture du pays, puisque c’est aussi la sienne.

Le transfert de technologie n’est pas d’abord un transfert d’objet, pas même un transfert de savoir faire, mais le transfert d’une capacité de transmettre des savoirs, et des savoir faire. Au bout du compte, cette démarche seule conduit donneur et receveur à savoir étre eux mêmes, ce qui est l’essentiel.

PRATIQUEMENT, QUE FAIRE ?

Il serait facile de répondre : ne transférer qu’à coup sûr, c’est à dire avec la garantie que la technologie sera réellement prise en compte par le pays receveur. Mais, dans ces domaines, la garantie n’existe pas. Du moins faut il calculer les risques d’échec et prendre les précautions nécessaires : la manière de transmettre est souvent plus importante que le choix de la chose transmise. Tenons nous en à quelques remarques :

La demande est elle un critère ? On entend très souvent dire : « Quoi qu’il en soit de l’opportunité de telle opération, « ils » sont demandeurs ». La question à se poser est : Qui demande ? L’administration, l’éducation nationale, le secteur privé, des groupements villageois, … ? Les pouvoirs publics prétendent généralement parler au nom du peuple, mais c’est rarement le cas. La demande ne suffit pas.

Les critères économiques sont souvent effacés par des considérations de prestige ou de pouvoir. C’est un corollaire du point précédent. Les nationalismes chauvins nuisent considérablement aux développements industriels des pays qui mettent leur fierté nationale dans l’autarcie.

Il convient de tenir compte des transferts « réussis » et de s’en inspirer. La greffe se fait dans la mesure précise où l’introduction d’un savoir ou d’un savoir faire répond à une attente déjà présente. Prenons quelques exemples.

L’extraordinaire réussite mondiale du football correspond à un trait traditionnel quasi universel qui consiste à jouer le conflit pour ne pas avoir à s’y livrer sérieusement. A noter cependant que la réticence à établir des classements a amené, par exemple, des Océaniens à remanier les équipes en cours de tournoi de façon à ce qu’il n’y ait pas de vainqueurs. Le pain a fait une poussée foudroyante en Afrique noire qui ignorait pourtant les céréales : le conditionnement naturel de la croûte, important lorsqu’on dispose de peu de récipients, et le fait de pouvoir éponger les sauces de la cuisine quotidienne ont favorisé une adoption unanime. Le costume – cravate attaché case qui sied si bien aux « intellectuels » africains est porté comme une marque non de richesse mais de prestige : la « distinction » n’est pas affaire de classe sociale mais de notoriété personnelle.

Le langage administratif, dont on abuse, correspond à un trait culturel où la parole est volontiers ritualisée et formalisée. De même, la pratique de la palabre favorise les études juridiques brillantes. La réussite des romanciers latino américains ou africains trouve son origine dans le goût des contes et des récits fictifs de la tradition orale. La radio omniprésente prend la relève des tambours d’appel et de leur langage. Les églises bénéficient de l’aptitude au chant collectif Les prophètes et les messies se substituent aux figures des devins et guérisseurs charismatiques. La fascination pour les organigrammes complexes, où les rôles et surtout les statuts sont indéfiniment détaillés, rejoint la rigueur des réseaux de parenté et l’éventail précis des relations sociales avec leurs droits et obligations. Le diplôme répond aux « rites de passage ». Le crédit financier a son modèle dans les tontines populaires. L’engouement pour les médicaments importés transpose sur les remèdes des Blancs les vertus magiques des plantes utilisées par les guérisseurs. Le concept de nation épouse, jusqu’à la caricature, le sentiment d’appartenance ethnique. Les partis politiques, lorsqu’ils existent, trouvent leur fondement dans le tribalisme, etc.

En revanche, combien de traits occidentaux ne prennent pas racine 1 Chacun peut en faire une liste indéfinie. Prenons, par exemple, le cas des syndicats ou des coopératives, … Et pourtant, on aurait pu croire que le sens communautaire en aurait fait son miel.

Il faudrait aussi faire la liste des éléments adoptés mais réinterprétés, souvent jusqu’à les rendre méconnaissables.

Ces données sont apportées ici en vrac, dans un mélange de traits hétéroclites. Une chose est d’adopter un produit de consommation importé, autre chose est de s’organiser pour le produire soi même. Evidemment, le deuxième objectif est plus important.

Les motivations vis à vis de tel métier, de tel type d’apprentissage et de qualification, sont bien entendu déterminantes. Les « transféreurs » de technologie ne peuvent pas ne pas s’intéresser à la création, au niveau des masses, de goûts, d’intérêts, de désir, de besoins relativement nouveaux. Cela prend des générations. J’ai remarqué que le goût des mathématiques, à l’époque où je les enseignais au Cameroun, était développé davantage chez des élèves pas nécessairement plus intelligents, mais vivant dans une famille citadine avec un père exerçant un métier moderne.

A ce propos, le choix des hommes aptes à remplir une fonction donnée est plus délicat outre mer, car les critères d’évaluation psychologique que nous utilisons portent souvent à faux, étant donné la différence des systèmes culturels de valeurs.

Tout ce qui relève de l’autodétermination, de l’autocontrôle, de l’autoévaluation a beaucoup plus de chances de réussir.

L’habitude d’une vision plus globale qu’analytique des choses, dans les cultures traditionnelles, exige que l’information soit ample sur le contexte d’un travail, ses origines, ses connexions, ses finalités…

Il convient d’éviter de tabler sur l’émulation et les mises en concurrence qui, souvent, neutralisent les volontés. Il faut rechercher la promotion par groupe, les apprentissages « sans échec ».

Les tendances les plus récentes de la sociologie industrielle sont plus aptes que les recettes classiques pour réaliser des traditions véritables, en donnant au mot tradition son sens étymologique : le fait de transmettre.

L’écart technologique entre sociétés urbaines et industrielles et sociétés à dominante agraire pose des problèmes particuliers de nos jours ; mais, au bout du compte, il ne s’agit que de poursuivre ce que les sociétés humaines ont toujours pratiqué, à l’intérieur d’elles mêmes ou par rapport aux autres. Il n’y a pas de recettes. Il faut connaître le partenaire et se connaître soi même. Cela a été dit, en grec, depuis bien longtemps.

RÉFÉRENCES

(1) VANEIGEm R., 1973, Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard.

(2) TuRNBULL C., 1987, Un peuple de fauves, Paris, Plon.

(3) Cf. par exemple MUMFORD L., 1973, Le mythe de la machine,

Paris, Fayard.

(4) STANDE S., 1979, The histM of the machine, New York.

(5) Cf. NFIRYNCK J., 1986, Le huitièmejour de la création, Lausanne,

Presses Polytechniques Romandes.

(6) TFVOEDJNE A., 1978, La pauvreté, richesse des peuples, Paris, Ed. Ouvrières.

(7) Cf. par exemple, LEROi GoURHAN A., 1964, La parole et l’outil, Paris, A. Michel.

(8) HAMIDou KANE, 1961, L’aventure ambiguë.

(9) CLASTRES P., 1974, La société contre lEtat, Paris, Ed. de Minuit.

(10) HENRY M., 1987, La barbarie, Paris, Grasset.

(11) Cf. à ce sujet ORTic ;uFs E., 1966, OEdipe Africain, Paris, Plon.

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