Préface d’Alain Donnars. Traduit de l’allemand par J.-M. Froissart. Le Cercle Herméneutique**, 2002
**Le Cercle Herméneutique, G. Charbonneau,
8 avenue Gabriel Péri, 95100 Argenteuil.
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Les Trois formes manquées de la présence humaine sont un modèle de Daseinanalyse, l’analyse existentielle. Binswanger montre ici comment, dans les trois situations existentielles qu’il nous présente, l’homme rate la présence au monde, à autrui et à soi. L’étude sur la présomption constitue un manifeste pour l’analyse de la spatialité vécue et des directions de sens.
L’homme peut s’égarer en montant : tel est le sens de la présomption, le perdu trop-haut. Le psychiatre suisse montre, en effet, comment chacun va rater la présence au monde en voulant monter toujours plus haut, en perdant l’assise qui permet de s’élever tout en restant dans le monde commun. Par la hauteur, se fait alors une sortie du monde ; dans l’être-au-dessus s’amorce un ne-plus-y-être. Ce qui fait la force de ce texte, c’est que l’analyse de la hauteur vécue peut se lire dans tous les registres : celui de la psychopathologie (depuis la présence autistique emmurée dans sa hauteur jusqu’à l’orgueil hystérique et jusqu’au mépris paranoïaque), mais aussi celui de la littérature ou de l’architecture, ce que fera Binswanger avec un personnage d’Ibsen.
Le maniérisme, thème de la deuxième étude, constitue de même une sortie de la présence pour se retirer, non pas dans la hauteur, mais dans l’image. Dans son affectation, le maniéré s’est « figuralisé » ; il est devenu image et c’est ainsi extrait du monde commun. La troisième analyse, un peu différente, réalise à proprement parler une analyse praxéologique, c’est-à-dire de la conduite de l’action. La métaphore de la vis est parlante : elle montre le ratage de la présence par un forçage de l’expérience jusqu’au « foirement ». Ainsi, l’exemple douloureux du père qui offre un cercueil à sa fille cancéreuse montre comment l’homme, en s’obstinant sur les fins – ici être utile à sa fille-, peut devenir incapable de les réajuster à la mesure de la présence humaine. Dans ce texte, à rapprocher de la question du rationalisme morbide, Binswanger développe une analyse de la rigidité psychotique.
Dans l’incapacité à reculer pour se réajuster, le psychotique est toujours porté à « forcer » pour se justifier, et la rigidité psychotique touche alors à la rigidité idéologique. Binswanger rejoint en cela la grande intuition de la première étude, avec la magistrale image du fourvoiement présomptueux de l’alpiniste, monté bien trop haut pour pouvoir redescendre.
*Médecin et philosophe suisse formé à l’école de la psychopathologie allemande et de la psychanalyse freudienne, Ludwig Binswanger (1881-1966) a fondé dans les années 1920, avec Eugène Minkowski et Karl Jaspers, la phénoménologie psychiatrique qui associe les influences de l’anthropologie philosophique et les propositions de la phénoménologie de Husserl, de Max Scheler et de Heidegger. Son uvre, qui n’a pas encore été totalement traduite, reste indispensable à la compréhension de la constitution spatiale et temporelle des manifestations pathologiques. Sa portée dépasse de loin le cadre de la psychopathologie pour féconder l’anthropologie philosophique et phénoménologique. Son influence a touché des philosophes aussi différents que celles de Gaston Bachelard ou de Michel Foucault, et s’étend à toute la phénoménologie philosophique du XXe siècle.