Turcs d’Europe : une présence diasporique unique par son poids démographique et sa complexité sociale

Cet article d’Ural Manço est extrait de A. MANÇO (éd.), Turquie : vers de nouveaux horizons migratoires ?, Paris, Turin, Budapest, L’Harmattan, coll. « Compétences interculturelles », 2004, 308 p.,

« La Turquie, vous connaissez ? », telle était, il y a quelques années, l’interrogation lancée par une affiche du Ministère turc du tourisme et de l’information qui vantait les attraits touristiques du pays. Les Turcs se plaignent volontiers d’être peu ou mal connus à l’étranger : le slogan publicitaire est révélateur. A l’instar du pays qu’ils ont quitté pour l’Europe occidentale, la population immigrée originaire de Turquie souffre souvent de la même méconnaissance. Pourtant ce groupe qu’il convient de nommer les Turcs d’Europe représente la catégorie nationale la plus importante dans l’immigration en provenance de pays tiers. Le quart de la population non communautaire qui vit dans l’Union européenne est originaire de Turquie. Notre propos sera de souligner, dans la section 2, certains aspects de l’image imparfaite de la présence turque généralement véhiculée par les médias et perçue par l’opinion publique européenne. Des conceptions sociologiques européocentristes ont une responsabilité importante dans la production de cette image sociale. La section 3 nous permettra de proposer quelques corrections à cette image qui ne reflète guère la complexité de la réalité sociale immigrée. Mais avant toute autre chose, il est nécessaire d’exposer un certain nombre de faits qui définissent les structures socio-économiques, démographiques et culturelles de la population issue de l’immigration originaire de Turquie (section 1). 1. Dimensions démographiques et socio-économiques de l’immigration originaire de Turquie en Europe occidentale Quelles que soient les politiques d’immigration et la philosophie de l’intégration en vigueur, dans les pays d’accueil où ils sont implantés, les immigrés turcs semblent développer une certaine logique communautaire avec une vie collective aux liens sociaux denses et souvent confinée dans l’espace quasi insulaire d’un quartier populaire. La population turque en Europe paraît cultiver sa différence. Les Turcs de l’immigration sont occupés, semble-t-il, à tisser une identité diasporique transfrontalière unique en Europe par son ampleur et son poids démographique. Malgré les similitudes historiques et celles liées aux problèmes socio-économiques et culturels vécus par les différentes migrations, en comparaison d’autres migrations provenant du monde musulman et essentiellement de l’Afrique du Nord et des Balkans, l’émigration turque vers l’Europe est davantage marquée par son aspect tardif, ses origines rurales, sa concentration géographique, son caractère familial, sa préservation de la langue d’origine, ses faibles qualifications économiques et, enfin, par son organisation associative et communautaire. Une analyse insuffisamment approfondie de ces faits se trouve à l’origine de l’image sociale tronquée de cette population. 1.1. Données structurelles démographiques et économiques des Turcs d’Europe Sans même prendre en compte l’estimation officielle turque des 250 000 immigrants « clandestins », qui par nature échappent aux statistiques, vivent dans les pays de l’Europe occidentale 3,86 millions d’immigrés, de descendants d’immigrés, de naturalisés et de réfugiés politiques provenant de Turquie (données de 2001) . Bien que présente dans la quasi-totalité des pays de l’Union, l’Allemagne accueille aujourd’hui à elle seule les deux tiers de cette population. C’est d’ailleurs en réponse à la sollicitation allemande que la Turquie a signé son premier accord d’exportation de main-d’œuvre avec la République fédérale en octobre 1961, soit quelques semaines après la construction du Mur de Berlin et du renforcement du contrôle des frontières des pays de l’Est. Face au tarissement de ses différentes sources de main-d’œuvre (Italie, Espagne, Europe de l’Est, Grèce), l’Allemagne cherchait de nouveaux ouvriers bon marché et flexibles afin de répondre au manque chronique de travailleurs industriels. Les secteurs les plus touchés étaient ceux où le travail non qualifié s’avérait le plus pénible : industries extractives, sidérurgie, constructions métalliques, travaux publics, nettoyage de bureaux et du matériel roulant. Les ouvriers migrants étaient considérés alors en Allemagne, de même que dans la plupart des autres pays d’immigration, comme une main-d’œuvre d’appoint ou invitée momentanément (Gastarbeiter) tant que le marché de l’emploi n’était pas saturé. Cet accord fut suivi par des ententes similaires avec les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche en 1964, la France en 1965 et, enfin, la Suède avec 1967. Entre 1961 et 1977, pas moins de 674 000 travailleurs, quasi exclusivement des hommes, ont quitté la Turquie pour l’Europe occidentale dans le cadre d’accords bilatéraux. Il faut ajouter à ce chiffre environ 168 000 travailleurs qui ont émigré de leur propre initiative vers les pays cités durant la même période. Ces primo-migrants constituent la base démographique de l’actuelle diaspora turque en Europe. D’après les données gouvernementales turques, ces travailleurs sont accompagnés, en 1977, par 531 000 personnes non actives. Cette année-là, étaient donc installés en Allemagne de l’Ouest (77% du total) et dans le reste de l’Europe occidentale près de 1,43 millions de travailleurs immigrés de Turquie et de membres de leurs familles. Cette population se composait pour 59% de ses effectifs de travailleurs masculins (Hale, 1995, 329). Pour les autorités turques qui se sont engagées dans la politique de l’émigration, il s’agissait de faire face à l’accélération de l’exode rural et à l’augmentation rapide du chômage : l’un et l’autre résultant à la fois de la pression démographique et de la mécanisation de l’agriculture (Manço et Manço, 1992, 9-13). Même si le marché du travail fut privé dans les années 60 de son stock d’ouvriers les plus qualifiés, l’opération semble s’être soldée dans le long terme par un succès économique et financier pour le gouvernement d’Ankara. En effet, des études montrent qu’entre 1965 et 1990, l’émigration a épongé environ le cinquième du surplus de main-d’œuvre, et les envois de devises au pays par les travailleurs expatriés ont représenté durant cette période en moyenne le tiers de la valeur des exportations turques, ce qui a constitué une sérieuse source de financement d’appoint de la balance des paiements, chroniquement déficitaire (Akagül, 1992, 81-82). Les premiers arrivés en Europe avaient été sélectionnés par les pays d’accueil. Ces émigrés pionniers étaient originaires surtout des trois métropoles turques (Istanbul, Ankara et Izmir), ainsi que de la région de la Mer Noire occidentale, région charbonnière. Les premiers émigrés dans les années 60 possédaient un diplôme d’études primaires (70%) ou d’études secondaires inférieures (10%). Parmi eux, un tiers avait une qualification professionnelle (Hale, 1995, 332-333). Mais à l’approche des années 70, le profil des travailleurs expatriés commença à connaître un changement radical. A partir de cette époque, ce sont très majoritairement des paysans de l’Anatolie centrale et orientale, arrachés à leur campagne et sans aucune qualification industrielle, qui vivront l’expérience de l’émigration. Durant les années 60 et 70, la motivation des primo-migrants turcs semblait s’accorder avec celle des gouvernements et des employeurs européens. Ils souhaitaient travailler quelques années à l’étranger avec des salaires attractifs (même s’ils étaient plus bas que ceux des travailleurs autochtones) et rentrer au pays avec une épargne qu’ils pensaient pouvoir accumuler (Manço et Manço, 1992, 21-23). Tant pour les Turcs d’Allemagne que pour ceux des autres pays d’installation, le regroupement familial, la crise économique en Europe à partir de 1974 et l’instabilité tant économique que politique de la Turquie auront raison du « rêve du retour ». Aujourd’hui, les descendants de premiers migrants sont bien sûr les plus nombreux en Allemagne avec 2,59 millions de personnes en 2001 (67% du total de l’Europe occidentale). La France est devenue le deuxième pôle de population turque en Europe : 326 000 immigrés et descendants d’immigrés. Les Pays-Bas se placent en troisième position avec 320 000 personnes, devant l’Autriche (197 000), la Belgique (140 000) et la Suisse (95 000). En Allemagne, l’installation d’hommes seuls s’est produite le plus massivement entre 1968 et 1973. La formation de la communauté turque d’Allemagne s’est ensuite poursuivie par l’arrivée des familles jusqu’en 1981 environ. Ailleurs en Europe, la migration d’hommes seuls couvre la période allant généralement de 1966 à 1974. La recomposition familiale s’y est étalée sur la décennie 1975-85, de sorte qu’aujourd’hui la population turque en Europe occidentale s’est complètement métamorphosée par rapport à son aspect de la fin des années 70. Elle se signale par un caractère familial très affirmé avec une quasi-parité démographique entre les hommes et les femmes : en 2001, le taux de féminisation était de 46%. L’observation précédente symbolise à elle seule la transformation de cette migration de travail en une population minoritaire définitivement installée. Même si on considère que la phase du regroupement familial des primo-migrants s’achève à la moitié des années 80, il n’en demeure pas moins que la diaspora turque en Europe fait preuve d’une croissance constante et soutenue. Entre 1985 et 2001, pour l’ensemble des pays de l’Europe occidentale, elle est passée de 1,99 millions de personnes à 3,86 millions, ce qui représente presque une multiplication par deux des effectifs en quinze ans. Il y a trois facteurs qui expliquent cette croissance. Premièrement, malgré les limitations imposées par les pays d’accueil, l’immigration originaire de Turquie se poursuit encore aujourd’hui par le biais du mariage. En effet, beaucoup de jeunes se marient encore en Turquie avec une personne du village d’origine de leurs parents et, dans bien des cas, les conjoints appartiennent à une même famille. Partout en Europe, les mariages « mixtes » sont plus rares chez les Turcs que chez d’autres nationalités immigrées originaires du monde musulman. Selon les autorités turques, chaque année, environ 60 000 personnes émigrent vers l’Europe occidentale dans le cadre de mariages. Deuxièmement, la communauté originaire de Turquie connaît un taux de natalité important, de l’ordre de 2,5 % par an. Il s’agit d’un taux plus élevé qu’en Turquie (2,2 %). Il est intéressant à signaler à titre de comparaison que les populations d’origine maghrébine installées en Europe présentent un taux de natalité moins important qu’au Maghreb. Les ménages turcs en Europe occidentale sont composés en moyenne de 4 personnes alors que cette donnée est pour la population générale de l’Union européenne de 1,8 personne par ménage. De l’importance de la natalité découle une autre conséquence démographique : la jeunesse de cette population, dont le tiers a moins de 18 ans. La grande majorité de ces jeunes sont nés et scolarisés en Europe. Enfin, troisièmement, le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 et la lutte entre l’armée turque et la guérilla séparatiste kurde dans le Sud-Est du pays entre 1984 et 1999 ont provoqué l’exil d’un grand nombre de personnes dont une partie non négligeable a demandé l’asile politique dans les pays européens durant les deux dernières décennies (Petek-Salom, 1999, 150 ; Sen, 2002a, 29). Ce mouvement de population a sensiblement accru la diversité ethnique de la population originaire de Turquie vivant en Europe, puisqu’il concernait essentiellement des personnes ou des familles kurdes et chrétiennes d’Orient (Araméens, Arméniens, Assyro-Chaldéens). Quelle que soit l’appartenance ethnique ou religieuse, la population en provenance de Turquie est composée aujourd’hui très majoritairement de personnes immigrées (et de leurs descendants nés en Europe) originaires de régions rurales. Ces migrants n’avaient, pour la plupart, jamais vécu de manière prolongée en milieu urbain avant leur départ de Turquie. Par ailleurs, ces personnes n’avaient jamais côtoyé non plus une présence culturelle ou linguistique européenne avant leur migration, puisque, contrairement à tous les autres pays musulmans d’émigration, la Turquie n’a jamais été colonisée. Dans les pays d’accueil, ces paysans devenus ouvriers auront tendance à se concentrer selon leur localité d’origine. Dans la mesure du possible, les gens venant d’un même village ou les membres d’une même famille élargie s’installeront les uns près des autres. C’est pourquoi, la population originaire de Turquie offre une image « unie et repliée sur elle-même » malgré une très forte hétérogénéité au niveau des régions d’origine, des spécificités ethnico-linguistiques (Turcs/Kurdes/Balkaniques ayant transité par la Turquie une ou deux générations avant de s’installer en Europe) ou confessionnelles (sunnites/chiites/chrétiens ; religieux/laïques) Le conservatisme culturel des différentes composantes de la communauté originaire de Turquie s’affirme notamment par la persistance des traditions ethnico-familiales comme le code d’honneur et le mariage préférentiel des jeunes avec un conjoint issu du milieu d’origine des parents. Elle s’affiche également par la faiblesse largement partagée du niveau de connaissance de la langue du pays d’accueil au sein des émigrés de Turquie. Cette communauté se regroupe dans des quartiers défavorisés à forte coloration ethnique (commerces, cafés, associations, mosquées, …). Ces constatations expliquent dans une certaine mesure le développement au sein de ce groupe d’appartenances communautaires fortes. Le quart des immigrés de Turquie de plus de 18 ans installés en Belgique, par exemple, sont ainsi nés dans la province d’Afyon. Il existe également une telle concentration de Turcs originaires notamment de la province Karaman aux Pays-Bas. De même, les Turcs de Suède viennent souvent de Kulu (province de Konya). Au Danemark, 60% des immigrés originaires de Turquie proviennent des régions kurdes du Sud-Est de l’Anatolie, etc. Les liens familiaux (akrabalîk) et régionaux (hemserilik) conservent toujours toute leur force. Le mode de vie communautaire et le contrôle social qui en est le corollaire sont encore largement intacts chez les immigrés. La hiérarchie familiale traditionnelle se reproduit également dans une large mesure, notamment grâce aux mariages au village d’origine. Ces alliances peuvent être interprétées comme un renouvellement partiel, mais permanent de la première génération d’immigrants. La concentration géographique et, par la même occasion, la coloration germanique de l’immigration turque en Europe sont également remarquables. Les pays germanophones (Allemagne, Autriche et Suisse ) accueillent 74 % de cette immigration . En Allemagne, 34 % des Turcs sont installés en Rhénanie du Nord-Westphalie. Plus du cinquième des immigrés de Turquie en Europe (22 %) vivent donc dans ce seul Land allemand. Cette concentration s’observe également dans d’autres pays. Ainsi au Royaume-Uni, 64 % de la population originaire de Turquie est installée dans la région de Londres. La moitié (53%) des Turcs de Suède vit à Stockholm. Il en est de même pour Copenhague au Danemark avec 48%. Le tiers des immigrés turcs d’Autriche habitent Vienne. Plus du quart (27%) des Turcs de France habite la région parisienne. En Belgique, 28% des immigrés originaires de la Turquie habitent dans seulement 5 municipalités. Dans tous les pays d’immigration, la langue du pays ou de la région d’accueil n’est pas suffisamment maîtrisée par une large proportion de cette population, mais la situation semble actuellement s’inverser chez les jeunes de la deuxième et de la troisième générations, qui parlent désormais le turc souvent moins bien que la langue du pays où ils sont nés. Cependant l’usage du turc dans la famille se maintient encore dans la grande majorité des cas : la population immigrée originaire de Turquie est issue d’un pays qui présente, malgré ses nombreuses minorités, une certaine homogénéité linguistique. Les jeunes turcs ont, par exemple, peu de difficultés à comprendre la presse (écrite et audiovisuelle), la production cinématographique et les chansons populaires du pays d’origine de leurs parents. La résistance de la langue turque réside pour une part dans sa simplicité syntaxique. Par ailleurs, le turc s’écrit en alphabet latin et, contrairement à l’arabe par exemple, ne connaît pas de dichotomie entre un parler populaire et la langue savante, écrite. La langue d’origine est aidée dans sa persistance par une profusion de médias écrits ou audiovisuels. Un autre facteur la persistance de la langue turque semble être la présence en Europe occidentale depuis 1976 de milliers d’instituteurs turcs financés par le gouvernement d’Ankara. Ceux-ci dispensent des cours de langue et de culture turques, ainsi que des cours de religion islamique en turc. Ces enseignants se trouvent dans les pays d’accueil avec l’accord officiel des gouvernements européens, travaillent dans les écoles publiques mais, le plus souvent, ils donnent cours en dehors des heures de scolarité. Partout en Europe, les enfants d’émigrés de Turquie connaissent d’importantes difficultés scolaires et se trouvent souvent relégués dans l’enseignement professionnel, même si la scolarité a tendance à s’allonger de manière générale et à s’améliorer lentement. Malgré la progression de ces dernières années, en 2001, le taux d’étudiants universitaires parmi les 18-24 ans de nationalité turque vivant en Europe ne dépassait pas 8%. Ce taux de scolarisation du troisième degré était la même année de 21% en Turquie. La conséquence directe d’une scolarité laborieuse est la non qualification professionnelle. Les Turcs d’Europe en souffrent beaucoup. Les difficultés d’insertion sociale et économique auxquelles l’immigration originaire de Turquie doit faire face sont notoires. Plus de quarante ans après l’arrivée des premiers migrants turcs, la majorité des actifs de cette population sont toujours ouvriers non qualifiés occupant des postes précaires et mal rémunérés. Dans la plupart des cas, les enfants poursuivent les métiers de leurs parents. A la fin des années 90 par exemple, environ 62% des actifs de nationalité turque en Belgique ne possédaient pas de qualification professionnelle. Ces travailleurs sont surreprésentés dans les constructions métalliques, le nettoyage industriel et de bureaux, le bâtiment, les travaux publics et la confection (Goldberg, Ulusoy et Karakaslî, 1998). Parmi les actifs turcs en Europe occidentale, le taux de chômage s’élevait à 26 % en 1996. Avec un net recul, ce taux avait baissé jusqu’à 16% en 2001. Mais celui-ci dépasse toujours le taux général de chômage dans l’ensemble des pays d’accueil. Les difficultés d’insertion professionnelle ont encouragé certains immigrés à se lancer dans une activité indépendante. La concentration géographique des Turcs, le mode de vie communautaire et le faible coût d’une main-d’œuvre familiale permettent le développement de certaines affaires. Modestes au début, celles-ci attirent de plus en plus une clientèle non exclusivement turque. La formation d’une classe d’affaires en Europe complexifie la stratification sociale de la population originaire de Turquie, tout en lui insufflant un dynamisme nouveau. Désormais, la population turque souffrant de marginalisation socio-économique côtoie une classe d’affaires émergeante. Des dizaines d’organisations d’entrepreneurs immigrés turcs ont vu le jour en Allemagne et ailleurs en Europe, depuis 1990. Le taux d’indépendants et d’employeurs dans la population active des immigrés originaires de Turquie en Europe occidentale est passé de 3 % en 1985 à 8 % en 2001. Cette année-là, pas moins de 82 300 indépendants et chefs d’entreprises originaires de Turquie travaillaient en Europe, dont 55 000 en Allemagne et 5 500 aux Pays-Bas (Sen, 2002b). Il s’agit dans la très grande majorité des cas de petites entreprises familiales. Six dixièmes des entrepreneurs turcs en Europe ont investi dans le secteur de la distribution de détail et dans celui des hôtels-restaurants-cafés. Toujours en 2001, on estime qu’ils employaient environ 411 000 salariés, dont 123 000 travailleurs qui ne sont pas d’origine turque. […] 2. Sources d’une image tronquée de l’immigration turque Il ne fait aucun doute que la production scientifique sur l’immigration influence la perception des immigrés et de leurs descendants par l’opinion publique autochtone. En tant que production discursive socialement légitimée, les sciences sociales contribuent à la formation de nos manières de voir et d’apprécier les faits liés à l’immigration. Tributaire de ses a priori philosophiques et idéologiques, la recherche sur le phénomène de l’immigration est donc un facteur important dans la construction sociale de l’image de la population originaire de Turquie en Europe. Or, d’après le holisme sociologique, le paradigme incontournable du champ intellectuel spécialisé sur l’immigration, l’intégration des populations immigrées à la société européenne se réalise avec l’adoption par les acteurs migrants de valeurs culturelles dominantes et de pratiques sociales courantes suivant une évolution linéaire : les générations successives se conformant de plus en plus à la société d’accueil (Hoffmann-Nowotny, 1986 ; Mehrländer, 1988 ; Todd, 1994 ; Tribalat, 1996). L’intégration est définie comme la participation mesurable d’individus d’origine étrangère aux structures socio-économiques et aux institutions culturelles et politiques légitimées dans la société autochtone. Un certain nombre de faits sociaux peuvent servir d’indicateurs à cette assimilation progressive. Parmi ceux-ci, il est possible de dénombrer l’augmentation du taux des mariages « mixtes » et la baisse de la natalité ; l’accroissement des capacités linguistiques dans la langue d’accueil et l’amélioration de la scolarité ; l’amélioration de l’insertion socioprofessionnelle ; l’autonomisation des individus par rapport à la communauté d’origine et la baisse de la pratique religieuse qui suppose une sécularisation progressive de l’identité culturelle. Ces indicateurs sont censés illustrer la disparition d’identités ethniques : de génération en génération, la communauté immigrée décline parallèlement à l’émergence d’individus affranchis de leur appartenance communautaire. Paradoxalement, l’individu s’affirme par son assimilation à l’entité sociale d’accueil. Le holisme sociologique propose un modèle d’intégration allant théoriquement de la « tradition des origines vers la modernité occidentale, et de la marginalité vers l’insertion sociale ». Dans l’esprit des chercheurs holistes et, par extension, dans l’opinion publique, la tradition et la modernité apparaissent souvent comme des référents à contenus définis et immuables qui s’imposent à la volonté des migrants et en déterminent les comportements et attitudes. Le paradigme holiste présente en fait un outil de mesure de la normalisation progressive des pratiques sociales des groupes immigrés. Les indicateurs cités plus haut mesurent certainement l’état des conditions de vie des immigrés et de leurs enfants. Mais, forgés dans un langage politiquement connoté, ces indicateurs définissent les contours d’une intégration par assimilation individuelle où toute responsabilité repose sur les épaules des seuls immigrés, la société d’accueil s’arrogeant le droit de juger de la « bonne intégration » des uns et des autres. Lorsqu’elle est soumise à la mesure de sa propension à l’assimilation individuelle, à travers les indices cités plus haut par exemple, la communauté turque d’Europe produit des résultats plutôt médiocres, au regard des populations balkaniques musulmanes et nord-africaines auxquelles elle est régulièrement comparée dans les pays de l’Europe continentale. En conséquence, les Turcs ont plutôt « mauvaise presse » dans tous les pays où ils sont installés. Il arrive ainsi que les médias européens, sous l’influence de la production sociologique holiste, raisonnent en termes d’inadaptation sociale ou même d’incompatibilité culturelle à propos des problèmes qui accablent les immigrés d’origine musulmane. Au début des années 80, par exemple, les migrants du Sud de l’Europe (Italiens, Espagnols, Portugais et Grecs) étaient ainsi présentés comme les « bons » immigrés face aux personnes « mal intégrées » : les immigrés originaires du monde musulman. Le même scénario semble s’être reproduit à la fin de la décennie 90, notamment en Europe francophone (mais pas uniquement), où des responsables politiques et des chercheurs pensent observer l’enclenchement du processus d’assimilation des Nord-Africains, même si d’énormes problèmes de tout ordre restent encore à résoudre. En revanche, ils regrettent la non-intégration, voire la non-assimilabilité de la population turque installée dans leur pays (Haut Conseil à l’Intégration, 1995, 67-68 ; Petek-Salom, 1999, 152-154). En conséquence, l’image du Turc qui se dessine dans l’opinion publique, au sein des professions de l’éducation, du travail social et de la santé, ainsi que dans l’esprit de la classe politique européenne n’est que trop attendue : au mieux, elle est misérabiliste et, au pire, elle frôle la caricature. L’homme turc est jugé être en retard d’intégration par rapport à ses homologues maghrébins ; il est donc rétrograde et plus souvent « fondamentaliste », violent, insoucieux de l’éducation de ses enfants hormis l’éducation religieuse, profiteur d’allocations sociales, travailleur au noir, proche des « réseaux mafieux » ; il se replie volontiers dans son « ghetto » et refuse consciemment le contact avec la société d’accueil. L’image de la femme turque n’est pas plus engageante : elle est analphabète, aveuglément soumise à ses parents ou à la famille de son mari, devant se couvrir la tête sous la pression présumée de son entourage, victime de mariages « arrangés », victime de violence intra-familiale, incapable de prendre son sort en main et devant donc être assistée pour « se soulever contre la domination patriarcale » … L’image de la communauté turque ne repose pas uniquement sur la « faiblesse de sa volonté d’intégration ». Les Européens découvrent également la population originaire de Turquie qui vit près de chez eux de manière indirecte, à travers le prisme de l’actualité internationale et même des voyages touristiques. Les médias occidentaux évoquent avec une fréquence accrue les méandres de la vie politique turque « menacée par l’intégrisme islamique », la situation complexe des droits de l’homme, le problème kurde, l’insoluble question chypriote, les souvenirs du contentieux gréco-turc et du génocide arménien, le renforcement de diverses mafias dans le pays, la délicate question de l’adhésion à l’Union européenne, la situation géostratégique du plateau anatolien en lien avec la situation au Moyen-Orient, etc. L’analyse de ces questions par les journalistes européens est parfois alarmiste, voire simpliste, même si des améliorations se sont fait ressentir ces dernières années. Quant aux Européens ordinaires qui se rendent en vacances dans une des stations balnéaires de Turquie, ainsi qu’à Istanbul ou en Cappadoce, ils ne peuvent s’empêcher de penser, de retour de congés, que décidément les Turcs immigrés dans leurs pays sont bien moins « fréquentables » que ceux rencontrés en Turquie durant leur séjour. Ils empruntent ce sentiment au point de vue généralement condescendant (et peut-être envieux) des Turcs de Turquie à propos de leurs compatriotes, ouvriers émigrés. 3. Approcher la complexité de la réalité sociale immigrée Bien qu’en position de force sur le champ intellectuel, le modèle d’intégration développé par le paradigme holiste, dont on vient de voir certaines conséquences sur l’image des Turcs en Europe, rend difficilement compte des contingences quotidiennes et de la complexité des constructions identitaires des populations immigrées. Une observation et une analyse approfondies des pratiques sociales et des constructions identitaires des immigrés sur la base de méthodologies d’investigation plus qualitatives, s’apparentant à des conceptions sociologiques compréhensives ou interactionnistes, pourrait avantageusement compléter les conclusions du paradigme holiste et aider au dépassement de ses faiblesses. Une approche compréhensive cherche à découvrir le sens donné par l’acteur à sa conduite et l’objectif qu’il vise dans un contexte précis d’interactions sociales. L’étude des raisons qui conduisent à l’action individuelle permet également de souligner les usages sociaux multiples et quotidiens des identités collectives. En tant qu’acteurs sociaux,les immigrés ne font pas que subir la loi de la société d’accueil quidicte, génération après génération, la voie de l’assimilation. Il arrive également aux immigrés et à leurs descendants de mettre en oeuvre des stratégies d’insertion, d’inventer des modes de vie et de pensée composites avec comme résultat l’apparition de pratiques sociales syncrétiques et d’identités bricolées en fonction des contingences quotidiennes, des besoins concrets, des aspirations futures et du contexte socio-économique environnant (Lesthaeghe et Surkyn, 1995 ; Manço A. et U., 1995 ; Lesthaeghe, 1997 ; Sander et Larsson, 2002). Ainsi, dans certains domaines de la vie sociale les attitudes des immigrés peuvent évoluer rapidement pour s’assimiler aux comportements des autochtones, dans l’espace d’une seule génération. Par contre, dans d’autres domaines, des codes de conduite originels pourront jalousement être conservés pendant longtemps. Mais, le plus souvent, ce sont des pratiques sociales mixtes, légitimées à la fois par « la modernité de la société d’accueil et par la tradition des origines » qui seront mises en oeuvre. Chez une seule et même personne, l’attachement à des valeurs considérées comme traditionnelles coexiste fréquemment avec une exigence accrue d’autonomie individuelle. Il existe toujours une marge entre ce qui est perçu comme culture d’appartenance et l’usage que les immigrés en font. Afin d’illustrer certaines pratiques sociales syncrétiques, légitimées à la fois par les traditions turco-islamiques et la modernité occidentale, nous évoquerons les fonctions assumées par les associations musulmanes que l’immigration turque a développées. Tant en Europe qu’en Turquie, ces diverses institutions sont souvent décriées et dénoncées en tant que « foyers de militantisme islamique ». Mais les différentes catégories de la population immigrée originaire de Turquie qui contribuent à la mise en place de telles organisations communautaires ne sont généralement pas motivés par un tel engagement. Il semble pourtant exister un repli identitaire et un refus du modèle de l’assimilation individuel dans l’agir des Turcs immigrés. Il serait ainsi intéressant d’interroger la rationalité de telles pratiques sociales, dans une perspective sociologique compréhensive : quelle est, en effet, pour les immigrés de Turquie, ainsi pour que leurs descendants, la signification de leur appartenance identitaire islamique s’exprimant le plus souvent par l’adhésion à l’une des organisations musulmanes développées en immigration ? La mise sur pied d’organisations communautaires islamiques par des immigrés en Europe est un comportement à légitimité et fonctionnalité multiples. Ce comportement collectif n’est pas uniquement suggéré par la « tradition » ou la volonté de préserver une appartenance culturelle considérée comme originelle. Il semble, au contraire, que l’émergence de telles institutions, du niveau local au niveau continental, participe d’une volonté d’accès à la « modernité ». On peut ainsi estimer que si les émigrés considérés n’avaient pas quitté leurs villages d’Anatolie, ils n’auraient probablement jamais pris part à la constitution de telles organisations sociopolitiques en voie de bureaucratisation. Ces paysans devenus migrants se trouvent donc dans une position d’acteurs sociaux émergents contribuant à l’existence d’une certaine expression politique. Par ailleurs, ces sociabilités sont toujours fondées, selon les législations des pays d’accueil, avec une personnalité juridique d’association sans but lucratif. Au niveau local, elles fonctionnent dans le respect des principes de gestion participative prévus par les différentes lois nationales. Toutes les organisations islamiques immigrées sont d’abord l’œuvre de la première génération d’hommes qui sont en proie à une nette perte de statut social. Peu scolarisés, ne parlant pas la langue du pays d’accueil et au plus bas de l’échelle socioprofessionnelle, ils sont aujourd’hui souvent assignés au chômage ou accablés par une invalidité. Dans le meilleur des cas, ils ont atteint l’âge de la pension. La volonté de respecter scrupuleusement les préceptes islamiques et l’observance du culte constituent pour la majorité de ces hommes une affirmation identitaire défensive. Par la valorisation de pratiques piétistes, ils cherchent à rétablir une autorité perdue sur leur famille. Dans un élan qui n’est pas dénué de sens pragmatique, ils préconisent des solutions moralisatrices aux problèmes qui minent la vie de la seconde génération. Ils cherchent à mobiliser la morale islamique pour la résolution des problèmes d’exclusion. Dans ce but, les pères de famille réclament de la part du personnel religieux de leur organisation qu’il assume un rôle d’action sociale auquel il n’est pas toujours préparé. Ce sont des activités sportives et sociales qui attirent les jeunes gens vers les organisations musulmanes de l’immigration. Le sport est une des rares sources de valorisation pour cette jeunesse qui connaît massivement l’échec scolaire et l’exclusion professionnelle. Plus sécularisés et nettement moins pratiquants que la génération précédente, des jeunes peuvent se réunir grâce à ces organisations hors de l’enceinte familiale, sans pour autant susciter l’inquiétude de leurs parents. Ceux-ci considèrent les associations musulmanes comme une alternative à « la rue », aux cafés, aux salles de jeux électroniques, à la prostitution, à la drogue et à la délinquance … Les jeunes y trouvent un espace où ils peuvent exprimer leurs problèmes ou leurs sentiments entre eux et certainement plus librement qu’à la maison. Ces organisations offrent une socialisation valorisante à des jeunes qui n’ont de toute façon pas un accès aisé à des structures sociales autochtones permettant l’intégration. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les réseaux de solidarité et d’information qui se tissent autour de ces organisations. Ils peuvent dans un certain nombre de cas conduire à la conclusion d’un contrat d’embauche, à une aide dans le cadre de la constitution d’un commerce, etc. Grâce à la légitimité conférée par la participation aux activités associatives et pieuses, des femmes accèdent, souvent pour la première fois, à une vie publique et à une liberté de mouvement appréciable pour le milieu populaire d’où elles proviennent. Les étudiantes cherchent à faire valoir auprès de leurs parents leurs activités islamiques, gages de moralité, afin de pouvoir terminer leurs études. Les branches féminines de telles associations sont le lieu d’échanges informels entre des personnes vivant la même situation sociale. Etant donné le niveau de scolarité généralement bas de la majorité des femmes immigrées, le travail de conscientisation réalisé par ces organisations ne manque pas d’intérêt. Il s’effectue dans des domaines tels que la consommation, l’hygiène ménagère, l’éducation des enfants, la sexualité, la contraception et, last but not least, l’inadéquation entre les mentalités machistes et des préceptes islamiques nettement en faveur des femmes, mais occultées par la tradition … L’existence de tels lieux de rencontre délivre beaucoup de participantes de l’isolement et de la solitude. 3. Conclusion L’adhésion à une organisation immigrée musulmane ne prend pas la même signification pour les membres des diverses catégories de la population. L’appartenance à l’islam est certes primordiale, même si la dévotion ou la contestation d’une société occidentale discriminante ne constituent en général pas des priorités. Bien plus prosaïquement, aux prises avec des réalités quotidiennes multiples, les personnes issues de l’immigration utilisent leur adhésion aux associations religieuses à des fins de légitimation et afin de développer concrètement des stratégies d’insertion ou d’autovalorisation. L’intégration individuelle et la préservation d’une vie communautaire ne sont ainsi pas des phénomènes contradictoires. L’intégration d’acteurs immigrés dans une société d’accueil n’est pas nécessairement linéaire. Elle ne se manifeste pas toujours simultanément dans tous les domaines des sphères publiques et privées. De même, les liens d’un acteur d’origine étrangère avec sa communauté ou la société autochtone ne sont pas rigides. Au contraire, ils peuvent relever de stratégies d’insertion pragmatiques et différenciées. Selon l’approche sociologique compréhensive ou interactionniste, l’individu s’affirme par une construction identitaire bricolée, mais pragmatique et stratégique. Là où le holisme sociologique considère la communauté immigrée comme un obstacle à l’intégration, la sociologie compréhensive y voit une ressource à exploiter pour permettre une insertion négociée et valorisante à la société d’accueil. Au-delà d’une marginalisation socio-économique attestée par des données quantitatives et macrosociologiques, l’immigration turque en Europe donne des signes de mise en oeuvre de pratiques sociales visant à une meilleure intégration dans la société d’accueil, tout en préservant un attachement communautaire et confessionnel. La population immigrée originaire de Turquie est à la base d’étonnantes combinaisons et de pratiques qui tendent à construire des modes de vie et de pensée syncrétiques tout en s’aidant à la fois d’une structure d’opportunités offerte par les pays d’accueil (et notamment par la scolarité) et de solidarités communautaires. En mettant davantage l’accent sur une étude de l’immigration en des termes compréhensives, le discours sociologique cernera non seulement de plus près cette réalité sociale complexe, mais elle pourra également éviter de devenir la justification scientifique de stéréotypes attribués à des communautés immigrées. […]

Aller au contenu principal