Journées Bruxelloises de la Méditerranée Journée Histoire, 23 octobre 2003
Ural Manço Assistant et Chercheur, Centre d’études sociologiques Facultés Universitaires de Saint-Louis (Allocution)
Dimensions socio-économiques de la présence turque en Europe
Sans même prendre en compte des dizaines de milliers d’immigrants « clandestins », qui par nature échappent aux statistiques, dans les pays de l’Europe occidentale vivent actuellement plus de trois millions d’immigrés, de descendants d’immigrés, de naturalisés et de réfugiés politiques provenant de Turquie. Il s’agit du groupe national le plus important de l’immigration non européenne établie dans l’Union. Bien que présente dans la quasi totalité des pays de l’Union, l’Allemagne accueille à elle seule les deux-tiers de cette population. Quelle que soit la similitude des problèmes socio-économiques et culturels vécus par les différentes immigrations musulmanes, en comparaison d’autres migrations provenant du monde musulman et essentiellement de l’Afrique du Nord, l’émigration turque vers l’Europe est davantage marquée par son aspect tardif (1) ; par ses origines rurales ; par la concentration géographique ; par son caractère familial ; par la préservation de la langue d’origine ; par la faiblesse de ses qualifications économiques et par la mise en place d’organisations communautaires. L’exclusion économique ; la marginalité culturelle, qui s’affirme notamment par la persistance des traditions ethnico-familiales avec, par exemple, le code d’honneur et le mariage des jeunes avec un conjoint issus du village d’origine des parents ; la faiblesse largement partagée du niveau de connaissance de la langue d’accueil ; et le regroupement dans des quartiers défavorisés à forte structuration ethnique (commerces, cafés, associations, mosquées,…) sont des facteurs structurels qui rendent compte du développement d’appartenances communautaires intenses observées au sein de cette population. Les graves difficultés d’insertion sociale et économique auxquelles l’immigration originaire de Turquie doit faire face sont notoires. Les jeunes connaissent un échec scolaire massif et se trouvent souvent relégués dans l’enseignement professionnel. La majorité des actifs sont ouvriers non qualifiés et leur taux de chômage dépasse largement celui des autochtones européens (2). Parmi les Turcs actifs dans l’Union européenne, le taux de chômage était de 25,9% en 1996 contre 11% pour l’ensemble de la population active de l’UE. L’immigration ouvrière turque la plus importante concerne bien sûr l’Allemagne, puis les pays du Bénélux, suivis de la France, de l’Autriche et de la Suisse. En Allemagne, l’installation d’hommes seuls s’est produit entre 1961 et 1973. Elle s’est poursuivie par l’arrivée massive des familles jusqu’en 1981 environ. Ailleurs en Europe, la migration d’hommes seuls couvre la période allant de 1965 à 1974. La recomposition familiale s’y est également étalée jusqu’à la première moitié des années ’80. De sorte qu’aujourd’hui, la population turque en Europe est très majoritairement familiale avec une quasi parité démographique entre les hommes et les femmes (3). La diaspora turque en Europe est en croissance constante. Entre 1985 et 1996, pour l’ensemble des pays de l’Europe occidentale, elle est passée de 1,988 millions de personnes à 3,034 millions (dont 2,944 millions dans les pays de l’Union européenne). Ce qui représente une augmentation de 52,6% en une décennie. Il y a deux explications à cette croissance. Premièrement, malgré les limitations imposées par les pays d’accueil, l’immigration originaire de Turquie se poursuit encore aujourd’hui par le biais du mariage. En effet, beaucoup de jeunes se marient encore avec une personne du village d’origine de leurs parents et, dans bien des cas, les conjoints appartiennent à une même famille. Les mariages « mixtes » sont plus rares chez les Turcs (4) que chez d’autres nationalités immigrées originaires du monde musulman. Deuxièmement, la communauté originaire de Turquie connaît un taux de natalité important de l’ordre de 2,6% par an. Il s’agit d’un taux plus élevé qu’en Turquie (2,3%). De l’importance de la natalité découle une autre conséquence démographique : la jeunesse de cette population, dont le tiers a moins de 18 ans. Plus de 80% de ces jeunes sont nés et scolarisés en Europe. Cette immigration concerne presque exclusivement des personnes originaires de régions rurales qui n’avaient, pour la plupart, jamais vécu de manière prolongée dans une ville avant leur migration. Par ailleurs, ces personnes n’avaient jamais côtoyé non plus une présence culturelle ou linguistique européenne avant leur migration. Puisque contrairement à tous les autres pays d’émigration musulmans, la Turquie n’a jamais été colonisée. Dans les pays d’accueil, ces paysans devenus ouvriers auront tendance à se concentrer selon leur localité d’origine. Dans la mesure du possible, les gens venant d’un même village ou les membres d’une même famille élargie s’installeront près les uns des autres. Le quart des immigrés de Turquie de plus de 18 ans installés en Belgique sont ainsi nés dans la seule province d’Afyon. Il y a également une telle concentration de Turcs originaires notamment de la province Karaman aux Pays-Bas. De même, les Turcs de Suède viennent le plus souvent de Kulu (province de Konya). Au Danemark, soixante pour cent des immigrés originaires de Turquie proviennent des régions kurdes du Sud-Est de l’Anatolie. Les liens familiaux (akrabalik) et régionaux (hemserilik) conservent toujours toute leur force. Le mode de vie communautaire et le contrôle social conséquent sont encore largement intacts chez les immigrés de Turquie. La hiérarchie familiale traditionnelle se reproduit également dans une large mesure, notamment grâce aux mariages au village d’origine. Ces alliances peuvent être interprétées comme un renouvellement partiel, mais permanent de la première génération d’immigrants. La concentration géographique et, par la même occasion, la coloration germanique de l’immigration turque en Europe est remarquable. Nous avions déjà signalé que les deux tiers de la colonie turque se trouvent en Allemagne. Les pays germanophones (Allemagne, Autriche et Suisse (5)) accueillent 74% de cette immigration (6). En Allemagne, 35% des 2,014 millions de Turcs sont installés en Rhénanie du Nord-Westphalie (Nordrhein-Westfalen). Près du quart des immigrés turcs en Europe (23,1%) vivent donc dans ce seul Land allemand. Mais la palme revient à la ville de Berlin, qui avec ses 136.400 Turcs, abrite à elle seule plus d’un vingtième des émigrés de Turquie sur le continent. Cette concentration s’observe également dans d’autres pays. Au Royaume-Uni, 64% de la population originaire de Turquie est installée dans la région de Londres. La moitié des Turcs de Suède vivent à Stockholm. Il en est de même pour Copenhague au Danemark. Près du tiers des immigrés turcs d’Autriche (32%) habitent Vienne. La quart des Turcs de France habitent la région parisienne. En Belgique, près du quart des immigrés originaires de Turquie habitent dans seulement 5 municipalités (Schaerbeek, Saint-Josse, Bruxelles-Ville, Anderlecht et Molenbeek) de la Région de Bruxelles-Capitale qui en compte 19. Enfin, 21% des Turcs installés en Suisse vivent dans le seul canton de Zurich. Population (7) originaire de Turquie dans les principaux pays d’accueil européens en 1996
Pays d’installation Population originaire de Turquie (milliers) (% total du total) Allemagne 2.014,3 (66,4%) France 261 (8,6%) Pays-Bas 260,1 (8,6%) Autriche 142,2 (4,7%) Belgique 119,0 (3,9%) Suisse 79,4 (2,6%) Royaume-Uni 58,2 (1,9%) Suède 35,7 (1,2%) Danemark 35,7 (1,2%) Italie 15,0 (0,5%) Norvège 10,0 (0,3%) Total Europe occ. 3.034,5 (100%)
Partout en Europe, les enfants d’émigrés de Turquie connaissent d’importantes difficultés scolaires et se trouvent majoritairement cantonnés dans l’enseignement professionnel même si la scolarité a tendance à s’allonger de manière générale et à s’améliorer lentement. Dans tous les pays d’immigration, la langue du pays ou de la région d’accueil n’est pas suffisamment maîtrisée par une large proportion de cette population mais la situation semble actuellement s’inverser chez les jeunes de la deuxième et de la troisième générations, qui parlent désormais le turc souvent moins bien que la langue du pays où ils sont nés. Cependant l’usage du turc dans la famille se maintient encore dans la grande majorité des cas : la population immigrée originaire de Turquie est issue d’un pays qui présente, malgré ses nombreuses minorités, une certaine homogénéité linguistique. Les jeunes turcs ont, par exemple, peu de difficultés à comprendre la presse (écrite et audiovisuelle), la production cinématographique et les chansons populaires de leur pays d’origine. La résistance de la langue turque réside pour une part dans sa simplicité syntaxique. Par ailleurs, le turc s’écrit à l’aide de l’alphabet latin et, contrairement à l’arabe par exemple, ne connaît pas de dichotomie radicale entre un parler populaire et la langue savante, écrite. La langue d’origine est aidée dans sa persistance par une profusion de médias écrits ou audiovisuels (8). La conséquence directe d’une scolarité médiocre est la non qualification professionnelle. Les Turcs d’Europe en souffrent beaucoup. La majorité de la population active turque en Europe est cantonnée dans des emplois non qualifiés, précaires et mal payés. Ces travailleurs sont surreprésentés dans les constructions métalliques, le nettoyage industriel et de bureaux, le bâtiment, les travaux publics et la confection. Dans la plupart des cas, les enfants poursuivent les métiers des parents. Le nombre de diplômés d’études supérieures est encore assez faible parmi les jeunes issus de l’immigration originaire de Turquie (9). Ces caractéristiques socio-professionnelles marginalisent la communauté turque en Europe sur le marché du travail. Les difficultés d’insertion professionnelle ont encouragé certains immigrés à se lancer dans une activité indépendante. La concentration géographique des Turcs, le mode de vie communautaire, où un commerçant turc est toujours préféré à d’autres, et le faible coût d’une main-d’oeuvre familiale permettent le développement de certaines affaires, modestes au début. Mais celles-ci attirent de plus en plus une clientèle non exclusivement turque. La formation d’une classe d’affaires en Europe complexifie la stratification sociale de la population originaire de Turquie, tout en lui insufflant un dynamisme nouveau. Désormais, une population turque souffrant majoritairement de marginalisation socio-économique côtoie une petite classe d’affaires en plein décollage. Le taux d’indépendants et d’employeurs dans la population active des immigrés originaires de Turquie est passé de 3% en 1985 à 5,2% en 1996 (10). Plus d’une dizaine organisations d’entrepreneurs immigrés turcs ont vu le jour depuis 1990. Quelques soient les politiques d’immigration en vigueur et la philosophie dominante de l’intégration, dans tous les pays d’accueil où ils sont implantés, les Turcs semblent développer une logique communautaire qui ressemble par certains de ses aspects au modèle d’intégration anglo-saxon des minorités. En ce qui concerne l’immigration turque, parler d’une vie collective revient à parler de liens communautaires denses, confinés dans l’espace quasi insulaire d’un quartier populaire. L’immigration turque en Europe apparaît comme cultivant sa différence. Les Turcs de l’immigration sont occupés à tisser une identité diasporique transfrontalière unique en Europe par son ampleur et son poids démographique. Il s’agit de conserver et de développer les liens groupaux formels par le truchement des fédérations associatives et des échanges culturels, politiques et commerciaux nourris avec le pays d’origine. Dans le même temps, les ressortissants turcs à l’étranger sont poussés par un encadrement diplomatique, confessionnel et médiatique très présente, vers l’acquisition de la nationalité de leur pays de résidence et vers la constitution d’un groupe de pression économique et électoral turc en Europe. L’objectif à long terme est le développement d’une élite économique et intellectuelle capable notamment de jouer un rôle de lobby ethnique de type nord-américain dans les relations entre la Turquie et l’Union européenne, à l’adhésion à laquelle la Turquie s’est portée candidate dès les années ’60. L’islam est de loin l’appartenance identitaire la plus importante dans l’immigration originaire de Turquie, même s’il en existe beaucoup d’autres. L’attachement des immigrés originaires de Turquie aux multiples facettes de leur culture d’origine ne s’est pas affaibli sur le sol européen. Cette population a reconstitué tous les clivages sociaux, politiques, religieux et ethniques du pays d’origine en implantant en Europe un véritable maillage constitué d’une multitude d’organisations immigrées des associations ou des mosquées locales aux fédérations à l’échelle de l’Union européenne. Les plus importantes et les mieux organisées de ces fédérations sont à coloration islamique (comme le mouvement Milli Gِrüs, par exemple). Ces organisations sont devenues des réseaux clientélistes de grande taille offrant des services sociaux, culturels, cultuels, éducatifs et commerciaux à travers l’Europe. Les organisations de l’immigration turque jouent un rôle incontestable dans la formation des identités et des opinions, ainsi que la mise en place d’un contrôle social plus ou moins important qui a cours dans cette communauté. Ces organisations associatives limitent à première vue le processus d’émancipation des composantes notamment jeune et féminine de cette population. En revanche, elles préviennent dans un nombre appréciable de cas, l’isolement, une trop grande marginalité et la délinquance juvénile. D’une manière générale, ces organisations canalisent le mécontentement social et la crainte de l’assimilation vers des certitudes idéologiques ou confessionnelles, répondant ainsi à la quête d’identité et à la recherche d’une image positive de soi, à la demande de valorisation et au besoin de reconnaissance qu’exprime cette population. Partout en Europe, la population originaire de Turquie apparaît donc comme un groupe socio-économiquement fragilisé et qui, de prime abord, cherche à matérialiser un certain repli communautaire. Présence turque et intégration : un débat complexe L’intégration est souvent définit comme la participation objectivable, donc mesurable, d’individus d’origine étrangère aux structures socio-économiques et aux institutions culturelles et politiques légitimées dans la société autochtone. Un certain nombre de faits sociaux peuvent servir d’indicateurs à cette assimilation progressive. Parmi ceux-ci il est possible de dénombrer l’augmentation du taux des mariages « mixtes » et la baisse de la natalité ; l’accroissement des capacités linguistiques dans la langue d’accueil et l’amélioration de la scolarité ; l’amélioration de l’insertion socio-professionnelle ; l’autonomisation des individus par rapport à la communauté d’origine et la baisse de la pratique religieuse, qui suppose une sécularisation progressive de l’identité culturelle. Ces indices sont censés illustrer la disparition d’identités ethniques : de génération en génération, la communauté immigrée décline parallèlement à l’émergence d’individus affranchis de leur appartenance communautaire. Paradoxalement, l’individu s’affirme par son assimilation à l’entité sociale d’accueil. Quand elle est soumise à la mesure de sa propension à l’assimilation individuelle à travers les indices cités ou d’autres encore, la communauté turque d’Europe produit des résultats relativement médiocres au regard des populations balkaniques musulmanes et même nord-africaines auxquelles elle est régulièrement comparée dans les pays de l’Europe continentale. En conséquence, les Turcs ont plutôt « mauvaise presse » dans tous les pays où ils sont installés. Au sujet des problèmes qui accablent les immigrés d’origine musulmane, il arrive aux aux chercheurs et aux médias européens de raisonner en termes d’inadaptation sociale ou même d’incompatibilité culturelle. Au début des années ’80, les migrants du Sud de l’Europe (Italiens, Espagnols, Portugais et Grecs) étaient ainsi présentés comme les « bons » immigrés face aux « mauvais » : les immigrés originaires du monde musulman. Le même scénario semble se reproduire à la fin de la décennie ’90, notamment en Europe francophone, où des responsables politiques et des chercheurs croient observer l’enclenchement tant attendu du processus d’assimilation des Nord-Africains, même si d’énormes problèmes de tout ordre restent encore à résoudre. En revanche, ils regrettent la non assimilabilité de la population turque installée dans leur pays. En conséquence, l’image du Turc qui se dessine en filigrane dans l’opinion publique, au sein des professions de l’éducation, du travail social et de la santé, ainsi que dans l’esprit de la classe politique européennes n’est que trop classique : au mieux elle est misérabiliste et frôle souvent la (mauvaise) caricature. L’homme turc est en retard d’intégration par rapport à ses homologues Nord-Africains ; il est donc rétrograde et plus souvent « fondamentaliste », violent, insoucieux de l’éducation de ses enfants hormis l’éducation religieuse, profiteur d’allocations sociales, travailleur au noir, proche des « réseaux maffieux » ; il se replie volontiers dans son ghetto et refuse consciemment le contact avec la société qui l’a pourtant accueilli. L’image de la femme turque n’est pas plus belle : elle est analphabète, aveuglément soumise à ses parents ou à la famille de son mari, devant se couvrir la tête sous la pression présumée de son entourage, victime de mariages « arrangés », victime d’une violence intra-familiale présumée générale, incapable de prendre son sort en main et devant donc être assistée pour « se soulever contre la domination patriarcale dont elle fait l’objet ». L’image de la communauté turque ne repose pas uniquement sur la volonté d’intégration-assimilation que des observateurs croient détecter ou pas dans ses comportements. Les Européens découvrent également la population originaire de Turquie qui vit près de chez eux de manière indirecte, à travers le prisme de l’actualité internationale. Il est vrai que la presse européenne contient un plus grand nombre d’articles sur l’actualité turque que sur les problèmes de l’immigration. L’instabilité chronique de la vie politique en Turquie « menacée de surcroît par l’intégrisme islamique », la situation peu réjouissante des droits de l’homme dans ce pays, l’interminable problème kurde, l’insoluble question de l’île de Chypre « occupée par l’armée turque » et le nud gordien du contentieux gréco-turc (l’évolution récente des relations entre ces deux pays nous autorise à plus d’optimisme dans ce dossier), le souvenir du « génocide arménien » de 1915, le renforcement de la maffia et le trafic de drogue vers l’Europe, la candidature controversée de la Turquie à l’Union européenne sont des thèmes qui fleurissent avec une fréquence soutenue dans la presse. Leur traitement par les journalistes européens est volontiers alarmiste, parfois simpliste et pas toujours impartial. Jusqu’au début des années ’80, des quotidiens européens faisaient traiter les dossiers turcs par des correspondants installés à Athènes ! Depuis la situation s’est quelque peu améliorée. Des professionnels de l’information ont cherché à mieux connaître et à comprendre ce pays qui ne cesse de prendre de l’importance sur le plan international. Mais L’image de la Turquie et des Turcs donnée par la presse européenne demeure encore trop souvent et parfois injustement négative. Cette situation exerce une certaine influence sur la perception de la population immigrée originaire de Turquie. L’opinion publique au sujet de l’immigration se construit donc aussi sur base d’a priori négatifs qui n’ont aucune relation objective avec le quotidien des immigrés et de leurs descendants. En tant qu’acteurs sociaux les immigrés ne font pas que subir la loi de la société d’accueil qui dicte, génération après génération, la voie de l’assimilation. Il arrive également aux immigrés et à leurs descendants de mettre en oeuvre des stratégies d’insertion, d’inventer des modes de vie et de pensée composites avec comme résultat l’apparition de pratiques sociales syncrétiques et d’identités bricolées en fonction des contingences quotidiennes, des besoins concrets, des aspirations futures et du contexte socio-économique environnant. Ainsi par exemple, certains domaines de la vie sociale peuvent évoluer rapidement pour s’assimiler aux comportements autochtones dans l’espace d’une seule génération. Par contre, dans d’autres domaines, des codes de conduite originels pourront jalousement être conservés pendant longtemps. Mais le plus souvent, ce sont des pratiques sociales mixtes, légitimées à la fois par « la modernité de la société d’accueil et par la tradition des origines » qui seront mises en oeuvre. Chez une seule et même personne, l’attachement à des valeurs considérées comme traditionnelles coexiste fréquemment avec une exigence accrue d’autonomie individuelle. Il y a toujours une marge entre ce qui est perçu comme culture d’appartenance et l’usage que les immigrés en font. Afin d’illustrer certaines pratiques sociales syncrétiques, légitimées à la fois par les traditions turco-islamiques et la modernité occidentale, nous évoquerons ici les fonctions assumées par les associations musulmanes que l’immigration turque a développée. Tant en Europe qu’en Turquie, ces nombreuses sociabilités immigrées, idéologiquement et organisationnellement très différentes des unes des autres, sont souvent décriées et dénoncées en tant que des foyers de militantisme islamique. Mais les différentes catégories de la population immigrée originaire de Turquie, qui contribuent à la mise en place de telles organisations communautaires et qui sont ainsi qualifiées de « militants islamistes » ; ces pères de la première génération et leurs fils ; les femmes, épouses, brus ou filles ne sont pas motivés par le même engagement et n’y recherchent pas nécessairement la même légitimation. Puisqu’il semble exister un repli identitaire et un refus du modèle de l’assimilation individuel dans le cas des Turcs, il serait intéressant d’interroger la rationalité de leurs pratiques sociales. Quelle est, pour les immigrés de Turquie et leurs descendants, la signification de leur appartenance identitaire islamique, qui s’exprime le plus souvent par l’adhésion à l’une des organisations musulmanes développées par cette immigration ? La mise sur pieds d’organisations communautaires islamiques par des immigrés de Turquie en Europe est un comportement à double légitimité et à fonctionnalité multiple. Plutôt qu’uniquement suggérée par la « tradition » ou la volonté de préserver une appartenance culturelle considérée comme originelle, la mise en place de telles organisations, du niveau local au niveau continental, semble être une preuve d’accès à la « modernité ». S’ils n’avaient pas quitté leurs villages d’Anatolie, les immigrés et leurs descendants n’auraient probablement jamais pris part à la constitution de telles organisations socio-politiques en voie de bureaucratisation, qu’elles soient d’ailleurs islamiques ou non. C’est pour la première fois que ces paysans devenus migrants se trouvent dans une position d’acteurs sociaux en contribuant à l’existence de tels mouvements associatifs. Par ailleurs, ces sociabilités sont toujours fondées, selon les législations des pays d’accueil, avec une personnalité juridique d’association sans but lucratif. Au niveau local, elles fonctionnent dans le respect des principes de gestion participative prévus par les différentes lois nationales. Toutes les organisations islamiques immigrées sont d’abord l’oeuvre de la première génération d’hommes qui sont la proie d’une nette perte de statut social. Peu scolarisés, ne parlant pas la langue du pays d’accueil et au plus bas de l’échelle socioprofessionnelle, ils sont aujourd’hui souvent assignés au chômage ou accablés par une invalidité. Dans le meilleur des cas, ils ont atteint l’âge de la pension. La volonté de respecter scrupuleusement les préceptes islamiques et l’observance du culte constituent pour la majorité des hommes une affirmation identitaire défensive. Par la valorisation de pratiques piétistes, ils cherchent à rétablir une autorité perdue sur leur épouse et leurs enfants. Dans un élan qui n’est pas dénué de sens pragmatique, ils préconisent des solutions moralisatrices aux problèmes qui minent la vie de la seconde génération. Ils cherchent mobiliser la morale islamique pour la résolution des problèmes d’exclusion. Dans ce but, les pères réclament du personnel religieux de leur organisation d’assumer un rôle d’action sociale auquel il n’est pas toujours préparé. Ce sont des activités sportives et sociales qui attirent les jeunes hommes vers les organisations musulmanes de l’immigration. Le sport est une des rares sources de valorisation pour cette jeunesse qui connaît massivement l’échec scolaire et l’exclusion sociale. Grâce à ces organisations, des jeunes peuvent se réunir hors de l’enceinte familiale, sans pour autant susciter l’inquiétude des parents. Ceux-ci considèrent les associations musulmanes comme une alternative à « la rue », aux cafés, aux salles de jeux électroniques, à la prostitution, à la drogue et à la délinquance. Les jeunes y trouvent un espace où ils peuvent exprimer leurs problèmes ou leurs sentiments entre eux et certainement plus librement qu’à la maison. Ces organisations offrent une socialisation valorisante à des jeunes, qui n’ont de toutes façons pas un accès aisé à des structures sociales autochtones permettant l’intégration. Enfin, il ne faut pas sous estimer les réseaux de solidarité et d’information qui se tissent autour de ces organisations. Ils peuvent dans un certain nombre de cas conduire à la conclusion d’un contrat d’embauche. Grâce à la légitimité conférée par la participation aux activités associatives et pieuses, des femmes accèdent, souvent pour la première fois, à une vie publique et à une liberté de mouvement appréciable pour le milieu populaire d’où elles proviennent. Les étudiantes cherchent à faire valoir auprès de leurs parents leurs activités islamiques, gages de moralité, afin de pouvoir terminer leurs études. Les branches féminines de telles associations sont le lieu d’échanges informels entre des personnes vivant la même situation sociale. Etant donné le niveau de scolarité généralement bas de la majorité des femmes immigrées, le travail de conscientisation réalisé par ces organisations ne manque pas d’intérêt. Il s’effectue dans des domaines tels la consommation, l’hygiène ménagère, l’éducation des enfants, la sexualité, la contraception et, last but not least, l’inadéquation entre les mentalités machistes et des préceptes islamiques nettement en faveur des femmes mais occultées par la tradition. L’existence de tels lieux de rencontre délivre beaucoup de participantes de l’isolement et de la solitude. La contribution à la formation d’identités islamiques, ou, concrètement, l’adhésion à une organisation immigrée musulmane, ne prend pas la même signification pour les membres de chacune des trois catégories citées. Au contraire, elle porte une rationalité propre à chacune des catégories de l’immigration turque. L’appartenance à l’islam est certes primordiale mais, aux prises avec les réalités quotidiennes de leur situation, les différentes catégories d’immigrés utilisent leur adhésion à une association religieuse pour bien d’autres buts que la simple dévotion ou même la contestation (« islamiste ») d’une société occidentale discriminante et excluante. Ces acteurs cherchent à bénéficier de la légitimité que procurent de telles adhésions pour développer des stratégies d’insertion ou d’autovalorisation. Conclusion Comme nous le voyons, l’intégration individuelle et la préservation d’une vie communautaire ne sont pas obligatoirement des phénomènes contradictoires. L’intégration d’acteurs immigrés dans une société d’accueil n’est pas nécessairement linéaire. Elle ne se manifeste pas toujours simultanément dans tous les domaines des sphères publiques et privées. De même, les liens d’un acteur d’origine étrangère avec sa communauté ou la société autochtone ne sont pas rigides. Au contraire, ils peuvent être flexibles et mettre en évidence des stratégies d’insertion pragmatiques etdifférentiées. En fait, l’individu s’affirme par une construction bricolée mais pragmatique et stratégique de son identité. Là où certains considèrent la communauté immigrée comme un obstacle à l’intégration, à y regarder de près, on peut y voit une ressource à exploiter pour permettre une intégration négociée et valorisante à la société d’accueil. Au-delà d’une marginalisation socio-économique qui participe d’un mouvement de fragilisation générale des couches sociales les plus faibles de la société européenne, ballottés entre la mondialisation de l’économie et la déréglementation sociale, certaines catégories de l’immigration musulmane en Europe, donnent des signes de mise en oeuvre de pratiques sociales visant une meilleure insertion dans la société d’accueil, tout en préservant, particulièrement dans le cas turc, un attachement communautaire et confessionnel. La population immigrée d’origine turque est à la base d’étonnantes combinaisons et de pratiques, notamment éducatives et professionnelles, qui tendent à construire des modes de vie et de pensée syncrétiques tout en s’aidant à la fois d’une structure d’opportunité offerte par les pays d’accueil, notamment par la scolarité, et de solidarités communautaires. Il s’agit de la mise en oeuvre de projets d’intégration innovateurs qui consistent à lier la logique des identités culturelles collectives à celle de l’assimilation socio-économique individuelle ; à faire converger les attitudes conservatrices et les attitudes assimilatrices. Notes : (*) Ce texte a été publié dans U. MANاO (2000), « Turcs d’Europe : de l’image tronquée à la complexité d’une réalité sociale immigrée » dans Hommes et Migrations, n°1226, juillet-août 2000, Paris, pp. 76-87. An English and longer version of this paper is published in U. MANاO (2000), « Turks in Europe : from a Garbled Image to the Complexity of Migrant Social Reality », dans N. K. BURاOGLU (éd.), The Image of Turk in Europe from the Declaration of the Republic in 1923 to the 1990’s, The Isis Press, Istanbul, pp. 21-35. (1) La Turquie a signé son premier accord d’exportation de main-d’oeuvre avec l’Allemagne fédérale en octobre 1961. Il a été suivi par des accords similaires passés avec les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche en 1964, avec la France en 1965 et avec la Suède avec 1967. (2) Parmi les Turcs actifs dans l’Union européenne, le taux de chômage était de 25,9% en 1996 contre 11% pour l’ensemble de la population active de l’UE. (3) Par exemple, la population turque d’Allemagne est féminine à 45,3%. Ce taux est de 46,4% aux Pays-Bas et de 48,8% en Belgique. (4) En 1996, sur 13.659 mariages recensés par les autorités consulaires turques en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Belgique et en Autriche, la moitié concernaient des mariages entre époux ayant tous les deux la nationalité turque. (5) Les 9/10e des Turcs de Suisse vivent en région alémanique. (6) Comparaison avec l’immigration originaire de l’Afrique du Nord : 70% des deux millions et demi d’immigrés originaires du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie installés en Europe vivent dans des pays francophones (France, Belgique francophone et Suisse romande). (7) Source : Ministère turc du travail et de la sécurité sociale. (8) Il est possible de capter, par antenne parabolique, 12 chaînes de TV turques, dont 8 sont privées. L’antenne parabolique permet également l’écoute de stations de radios FM. Par ailleurs, depuis quelques années, la principale chaîne TV publique (TRT-INT) et une chaîne privée (Euroshow) sont diffusées par câble dans certaines régions d’Allemagne et du Benelux. A partir du début des années ’70, trois grands quotidiens nationaux ont commencé à être diffusé à travers l’Europe. Actuellement, six journaux nationaux sont disponibles dans les grandes villes européennes. (10) En 1996, parmi les 18-25 ans issus de l’immigration originaire de Turquie en Allemagne, il n’y avait que 6,4% d’étudiants. En Belgique, d’après le recensement de 1991, ce taux était encore plus bas (4,4%). Alors que le taux de scolarisation supérieure des 18-25 ans dépasse les 30% dans la population totale de ces deux pays. Même en Turquie, la scolarisation supérieure concernait, en 1996, 17,6% de la classe d’âge des 20-25 ans. (11) En 1996, pas moins de 57.900 indépendants et chefs d’entreprises originaires de Turquie travaillaient en Europe, dont 42.000 en Allemagne, 4.700 aux Pays-Bas, 3.500 en France et 2.000 en Autriche. La même année en Allemagne, l’investissement total de ces entrepreneurs atteignait 8,9 milliards de DM. Leur chiffre d’affaires collectif indiquait 36 milliards de DM. Toujours en 1996, on estime qu’ils employaient environ 186.000 salariés. * Cette conférence a eu lieu dans le cadre des Journées Bruxelloises de la Méditerranée- Journée Histoire