Une consultation d’ethnopsychiatrie. Par Anne Bawin

Anne Bawin, psychologue, anthropologue, et l’équipe du centre D’Ici et d’Ailleurs

S’il me paraît intéressant de reprendre « texto » des séquences d’une consultation d’ethnopsychiatrie, ce n’est pas dans l’objectif d’illustrer de faço concrète et « digeste » les théories abstraites dont elles sont issues.

Que du contraire ! Il me semble que le vécu du terrain représente l’alpha et l’omega de toute analyse clinique et que s’il n’y a de science que du général, les généralités auxquelles l’ethnopsychiatrie aboutit n’ont de sens, en définitive, que dans la mesure où elles nous permettent de mieux saisir le singulier. De plus, si ces séquences de consultation sont commentées, ce n’est pas par souci d’en donner une explication pour une meilleure « compréhension », mais plutôt pour faire partager l’idée selo laquelle toute interprétation, toute « fabrication de récits »1 sont de constructions qui ont l’avantage majeur de troquer contre un « incroyable incontrôlé » (par exemple la maladie), celui qui s’inscrit dans un cadre mythique défini, par lequel la pensée et les actes sont censés avoir un pouvoir.

Cette idée est, je pense, à la base de tout cadre thérapeutique efficace et ne devrait donc pas être l’apanage de l’ethnopsychiatrie même si cette dernière, par son dispositif spécifique, semble bien la mettre en évidence.

Si l’intérêt de ces consultations est, entre-autre, le fait que notre équipe reçoit essentiellement des patients dont les symptômes, la demande, la parole sont codés, organisés par des théories étiologiques différentes de celles utilisées habituellement, les questions que soulèvent cette situation sont nombreuses : dès que l’on change de cadre de référence, que l’on n’est plus dans le bain culturel d’origine et que l’on vit une situation de rupture réelle par l’enjeu de l’immigration, qu’advient-il du groupe ? Quel type de rapport la famille immigrée entretient-elle avec sa famille d’origine ? Comment se négocie la question de la rupture ? Comment se construit l’ici et maintenant par rapport à là-bas autrefois-maintenant ? La séance de consultation durant plus ou moins deux heures, je n’en ai sélectionné que des séquences au risque d’en donner une image simplifiée.

1 ère séquence :

C’est B. qui a adressé au groupe Mr. X. Le groupe se composait cette fois-là, d’une douzaine de professionnels d’horizons multiples, dont Lucien Hounkpatin2.

B. : Voilà, je vous présente Lucien Hounkpatin.

L. : Je suis Lucien Hounkpatin. Le Dr B. a profité du temps que je suis là pour me faire travailler. On va essayer d’aller plus loin dans les difficultés que vous rencontrez.

A. : (qui sera interprète et médiateur) : Je traduis à Mr. X. qu’ici, c’est comme une grande assemblée. Au Maroc, quand on discute des problèmes de quelqu’un, les gens se rencontrent. Mr. X. sait comment ça se passe, il connaît le mot.

L. : Tu lui expliques que les gens sont ici pou travailler et pas pour regarder. Que s’ils disent des bêtises, il peut leur dire. On va se présenter… Je suis Lucien Hounkpatin. Je travaille à Paris.

Mr. X. : … Origine marocaine de Tanger, à Bruxelles depuis vingt cinq ans.

L. : Vingt cinq ans ? Et vous retournez souvent au Maroc ?

A. : Quand il a des congés, il lui arrive de retourner.

B. : Je connais Mr. X. depuis longtemps3. En 1990, il n’allait pas bien. Il avait des maux de tête, des problèmes pour dormir. On a fait toute une série d’examens. Mr. X. a perdu son père en 79. Quelques mois après, son oncle paternel est décédé aussi. Il s’est trouvé « propulsé » comme aîné de famille alors qu’il n’est pas l’aîné. Il y a eu divorce et remariage du père et de la mère, et Mr. X. est l’aîné de ce second mariage. En 88, sa soeur Fatima a voulu se marier. Sa mère était d’accord avec ce mariage mais lui y était opposé. Le soir du mariage, il a eu des maux de tête, des problèmes de sommeil et cela n’a pas arrêté depuis. Dans plusieurs situations, Mr. X. sentait les choses et n’était pas d’accord avec les décisions que prenait sa mère. Chaque fois, par la suite, les choses se révélaient exactes. Sa soeur s’est séparée de son mari un an après le mariage, et c’est la même chose avec son frère. C’est toujours en conflit avec sa mère qu’il sent les choses et ça se révèle chaque fois exact. Le frère aîné est au moins sept ans plus âgé…

L. : A., demande-lui s’il a des choses à rajouter…

A. : Il dit que c’est exact mais insiste sur un point qui le tracasse… C’est : pourquoi il n’arrive pas à dormir depuis le mariage de sa soeur. Comme si le sommeil était parti depuis ce moment. Il se demande si c’est à cause de ce qui s’est passé pendant le mariage ou de tout ce qui s’est passé avec ses frères. Ses frères ont mal tourné ici et c’est lui qui les a fait venir. Il rentrait au Maroc pour le mariage et il a eu un phénomène de frayeur.

L. : Qu’il raconte…

Commentaires.

Mr. X. ne semble pas surpris par la taille du groupe. C’est la première fois qu’il vient dans ce genre de consultation mais il semble savoir comment cela se passe. Le thérapeute principal, via le médiateur, explique que les gens présents sont là pour réfléchir avec lui et pas pour le regarder. S’il n’est pas d’accord avec les différentes interventions, il doit le dire. Ceci peut paraître un détail mais est fondamental dans la dynamique du groupe et dans la relation avec le malade. Tandis que la psychopathologie classique s’attache à décrire l’individualité psychologique du sujet, sousentendant qu’il existerait une « nature » du sujet, indépendante de l’observation et susceptible de descriptions systématiques, dans les thérapies traditionnelles, le malade est écouté, non par bonté d’âme ou souci humanitaire, mais parce qu’il est une source d’information (par exemple sur l’être surnaturel qui l’a investi). Le thérapeute principal mène l’entretien ; il fait circuler la parole entre les membres du groupe de thérapeutes, les invite à échanger avec le patient, bref rompt les rythmes qui rapidement ont tendance à se ritualiser.

1. Expression de T.Nathan.

2. Psychologue clinicien, centre Georges Devereux, Université Paris 8.

3. Mr. X. est né en 1951 à B., petit village berbérophone du Rif, à une cinquantaine de kilomètres d’Al Hoceima. Il est le troisième enfant et deuxième garçon d’une famille de onze, arrivé en Belgique en 1972, sept ans après son frère aîné. Ce dernier a de gros problèmes de boissons, ce qui a amené Mr. X. à assumer le rôle d’aîné à partir du décès de son père en 79. Il est le père de six enfants, dont l’aîné a vingt deux ans et le plus jeune neuf ans. Il souffre depuis 88, moment où il va au Maroc pour marier une de ses soeurs plus jeune, de problèmes de céphalées et d’insomnies. Médicalement, les examens ne mettent en évidence aucune anomalie.

Le thérapeute principal, le médiateur et le groupe Un personnage essentiel dans ce groupe : le médiateur. Mr. X. parle l’arabe et se débrouille en français. Il s’adresse au thérapeute principal par l’intermédiaire d’A., qui restitue son discours au groupe. Le thérapeute principal, avant d’adresser une parole à Mr. X., tient un rapide conciliabule avec les autres membres du groupe, en présence du malade, mais en français.

Ensuite, le médiateur restituera son message au malade, après l’avoir lentement fignolé dans la forme. Le médiateur est un personnage fondamental, non seulement pour que le patient puisse s’exprimer dans la langue qui a « fabriqué » sa pensée mais surtout pour faire surgir le monde du patient, pour permettre à l’univers culturel du patient d’être présent. Le rôle du médiateur est indispensable, non pas parce que la pensée des « autres » est inaccessible à ceux qui leur posent des questions, mais parce que souvent, les questions imposent leur langage et leur économie aux réponses.

Ce rapide panorama du fonctionnement du groupe laisse apparaître une intrication de multiples étayages. Le thérapeute principal prend appui sur le groupe. Il le consulte systématiquement avant de hasarder une intervention. Un second « jeu », tout à fait comparable se déroule entre l’interprète et le groupe (dont le thérapeute principal fait alors partie). Enfin, le malade perçoit de manière immédiate les différents étayages et s’inscrit dans leur dialectique. Tantôt il s’appuie sur le groupe, tantôt sur le thérapeute principal en opposition au groupe, tantôt, il prend conscience de l’appui qu’il constitue pour le reste de sa famille. Ces différents étayages et leurs multiples intrications constituent la condition minimale qui permet de passer d’une théorie étiologique à une autre. La notion d’individu

La pensée de la majorité des patients reçus en consultation conduit à complexifier notre notion de personnalité ou d’individualité (si toutefois nous souhaitons encore la leur appliquer).

En Afrique, la visite chez un guérisseur est rarement l’affaire d’un individu, c’est le plus souvent celle de la famille et même du voisinage. Lorsqu’il reçoit un malade pour la première fois, le guérisseur ne cherche pas à obtenir le plus d’informations sur le cas mais, par tâtonnements, à découvrir le levier grâce auquel il lui sera possible de procéder à des modifications dans les structures des systèmes interactifs de la communauté, et cela avant toute prescription. Là, il semble difficile de parler d’un individu au sens strict, étant donné tous les éléments composites qui le constituent. Là, l’individu n’est pensé que lié à quantité d’autres éléments hors de lui : dans la structure familiale, dans le lignage, dans la nature ou dans le cosmos. Plus que cela, l’humain est aussi constitué d’éléments que l’on retrouve dans la matière et dans les objets, notamment rituels. Notre perception de la personne s’élargit donc afin d’intégrer tous les éléments d’origines diverses qui sont loin d’être de simples principes psychiques ou spirituels ; il semble impossible de faire la part du physiologique, du psychique, voire du moral.

La maladie et le groupe.

Le nombre d’éléments à agencer étant considérable, ce qu’on appelle alors « maladie mentale » est considéré comme un dérèglement de l’organisation complexe pouvant arriver à tout le monde, du fait même de la complexité du système. C’est pourquoi le malade est un semblable et avant tout une énigme. Il en résulte une apparente absence de rejet du malade par le groupe. La maladie d’une personne est l’affaire du groupe. Ainsi, dans son travail, le guérisseur doit accorder la plus grande attention tant aux manifestations internes de la maladie qu’aux messages destinés à l’entourage, qu’elle contient nécessairement.

Le dispositif mis en place par le groupe d’ethnopsychiatrie montre combien, sans sacrifier l’exigence scientifique, il peut s’inspirer de démarches traditionnelles pour aider des patients venus d’une autre culture4. Ces expériences cliniques où les interventions « occidentales » se sont avérées inopérantes, réinterrogent les cadres classiques de l’intervention psychologique et remettent en question la prétention universaliste des savoirs occidentaux sur la maladie mentale.

De plus, l’avis des différents co-thérapeutes venant de différents milieux permet à chacun de croiser les informations et les représentations que chacun s’en fait, de trianguler les points de vue afin que le thérapeute ne soit pas prisonnier d’une seule source. Avant de proposer une interprétation, il y a toujours concertation entre tous les membres du groupe, qui n’ont pas toujours la même vision des choses. Ces différences de point de vue peuvent tout à fait prendre place et se jouer dans la consultation et, pour autant que le thérapeute principal puisse les gérer, ils apportent un plus au niveau de la technique thérapeutique par la construction et reconstruction de nouveaux sous-groupes à l’intérieur même du groupe thérapeutique, la formation de nouvelles alliances entre le patient et les intervenants. La tension et confrontation des différents points de vue me semblent être un bon garde-fou permettant de trouver un terrain d’entente entre ce qui relève de la pertinence pour certains et de la non-pertinence pour d’autres, de la sur interprétation pour l’un et de la sous-interprétation pour l’autre.

2 ème séquence :

A. : Mr. X. rentrait au Maroc pour le mariage de sa soeur parce qu’il était devenu le responsable de la famille et était obligé d’y assister. A un moment ils se sont arrêtés dans un parking pour se reposer. Son frère aîné est resté dans la voiture…

L. : Celui qui est né du premier mariage ?

A. : Oui… Il est sorti de la voiture pour se reposer. A droite de leur voiture, il y avait une place vide. C’est là qu’il pensait dormir, mais il avait peur que quelqu’un vienne se garer et l’écrase.

Mr. X. : Malgré ça, j’ai dormi pendant trois heures…

A. : Trois heures plus tard, le moteur de leur voiture a été mis en route. Il croyait qu’une voiture venait se garer. Il a sauté et comme le parking avait un toit de zinc, il s’est coupé les mains…

Mr. X. : Et un orteil… Il y avait beaucoup de sang…

A. : Après s’être cogné, il a commencé à courir. Son frère est sorti de la voiture pour le rattraper. Il lui a expliqué qu’il avait voulu chauffer la voiture, parce que les filles avaient froid…

L. : Quand il s’est relevé, avant de se mettre à courir, est-ce qu’il s’est senti raide, endurci ?

A. : Il se souvient juste qu’il a commencé à courir dans n’importe quelle direction. Il a été effrayé quand son frère a vu le sang.

L. : Est-ce qu’il a eu de la bave, de la salive…

A. : Il se rappelle que son frère lui a lavé le visage et dix jours après, pendant le mariage, il se sentait « remué » : c’est quand on dit que quelque chose est pourri…

Mr. X. : J’avais beaucoup de vertiges.

A. : Quand il a le vertige, il voit que tout bouge.

L. : Les choses n’ont plus leur forme, tout devient mouvant comme une ombre. Est-ce qu’il a fait un, rêve une fois avec un personnage en blanc ? A. : Il ne se souvient pas. S’il pense à quelque chose, dès qu’il tourne la tête, c’est parti. Ce n’est que quelques jours plus tard que ça lui revient. A ce moment, il s’énerve.

R. : Il dit que ses problèmes sont dûs au mauvais sommeil. Il dit aussi que quand il est à la maison, ses enfants évitent de rentrer.

A. : Les enfants voient qu’il est mal et ne veulent pas le déranger. Sa vie a changé, il n’aime pas que des gens viennent chez lui. C’est un changement radical : avant, il aimait rigoler, maintenant, il aime être seul.

Lucien prend la main de Mr. X. et continue à lui poser des questions.

L. : Il a souvent la bouche amère ?

Mr. X. : Ça fait un an et seize mois que j’ai des problèmes au niveau de la langue qui devient verte puis noire.

L. : Il ne se souvient pas d’avoir vomi des choses noires ?

Mr. X. : Je ne me souviens pas mais c’est fort chargé. On dirait que ça pousse sur ma langue, j’ai été à l’hôpital et rien du tout. Je sentais des piqûres sur la tête et parfois ma tête fait « pom ».

L. : Comme si ça cognait ?

A. : Depuis deux ans, il a du bruit dans la tête et ça le gêne beaucoup. Avant, il n’aimait pas le bruit ; maintenant, c’est le contraire, car quand il fait calme, il entend ce qu’il y a dans sa tête.

L. : Au Maroc vous travailliez avant de venir ?

Mr. X. : Marchand de fruits

L. : Pourquoi avez-vous décidé de venir ici ?

Mr. X. : Mon frère était ici et la plus grande parti de la famille.

L. : Votre père aussi ?

Mr. X. : Non. Je voulais faire comme eux. Ma tant m’a dit qu’il fallait rester.

L. : Vous en avez parlé avec votre père avant de partir ?

Mr. X. : Non, il n’a rien dit

A. : Quand on ne dit rien, c’est qu’on n’est pa d’accord.

L. : Est-ce qu’il a senti qu’en le disant et en partant il faisait de la peine à son père ? A., dis-le dans sa langue.

A. : Non parce qu’il sait que son père le considère comme étant capable. Il met ça sur le plan général…

L. : C’est à lui que revenaient les charges de la famille ? On ne se défait pas des charges comme ça ! Comment ça se passe normalement chez vous quand on est à cette place ?

R. : Même si le père est encore là, l’aîné reste près des frères et soeurs.

Mr. X. : Je donnais un coup de main à mon père.

L. : Vous étiez toujours à côté de lui et il y avait un lien entre vous et lui. Quand il ne vous voit pas pendant une journée, il demande après vous. Donc une journée c’est trop. Il faut qu’il sache que vous êtes là. Et vous-même à son égard, c’est pareil. Quand vous étiez près de lui, vous aviez plus de force ?

Mr. X. : Oui.

L. : Avant de partir vous avez fait une fête ?

A. : Rien.

L. : Qui vous a trouvé votre femme ? Je sais que chez vous les parents doivent être d’accord. Mr. X. : Je l’ai choisi moi-même puis…

A. : Il a eu un avis (pas un accord) et ils étaient contents de son choix.

L. : Quand on est très proche de son père, qu’on ne peut le quitter du regard, partir comme ça, c’est très dur. Il y a une tristesse qui nous noue la gorge et parfois on préfère partir sans se rencontrer, plutôt que se rencontrer et s’effondrer. Tu lui tradui ?

A. : Il dit que ce n’est pas possible qu’on parte sans dire, sans rencontre, parce qu’il y aurait malédiction.

L. : Comment la rencontre s’est faite ?

A. : Au fait… La décision de partir s’est fait de façon très rapide. Un copain dans un café lui a proposé de partir. Il s’est dit “ pourquoi pas !”. Il l’a dit à sa mère. Il est passé au boulot de son père qui était étonné. Il ne comprenait pas pourquoi il partait et voilà. C’est fini.

L. : Qu’est-ce qu’il en pense ?

A. : C’est difficile en arabe. Tout lui revient. Il revoit tout le processus de départ. Ce n’est pas un sentiment. Il repose la question du problème actuel, du sommeil. Il se demande si c’est la frayeur, ou si c’est ce qui lui est arrivé avec ses frères… parce qu’il est responsable de ses frères et qu’il les a fait revenir. Il les a associés dans son boulot, les choses qu’il avait imaginé ont tourné mal, pas comme il pensait. Il a assumé la prise en charge de ses frères, il les a déclaré travailleurs en payant les charges sociales alors qu’ils ne faisaient rien. Un d’eux vivait dans la drogue, piquait dans la caisse et il voulait s’en débarrasser. Sa mère lui dit « patience » au téléphone.

Mr. X. : Mon frère a passé un an et demi sans travail. Quand il est retourné au magasin, il était à la caisse et c’était la catastrophe. Moi je ne savais pas qu’il prenait de la drogue. Ma mère le savait, mon frère aussi. L. : Tout le monde est au courant sauf vous. Comme votre père n’était pas au courant quand vous êtes parti…

R. : Mr. X. se pose la question : comment ça s fait qu’il essaie de faire les choses comme il faut et que ça tourne mal ? Comme si les choses étaient à l’envers.

B. : Les parents sont originaires d’Al Hoceima et donc cette immigration du village dans les montagnes est aussi un changement de langue. Comment le père est parti de ce village ?

A. : Il y avait trois ans de sécheresse, ils sont partis à la ville parce que la terre ne donnait rien.

L. : C’était quelque chose de très difficile. Je veux revenir sur le mariage de ses parents. Pourquoi se sont-ils séparés et remariés ?

A. : Son père était jeune et à cet âge, on ne peut assumer un mariage, il dormait…

L. : Son père dormait et lui ne dort pas ?

A. : Cette histoire de séparation, il l’a apprise après le décès de son père. Mr. X. : En voyant le carnet de mariage, je l’ai lu

L. : Donc c’est vous qui l’avez découvert ?

A. : Son père ne travaille pas et la mère de son père le comprenait parce qu’il était jeune.

L. : Est-ce qu’il sait si son père est allé voir des gens là-bas ? Est-ce qu’on s’est occupé de son père ? Un enfant qui ne travaille pas, qui dort, ça interroge… même si je comprends que sa mère le protège… Les gens se posaient des questions. Vous êtes allé voir quelqu’un ?

Mr. X. : Non…

A. : Il ne croit pas à ça. Il ne croit pas à ç maintenant.

L. : Peut-être qu’il y a des choses que l’on ne croit pas mais on protège… Comment on protège les enfants ?

F. : En allant au sanctuaire…

L. : Beaucoup de choses se passent au sanctuaire mais on n’y touche pas quand on n’est pas autorisé. Quand il retourne au pays, est-ce que ça lui arrive d’y aller ?

Mr. X. : Quelqu’un qui est mort, qu’est-ce qu’il peut me donner ?

L. : Oui mais avant qu’il ne meurt, il vous a donné quelque chose.

Mr. X. : Ce qu’il a fait de bon, c’est pour lui, pas pour moi. Pour moi, quelqu’un qui est mort est mort.

L. : Votre mère doit se dire qu’elle a un fils terrible. Il y a un point sur lequel ils ne sont pas d’accord, la mère et le fils… Traduis-le.

A. : Oui, il dit que sa mère est ignorante.

L. : Je comprends mais tu lui dis qu’il est garant de quelque chose et que son père l’a porté, lui a donné des choses. Il est la force de son père comme son père est sa force. Quand on est la force de quelqu’un et que quelqu’un est notre force, il faut avoir des choses de cette personne en soi. Il y a aussi une chose : vous dites de votre mère qu’elle est de la campagne et ne comprend pas la vie d’aujourd’hui. Vous êtes dans une position qui prends la place de votre père et vous secondez votre mère actuellement. Répète-lui… Il prend une place de garant en déniant. Transformer les choses dans une continuité c’est une chose, les dénier, c’est une autre affaire…

R. : Mr. X. demande « où est le problème ? ». Le fait que ses parents visitent des Saints et soient attachés à une Zaouia, il doit faire la même chose ? C’est ça le problème ?

L. : Il doit les connaître quitte à les changer. Il y a quelque chose qu’il a laissé et qu’il doit faire pour vivre dans le monde où il est. Il faut qu’il se réconcilie avec ces choses-là. Il se pose plein de questions à propos de ses frères. Or le fond de ses réponses est en rapport à la position qu’il occupe et ce qu’il a laissé sans travailler pour les quitter. Les questions qu’il pose n’ont pas de socle. Il faut le comprendre. Il est garant mais sans poids actuellement. Il faut qu’il dépose ces choses pour qu’il puisse dormir. Les choses sont là et vous appellent tout le temps. Il faut aller les calmer.

Mr. X. : Si Dieu le veut…

R. : Son grand-père était Wali. Les gens font des kilomètres pour le voir.

L. : Le bruit de l’extérieur le mettait dans un état de rêve qui le traumatisait. Ce qu’il n’a pas fait dans le sanctuaire, il l’a fait d’une façon sauvage. Vous devez dormir là où vous devez dormir. Débarrassez-vous de tout ça. Vous mettez ça (il lui tend une pièce de monnaie) dans un tissu blanc et le mettez sous votre taie d’oreiller. Pendant quarante et un jours à partir du moment où vous le faites.

A. : Son oncle qui est Fqih, a dit la même chose.

L. : Qu’il aille voir son oncle qui sait ce qu’il doit faire. Je suis d’accord avec son oncle.

Commentaire.

Lorsqu’il s’agit de soigner, il faut mettre le malade dans une position d’étranger, puis le traiter avan de le réintégrer dans sa communauté. On comprend facilement que, puisque le village est ordre, il ne peut être entamé par le désordre que constitue la maladie. Si l’on est malade c’est que, pour une raison ou pour une autre, on s’est trouvé « hors village » ; ou peut-être même qu’on s’est fait l’alli d’un étranger. Dans un tel contexte, l’existence individuelle, voire intime, de la personne n’est pas pertinente. Ce n’est pas qu’on la nie mais on l’oblitère volontairement pour l’occasion. Ce qu’on va dérouler, c’est la chaîne relationnelle qui enveloppe la personne de toutes parts, l’unissant à toute une série d’humains, de divinités, de plantes, d’objets. Pourquoi avoir eu recours au toucher ? Le recours (non-systématique) à cette méthode peut se justifier pour les raisons suivantes :

• permettre au patient d’intégrer les étayages multiples perçus dans le groupe : il détend son corps mais il n’est pas affaissé, laissé à l’abandon. Il est porté, maintenu par le toucher du groupe que pratique son représentant ;

• une autre fonction du toucher de relaxation, est d’instaurer un espace intermédiaire entre la théorie étiologique propre à la culture du patient et celle du thérapeute : si nous pensons étayage, il pense sorcellerie (si on le touche, au vu de tout le monde, alors c’est qu’il s’agit d’un toucher bénéfique -« baraka » – par opposition au toucher maléfique qu’opère le sorcier à distance). Par conséquent, une même pratique peut acquérir un sens pour le groupe et un autre pour le patient.

Ainsi, nous nous trouvons face à plusieurs contenants : • celui qui organise la pensée du groupe thérapeutique ; (à supposer qu’il soit le même pour chacun, ce qui ne va pas nécessairement « de soi ») • celui qui structure la pensée sur la maladie dans l’ethnie du patient.

Le but à atteindre est évidemment de constituer un espace intermédiaire commun qui contiendra l relation transférentielle.

Qu’il existe des liens entre ces deux systèmes de pensée me paraît évident. Ce qui mérite d’être souligné, c’est que l’ambiguïté de la prescription permet le rétablissement de l’espace intermédiaire (un espace appartenant tant au patient qu’au groupe thérapeutique) et autorise l’évocation d matériel idiosyncrasique.

Ce cas clinique, et, de façon plus générale, la consultation d’ethnopsychiatrie met en scène et de façon flagrante – puisqu’elle prend pour levier de travail la culture -, ce qui se joue, de façon moins manifeste peut-être, dans toute relation thérapeutique : la compréhension et l’utilisation de codes qui ne sont pas toujours les nôtres et qui font sens pour autrui. Il montre aussi l’impossibilité d’aller à l’autre si l’on pense qu’il est tout entier comme nous, ainsi que l’existence possible d’un « entre-deux-mondes » flou dans lequel la restauration d’un « entre-soi » est à (re)construire.

L’objectif n’est pas du tout de « croire » aux grigri, divinités, etc. avec l’hypocrisie condescendante de certains psychologues et sous prétexte que les migrants y « croient ». « Il ne s’agit justement ni de croire ni de suspendre sa croyance ordinaire »5 mais de montrer, entre-autre, que l’humain, dans l’expérience thérapeutique, avance dans cet « entre-deux », où la « raison » (ou plutôt, tout ce qui lui paraît « raisonnable » dans la culture qui est la sienne) et ce qui lui échappe (la maladie, la souffrance, la mort) essaient de négocier un espace de jeu.

Prenant en compte la culture d’origine du patient, l’ethnopsychiatrie rappelle « qu’à chaque monde sa pensée, sa langue, sa technique »6 ou encore à chaque Lieu, sa Logique et son Langage »7 et c’es à ceux qui la pratiquent d’être suffisamment inventifspour recréer l’efficace du geste qui guérit par le double artifice du dispositif de consultation et d’une affiliation volontariste. Point de mystère donc, si ce n’est la torsion qu’on lui fait subir lorsque l’on imagine que ces praticiens de l’ethno-psychiatrie n’ont comme issue que de vendre leur âme aux divinités et à leurs génies tutélaires et se métamorphoser en guérisseur.

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