Une parole exilée.

Par Edmundo Gomez Mango (1987).

Paru dans : « Nouvelle revue de psychanalyse », automne, No 36, pp 209.

« Un sans patrie, étrangers, mais ne pas me demander qui je suis ! Sophocle, Œdipe à Colone

L’exilé, qui est ce ? Où est il ? Dans les frontières, comme dans un purlieu où l’espace sauvage et sacré de la forêt se poursuit encore pour certains en cessant de l’être pour d’autres, l’exilé semble habiter le pur dehors d’un non lieu, d’une différence : son expérience ne se déploie véritablement ni dans le hic et nunc de son présent ni dans l’ailleurs du passé, mais dans ce qui, n’ayant pas de lieu, les distingue en les séparant.

L’exil est la possession d’une perte. Réfléchir sur ce centre d’un labyrinthe qui sans cesse nous approche de ce qui toujours s’éloigne, exige une opération critique essentiellement négative ; elle consisterait d’abord à essayer de penser l’exil comme un topos : ce qu’il est aujourd’hui, en tant que konoi topoi, lieu commun des millions de réfugiés parcourent en fuyant actuellement le monde , idée rebattue et presque banale. Linvitation à penser l’exil dans le sens d’une topique provient encore de ceci : « situer », ce qui, ayant perdu son « site » ne peut qu’errer à sa rencontre, permettrait d’inventer, à partir de l’expérience clinique, une sorte de « figure exilée » dans laquelle, malgré les distorsions et les transformations possibles, l’exil pourrait encore se reconnaître. Essayer de penser la « position » de cette expérience, « poser », dans la pensée, ce qui n’est que fuite : c’est l’exil lui même qui suggère cette modalité de son appréhension. Elle n’exclut pas la pensée de l’exil en tant que forme, en tant que matrice de sens, en tant que pure figure, s’échappant toujours d’un discours qu’en même temps elle fonde. L’exil : discours de la séparation, mais surtout forme et figure, matrice de sens de la perte et de l’objet perdu.

Moïse et OEdipe ont été, mythiquement et historiquement, des exilés, des étrangers. Qu’est ce qui fait que ces deux héros freudiens, exilés et étrangers soient aussi des fondateurs ? Quel est le lieu mythique où exil et fondation se rencontrent ? Cette question interroge la relation des hommes et de la terre : s’exclure pour fonder, fonder pour exclure ; cette alternance, ce rythme, semble être celui qui définit le lieu du proche et du lointain, non seulement dans la géographie des lieux, mais aussi dans le temps des générations.

Freud rejoint le dehors de l’exil, avec Moïse, entraîné à la fois par le mouvement de sa pensée et par la poussée de l’histoire. L’œuvre prend fin non pas où elle avait commencé, mais dans l’ailleurs d’une ville étrangère, dans l’imminence de la guerre et d’Auschwitz. C’est dans ces années brunes, dans cet horizon de l’exil qu’une réflexion sur la fondation devenait possible : Moïse, un homme, un exilé, un égyptien, le fondateur de la religion juive, l’initiateur d’un nouveau type de Geistigkeit, d’une forme de spiritualité ou de vie de l’esprit ; Freud : le fondateur que l’exil n’a pas épargné d’une ceuvre qui s’achève sur cette réflexion sur la fondation spirituelle, explorateur du soubassement de toute spiritualité, du fonctionnement du fond et des formes de la vie de l’esprit, mais aussi des modes d’autoreprésentation de celle ci, l’inventeur d’une technique dans et par laquelle la vie de l’âme peut se dévoiler à elle même. Ce “fonds” de la création freudienne semble être atteint dans un triple rapport de solitude vis à vis de l’histoire, du roman et de la religion. L’homme Moise et la religion monothéiste, avait été d’abord conçu comme un “roman historique”. Ni roman ni histoire, il ne sera que « construction » analytique, telle que Freud venait de la caractériser dans son article de 1937, contemporain de la dernière étape d’élaboration du Moim Construction seule, construction d’hypothèses, de vérités psychiques, qui ne sont pas romanesques parce qu’elles ne sont pas issues de la seule imagination créatrice, et qui ne se veulent pas vraisemblables selon la modalité d’un récit historique ; construction seulement analytique, conçue dans le silence d’un travail de pensée qui trouve, dans la solitude de sa construction, son propre fondement.

Le scandale est majeur le fondateur est un étranger ; à lorigine, non pas le propre, mais ce qui vient d’ailleurs, ce qui ne nous appartient pas. La construction freudienne, « édifice de conjectures » toujours confronté à “l’élément de doute” poursuit son parcours, en ne s’appuyant que sur elle même. Les deux arguments initiaux de l’hypothèse d’un Moïse égyptien celui tiré du nom, issu du fonds linguistique égyptien, « mosé », qui signifie « enfant », et celui qui se dégage de l’analyse de la légende de l’exposition , ont une sorte de pouvoir entraînant : non seulement Freud ne semble pas résister, mais, sans écarter leur valeur conjecturale, il voudrait les devancer ; la « statue d’airain » de sa construction se développe, même si elle a conscience de ses « pieds d’argile ». Mieux encore : la rigueur de pensée, son audace, son exigence intime à se poursuivre vers un espace toujours plus ouvert, serait elle possible si elle ne se savait pas en danger, si elle n’avait pas conscience de se construire dans le risque de l’erreur, dans l’imminence de son écroulement ? Rien ne semble pouvoir l’arrêter. Elle poursuit sa démarche quel que soit le prix à payer : elle doit, par exemple, renverser totalement le sens de la figure de l’Exode. A l’Exode issu de la persécution, elle oppose la conception presque insoutenable d’un Exode pacifique et sans persécution. Moïse l’Egyptien, peut être un noble de haut rang, un proche du pharaon, un convaincu de la religion nouvelle et de sa pensée fondamentale, n’a pas pu supporter l’effondrement de celle ci ; la catastrophe de la religion d’Akhenaton est à l’origine de la tentative héroïque de Moïse : avec elle, « il avait perdu sa patrie » .

De la perte d’une patrie ici identifiée à un ensemble d’idéaux religieux naît la décision d’exode et de fondation. Si son peuple lui était devenu étranger, s’il s’était arraché de lui même à l’idéal religieux d’Aton, Moïse, exilé dans sa propre patrie et pour ne pas l’abandonner, se donne un nouveau peuple : dans la fantasmatique de la pensée freudienne, l’exil originaire ne serait pas l’abandon d’un pays mais le sauvetage et la préservation d’une « patrie » spirituelle.

Freud était en Autriche, il est en Angleterre. Le dernier volet de son étrange livre, intitulé « Moïse, son peuple et la religion monothéiste », est précédé par deux “remarques préliminaries”, la première signée à Vienne, avant mars 1938, la deuxième à Londres, en juin 1938, deux préfaces qui se contredisent, « qui même s’annulent » 3. Ainsi, cette œuvre crépusculaire porte en elle son exil : entre ces deux préfaces, dans le blanc qui les sépare, il y a bien quelque chose de définitivement annulé et qui laisse, solitaire, venir à nous ce troisième essai. Freud est maintenant sans espoir de trouver d’autres assurances en dehors de sa démarche propre , dans l’exil, à l’étranger, « mal assuré » face à son propre travail, il avoue « ne pas avoir conscience de l’unité et de la mutuelle appartenance qui doivent exister entre l’auteur et son œuvre ». Il n’espère plus pouvoir apporter des preuves définitives aux thèses appliquées au monothéisme juif. Détaché de son ceuvre, la laissant inachevée, en chemin, l’éprouvant peut être déjà comme étrangère à lui même, dans sa solitude de penseur, il la voit s’éloigner, comme « une danseuse qui fait des pointes » : c’est la légère et fragile démarche de la vérité qui, telle Gradiva, la jeune fille antique, n’avance que sur des traces.

Le <, déplacement » de l'exil ne peut être qu' « Entstellung » : l'exilé est presque obligé à raconter aux autres, mais aussi à lui même , une histoire de ce changement de place, de ce déplacement où toutes les places auraient été perdues. Il raconte, il construit, et il ne peut le faire qu'en remaniant des traces, en falsifiant des souvenirs, en préservant certains d'entre eux, en oubliant d'autres. Ce déplacement déformation n'est pas seulement géographique : il est aussi temporel. L'énigme qui survient dans la perte de tout exil porte avec elle l'hypothèse d'un déplacement Moïse est déplacé à l'époque d'Akhenaton. L'anachronisme, inhérent à toute légende, dévoile une motivation possible, qui répondrait à la question énigmatique. L'anachronisme l'exilé toujours en décalage avec le temps de l'histoire est porteur d'un temps autre, et porté par lui, et dans lui est le prix nécessaire, la dette d'un non désaveu : l'effondrement d'une patrie et de son espoir. C'est l'effondrement de ce fonds, le tarissement de cette source ou sa menace, qui se dessine derrière la « tentative héroïque », dans son humilité : le « dédommagement de la perte » explique à la fois le désir de fonder, là où tout s'est effondré, et l"espoir d'une élection, là où tout choix était déchu.

L’étrangeté de Moise par rapport à son peuple est poussée jusqu’à son extrême radicalité, dans un mouvement de pensée qui voudrait signifier, peut être, que le plus intime d’une appartenance est toujours un « corps étranger ».

Le fondateur, de « parole difficile » et par surcroît « allophone » à ses destinataires “Néo égyptiens sémitiques”, ne pouvait se faire entendre que par l’intermédiaire d’un interprète, d’un traducteur. La vérité historique d’une légende pointe là où celle ci ne va plus dans le sens d’une « glorification » du passé : la parole originaire et fondatrice est déjà, quand elle féconde le peuple élu, une traduction.

Il y a une relation particulière entre l’exilé et le récit de son exil : celui ci semble ne pouvoir s’articuler que sur des hypothèses qui se construisent sur d’autres hypothèses ; c’est un rapport toujours précaire, où la certitude ne trouve plus de place le récit lui même est errant, nomade ; il adopte volontiers les figures du labyrinthe pour avancer en reculant, pour, dans les détours, mieux apercevoir ce qui sans cesse tourne, pour faire toujours retour vers un lieu qu’on ne connaît plus et qui, tournant, s’éloigne. Il n’y a pas de conclusions, tout se construit dans le sentiment du provisoire : tant de fils se sont rompus que l’espoir de pouvoir un jour tous les renouer nous abandonne ; le métier de la langue, des langues, les reprend, les trame, les défait pour les retisser, dans l’attente d’une nouvelle perspective, d’une issue inattendue ; une figure invisible encore est peut être en train de se former à l’envers du tapis ; un objet pourrait surgir, appréhendé par le tissage du filet, une image retenue dans le façonnage ininterrompu du métier ; mais le « motif tangible » s’éloigne toujours, se dérobe, quand on pensait pouvoir .e « toucher » (plutôt que le voir) ; quand nous avions pu reconstruire dans le tissage une sorte de « restauration » de ce qui, là, était absence, voilà que derrière elle, par elle, dans son annulation de nœud refait, d’anciennes séparations reviennent, et il faut encore une fois décomposer pour que les unions antérieures recommencent.

Le récit de l’exil est lui même errance. La pensée qui pense l’exil est ellemême exilée ; il n’y a plus de hiatus entre ce qui se donne à penser et le penser lui même. La quête incessante de « cette étincelle du grand brasier intellectuel qu’il [Moïse] alluma jadis », est à la fois recherche d’un objet du passé, d’une image du passé (le Leit fossil ou fossile directeur) et espoir situé dans l’avant d’un progrès possible encore ? de la vie de l’esprit. Les suppositions fondées sur l’hypothétique et le provisoire tiennent d’elles mêmes : le penser est chemin qui crée le désert, et la pensée devient ainsi traversée. « je n’ai pas été en mesure d’effacer les traces de la genèse de ce travail’ » cet s malgré lui les traces de sa gestation, qui porte en lui l’itinéraire de sa démarche, est le livre de l’exil freudien. L’écriture qui s’avance en conservant ses traces, et qui n’est plus en mesure de les effacer sans risquer de s’effacer elle même, cette errance des traces qui dessinent, à la fin du parcours inachevé, le visage lui même de l’errant, c’est l’écriture d’exil, c’est l’exil le désert solitaire de l’écriture. La trace est l’événement . Les traces font le désert et le destin de l’errant.

On a signalé, à plusieurs reprises, les erreurs et les omissions de la lecture freudienne de la tragédie de Sophocle. Une de ces erreurs porte sur l’exil d’Œdipe. Freud écrit : « Épouvanté par les crimes qu’il a commis sans le vouloir, CEdipe se crève les yeux et quitte sa patrie : l’oracle est accompliS. » Or, le spectateur de la pièce de Sophocle n’assiste pas à ce moment inaugural de l’exil œdipien : le dernier déplacement du héros sur la scène le conduit, non pas vers le dehors qu’il ne cesse de souhaiter, mais vers « l’intérieur de la maison » ; lui, le « fils de Fortune », voulait partir loin, au plus vite, être expulsé, jeté hors de cette terre, où, étant né deux fois, il ne pouvait plus mourir. Malgré ces vœux désespérés de l’ignominie de l’exil, le chœur invite les spectateurs à regarder pour la dernière fois, « l’homme qui savait les fameuses énigmes » rentrer dans le palais, la maison du père assassiné, la maison de la mère épouse, l’insoutenable « dedans » du parricide et de l’inceste. L’exil commence quelque part, entre cette image dernière d’un retour au palais qui clôt la tragédie, et la première scène d’Œdipe à Colone ; CEdipe arrive à l’orée d’un petit bois, guidé par sa fille Antigone, il lui demande :

“Enfant d’un vieil aveugle, Antigone, où sommes nous à la fin ?

Entre deux pays ?

Ou à l’entrée d’une ville ? (…)

Ah, enfant, si tu vois où m’asseoir, dans un lieu ouvert ou consacré, arrête moi, installe moi, recherchons où nous sommes. Nous allons demander aux habitants, et, comme les étrangers, nous ferons ce qu’ils nous diront de faire.  »

L’exil a eu lieu dans l’irre présentable, entre ces deux tragédies ou dans l’entredeux des deux Œdipe. Mais pourquoi l’arrivée de ce châtiment, son début, nous est il ainsi épargné à nous, lecteurs spectateurs de l’œuvre ? Dans un article récent, Nicole Loraux vient de rouvrir la question : c’est, constate-t-elle, « contre toute attente » que « Œdipe Roi ne se clôt pas sur le départ de l’aveugle ». Et pourtant, son désir dexil, il le dit, il le répète : de l’errance, seule, il attend peut être une purification ; ou une sorte d’autochtonie, « sur ce Cithéron auquel le chœur s’est plu à donner la triple appellation de  » compatriote « , de  » nourricier  » et de  » mère OEdipe ». Créon refuse d’accéder à ce souhait du héros : c’est Apollon qui doit en décider, c’est le dieu qui statuera devant l’insolite du crime commis.

Quand pour la dernière fois, OEdipe supplie encore « de se faire conduire hors du pays, loin de ses foyers », Créon répond : « Ce que tu me demandes, c’est une grâce du dieu » (V, 1515 1520). Pour que le désastre puisse atteindre à son comble, OEdipe, exilé contrarié, doit faire retour au foyer, comme s’il était encore attiré par la fascination de la reine morte, Jocaste, comme s’il devait commencer le long supplice expiatoire en se séparant de ses filles sœurs, pour aller vers « celle de l’intérieur », la mère morte, dont le cadavre étranglé gît sur le thalamos, le lieu où elle a été « ensemencée en commun ». Dans ce retour dernier au lieu du crime intime, le théâtre de l’origine prend fin, pour que celui de l’exil puisse enfin commencer.

La trajectoire décrite par les pas de l’aveugle doit, tragiquement, commencer ici, dans cet espace clos, intime, de la chambre nuptiale. Par opposition, peut être mythique, ce dessin tracé par les pas du vieil homme aveuglé et souffrant s’achève, pour ne pas en finir, dans un espace ouvert, à l’orée d’un bois, dans une clairière ; le lieu que les pas de l’exilé cherchaient, celui du « dénouement » de son destin, le « dernier pays », celui de la trêve prédite par Phoebos, c’est le « tournant » de sa pauvre vie, quand, en s’y fixant pour disparaître et ne pas mourir, le vagabond malheureux devient un bienfaiteur pour ceux qui l’accueillent : cette clairière, cet espace ouvert du tournant, c’est aussi une frontière, entre la ville (Athènes) et le dehors, entre les hommes et les dieux. OEdipe, guidé par celle qui voit pour elle et pour lui à la fois, est parvenu à la fin de son parcours, au pays des Euménides, celles qui voient tout ; c’est aussi le lieu originaire du théâtre : « dans lequel on voit ».

La scène qui accueille la fin du héros est elle même asile et sanctuaire. La figure de l’exil, dans le déploiement de son « génus » tragique le plus achevé, devient, en même temps, la figure de l’enracinement, l’éloge de l’asile et d’Athènes, le culte de la terre natale.

L’errance se recourbe, en sa fin, vers le commencement : l’intrigue de l’origine S’achève sur le mystère du lieu. CEdipe le vagabond, dans le mystère de son tombeau, dans le lieu saint, qui sera, comme tous les lieux saints, sépulcre sans corps, place de l’absent, devient le fondateur de la tradition : la transmission de son secret 3 sera la sauvegarde de la cité ; encore une fois, l’Étranger, le Labdacide, devient l’artisan du bonheur de la cité, le bienfaiteur d’Athènes. Le tombeau du fils de Fortune est le site sans lieu de l’origine, l’absence où se ressource l’incessant secret du commencement de toute transmission.

La psychanalyse et les psychanalystes devraient encore revenir sur ce que, de l’Œdipe de Sophocle, la parole de Hôlderlin a su nous dire. Il apparaît dans un de ses derniers grands poèmes, celui que Heidegger qualifiait d’« inouï », intitulé : « En bleu adorable » ‘. Le roi CEdipe, celui qui « a un œil en trop, peut être », est le porteur des douleurs « indescriptibles, inexprimables, indicibles ». Lui, l’aveugle, est ainsi le héros tragique de l’insoutenable, du non figurable, de l’interdit de représentation. Il est, dans lavant dernier vers de ce poème, le « Fils de Laïus, pauvre étranger en Grèce ! » Le meurtrier de ses yeux, des images dans leur source, est aussi l’étranger dans le natal. Encore une fois, les héros freudiens (Moïse, CEdipe) se rejoignent dans la mort du figurable, dans l’interdit du visible, dans l’errance d’un nulle part. OEdipe est, pour Hôlderlin, la « quête démente d’une conscience », il est le symbole tragique de « l’entendement de l’homme dans sa marche sous l’impensable 1 » ; il est, par excellence, le héros du « transport » tragique, proprement vide, celui qui l’arrache de son orbite vitale et qui vide l’orbite de ses yeux, celui qui l’égare dans le parcours excentrique de l’aveuglement ; ce qui le perd, c’est la lutte désespérée pour revenir à soi », l’effort, presque impudique, pour être le maître de soi même ; ce qui caractérise la mouvance des représentations du drame œdipien, c’est une progression entraînante vers l’origine : les « représentations ultérieures », partant de la fin, feront chemin vers l’avant, vers le début. Le “trop”, l’excès d’CEdipe, est un excès de l’interprétation : sa parole, en saisissant le corps, est meurtrière.

La violence de la tragédie tient en ceci : le meurtre est ïssu de la parole entraînante, dans son retournement extrême, vers une immédiateté interdite. Le « proche », c’est le danger, la transgression du nefas, « l’impensable » du parricide et de l’inceste. OEdipe est la victime de ce qui lui était le plus proche, et le plus propre : il a été traversé et aveuglé dans cette fascination néfaste de l’immédiat, et pour cela, il est devenu, à jamais, l’étranger, l’aveugle. Éloigné des dieux, par son excès de parole, il ne peut plus se rapprocher des hommes : il demeure dans la déchirure, dans l’arrachement, cette « extrême limite de la souffrance » ; il porte en lui, seule préservation possible, le lieu vide de l’exil, la solitude d’une séparation sans issue.

« Il m’arrive des bouffées, parfois des rafales d’espagnol par la fenêtre ouverte. Et moi qui pense toujours en français, j’en reste surpris comme d’une brusque interrogation du destin, lequel ne s’exprime sans doute pas dans la langue de notre plus intime pensée. » jules Supervielle écrit ces lignes dans son journal d’une double angoisse en 1940. Il est à Colonia Suiza, un village voisin de Montevideo, ville où il est né en 1884. Lui même atteint d’une affection pulmonaire, il se colle sur la radio qu’il entend mal, « comme un médecin sur le thorax d’un malade pour lui arracher son secret » ; malgré les efforts des speakers uruguayens pour exalter les moindres succès des armées françaises, il comprend que leur situation est désespérée. On peut lire ce journal dans un recueil d’écrits autobiographiques, que ce poète de la modestie, l’auteur de Oublieuse mémoire, a intitulé « Boire à la source ». Son père originaire du Béarn et sa mère originaire du Pays basque étaient morts tous les deux à Oloron, quand il avait huit mois : ils avaient « bu à la source » empoisonnée, à Saint Christan, du côté des Pyrénées.

La langue de l’étranger est une menace : la langue du propre, dite maternelle, peut se perdre et s’aliéner en elle. Quand on pense dans une seule langue, quand, pour rêver, pour se fâcher, pour aimer, ou pour se taire, on n’en possède qu’une, on se méfie de l’étrangère, toujours prête à envahir, à trahir et traduire l’univers intérieur de la voix de l’intime. La perte de sa langue, son silence, est la plus grave menace de l’étrange. Hôlderlin la dit ainsi : « Un signe, tels nous sommes, et de sens nul, morts à toute souffrance, et nous avons presque perdu notre langage en pays étranger 1. » Le danger mortel de la traversée du « pays étranger » est bien là, dans la perte du langage. La dernière épreuve pour la solitude de l’exilé serait celle ci : une expérience muette, un non silence sans mots, non traversé de langage. L’exilé doit apprendre à se taire en deux langues, disait Brecht, ce poète de l’exil. Et c’est dans cet apprentissage d’un double silence, que la vie de deux langues, que la patrie étrangère du langage peut se préserver. Car le langage c’est le lieu où l’étrangeté devient familière. Le langage c’est la demeure de l’étranger. Tout s’aliène en lui ; tout ce qui est nommé est déjà autre. Et c’est dans cette désappropriation des choses dans les mots, que nous trouvons appartenance et partage.

L’exilé habite la frontière des langues : si parfois il lui est difficile d’apprendre et de s’exprimer dans la langue du pays d’accueil, c’est parce que, plus ou moins secrètement, il souhaite demeurer encore dans celle de son pays. « Dans l’apprentissage des langues, disait Walter Benjamin, le décisif, c’est d’abandonner la sienne. » Il est sans cesse sollicité par deux tendances, deux figures contradictoires : celle du propre, du familier, du proche, de l’intime, du retour au natal ; et celle de « l’autre », de l’altérité, du lointain, de l’étrange, de la traduction, de la dispersion. Il ne peut choisir l’« un » de ses côtés, sans perdre l’« autre », et la vie de l’exil est la possibilité de l’incessante « version » de l’un dans l’autre : une Ubersetzung, une translation, qui est reconnaissance possible, de soi au delà de soi, du proche dans le lointain, du propre dans l’étranger.

Les mots sont aussi des migrants, et l’étymologie raconte ce voyage, cet exil des mots, qui, de langue en langue, vont à la recherche d’une origine pour toujours perdue, ou d’une patrie sans langues et de pur langage, où toutes les langues parleraient en langues, celle de la pentecôte, celle de la vie universelle de l’esprit.

L’exil peut devenir ainsi l’expérience de la reconnaissance, l’anagnôrismos de l’étrangeté de tout langage. La parole exilée, comme tout autre comme la parole du Tout Autre, l’Étranger ne peut parler que de sa provenance et de sa destination. Elle se dit nulle part, elle s’égare dans l’oubli d’elle même, elle s’appartient dans l’« oublieuse mémoire » de la langue traduisante, nomade, de la dispersion et de la tradition.

Le séducteur, dans la fantaisie infantile, « fait impression et disparaît, en emportant avec lui le désir qu’il a capturé ». Il tient le rôle de l’étranger. La séduction est peut être inhérente à la figure elle même de l’étranger, celui qui n’est pas là, mais qui arrive et s’en va. Quand, seul, il arrivait à Athènes, Platon l’appelait le « divin étranger ». Cette fonction il ne peut la remplir que dans la solitude (le groupe d’étrangers est toujours « barbare »). Son humble et ancien métier : arriver et partir, son éphémère présence, convoquent parfois le désir de l’aveu. Georg Simmel racontait que ses confidences les plus radicales il les avait faites à des inconnus, dans les furtives rencontres d’un train, d’une gare .

L’enfant, lui aussi, peut occuper ce creux impersonnel, d’absence, de l’étranger. Dans le hors demeure du travail analytique, dans la translation, le déplacement, le transfert amoureux des séances, il apparaît, soudain, revenant on ne sait pas d’où, et déjà prêt à repartir. Le narrateur sans nom, dans la recherche nomade de son écriture, s’approche de la révélation finale, du « sésame » capable d’ouvrir la mémoire magique des mots, la réminiscence. Il vient de rencontrer, ce matin même, la figure sinistre de la mort de la langue : M. de Charlus, qui a subi les attaques de mort de l’apoplexie, qui a retrouvé l’éclat d’argent métallique de sa chevelure, mais qui a perdu celui de ses yeux, ruse avec la mort des mots », exil, qui décomposent le moi toujours pluriel des personnages proustiens se plaignait constamment d’« aller à l’aphasie », de prononcer un mot, une lettre pour une autre ; l’autre M. de Charlus « … arrêtait immédiatement, comme un chef d’orchestre dont les musiciens pataugent, la phrase commencée, et avec une ingéniosité infinie rattachait ce qui venait ensuite au mot dit en réalité pour un autre, mais qu’il semblait avoir choisi ».

Ce « trompe la mort » de la langue, est le double aphasique, inversé, ahurissant et mortel, de celui qui va vers l’épiphanie de parole, vers la retrouvaille de la félicité des mots, qu’il découvrira bientôt dans la matinée princière. Dans le petit salon bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, avant scène de la scène du monde, dans cet espace du livre, il ouvre distraitement l’un d’entre eux, François le Champi ; il éprouve alors une impression douloureuse, en désaccord avec ses pensées actuelles, une impression ancienne, où se mêlaient des souvenirs d’enfance, difficiles à reconnaître. « Je m’étais au premier instant demandé avec colère quel était l’étranger qui venait me faire mal. Cet étranger, c’était moi même, c’était l’enfant que j »étais alors, que le livre venait de susciter en moi, car, de moi ne connaissant que cet enfant, c’est cet enfant que le livre avait appelé tout de suite, ne voulant être regardé que par ses yeux, aimé que par son coeur, et ne parler qu’à lui. »

L’enfant « Mosé » c’est l’étranger. Celui qui avait écouté dans le parler frappé à mort de son double aphasique, « comme un bruit de cailloux roulés », rencontre maintenant, dans l’enfant étranger qui s’est levé en lui appelé par le livre, la voix de la mère qui le lisait haut dans la nuit. L’étrangeté de l’enfant semble ainsi faite de la mémoire de la floraison érotique de sa vie sexuelle impossible ; son étrangeté, c’est le souvenir de la familiarité amoureuse qui le rapprochait des choses, des visages, des voix. L’enfant étranger est l’enfant amoureux, qui persiste, de son « purlieu », à nous faire des signes, dans l’adieu et la bienvenue des amours perdus.

Notes :

1. « Théâtre », du grec « théâtron ,, dérive de « thedomai » : je regarde, je contemple.

2. C’est en tout cas, l’interprétation de Karl Reinhardt : « C’est seulement… avec Œdipe à Colone que les tendances patriotiques laissent la place à un enracinement, à une fusion dans le sol natal, que le motif de l’asile œuvre un paysage vivant, que l’éloge d’Athènes devient culte de la terre natale, et le héros en quête de protection une figure inoubliable. » (Sophocle, Ed. de Minuit, 1971, p. 256.)

3. « Les choses très saintes que la parole ne touche pas, tu les apprendras toi, quand tu seras venu là bas et toi seul. » Op. cit., p. 126.

4. Hôlderlin, Œuvres, Pléiade, p. 941. 208 ÉTRE DANS LA SOLITUDE

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