Hommes & Migrations : Pensez-vous qu’il existe des filiations entre Un entretien avec les stéréotypes hérités du passé colonial et l’imaginaire français relatif à l’immigration ?
Directeur Pierre-André Taguieff : Il s’agit là d’une hypothèse ad hoc, qui de recherche peut être mise à contribution lorsqu’on n’arrive pas à expliquer autrement certains processus de « racialisation » (les interprétations du réel imprégnées de représentations raciales) et de « racisation » (les stigmatisations, les discriminations, voire les persécutions impliquant des catégorisations raciales, explicites ou non). Or, aujourd’hui, il faut parler d’hétérophobie interne, c’est-à-dire d’une xénophobie ciblée, sélective, portant non pas sur la nation voisine mais sur une partie de la population actuelle de la France, et visant plus particulièrement les catégories d’exclusion que sont les « Maghrébins », et dans une moindre mesure les « Africains ». Il est assez paradoxal de constater que les jeunes issus de l’immigration magh-rébine, plus particulièrement algérienne, dont toutes les études sérieuses montrent qu’ils sont les mieux assimilés culturellement, et à certains égards socialement, même si économiquement ils subissent de plein fouet le chômage, sont en même temps les plus « racisés ». C’est pourquoi l’hypothèse selon laquelle la mémoire et l’imaginaire de la colo-nisation – reconfigurés par la guerre d’Algérie qui leur a donné un « pli » – jouent un rôle, cette hypothèse est tout à fait soutenable.
Dans la première moitié du XXe siècle, des spécialistes de l’immigration, comme Georges Mauco, établirent une classification des populations migrantes désirables et indésirables : les groupes non- souhaités étaient d’abord les coloniaux, loin devant les Européens, slaves, nordiques ou même méditerranéens. Ne peut-on dire que, dans le cadre du système colonial, la République a pratiqué une sorte de double langage : la colonisation se fonde sur des valeurs de type uni-versaìiste et son application pratique est fondamentalement, structurellement des représentations de l’immigration, c’est tout l’imaginaire social Il y a eu en effet quelque chose -qui est en cours d’imprégnation : me un double jeu, impliquant un écart on assiste à une « lepénisation », entre les idéaux proclamés et les conduites sociales. C’est ce que l’on pourrait appe-ler le « dilemme républicain », ou plus exactement franco-républicain ». Il s’agit d’un conflit de valeurs et d’un paradoxe socio-logique. On affirme dans l’abstrait et sur le registre de l’explicite des valeurs universelles, on énonce des propositions métaphysiques : tous les hommes sont égaux en dignité, en aptitudes, en droits, tandis qu’aux colonies, on assiste à des pratiques de hiérarchisation de groupes légitimant des modes de domination et d’exploitation.
Ce paradigme, où l’on peut reconnaître le « racisme évolutionniste » dominant dans la seconde moitié du XIXe siècle, avait tout pour plaire et pour durer, car il entrait e résonance avec nombre d’évidences culturelles de la modernité occidentale. Il exerce enco-re ses effets idéologiques, malgré les coups qui lui ont été portés dans les années vingt et trente aux Etats-Unis par les élèves de Franz Boas (en particulier Ruth Benedict et Ralph Linton) et dans les années cinquante en France par Claude Lévi-Strauss et Michel Leiris notamment, à travers la critique de l’ethnocentrisme, fondatrice du relativisme culturel. D’une part, le racisme évolutionniste est compatible spéculativement avec l’universalisme abstrait (qu’il soit d’origine chrétienne, ou de type rationaliste, d’héritage cartésien…). D’autre part, il permet de justifier la domination, l’exploitation et l’infériorisation d’une population jusqu’à nouvel ordre anthropologique, jusqu’à ce que « les inférieurs rattrapent les supérieurs ». C’est le sophisme du perpétuel « retard »,
A la fin du XIXe siècle, de véritables spectacles animaliers montrent aux Français les « sauvages » de l’Empire fondé sur une conviction première : les retardataires ne rattraperont jamais les plus rapides sur la voie du progrès évolutif. Ce paradigme, qui est celui de la religion du Progrès, permet de remettre éternellement à plus tard les lendemains meilleurs. C’est bien ce dilemme moderne qui caractérise tout particulièrement « l’âge d’or » de la France républicaine. L’exigence explicite d’universalité est toujours démentie par les normes implicites des comportements des dominants.
Et aujourd’hui, qu’en est-il de ce dilemme ?
On le retrouve toujours, mais sous des formes nouvelles. Nous n’avons pas cessé de vivre et de penser dans l’ombre du modèle répu-blicain et de sa mystique universaliste. Ce modèle a sa valeur et exerce toujours une réelle séduction, mais il est en quelque sorte déraciné de son socle, la nation souveraine. Dès le moment où la nation est effritée – les Etats-nations n’ont certes pas disparu mais ils sont affectés par des pertes de souveraineté au moins relatives -, l’idée républicaine classique est ébranlée.
De plus, le dilemme républicain à la française est reformulé parce qu’il a dû intégrer certaines des critiques venant du relativisme cul-turel. Il est donc moins naïf qu’il pouvait l’être au temps de la colo-nisation. Il a en outre incorporé la thèse de la fatalité de la décoloni-sation, accepté la possibilité d’une vie postcoloniale. Le dilemme républicain – je suis conscient de prendre un risque en disant cela – est aujourd’hui le plus parfaitement représenté, non plus à gauche ou à droite, mais à l’extrême droite. Paradoxalement, le dilemme républicain, qui caractérisait le consensus de base à la française sous la IIIè m e et la IVè m e République, et même encore au début de la Ve République, c’est par le Front national qu’il est aujourd’hui le mieux incarné. D’une part Le Pen ne cesse d’affirmer que le Front national n’est « ni raciste ni xénophobe » et que tous les Français sont pour lui égaux en droits et en dignité ; mais, d’autre part, toutes les mesures anti-immigrationnistes qu’il prône présupposent que certaines popu-lations d’origine étrangère sont par natu-re inassimilables et, partant, que certains citoyens français ne sont que des « Français de papier ». Double langage.
Encore faut-il préciser que l’« inassimilabilité » invoquée revient à postuler l’« incivilisabilité » des immigrés trop « différents », trop « éloignés » ethniquement et/ou culturellement. Persistance de la thèse du « vernis » culturel ou de « l’habit d’emprunt », qu’on rencontrait par exemple chez Taine et chez Le Bon, théorisant les phénomènes dits d’« atavisme », du retour de « l’instinct primitif » ou de « l’hérédité ancestrale ». Dans le discours orthodoxe du Front national, on trouve une reformulation du principe nationaliste en termes de défense d’une identité collective essentialisée, définie par l’ethnicité au sens strict (la culture, la religion et la langue), mais également par la race (l’ethnicité comme euphémisation du racial). Bruno Mégret, dans divers textes et notamment dans les Cinquante propositions du 16 novembre 1991, fait référence à deux critères pour définir ce que l’on pourrait appeler l’« ethnie française », ou l’« essence ethnique de la France » : la religion chrétienne – plutôt catholique que protestante -, et la blancheur de la peau. « La nationalité cela s’hérite » (§ 8) : l’identité française est à la fois un héritage culturel et une hérédité (elle « est donc égale -ment liée au sang », précise Bruno Mégret). Il en va de même pour l’identité européenne : « L’ Europe es chrétienne, mais elle est aussi blanche » (Bruno Mégret, Présent, 7 avril 1990, p. 3 ) .
A côté de cette reformulation du dilemme républicain, on observe une vision différentialiste et essentialiste, accompagnée d’une norme identitaire que l’on pourrait formuler par le « droit de chaque culture de persévérer dans son être ». Avec cette conception normative, on est très loin du fameux « principe des nationalités » qui, au XIXe siècle, a présidé au « Printemps des peuples » : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est devenu le devoir des peuples de demeurer eux-mêmes. L’accent n’est plus mis sur l’indépendance, comme dans les protonationalismes de libération, mais sur la conservation d’une essence, d’une identité ethnoculturelle. C’est ce qui définit le principe de l’ethnonationalisme.
Ce principe ethnonationaliste est articulé de façon paradoxale avec certaines réaffirmations du racisme classique, et, plus précisément, avec certaines réactualisations de la théorie évolutionniste de l’inégalité des races. Ce que je désigne par le terme de « racialisme ». Le 30 août 1996, lorsque Le Pen a été amené, un peu malgré lui (en réponse à une question de journaliste), à affirmer qu’il croyait à l’inégalité des races, il s’est donné deux semaines de réflexion avant de citer, le 15 septembre 1996, à l’appui de sa thèse inégalitaire, Jules Ferry (1885) et Léon Blum (1925). Dans les deux cas, il s’agissait d’une excellente illustration historique du racialisme évolutionniste ayant cours sous la IIIe République, par un Français emblématiquement républicain d’une L’idée que l’Occident part, et par un Français socialiste et d’origine juive d’autre part. « civiliser des sauvages »
Il s’agissait bien sûr d’un racialisme ou d’un racisme idéologique qui ne se percevait pas comme tel, et qui n’appelait ni à la haine, ni à la stigmatisation, ni la ségrégation, mais qui tirait sa légitimité de la domination et de l’exploitation coloniales, et trouvait sa justification dans la thèse de l’« évolution » future des « peuples inférieurs » . Les discours cités de Ferry et de Blum variaient en effet sur le thème des droits et des devoirs des « races supérieure s » vis à vis des « inférieures », supposées « moins avancées sur la voie du progrès ». Il s’agissait en fait d’un mixte de paternalisme humaniste et de théorie évolutionniste du progrès, réinscrite dans la théorie des races, permettant de repenser la relation entre « supérieurs » et « inférieurs » comme une relation entre « plus évolués » et « moins évolués ».
Pour l’extrême droite, dans l’entre-deux-guerres comme aujourd’hui, la France doit être « catholique » et blanche ». « Les hommes ne sont pas égaux, les races ne sont pas égales. Le nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le Blanc ». C’est la vision élitiste transposée dans le champ des classifications raciales : partage entre ceux qui guident et ceux qui suivent, selon l’ordre naturel. On retrouve donc des éléments de ce dilemme, de ce paradoxe fondamental, dans la doctrine même du Front national, où coexistent contradictoirement le rejet de principe de tout « racisme » et une racialisation systématique de tous les problèmes sociaux, et où se mélangent confusément un différentialisme qui a récupéré certains thèmes du relativisme culturel, et une vision évolutionniste de l’inégalité et du progrès des « races » et des « civilisations » (expres-sions mutuellement substitutives). C’est au début des années quatre-vingt, c’est-à-dire au moment où l’on perçoit que les immigrés ne sont pas de passage dans la société française, que l’on commence à les enfermer dans une identité culturelle, à les « racialiser ». Or, vous semblez attribuer la réappropriation du racisme évolutionniste au seul Front national. Ce dilemme républicain dont vous parlez n’irait-il pas au-delà de ce parti ? Si, bien sûr. Je me suis référé au Front national parce que ce n’est pas dans ce parti qu’on s’attend habituellement à trouver la plus claire incarnation actuelle du dilemme républicain, dont il est un miroir grossissant.
Par conséquent, avec la « racialisation » des représentations de l’immigration, c’est tout l’imaginaire social français qui est en cours d’imprégnation : on assiste à une « lepénisation », non seulement de l’opinion, mais plus profondément des mentalités, et qui prend la forme d’une hétérophobie sélective, voire d’un racisme interne.
C’est ainsi que, depuis le début des années quatre-vingt, on assis-te à un double processus de stigmatisation et de mise à part, qui consis-te à présenter les populations immigrées ou issues de l’immigration en termes ethnoculturels, et plus précisément ethnoreligieux, à les ranger dans des catégories distinctives et exclusionnaires très larges : les « Arabes », les « Maghrébins », les « musulmans »… C’est sur la base d’une telle catégorisation qu’est réinvesti le schème de la « lutte des races », sous la forme sémantiquement plus acceptable du conflit ou du « choc des civilisations ». La xénophobie anti-immigration peut ainsi se reformuler comme une réaction légitime de défense d’une civilisation menacée par d’autres civilisations, incompatibles avec elle, avec ses valeurs, ses normes, ses croyances. Ces discours ne vont-ils pas puiser chez les théoriciens de la pensée coloniale française, qui ont joué un rôle très important dans le développement de l’anthropologie physique ou de l’école d’ethnologie, qui ont fécondé la politique indigène dans l’entre-deux-guerres et dont Lyautey est le meilleur exemple ?
La xénophobie anti-immigration est présentée comme la réaction de légitime défense d’une civilisation menacée. Gustave Le Bon (1841-1931), qui, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, a exercé un véritable magistère sur de nombreux théoriciens de la colonisation, proposait un modèle normatif, à l’anglaise, de développement par un mode de pensée magique, séparé, de non-métissage, de non-contact entre colonisateurs et colonisés, à l’opposé du modèle français ou portugais d’assimilation progressive (en accord formel avec l’universalisme missionnaire de l’Eglise) ( 1 ). Le Bon prophétisait la révolte des « pseudo-civilisés », des colonisés, et prétendait que les colonisateurs qui pensaient assimiler, éduquer les « sauvages » ou les « primitifs » au nom des valeurs universelles, en leur inculquant sciences et techniques, ne changeraient pas leur vraie nature de barbares incivilisables armés par les civilisés irresponsables. C’est le thème de la « révolte des masses », retraduit en révolte des « races inférieues » contre leurs « guides » supposés naturels.
L’idée que l’Occident arme ses ennemis en croyant « civiliser des sauvages 2)- « Il est possible de dresser à l’européenne une sauvages » a ainsi traversé les vingt dernières années du XIXème siècle ; armée de nègres,de leur apprendre à manier fusils elle se retrouve actuellement, sous une forme nouvelle, dans la stig-matisation diabolisante de l’islamisme, plus ou moins amalgamé avec pour cela modifié leur infériorité mentale et tout la civilisation islamique tout entière. La dénonciation légitime de l’islamisme est actuellement en train d’être saisie par un mode de pensée magique, comme si l’antifascisme et l’anti-communisme avaient trouvé un héritier commun, l’anti-islamisme. La propension à mythologiser l’ennemi absolu n’a pas disparu, elle a changé de cible.
Propos recueillis par Nicolas Bancel
Notes :
1) Voir par exemple Gustave Le Bon, « Influence ou de non-civilisés, mais leur donneraient par contre les moyens de de l’éducation et des institutions européennes sur prendre, grâce à leur nombre croissant, leur revanche militaire. Car les « races inférieures » sont « inéducables » .
2 ) D’où le fantasme persistant du « flot montant des peuples de couleur », de l’invasion dès 1889, p. 225-237.