Violences d’Etat et droits de l’homme.

Par Docteur Edmundo GOMEZ MANGO.

Comment situer cette intervention ? Dans quelle direction l’adresser ? Son destinataire c’est bien sûr, cette assemblée, réunie autour de la thématique odes droits de l’homme, Ethique, Médecine. Et je devrai vous parler de ces trois notions, en relation avec une autre, qui les enfreindra toutes, la violence d’Etat.

Pour le faire, je partirai d’une situation concrête l’expérience clinique d’une consultation psychologique, psychiatrique à Paris, au Centre Françoise Minkowska, dont la spécificité c’est de reçevoir des patients migrants, étrangers, immigrés ou réfugiés politiques, par des équipes qui connaissent leurs langues et leurs cultures.

Les violences d’état seront donc évoquées dans un aspect réduit et préçis : c’est un peu la toile de fond, l’horizon, sur lequel le dire, les paroles des réfugiés politiques s’inscrivent, quand nous les écoutons ; la souffrance psychique du réfugié, ne peut apparaître, ne peut faire figure, que sur ce fond d’exil, qu’implique toujours la violence du « sauter dehors » (l’exilirse), la blessure de l’arrachement, qui inaugure cette nouvelle étape de la vie de « l’apatride ». Il m’est encore nécessaire de préciser je vous parierai à partir de mon expérience clinique, c’est à dire, essentiellement centrée sur les patients de langue espagnole, la plupart latino américains, réfugiés en France, qui avaient dû quitter leurs pays d’origine dans les dernières décennies, fuyant les régimes dictatoriaux qui s’installaient dans presque tout le continent (le Paraguay et le Brésil d’abord, mais après l’Argentine, le Chili, l’Uruguay, la Bolivie et de nombreux pays de l’Amérique Centrale).

Cette situation particulière, ce visage singulier presque caricatural, de violence d’Etat que je viens d’évoquer (le dictateur, le despote, le tyran militaire), qui semble aujourd’hui et heureusement être en retrait, se retirer progressivement de la scène politique au moins du devant de cette scène ne me semble pas, pourtant, anachronique. Je pense que au delà de sa spécificité historique, jamais négligeable, cette violence nous confronte à un des aspects essentiels du débat de ces journées : elle nous situe devant l’homme, la femme ou la famille qui ont été blesses et meurtris dans leurs pays d’origine, et qui sont là, devant nous, en tant qu’étrangers, demandeurs d’asile.

Voilà une situation radicalement éthique, aussi ancienne que la morale, et peut être une des sources essentielles de la réflexion religieuse et politique de tous les temps.

Elle concerne la relation d’un groupe familier, ou si vous voulez du familier d’un groupe, avec ce qui vient d’un ailleurs inconnu, l’étranger ; elle concerne la grave question de l’hospitalité, de l’hôte, c’est à dire de l’accueil ou du rejet de l’étranger ; elle est au coeur, au plus vif du sujet, à mon avis de l’éthique, et je dirai, de l’expérience clinique de la psychiatrie et de la psychanalyse bien sûr, mais aussi de bien d’autres disciplines il s’agit de l’altérité.

Penser l’autre, se situer par rapport à lui, regarder son visage, établir un dialogue, pouvoir l’écouter : voilà ce qui est au centre même de l’activité psychothérapeutique, encore quand elle se déroule dans une même langue et entre partenaires d’une même communauté . Parce que le visage de l’autre, de l’étranger, est changeant et multiple il se confond, dans nos moeurs habituels.,dans notre convivialité quotidienne, avec le visage de l’étrange, de ce qui nous apparaît comme différent, comme deviant par rapport aux normes et aux comportements plus ou moins admis par un ensemble d’individus constitués en groupes ; ce visage de l’étrange, de l’autre étranger, il est celui du fou, du névrosé plus ou moins grave, du « cas limite » ; il est celui de l’homosexuel, du drogué, de l’handicapé, du malade chronique, de l’infecté, du « sidatique » ; il est aussi, et ceci nous parle bien de la crise des valeurs que traversent nos sociétés contemporaines,celui du vieillard, et chaque fois plus encore, celui tout simplement, du jeune.

Un sentiment d’inquiétante “étrangeté”, comme le disait Freud, semble nous envahir, et devenir une des formes les plus généralisées de l’angoisse contemporaine, les visages qui nous étaient familiers, deviennent progressivement, étranges.

Naturellement, cette problématique de l’altérité devient encore plus saisissable dans cette situation particulière de l’accueil du réfugié politique, de l’exilé. Mais nolis aborderons, en premier lieu, pour mieux nous en tenir à l’intitulé de note exposé, à la circonstance d’origine de ce déracinement violent qui est à la base de l’exil politique. Tous les réfugiés que nous avons reçu, avaient, été frappés par la violence d’état ; pour certains, l’exil signifiait l’arrêt d’un temps des souffrances extrêmes, la prison prolongée, la torture acharnée ; ou la cessation d’une époque de clandestinité, de risques et de danger imminent ; pour d’autres, l’exil était le point d’arrêt apparent d’une fuite, ou la sanction précise d’un décret dictatorial.. Le premier temps de l’exil politique est souvent marqué par cette ambiguité douloureuse, mais inévitable : il est en même temps, soulagement d’une souffrance, une délivrance, un commencement, mais aussi l’humiliation, la dépossession, le deuil.

Les psychiatres et les psychanalystes constatent, depuis un certain temps, que la pathologie, que la maladie mentale a profondément changé dans les dernières décennies. Je pense qu’un des facteurs importants de ce changement est constitué par les nouvelles formes de violence qui traversent la société, par le changement du « trauma psychique » lui même ; un vaste chapitre de ce changement est en relation avec ce que Don pourrait appeler une pathologie de la violation des droits de l’homme. Que l’Etat puisse devenir violent, voilà déjà un paradoxe affolant. Rappelons nous de Hegel : pour lui, l’Etat devait représenter une sorte de “totalité éthique”, et son organisation était concue comme l’aboutissement de 1’“éthicité”, de la morale qui prend corps dans les institutions historiques dont la fonction essentielle est d’en « être la garantie. La violence d’état suppose ainsi un total renversement de valeurs : la loi devient une tricherie ; l’instance qui devrait assurer l’équilibre et la justice de l’organisation sociale.

Et il est tragiquement vrai : dans notre siècle ce sont les états (l’état nazi, les états totalitaires) ceux qui ont été à l’origine de la violence la plus inouie et la plus meurtrière. Elle a une expression directe dans la victime qui a subi la torture dans une de ses formes multiples ; dans l’exilé, qui a été obligé à abandonner son pays ; dans la famille du « disparu », dont on ne savait plus s’il était mort ou encore vivant. Mais la violence d’état cherche à s’exercer pas seulement sur ses victimes directes, meme si, et cela a bien été le cas ;, celles ci se comptaient par des dizaines de milliers son but essentiel est d’atteindre le fonctionnement de la société dans son ensemble. La torture, la disparition, l’exil, institués en tant que véritables manières de gouverner, étaient de vastes opérations de sécrétion de silence, qui voulaient atteindre le fonctionnement symbolique indispensable à toute communauté.

La torture exercée de façon massive et sur des milliers de prisonniers politiques, n’était pas seulement l’haissable procédé d’un tortionnaire en quête d’un renseignement, d’un nom, d’une adresse, d’un aveu. Elle se proposait aussi la dépossession de la parole elle même de la victime, son anéantissement en tant que personne ; l’aveu obtenu, arraché signifiait l’abolition de cet espace essentiel pour la pensée, et sans lequel, elle ne peut plus parler dans la liberté : celui du secret. Dans chaque personne torturée, combien de victimes, frappées par le silence, par la peur de la perte du secret, on pouvait atteindre ? Dans d’autres travaux que je ne peux ici que résumer, j’ai essayé de montrer comment, la torture, cette quête acharnée d’un mot pour arracher en fait toute une parole, atteignait ou prétendait pouvoir le faire les puissances elles mêmes de la langue d’un peuple, celles de nommer et de se remémorer. La disparition et l’exil sont encore deux figures de cette violence dictatoriale qui ne concernent que ses victimes directes. Chaque exilé, porte avec lui, dans son départ sans adieux, des pans entiers., des fragments, des institutions dans lesquels il s’était formé, et qui, à son tour, il contribuait à former. Ceci a été cruellement visible dans cette déportation d’intellectuels, de scientifiques, de professionnels, véritable hémorragie culturelle, dont les universités latino américaines ont tant de mal a% pouvoir se ressaisir. La disparition, c’est encore une blessure qui a frappé non seulement le disparu et sa famille, mais toute la communauté.

Dans ces temps de commémoration, le bicentenaire des droits de l’homme, on le comprend encore mieux il est nécessaire pour une civilisation, de pouvoir dialoguer avec ses propres morts ; il est indispensable, pour toute culture d’élaborer des formes pour pouvoir dialoguer avec la mort elle même. Le disparu et la disparition violaient ces rites fondateurs de l’humain. Le disparu, est un mort qui a été volé à la mort ; les voleurs des morts, voulaient pas seulement faire disparaître les cadavres meurtris, mais encore effacer, de toute mémoire, les traces du meurtre lui même. La disparition s’avouait ainsi comme une vaste opération contre la mémoire de toute une population et contre le deuil lui même ; la disparition a provoqué une sorte de force anti deuil, qui empêchait les familles des victimes mais aussi à la conscience morale de la collectivité en question, d’assumer, d’accepter, de pouvoir se séparer de ses propres morts. Les mères « folles » de la place de Mai, l’ont bien ressenti et exprimé ; ses femmes qui réclamaient sans cesse, en marchant en rond, autour de la place, au centre de la ville, portant les images de leurs enfants disparus, leur « apparition », leur présence) elles déclaraient, dans leur folie obstinée, leur vérité morale, bafouée dans ses fondements ; les mères la ville, la communauté réclamaient ce droit essentiel, qui traverse la question de l’éthique : pouvoir établir des rapports avec ses morts et avec la mort. Encore une fois, le cas extrême de la disparition, manifestation mortifère de la violence d’état, pulsion de mort déchainée contre la mort elle même, nous met en face d’un problème éthique incontournable : notre relation à la mort et aux morts.

Le réfugié politique apparaît ainsi, dans l’espace de l’accueil, dans le pays de l’asile, comme une « anamnëse » vivante de ce qu’on ne doit pas oublier, de ce qu’on doit préserver d’une espèce d’amnésie mortelle. L’exilé est avide de reconnaissance, lui qui a été méconnu jusqu’en ses droits les plus essentiels : vivre, habiter, dans la terre où il est né, dans la maison qu’il a construite.

On ne sait pas qui il est. Son identité est une énigme. Dans le visage de l’autre quand il l’interroge, il n’aperçoit souvent que l’image elle même de son interrogation. Il découvre,bien sûr l’altérité des autres, il doit apprendre leurs codes de communication, leur moeurs, leur langue.

Mais il découvre, et, c’est encore plus difficile, son altérité propre, l’étranger intime qui l’habitait, et qui, dans cet écroulement des identifications de l’exil, commence à lui faire signes.

De la même façon, pourrait on dire, la communauté d’accueil peut se reconnaître dans le visage de l’étranger, dans les formes de son hospitalité ou de son rejet. Dans ce sens, rien ne parlerait mieux de la place véritable des droits de l’homme dans une société déterminée, que la place que cette société dispose pour l’étranger, et pour ses droits.

Le réfugié, l’exilé politique, cet homme sans droits, questionne nécessairement le droit des hommes qui l’accueillent. Il interroge la morale, souvent fermée, de l’habitude et des moeurs ; il pose, par la seule présence de celui qui vient d’un dehors, de l’ouvert d’un ailleurs, une exigence éthique qui dépasse celle qui seulement se contenterait du bon fonctionnement de ce qui est coutumier, d’une éthique centrée dans la préservation du même, et qui souvent, hélas, n’est qu’une des formes de l’égoïsme et de l’hypocrisie.

L’étranger, et surtout le réfugié, pose ainsi l’exigence d’une éthique ouverte, capable de faire dialoguer ensemble, le même et l’autre, le connu et l’étrange, l’habituel et le différent une éthique pour laquelle la question de l’ouverture, de l’ouvert et du dehors, celle de l’Autre, soit à la fois centrale et incontournable. Cet homme qui arrive jusqu’à la frontière, il n’est plus qu’un homme : il n’a plus de résidence, il n’a pas de « papiers », il n’est plus un citoyen, il a perdu les droits des citoyens, il revendique, de sa seule présence, le droit de tous les hommes, et en premier lieu : l’appartenance a une « humanité », qui persiste malgré la déchéance de sa citoyenneté ; à la frontière, sans pouvoir revenir en arrière, et sans pouvoir encore avancer dans une terre qui n’est pas encore d’asile, de l’homme et de ses droits. Il est aussi une figure, un produit de la violence d’état la barbarie moderne a souvent commencé de cette façon, par cet oubli tragique de l’humanité inhérente à l’homme, par l’affirmation conçue comme un haineux rejet de l’impropre ; par la ségrégation, premièrement insidieuse, et après massive, de l’étrange sur certains groupes, religieux, politiques ou raciaux, pour parvenir, à la fin d’une démarche fascinée par l’origine du national, à faire de cet « étrange » social, des groupe en définitive, étrangers à l’humanité elle même, sans égard à aucun droit, voués à l’extermination.

Ce n’est pas un hasard si, quand j’arrive à la fin de cet exposé, l’extermination, le génocide, sont ici évoqués. C’est la forme la plus extrême, la plus pure, de la violence meurtrière d’état. Sa terrible originalité, a été celle de vouloir tuer les origines d’une communauté, et par cela même, être un crime contre l’origine, une atteinte de tous les commencements. L’idéologie du pur (la race pure, la langue pure) a donné lieu à la plus grande corruption morale, éthique, des valeurs humaines. C’est l’horreur d’Auchwitz qui est l’horizon inéluctable de notreréflexion actuelle sur l’éthique, en particulier l’éthique médicale, et les droits de l’homme.

Claire Ambroselli le rappelle avec justesse dans un ouvrage récent, l’éthique médicale. Ce sont les procès de Nuremberg, celui du Tribunal Militaire International, qui ont jugé les crimes contre l’humanité et leurs responsable politiques, à la fin de la deuxième guerre mondiale ; c’est, en particulier, le Tribunal qui s’est constitué pour Juger certains médecins nazis responsables des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité , qui sont encore des références incontournables pour la réflexion qui nous convoque ici aujourd’hui. Elle se situe aux antipodes de cette opération tragique, où les pulsions de mort, de haine,de destruction, se sont alliées, d’une façon qui nous parait toujours invraisemblable et inouie, avec les activités de l’intelligence et du savoir. On l’a dit : la mort dans les camps, était « scientifiquement » administrée, et l’extermination qu’on appelait la “gnanentod », la mort par grâce, a été, en grande partie, un « crime » médical. C’est contre cette maîtrise de la mort au service de la mort elle même, pour éviter ses risques et les formes historiques nouvelles qu’elle pourrait adopter, que la pensée renouvelée sur l’éthique voudrait, je crois, nous mettre en garde.

Penser l’éthique : c’est bien sûr, penser l’autre c’est aussi penser la vie, et encore, aujourd’hui plus que jamais, une pensée de la vie, qui se refuserait à devenir une simple « pensée biologique », une pensée de l’homme, pour préserver et faire avancer, ce que dans la vie reste encore de l’humain.

Sans doute, la maîtrise de l’homme sur la nature, sur son environnement, et sur lui même, a avancé et progressé de façon extraordinaire. Mais, comment nous rendre les maîtres de cette maîtrise elle même, et pouvoir la mettre au service de la vie, de l’homme ?

C’est en tout cas, me semble-t-il, la tâche de la conscience éthique, morale, de notre temps.

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