Vivre après les camps

Anne-Lise Stern livre un témoignage bouleversant sur les camps de concentration et relate son parcours de psychanalyste lacanienne. Un engagement intimement lié au « savoir-déporté ».

Il n’est pas tant de livres dont on sait, avant même d’en avoir terminé la lecture, qu’ils resteront profondément inscrits dans notre mémoire. Le livre d’Anne-Lise Stern est de ceux-là. Dès les premières pages, qui donnent à lire ses écrits rédigés à son retour des camps. Sa mère, qui avec son père échappa à la déportation en se cachant dans la campagne aveyronnaise, voulut traduire en allemand ces cahiers, mais ne put mener à terme ce projet devant l’horreur que sa fille racontait. À Drancy, sous la garde de gendarmes français : « On nous avait dit : « Vous irez dans un ghetto. »[…] À beaucoup d’entre nous, ce départ ne donnait guère plus d’angoisse qu’une fièvre du voyage, tant nous avions d’illusions. Je rêvais d’une sorte de Palestine obligatoire ». Des jours et des nuits en wagon à bestiaux, et à l’arrivée, à Auschwitz, les cris, les chiens et la sélection immédiate sans rien savoir de ce qui se joue alors en quelques secondes, devant ce train à peine quitté sous les coups : « Une file à droite à la chambre à gaz, une file à gauche pour ceux qui travailleraient »…

Mais outre un témoignage précis et bouleversant sur les trois camps qu’elle a connus, Auschwitz, Bergen-Belsen, Theresienstadt, le livre d’Anne-Lise Stern montre aussi comment elle a réussi à vivre ensuite, tenaillée par la question du sens de l’« après ». La psychanalyse l’a grandement aidée parce que « la pensée fait pansement », comme le lui a dit son analyste, qui n’est autre que Jacques Lacan. Car, pour Anne-Lise Stern, seul Lacan, « par son retour à Freud, a réinventé la psychanalyse dans un monde où Auschwitz avait eu lieu ».

Anne-Lise Stern devient donc analyste, lacanienne, et nous livre le récit à la première personne de ce demi-siècle de travail et d’engagements en tant que psychanalyste. Mais cette autobiographie s’enrichit, à chaque étape de sa vie, d’un texte, d’une allocution ou d’un article, fruit de sa réflexion d’alors, replongeant le lecteur dans les débats, les préoccupations ou le style de l’époque. Car Anne-Lise Stern a été témoin et actrice de tant de combats depuis la fin du nazisme, menés avec une attention si particulière à la douleur, à la souffrance des autres…

Anne-Lise Stern travaille d’abord pendant les années 1950 et 1960 à l’hôpital des Enfants-Malades, à Paris, où elle participe à la poursuite de l’élaboration de la psychanalyse avec les enfants suite aux travaux d’Anna Freud, fille de Sigmund, à qui elle rend un émouvant hommage. Les enfants reçoivent son infinie tendresse : « Toute déportée se reconnaissait d’emblée en eux ». De « là-bas » lui vient un « sens de l’urgence, une passion de l’urgence » dans le travail avec les enfants. C’est ce qu’elle appelle le « savoir-déporté : quand c’est le moment, c’est le moment, un instant après, c’est trop tard ». Toujours présent dans son esprit, ce savoir-déporté lui fait aussi repérer, dans la « scène hospitalière, le lien à la scène concentrationnaire », c’est-à-dire une scène « d’intervention sur le corps, dénudante, douloureuse, ou sur celui des autres qui vous regardent ». Ainsi travaillera-t-elle le plus souvent dans des lieux où l’on tente de créer des rapports plus humains entre soignants et « patients ». À l’hôpital Marmottan, où elle travaille un temps « auprès des toxicos » (le terme de l’époque), elle refuse de recevoir ceux-ci dans un bureau et choisit de rester dans la salle d’accueil, mettant là encore en pratique son sens de l’urgence. Ce qui lui vaudra d’être remerciée un peu sèchement par le fondateur du centre, Claude Olievenstein, un brin exaspéré par son haut niveau d’exigences, envers elle-même et ses collègues. Le savoir-déporté reviendra sans cesse : aussi quand, dans un centre social, elle entend un jeune habitant des banlieues expliquer comment « on l’a orienté » vers une formation de carreleur, elle ne peut que « sursauter »…

- Lire la suite dans Politis, n°811

Le Savoir-Déporté, camps, histoire, psychanalyse, Anne-Lise Stern, précédé d’« Une vie à l’oeuvre » par Nadine Fresco et Martine Leibovici, Seuil, 335 p., 22 euros.

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