Yvonne KNIBIEHLER : « La sexualité et l’histoire »

Editions Odile Jacob, 2002

Après quelques années euphoriques de « libération sexuelle », le sexe, de nouveau, fait peur. A cause des maladies qu’il transmet mais aussi des formes de violence qu’il inspire – tournantes, pédophilie, pornographie. Quels sont, dans un tel contexte, les nouveaux principes qui peuvent encadrer les conduites sexuelles ? En quoi l’histoire passée peut-elle permettre aux femmes et aux hommes de mieux vivre ensemble ? Et comment aider les jeunes générations, garçons et filles, à aborder la sexualité dans le respect des différences ?

À une époque où l’on constate la présence massive des femmes dans le monde public, féminisant la culture, Yvonne Knibiehler lance son défi provocant : comment les femmes peuvent-t-elles contribuer à faire avancer la réflexion sur les questions de la sexualité, notamment en ce qui concerne les relations entre les sexes et l’éducation sexuelle des jeunes, alors que la fête libératrice de la Révolution sexuelle est finie ? Comment construire au présent une éducation des jeunes à la sexualité et à la vie ?

L’historienne dessine un cadre peu optimiste, où l’on voit, dans les trente dernières années, la croissance du harcèlement sexuel, de la violence domestique, du viol, de la prostitution, de la grossesse de jeunes filles sans expérience et la désolidarisation des hommes, lorsque l’avortement n’est plus condamné comme un crime. Elle questionne alors les limites de l’émancipation féminine, en tenant compte du fait que la majorité des femmes continue à se penser selon des concepts masculins et à intérioriser le désir des hommes.

Dans ce parcours, le livre montre la constitution d’une relation problématique, difficile et répressive dans l’expérience de la sexualité du monde occidental. De la liberté dans la Grèce antique, où les jeunes pouvaient avoir des rapports sexuels avec des partenaires du même sexe, on passe au christianisme, qui maudit la sexualité pour les hommes et pour les femmes. L’association du sexe avec la mort favorise l’émergence de la pratique de la confession au XVIIème siècle, la diabolisation de la masturbation au siècle suivant, et sa croissante condamnation par l’Église, qui recommande la purification de l’âme des fidèles par une herméneutique de soi, comme l’a montré Foucault. La naissance de la « pucelle », à son tour, ne devient possible que lorsque l’âge de se marier est repoussé pour les jeunes filles, alors que les garçons sont invités dans les lycées à réfréner leurs dangereux instincts sexuels tout en, paradoxalement, se voyant offrir des formes d’initiation sexuelle dans les bordels.

La dissociation entre mariage et procréation n’a pas rendu plus heureuse la vie du couple occidental, une institution inventée d’ailleurs par les Hébreux et non pas par les Grecs, observe Knibiehler. Et dans l’histoire de la domination masculine et du mariage qui vont de pair de la Grèce antique à nos jours, l’homme n’a jamais été privé de sa liberté sexuelle, tandis que la femme n’était pas considérée comme un être libre par les Grecs, son corps étant sujet à la pénétration et à la procréation. La relation hétérosexuelle a toujours été asymétrique, tandis que la subordination de l’épouse a toujours été justifiée par son infériorité biologique, en dépit des manifestations transgressives de femmes comme la courtisane Aspasie, admirée plus pour son intelligence que pour sa beauté.

Les progrès de la Révolution Française, qui encourage la sécularisation du mariage et du divorce, ont comme contrepartie l’invention de la « nature féminine » et la condamnation du désir féminin comme un péril d’hystérie ou nymphomanie, comme l’avait déjà montré Knibiehler, dans son travail pionnier La Femme et les médecins (Hachette, 1983). Même après l’émancipation féminine, le couple égalitaire reste une « utopie féministe », conclut l’auteur.

Aujourd’hui, on observe que le couple s’est « désinstitutionnalisé », les jeunes s’unissent pour une période courte, la solitude individuelle s’accroît, tandis que « le sperme a perdu son pouvoir magique », grâce à la diffusion de la pilule. La question posée par Knibiehler est alors de savoir comment le couple pourra survivre, alors que ses principales raisons d’être, la reproduction et l’éducation des enfants, ne sont plus fondamentales.

En réfléchissant sur les différentes formes d’amour, Knibiehler trouve aussi une tradition très négative, car du christianisme au marxisme on favorise beaucoup plus l’effort collectif que les plaisirs individuels. Les occidentaux ont créé des abîmes entre l’amour charnel et l’amour spirituel, lorsqu’ils ont voulu dominer la sexualité. Les plaisirs amoureux relèvent alors de la transgression, du péché et de la culpabilité. Aujourd’hui, la situation s’est apparemment inversée, car même si la « tyrannie du plaisir » augmente, aussi bien que la pornographie et la commercialisation du sexe, on n’aime pas forcément mieux.

C’est dans sa conclusion que Knibiehler explicite ses propositions « utopiques », en discutant le projet éducationnel des jeunes à la sexualité et à la vie. Sa perspective est la défense du modèle républicain, de l’idéal de citoyenneté et de lutte pour les droits démocratiques, en renouvelant, toutefois, ses procédés. Pour cela elle suggère d’investir dans les rites de passage, surtout ceux promus par l’école et par le lycée, qui sont très importants dans la vie des jeunes gens, en associant éducation sexuelle et éducation civique. Bien loin de moments de compétition, sources d’humiliation publique, il s’agit d’événements qui permettent de restaurer une formation humaniste sexuée, avec l’État comme éducateur et civilisateur. On se demande, toutefois, si les investissements proposés par l’auteur seraient viables si l’on considère les mécanismes de pouvoir développés dans la « société de contrôle », telle que l’a nommée Deleuze, où les institutions agonisent et où, comme l’explique Foucault, il s’agit de lutter non pas seulement contre l’État, mais contre toutes les formes de subjectivation imposées aux individus. Si on réfléchit avec les anarchistes, dont la critique de la société disciplinaire et les expériences et conceptions de la sexualité ont anticipé d’un siècle la Révolution sexuelle des années soixante, la création de nouvelles formes de subjectivité et de réseaux de solidarité demande beaucoup plus la formulation d’éthiques libertaires et de nouveaux imaginaires sociaux, que le renouvellement d’espaces symboliques cristallisés et obsolètes institués par l’État qui, au nom de la démocratie, renforce des modes hiérarchiques intolérants d’organisation sociale. Au lieu de renouveler les internats, on devrait aider à libérer les jeunes aussi bien que les adultes de toutes ces formes de prison ainsi que des symboles qui les justifient et les consolident.

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